Les Mille et Une Nuits/Quatrième voyage de Sindbad le marin

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Anonyme
Traduction par Antoine Galland.
Les Mille et Une NuitsLe NormantTome 2 (p. 125-152).

QUATRIÈME VOYAGE
DE SINDBAD LE MARIN.


« Les plaisirs, dit-il, et les divertissemens que je pris après mon troisième voyage, n’eurent pas des charmes assez puissans pour me déterminer à ne pas voyager davantage. Je me laissai encore entraîner à la passion de trafiquer et de voir des choses nouvelles. Je mis donc ordre à mes affaires ; et ayant fait un fonds de marchandises de débit dans les lieux où j’avois dessein d’aller, je partis. Je pris la route de la Perse, dont je traversai plusieurs provinces, et j’arrivai à un port de mer où je m’embarquai. Nous mîmes à la voile, et nous avions déjà touché à plusieurs ports de terre ferme et à quelques isles orientales, lorsque faisant un jour un grand trajet, nous fûmes surpris d’un coup de vent, qui obligea le capitaine à faire amener les voiles, et à donner tous les ordres nécessaires pour prévenir le danger dont nous étions menacés. Mais toutes nos précautions furent inutiles ; la manœuvre ne réussit pas bien ; les voiles furent déchirées en mille pièces ; et le vaisseau ne pouvant plus être gouverné, donna sur des récifs, et se brisa de manière qu’un grand nombre de marchands et de matelots se noya, et que la charge périt…

Scheherazade en étoit là quand elle vit paroître le jour. Elle s’arrêta, et Schahriar se leva. La nuit suivante, elle reprit ainsi le quatrième voyage :

LXXIXe NUIT.

» J’eus le bonheur, continua Sindbad, de même que plusieurs autres marchands et matelots, de me prendre à une planche. Nous fûmes tous emportés par un courant vers une isle qui étoit devant nous. Nous y trouvâmes des fruits et de l’eau de source qui servirent à rétablir nos forces. Nous nous y reposâmes même la nuit dans l’endroit où la mer nous avoit jetés, sans avoir pris aucun parti sur ce que nous devions faire. L’abattement où nous étions de notre disgrâce, nous en avoit empêchés.

» Le jour suivant, d’abord que le soleil fut levé, nous nous éloignâmes du rivage ; et avançant dans l’isle, nous y aperçûmes des habitations, où nous nous rendîmes. À notre arrivée, des noirs vinrent à nous en très-grand nombre ; ils nous environnèrent, se saisirent de nos personnes, en firent une espèce de partage, et nous conduisirent ensuite dans leurs maisons.

» Nous fûmes menés, cinq de mes camarades et moi, dans un même lieu. D’abord on nous fit asseoir, et l’on nous servit d’une certaine herbe, en nous invitant par signes à en manger. Mes camarades, sans faire réflexion que ceux qui la servoient n’en mangeoient pas, ne consultèrent que leur faim qui pressoit, et se jetèrent dessus ces mets avec avidité. Pour moi, par un pressentiment de quelque supercherie, je ne voulus pas seulement en goûter, et je m’en trouvai bien ; car peu de temps après, je m’aperçus que l’esprit avoit tourné à mes compagnons, et qu’en me parlant, ils ne savoient ce qu’ils disoient.

» On me servit ensuite du riz préparé avec de l’huile de coco, et mes camarades, qui n’avoient plus de raison, en mangèrent extraordinairement. J’en mangeai aussi, mais fort peu. Les noirs avoient d’abord présenté de cette herbe pour nous troubler l’esprit, et nous ôter par-là le chagrin que la triste connoissance de notre sort nous devoit causer ; et ils nous donnoient du riz pour nous engraisser. Comme ils étoient anthropophages, leur intention étoit de nous manger quand nous serions devenus gras. C’est ce qui arriva à mes camarades, qui ignoroient leur destinée, parce qu’ils avoient perdu leur bon sens. Puisque j’avois conservé le mien, vous jugez bien, Seigneurs, qu’au lieu d’engraisser comme les autres, je devins encore plus maigre que je n’étois. La crainte de la mort dont j’étois incessamment frappé, tournoit en poison tous les alimens que je prenois. Je tombai dans une langueur qui me fut fort salutaire ; car les noirs ayant assommé et mangé mes compagnons, en demeurèrent là ; et me voyant sec, décharné, malade, ils remirent ma mort à un autre temps.

» Cependant j’avois beaucoup de liberté, et l’on ne prenoit presque pas garde à mes actions. Cela me donna lieu de m’éloigner un jour des habitations des noirs, et de me sauver. Un vieillard qui m’aperçut, et qui se douta de mon dessein, me cria de toute sa force de revenir ; mais au lieu de lui obéir, je redoublai mes pas, et je fus bientôt hors de sa vue. Il n’y avoit alors que ce vieillard dans les habitations ; tous les autres noirs s’étoient absentés, et ne devoient revenir que sur la fin du jour, ce qu’ils avoient coutume de faire assez souvent. C’est pourquoi, étant assuré qu’ils ne seroient plus à temps de courir après moi lorsqu’ils apprendroient ma fuite, je marchai jusqu’à la nuit. Alors je m’arrêtai pour prendre un peu de repos, et manger de quelques vivres dont j’avois fait provision. Mais je repris bientôt mon chemin, et continuai de marcher pendant sept jours, en évitant les endroits qui me paroissoient habités. Je vivois de cocos[1], qui me fournissoient en même temps de quoi boire et de quoi manger.

» Le huitième jour, j’arrivai près de la mer, j’aperçus tout-à-coup des gens blancs comme moi, occupés à cueillir du poivre, dont il y avoit là une grande abondance. Leur occupation me fut de bon augure, et je ne fis nulle difficulté de m’approcher d’eux…

Scheherazade n’en dit pas davantage cette nuit ; et la suivante, elle poursuivit dans ces termes :

LXXXe NUIT.

» Les gens qui cueilloient du poivre, continua Sindbad, vinrent au-devant de moi. Dès qu’ils me virent, ils me demandèrent en arabe qui j’étois, et d’où je venois. Ravi de les entendre parler comme moi, je satisfis volontiers leur curiosité, en leur racontant de quelle manière j’avois fait naufrage, et étois venu dans cette isle, où j’étois tombé entre les mains des noirs. « Mais ces noirs, me dirent-ils, mangent les hommes ! Par quel miracle êtes-vous échappé à leur cruauté ? » Je leur fis le même récit que vous venez d’entendre, et ils furent merveilleusement étonnés.

» Je demeurai avec eux jusqu’à ce qu’ils eussent amassé la quantité de poivre qu’ils voulurent ; après quoi ils me firent embarquer sur le bâtiment qui les avoit amenés, et nous nous rendîmes dans une autre isle d’où ils étoient venus. Ils me présentèrent à leur roi, qui étoit un bon prince. Il eut la patience d’écouter le récit de mon aventure, qui le surprit. Il me fit donner ensuite des habits, et commanda qu’on eût soin de moi.

» L’isle où je me trouvois, étoit fort peuplée et abondante en toutes sortes de choses, et l’on faisoit un grand commerce dans la ville où le roi demeuroit. Cet agréable asile commença à me consoler de mon malheur ; et les bontés que ce généreux prince avoit pour moi, achevèrent de me rendre content. En effet, il n’y avoit personne qui fût mieux que moi dans son esprit, et par conséquent il n’y avoit personne dans sa cour ni dans la ville, qui ne cherchât l’occasion de me faire plaisir. Ainsi, je fus bientôt regardé comme un homme né dans cette isle, plutôt que comme un étranger.

» Je remarquai une chose qui me parut bien extraordinaire : tout le monde, le roi même, montoit à cheval sans bride et sans étriers. Cela me fit prendre la liberté de lui demander un jour pourquoi sa majesté ne se servoit pas de ces commodités. Il me répondit, que je lui parlois de choses dont on ignoroit l’usage dans ses états.

» J’allai aussitôt chez un ouvrier, et je lui fis dresser le bois d’une selle sur le modèle que je lui donnai. Le bois de la selle achevé, je le garnis moi-même de bourre et de cuir, et l’ornai d’une broderie d’or. Je m’adressai ensuite à un serrurier, qui me fit un mors de la forme que je lui montrai, et je lui fis faire aussi des étriers.

» Quand ces choses furent dans un état parfait, j’allai les présenter au roi, je les essayai sur un de ses chevaux. Ce prince monta dessus, et fut si satisfait de cette invention, qu’il m’en témoigna sa joie par de grandes largesses. Je ne pus me défendre de faire plusieurs selles pour ses ministres et pour les principaux officiers de sa maison, qui me firent tous des présens qui m’enrichirent en peu de temps. J’en fis aussi pour les personnes les plus qualifiées de la ville ; ce qui me mit dans une grande réputation, et me fit considérer de tout le monde.

» Comme je faisois ma cour au roi très-exactement, il me dit un jour : « Sindbad, je t’aime, et je sais que tous mes sujets qui te connoissent, te chérissent à mon exemple. J’ai une prière à te faire, et il faut que tu m’accordes ce que je vais te demander. » « Sire, lui répondis-je, il n’y a rien que je ne sois prêt à faire pour marquer mon obéissance à votre majesté ; elle a sur moi un pouvoir absolu. » « Je veux te marier, répliqua le roi, afin que le mariage t’arrête en mes états, et que tu ne songes plus à ta patrie. » Comme je n’osois résister à la volonté du prince, il me donna pour femme une dame de sa cour, noble, belle, sage et riche. Après les cérémonies des noces, je m’établis chez la dame, avec laquelle je vécus quelque temps dans une union parfaite. Néanmoins je n’étois pas trop content de mon état. Mon dessein étoit de m’échapper à la première occasion, et de retourner à Bagdad, dont mon établissement, tout avantageux qu’il étoit, ne pouvoit me faire perdre le souvenir.

» J’étois dans ces sentimens, lorsque la femme d’un de mes voisins, avec lequel j’avois contracté une amitié fort étroite, tomba malade et mourut. J’allai chez lui pour le consoler ; et le trouvant plongé dans la plus vive affliction : « Dieu vous conserve, lui dis-je en l’abordant, et vous donne une longue vie. » « Hélas, me répondit-il, comment voulez-vous que j’obtienne la grâce que vous me souhaitez ? Je n’ai plus qu’une heure à vivre. » « Oh, repris-je, ne vous mettez pas dans l’esprit une pensée si funeste ; j’espère que cela n’arrivera pas, et que j’aurai le plaisir de vous posséder encore long-temps. » « Je souhaite, répliqua-t-il, que votre vie soit de longue durée ; pour ce qui est de moi, mes affaires sont faites, et je vous apprends que l’on m’enterre aujourd’hui avec ma femme. Telle est la coutume que nos ancêtres ont établie dans cette isle, et qu’ils ont inviolablement gardée : le mari vivant est enterré avec la femme morte, et la femme vivante avec le mari mort. Rien ne peut me sauver ; tout le monde subit cette loi. »

» Dans le temps qu’il m’entretenoit de cette étrange barbarie, dont la nouvelle m’effraya cruellement, les parens, les amis et les voisins arrivèrent en corps pour assister aux funérailles. On revêtit le cadavre de la femme de ses habits les plus riches, comme au jour de ses noces, et on la para de tous ses joyaux.

» On l’enleva ensuite dans une bière découverte, et le convoi se mit en marche. Le mari étoit à la tête du deuil, et suivoit le corps de sa femme. On prit le chemin d’une haute montagne ; et lorsqu’on y fut arrivé, on leva une grosse pierre qui couvroit l’ouverture d’un puits profond, et l’on y descendit le cadavre, sans lui rien ôter de ses habillemens et de ses joyaux. Après cela, le mari embrassa ses parens et ses amis, et se laissa mettre sans résistance dans une bière, avec un pot d’eau et sept petits pains auprès de lui ; puis on le descendit de la même manière qu’on avoit descendu sa femme. La montagne s’étendoit en longueur, et servoit de bornes à la mer, et le puits étoit très-profond. La cérémonie achevée, on remit la pierre sur l’ouverture.

» Il n’est pas besoin, seigneurs, de vous dire que je fus un fort triste témoin de ces funérailles. Toutes les autres personnes qui y assistèrent, n’en parurent presque pas touchées, par l’habitude de voir souvent la même chose. Je ne pus m’empêcher de dire au roi ce que je pensois là-dessus. « Sire, lui dis-je, je ne saurois assez m’étonner de l’étrange coutume qu’on a dans vos états, d’enterrer les vivans et les morts ! J’ai bien voyagé, j’ai fréquenté des gens d’une infinité de nations, et je n’ai jamais ouï parler d’une loi si cruelle. » « Que veux-tu, Sindbad, me répondit le roi ; c’est une loi commune, et j’y suis soumis moi-même : je serai enterré vivant avec la reine mon épouse, si elle meurt la première. » « Mais, Sire, lui dis-je, oserois-je demander à votre majesté si les étrangers sont obligés d’observer cette coutume ? » « Sans doute, repartit le roi en souriant du motif de ma question ; ils n’en sont pas exceptés lorsqu’ils sont mariés dans cette isle. »

» Je m’en retournai tristement au logis avec cette réponse. La crainte que ma femme ne mourût la première, et qu’on ne m’enterrât tout vivant avec elle, me faisoit faire des réflexions très-mortifiantes. Cependant, quel remède apporter à ce mal ? Il fallut prendre patience, et m’en remettre à la volonté de Dieu. Néanmoins je tremblois à la moindre indisposition que je voyois à ma femme ; mais hélas, j’eus bientôt la frayeur toute entière ! Elle tomba véritablement malade, et mourut en peu de jours…

Scheherazade, à ces mots, mit fin à son discours pour cette nuit. Le lendemain, elle en reprit la suite de cette manière :

LXXXIe NUIT.

» Jugez de ma douleur, poursuivit Sindbad : être enterré tout vif ne me paroissoit pas une fin moins déplorable que celle d’être dévoré par des anthropophages ; il falloit pourtant en passer par là. Le roi, accompagné de toute sa cour, voulut honorer de sa présence le convoi ; et les personnes les plus considérables de la ville, me firent aussi l’honneur d’assister à mon enterrement.

» Lorsque tout fut prêt pour la cérémonie, on posa le corps de ma femme dans une bière avec tous ses joyaux et ses plus magnifiques habits. On commença la marche. Comme second acteur de cette pitoyable tragédie, je suivois immédiatement la bière de ma femme, les yeux baignés de larmes, et déplorant mon malheureux destin. Avant que d’arriver à la montagne, je voulus faire une tentative sur l’esprit des spectateurs. Je m’adressai au roi premièrement, ensuite à ceux qui se trouvèrent autour de moi ; et m’inclinant devant eux jusqu’à terre, pour baiser le bord de leur habit, je les suppliois d’avoir compassion de moi. « Considérez, disois-je, que je suis un étranger, qui ne doit pas être soumis à une loi si rigoureuse ; et que j’ai une autre femme et des enfans dans mon pays. » J’eus beau prononcer ces paroles d’un air touchant, personne n’en fut attendri ; au contraire, on se hâta de descendre le corps de ma femme dans le puits, et l’on m’y descendit un moment après dans une autre bière découverte, avec un vase rempli d’eau, et sept pains. Enfin, cette cérémonie si funeste pour moi étant achevée, on remit la pierre sur l’ouverture du puits, nonobstant l’excès de ma douleur et mes cris pitoyables.

» À mesure que j’approchois du fond, je découvrois, à la faveur du peu de lumière qui venoit d’en haut, la disposition de ce lieu souterrain. C’étoit une grotte fort vaste, et qui pouvoit bien avoir cinquante coudées de profondeur. Je sentis bientôt une puanteur insupportable qui sortoit d’une infinité de cadavres, que je voyois à droite et à gauche ; je crus même entendre quelques-uns des derniers qu’on y avoit descendus vifs, pousser les derniers soupirs. Néanmoins, lorsque je fus en bas, je sortis promptement de la bière, et m’éloignai des cadavres en me bouchant le nez. Je me jetai par terre, où je demeurai long-temps plongé dans les pleurs. Alors, faisant réflexion sur mon triste sort : « Il est vrai, disois-je, que Dieu dispose de nous, selon les décrets de sa providence ; mais, pauvre Sindbad, n’est-ce pas par ta faute que tu te vois réduit à mourir d’une mort si étrange ? Plût à Dieu que tu eusses péri dans quelqu’un des naufrages dont tu es échappé, tu n’aurois pas à mourir d’un trépas si lent et si terrible en toutes ses circonstances. Mais tu te l’es attiré par ta maudite avarice. Ah ! malheureux, ne devois-tu pas plutôt demeurer chez toi, et jouir tranquillement du fruit de tes travaux ! »

» Telles étoient les inutiles plaintes dont je faisois retentir la grotte en me frappant la tête et l’estomac de rage et de désespoir, et m’abandonnant tout entier aux pensées les plus désolantes. Néanmoins, (vous le dirai-je ?) au lieu d’appeler la mort à mon secours, quelque misérable que je fusse, l’amour de la vie se fit encore sentir en moi, et me porta à prolonger mes jours. J’allai à tâtons et en me bouchant le nez, prendre le pain et l’eau qui étoient dans ma bière, et j’en mangeai.

» Quoique l’obscurité qui régnoit dans la grotte, fût si épaisse que l’on ne distinguoit pas le jour d’avec la nuit, je ne laissai pas toutefois de retrouver ma bière ; et il me sembla que la grotte étoit plus spacieuse et plus remplie de cadavres, qu’elle ne m’avoit paru d’abord. Je vécus quelques jours de mon pain et de mon eau ; mais enfin n’en ayant plus, je me préparai à mourir…

Scheherazade cessa de parler à ces derniers mots. La nuit suivante, elle reprit la parole en ces termes :

LXXXIIe NUIT.

» Je n’attendois plus que la mort, continua Sindbad, lorsque j’entendis lever la pierre. On descendit un cadavre et une personne vivante. Le mort étoit un homme. Il est naturel de prendre des résolutions extrêmes dans les dernières extrémités. Dans le temps qu’on descendoit la femme, je m’approchai de l’endroit où sa bière devoit être posée ; et quand je m’aperçus que l’on recouvroit l’ouverture du puits, je donnai sur la tête de la malheureuse deux ou trois grands coups d’un gros os dont je m’étois saisi. Elle en fut étourdie, ou plutôt je l’assommai ; et comme je ne faisois cette action inhumaine que pour profiter du pain et de l’eau qui étoient dans la bière, j’eus des provisions pour quelques jours. Au bout de ce temps-là, on descendit encore une femme morte et un homme vivant, je tuai l’homme de la même manière, et comme par bonheur pour moi il y eut alors une espèce de mortalité dans la ville, je ne manquai pas de vivres, en mettant toujours en œuvre la même industrie.

» Un jour que je venois d’expédier encore une femme, j’entendis souffler et marcher. J’avançai du côté d’où partoit le bruit ; j’ouïs souffler plus fort à mon approche, et il me parut entrevoir quelque chose qui prenoit la fuite. Je suivis cette espèce d’ombre qui s’arrêtoit par reprises, et souffloit toujours en fuyant à mesure que j’en approchois. Je la poursuivis si long-temps, et j’allai si loin, que j’aperçus enfin une lumière qui ressembloit à une étoile. Je continuai de marcher vers cette lumière, la perdant quelquefois, selon les obstacles qui me la cachoient, mais je la retrouvais toujours ; et à la fin, je découvris qu’elle venoit par une ouverture du rocher, assez large pour y passer.

» À cette découverte, je m’arrêtai quelque temps pour me remettre de l’émotion violente avec laquelle je venois de marcher ; puis m’étant avancé jusqu’à l’ouverture, j’y passai, et me trouvai sur le bord de la mer. Imaginez-vous l’excès de ma joie. Il fut tel, que j’eus de la peine à me persuader que ce n’étoit pas une imagination. Lorsque je fus convaincu que c’étoit une chose réelle, et que mes sens furent rétablis en leur assiette ordinaire, je compris que la chose que j’avois ouïe souffler et que j’avois suivie, étoit un animal sorti de la mer, qui avoit coutume d’entrer dans la grotte pour s’y repaître de corps morts.

» J’examinai la montagne, et remarquai qu’elle étoit située entre la ville et la mer, sans communication par aucun chemin, parce qu’elle étoit tellement escarpée, que la nature ne l’avoit pas rendue pratiquable. Je me prosternai sur le rivage pour remercier Dieu de la grâce qu’il venoit de me faire. Je rentrai ensuite dans la grotte pour aller prendre du pain, que je revins manger à la clarté du jour, de meilleur appétit que je n’avois fait depuis que l’on m’avoit enterré dans ce lieu ténébreux.

» J’y retournai encore, et j’allai ramasser à tâtons dans les bières tous les diamans, les rubis, les perles, les bracelets d’or, et enfin toutes les riches étoffes que je trouvai sous ma main ; je portai tout cela sur le bord de la mer. J’en fis plusieurs ballots que je liai proprement avec des cordes qui avoient servi à descendre les bières, et dont il y avoit une grande quantité. Je les laissai sur le rivage en attendant une bonne occasion, sans craindre que la pluie les gâtât ; car alors ce n’en étoit pas la saison.

» Au bout de deux ou trois jours, j’aperçus un navire qui ne faisoit que de sortir du port, et qui vint passer près de l’endroit où j’étois. Je fis signe de la toile de mon turban, et je criai de toute ma force pour me faire entendre. On m’entendit, et l’on détacha la chaloupe pour me venir prendre. À la demande que les matelots me firent, par quelle disgrâce je me trouvois en ce lieu, je répondis que je m’étois sauvé d’un naufrage depuis deux jours avec les marchandises qu’ils voyoient. Heureusement pour moi, ces gens, sans examiner le lieu où j’étois, et si ce que je leur disois, étoit vraisemblable, se contentèrent de ma réponse, et m’emmenèrent avec mes ballots.

» Quand nous fûmes arrivés à bord, le capitaine, satisfait en lui-même du plaisir qu’il me faisoit, et occupé du commandement du navire, eut aussi la bonté de se payer du prétendu naufrage que je lui dis avoir fait. Je lui présentai quelques-unes de mes pierreries ; mais il ne voulut pas les accepter.

» Nous passâmes devant plusieurs isles, et entr’autres devant l’isle des Cloches, éloignée de dix journées de celle de Serendib[2], par un vent ordinaire et réglé, et de six journées de l’isle de Kela, où nous abordâmes. Il y a des mines de plomb, des cannes d’Inde, et du camphre très-excellent.

» Le roi de l’isle de Kela est très-riche, très-puissant, et son autorité s’étend sur toute l’isle des Cloches, qui a deux journées d’étendue, et dont les habitans sont encore si barbares, qu’ils mangent la chair humaine. Après que nous eûmes fait un grand commerce dans cette isle, nous remîmes à la voile, et abordâmes à plusieurs autres ports. Enfin j’arrivai heureusement à Bagdad avec des richesses infinies, dont il est inutile de vous faire le détail. Pour rendre grâces à Dieu des faveurs qu’il m’avoit faites, je fis de grandes aumônes, tant pour l’entretien de plusieurs mosquées, que pour la subsistance des pauvres, et me donnai tout entier à mes parens et à mes amis, en me divertissant, et en faisant bonne chère avec eux. »

Sindbad finit en cet endroit le récit de son quatrième voyage, qui causa encore plus d’admiration à ses auditeurs que les trois précédens. Il fit un nouveau présent de cent sequins à Hindbad, qu’il pria comme les autres de revenir le jour suivant à la même heure pour dîner chez lui, et entendre le détail de son cinquième voyage. Hindbad et les autres conviés prirent congé de lui et se retirèrent. Le lendemain, lorsqu’ils furent tous rassemblés, ils se mirent à table ; et à la fin du repas, qui ne dura pas moins que les autres, Sindbad commença de cette sorte le récit de son cinquième voyage :


Notes
  1. Fruit du cocotier. Ce fruit est gros comme un melon et quelquefois davantage. Les Indiens tirent du fil de la première écorce du coco et en font de la toile. La chair du coco est agréable ; il y a dans le coco, frais cueilli, une liqueur bonne à boire.
  2. Nom arabe de l’isle de Ceylan.