Les Mille et Une Nuits/Séparation du prince Camaralzaman

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CCXXIIIe NUIT.

Sire, votre Majesté peut mieux juger de l’étonnement et de la douleur de Camaralzaman, quand l’oiseau lui eut enlevé le talisman de la main, que je ne pourrois l’exprimer. À cet accident le plus affligeant qu’on puisse imaginer, arrivé par une curiosité hors de saison, et qui privoit la princesse d’une chose précieuse, il demeura immobile quelques momens.

SÉPARATION
DU PRINCE CAMARALZAMAN D’AVEC LA PRINCESSE BADOURE.


L’oiseau après avoir fait son coup, s’étoit posé à terre à peu de distance, avec le talisman au bec. Le prince Camaralzaman s’avança dans l’espérance qu’il le lâcheroit ; mais dès qu’il approcha, l’oiseau fit un petit vol et se posa à terre une autre fois. Il continua de le poursuivre ; l’oiseau après avoir avalé le talisman, fit un vol plus loin. Le prince qui étoit fort adroit, espéra de le tuer d’un coup de pierre, et le poursuivit encore. Plus il s’éloigna de lui, plus il s’opiniâtra à le suivre et à ne le pas perdre de vue.

De vallon en colline, et de colline en vallon, l’oiseau attira toute la journée le prince Camaralzaman, en s’écartant toujours de la prairie et de la princesse Badoure ; et le soir, au lieu de se jeter dans un buisson où Camaralzaman auroit pu le surprendre dans l’obscurité, il se percha au haut d’un grand arbre où il étoit en sûreté.

Le prince au désespoir de s’être donné tant de peine inutilement, délibéra s’il retourneroit à son camp. « Mais, dit-il en lui-même, par où retournerai-je ? Remonterai-je, redescendrai-je par les collines et par les vallons par où je suis venu ? Ne m’égarerai-je pas dans les ténèbres ? Et mes forces me le permettent-elles ? Et quand je le pourrois, oserois-je me présenter devant la princesse, et ne pas lui reporter son talisman ? » Abymé dans ces pensées désolantes et accablé de fatigue, de faim, de soif, de sommeil, il se coucha et passa la nuit au pied de l’arbre.

Le lendemain Camaralzaman fut éveillé avant que l’oiseau eût quitté l’arbre ; et il ne l’eut pas plutôt vu reprendre son vol, qu’il l’observa et le suivit encore toute la journée, avec aussi peu de succès que la précédente, en se nourrissant d’herbes ou de fruits qu’il trouvoit en son chemin. Il fit la même chose jusqu’au dixième jour, en suivant l’oiseau à l’œil depuis le matin jusqu’au soir, et en passant la nuit au pied de l’arbre, où il la passoit toujours au plus haut.

Le onzième soir, l’oiseau toujours en volant, et Camaralzaman ne cessant de l’observer, arrivèrent à une grande ville. Quand l’oiseau fut près des murs, il s’éleva au-dessus, et prenant son vol au-delà, il se déroba entièrement à la vue de Camaralzaman, qui perdit l’espérance de le revoir et de recouvrer jamais le talisman de la princesse Badoure.

Camaralzaman affligé en tant de manières et au-delà de toute expression, entra dans la ville qui étoit bâtie sur le bord de la mer, avec un très-beau port. Il marcha long-temps par les rues sans savoir où il alloit, ni où s’arrêter, et arriva au port. Encore plus incertain de ce qu’il devoit faire, il marcha le long du rivage jusqu’à la porte d’un jardin qui étoit ouverte, où il se présenta. Le jardinier qui étoit un bon vieillard occupé à travailler, leva la tête en ce moment ; et il ne l’eut pas plutôt aperçu et connu qu’il étoit étranger et Musulman, qu’il l’invita à entrer promptement et à fermer la porte.

Camaralzaman entra, ferma la porte ; et en abordant le jardinier, il lui demanda pourquoi il lui avoit fait prendre cette précaution. « C’est, répondit le jardinier, que je vois bien que vous êtes un étranger nouvellement arrivé et Musulman, et que cette ville est habitée, pour la plus grande partie, par des idolâtres qui ont une aversion mortelle contre les Musulmans, et qui traitent même fort mal le peu que nous sommes ici de la religion de notre prophète. Il faut que vous l’ignoriez, et je regarde comme un miracle que vous soyez venu jusqu’ici sans avoir fait quelque mauvaise rencontre. En effet, ces idolâtres sont attentifs sur toute chose à observer les Musulmans étrangers à leur arrivée, et à les faire tomber dans quelque piége, s’ils ne sont bien instruits de leur méchanceté. Je loue Dieu de ce qu’il vous a amené dans un lieu de sûreté. »

Camaralzaman remercia ce bon homme avec beaucoup de reconnoissance de la retraite qu’il lui donnoit si généreusement pour le mettre à l’abri de toute insulte. Il vouloit en dire davantage ; mais le jardinier l’interrompit : « Laissons là les complimens, dit-il, vous êtes fatigué, et vous devez avoir besoin de manger : venez vous reposer. » Il le mena dans sa petite maison ; et après que le prince eut mangé suffisamment de ce qu’il lui présenta avec une cordialité dont il le charma, il le pria de vouloir bien lui faire part du sujet de son arrivée.

Camaralzaman satisfit le jardinier ; et quand il eut fini son histoire, sans lui rien déguiser, il lui demanda à son tour par quelle route il pourroit retourner aux états de son père ? « Car, ajouta-t-il, de m’engager à aller rejoindre la princesse, où la trouverois-je après onze jours que je me suis séparé d’avec elle par une aventure si extraordinaire ? Que sais-je même si elle est encore au monde ? » À ce triste souvenir, il ne put achever sans verser des larmes.

Pour réponse à ce que Camaralzaman venoit de demander, le jardinier lui dit que de la ville où il se trouvoit, il y avoit une année entière de chemin jusqu’aux pays où il n’y avoit que des Musulmans, commandés par des princes de leur religion ; mais que par mer, on arriveroit à l’isle d’Ébène en beaucoup moins de temps, et que de là il étoit plus aisé de passer aux isles des Enfans de Khaledan ; que chaque année, un navire marchand alloit à l’isle d’Ébène, et qu’il pourroit prendre cette commodité pour retourner de là aux isles des Enfans de Khaledan. « Si vous fussiez arrivé quelques jours plus tôt, ajouta-t-il, vous vous fussiez embarqué sur celui qui a fait voile cette année. En attendant que celui de l’année prochaine parte, si vous agréez de demeurer avec moi, je vous fais offre de ma maison, telle qu’elle est, de très-bon cœur. »

Le prince Camaralzaman s’estima heureux de trouver cet asile dans un lieu où il n’avoit aucune connoissance, non plus qu’aucun intérêt d’en faire. Il accepta l’offre, et il demeura avec le jardinier. En attendant le départ du vaisseau marchand pour l’isle d’Ébène, il s’occupoit à travailler au jardin pendant le jour ; et la nuit, que rien ne le détournoit de penser à sa chère princesse Badoure, il la passoit dans les soupirs, dans les regrets et dans les pleurs. Nous le laisserons en ce lieu pour revenir à la princesse Badoure, que nous avons laissée endormie sous sa tente.