Les Mineurs du Harz, souvenirs d’un voyage dans l’Allemagne du Nord

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Les Mineurs du Harz, souvenirs d’un voyage dans l’Allemagne du Nord
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 31 (p. 48-71).
LES
MINEURS DU HARZ
SOUVENIRS D'UN VOYAGE DANS L'ALLEMAGNE DU NORD.

De toutes les provinces naturelles de l’Allemagne, il n’en est aucune qui soit plus nettement délimitée que le Harz, Cette région montagneuse surgissant au milieu d’un pays de plaines doit à cet isolement son antique réputation ; son nom a été célébré par les plus grands poètes, et depuis longtemps un voyage dans le Harz est pour un véritable Allemand, ou même pour celui qui veut bien connaître l’Allemagne, une sorte de pèlerinage obligé. Les caractères particuliers de ce pays de mines, la singulière organisation sociale qu’on y trouve en vigueur depuis des siècles, les mœurs qu’on y observe, tout contribue à justifier cette curiosité sympathique dont le Harz est l’objet. Aussi, parcourant, il y a quelques mois, l’Allemagne du nord, je visitai avec un intérêt particulier la pittoresque contrée que domine la pâle cime du Brocken.

Le voyageur qui, du pont d’un navire, aperçoit, après une longue traversée, les lignes bleuâtres qui annoncent la terre, n’éprouve guère plus de satisfaction que je n’en ressentis quand je me trouvai pour la première fois en face de la chaîne du Harz, après avoir traversé les plaines interminables du Hanovre et du duché de Brunswick. Les montagnes sont comme les îles des continens ; l’Océan est à peine plus uni que les immenses surfaces du nord de l’Allemagne : rien n’y distrait l’esprit, devenu la proie d’un ennui oppressif ; nulle vie, nulle animation. À la vue de ces horizons si bas, on se demande instinctivement de combien de mètres la plaine aurait à descendre pour que les eaux de la Mer du Nord, qui jadis l’a nivelée, vinssent reconquérir en un instant le vaste territoire qu’elles ont abandonné. Les chemins de fer ne se piquent pas de vitesse au-delà du Rhin, et jamais je ne les trouvai aussi lents qu’entre Hanovre et la lisière du Harz. D’un œil fatigué, je voyais passer comme en rêve et tournoyer les maigres pâturages, les landes où le sol, çà et là retourné, laisse apercevoir une terre noire et tourbeuse, les ailes des moulins à vent, les bois de sapins où parfois se détachait sur un fond noir quelque maison de forestier solitaire avec des tuiles rouges et des solives enluminées, les interminables champs de blé, parfois un berger surpris dans sa pose immobile, couvert d’une longue capote de toile blanche rehaussée de quelques ornemens de couleur. Dans ces monotones régions, les noms seuls ont quelque éloquence. Comment s’arrêter par exemple à Wolfenbüttel sans se souvenir que Lessing passa une longue partie de sa vie dans la fameuse bibliothèque grand-ducale, si riche en souvenirs de Luther ?

Je quittai le chemin de fer, non sans un vif sentiment de plaisir, à la petite ville de Winenburg, et montai en voiture pour me rendre à Goslar, en traversant la région qui borde le Harz. Des lignes de collines aux ondulations très marquées s’allongent comme autant de ceintures en avant de la chaîne principale, et l’on passe ainsi de la plaine aux vraies montagnes par une transition naturelle. C’est alors que le Harz apparaît avec ses formes rondes et écrasées, qui s’étagent les unes derrière les autres jusqu’au Brocken. Celui-ci, pareil à un bouclier rond, montre sa cime grise et nue au-dessus de la ligne des forêts, toute coupée d’ombres profondes et de reflets veloutés. Cette vue panoramique, qui permet d’embrasser dans un seul regard tout le massif montagneux, se rétrécit à mesure qu’on approche. En arrivant à Goslar, on n’aperçoit plus que le Rammelsberg et quelques autres crêtes moins élevées. Au fond, derrière les clochers et les tourelles de la ville, s’ouvre la vallée dont les plans entre-croisés reculent, dans une ombre transparente, à l’intérieur de la chaîne. La lourde masse du Rammelsberg donne quelque chose de sévère et presque d’effrayant à un paysage autrement, plein de grâce. C’est bien ainsi qu’on peut se figurer une montagne toute pénétrée de métaux. Depuis mille ans, on en a tiré vraisemblablement pour 400 millions de francs. De loin, on aperçoit sur la croupe du mont des taches grises qui descendent jusqu’aux pentes inférieures : ce sont les haldes, où l’on sépare, au sortir de la mine, les parties métalliques des parties stériles. Ces dernières sont rejetées et forment à la longue d’immenses talus de pierres souvent pareils à une fortification gigantesque.

Dans tous les défilés où une vallée du Harz débouche sur les plaines du nord, une ville existe de temps immémorial. Goslar est située ainsi, et il n’est pas de cité plus charmante ni plus riche en souvenirs. Les rues qui montent et descendent sous de fortes pentes, les ruisseaux d’eau limpide qui courent dans de petits canaux, tout rappelle déjà la montagne ; mais le paysage n’a pas encore la tristesse et la froide solennité du Harz lui-même. Il s’y mêle quelque chose de riant et d’animé. Si la vue est bornée d’un côté par de hautes cimes, de l’autre s’ouvrent encore de vastes horizons. Les souvenirs du saint-empire romain sont toujours vivans à Goslar : l’aigle héraldique s’y montre partout. Je m’arrêtai à contempler un de ces aigles, tout en cuivre, armé des ailes les plus étranges, et placé sur une fontaine en bronze dont l’âge se perd dans la nuit des temps. Peut-être les premiers blocs métalliques tirés du Rammelsberg ont-ils servi à fondre ce bassin où l’eau coule depuis tant de siècles. Sur la même place que cette fontaine mystérieuse s’élèvent le Rathhaus, bâti par l’empereur Lothaire et terminé à la fin du XIIe siècle, et le Kaiserworth, charmant spécimen de l’architecture gothique en bois. Huit statues d’empereurs sculptées au couteau en décorent la façade. Les figures les plus grimaçantes se tordent aux pieds de ces graves personnages, tous armés de l’épée et le globe à la main. Cet édifice ravissant sert, hélas ! d’auberge, et l’on peut, pour un prix des plus modiques, s’installer dans les chambres de la jolie tourelle que de fiers chevaliers et des empereurs ont autrefois habitée. De ma fenêtre gothique, je regardais les maisons en bois de Goslar, avec leurs poutres découpées et peintes, leurs toits aux formes anguleuses et saillantes, et je pouvais facilement me croire transporté en plein monde féodal.

La capitale de l’Ober-Harz, c’est-à-dire de la région montueuse où sont les mines que j’allais visiter, Clausthal, est à quelques heures de Goslar. À mesure qu’on s’élève dans les montagnes, les sombres flèches des sapins donnent des tons plus sévères et plus durs au paysage. On avance lentement par de longues montées et des descentes que la prudence des conducteurs rendrait également fastidieuses, si l’on pouvait s’ennuyer dans ces beaux chemins qui serpentent entre les rochers, au fond des vallées ou sur le flanc des montagnes. On entend gronder les torrens, dont le bruit frais trouble seul ces solitudes : quelquefois les sapins atteignent une hauteur énorme, et sous leurs cimes entremêlées la forêt n’offre que des profondeurs obscures où se détachent les lignes pâles des troncs dépouillés, tandis qu’au sommet s’étale une magnifique végétation. Les montagnes que la hache a dénudées, et que recouvre une nouvelle culture, ressemblent à de vastes jardins, et les jeunes plants, pareils à des bouquets du vert le plus tendre, y sont distribués avec une régularité qu’un artiste a le droit de trouver déplaisante. Toutefois les perspectives y sont des plus variées : on respire l’air plus frais et plus léger des hauteurs, on s’enivre de cette odeur pénétrante et sauvage propre aux bois résineux ; enfin, sans analyser toutes ces sensations, on s’abandonne à ce charme tout particulier des montagnes, dont aucun langage ne saurait exprimer la saveur virginale et, si l’on osait le dire, l’énergique douceur. Je me mis par degrés en harmonie avec ces paysages nouveaux : je regardais les grandes masses de schiste qui composent le Harz, et dont les lignes parallèles apparaissent sans cesse rongées par les eaux, comme les feuillets d’un livre monumental. Chaque roche a son caractère pittoresque qui lui est propre : les gypses, les calcaires, les marbres, offrent des tons chauds resplendissans ; le schiste au contraire, qui se décompose en boue noire, a quelque chose de sombre et de monotone. Cette impression, que j’ai reçue dans l’Ardenne, dans certaines parties des Alpes, je l’éprouvai plus vivement encore dans le Harz.

En approchant de Clausthal, on remarque dans les anfractuosités des vallées des étangs retentis par des digues fort élevées : ce sont les réservoirs de l’eau destinée aux mines ; on l’économise et on l’emmagasine avec le plus grand soin : c’est la seule force qu’on puisse utiliser pour faire mouvoir les pompes d’épuisement et les machines d’extraction, ainsi que les appareils divers employés dans les ateliers métallurgiques. J’arrivai enfin à Zellerfeld, puis à Clausthal. La rue principale, qui n’est autre que la route elle-même, s’étend sur une très grande longueur ; elle est bordée de maisons propres, bâties en bois, et d’ordinaire à deux étages. Les fenêtres sont presque toujours décorées de quelques pots de fleurs, derrière lesquels on aperçoit la figure blonde et étonnée d’un enfant, souvent un mineur fumant tranquillement sa pipe et jetant sur la voiture qui passe un regard mélancolique. Une fois à Clausthal, je me trouvais sur le théâtre de mes recherches, et ce n’était plus l’aspect seulement du pays, c’étaient aussi les conditions d’existence des populations que j’allais étudier. Tout en explorant les richesses de ce district métallurgique du Harz, depuis longtemps célèbre, je m’étais promis d’observer, dans son action sur la vie sociale, le régime économique tout spécial qui s’y maintient depuis tant d’années.

La contrée sur laquelle ce curieux régime étend son action se di-. vise en deux parties, en deux zones si l’on veut : la zone occidentale nommée l'Ober-Harz ou Harz supérieur, qui comprend les hautes montagnes de la chaîne, — la zone orientale, l’Unter-Harz ou Harz inférieur, qui se rattache, par des plateaux de plus en plus abaissés, au pays de Mansfeld. C’est sur l’Ober-Harz, c’est-à-dire sur la principale région minière, que se concentrera notre attention.

L’Allemagne, dans le classement destines et des districts de l’Ober-Harz, a donné une nouvelle preurve de la fâcheuse tendance qui la porte à multiplier les divisions géographiques. On ne s’étonnera donc pas si, même en ne s’occupant ici que de l’Ober-Harz, il faut, dans le cadre ainsi limité, tenir compte encore de diverses subdivisions. Ainsi deux groupes administratifs distincts s’y présentent ; l’un, sous le nom de Communion-Unter-Harz, désigne la région de l’Ober-Harz la moins élevée, c’est-à-dire le district métallurgique de Goslar et du Rammelsberg. Il y a ensuite l’Ober-Harz proprement dit, dont le centre est la petite ville de Clausthal, choisie pour point de départ de mes excursions dans les montagnes. Ce n’est pas tout : le dernier groupe se partage en trois districts, Clausthal, Zellerfeld et Andreasberg, subdivisés eux-mêmes en régions minières (revier) qu’on désigne généralement par le nom du principal filon qui les traverse[1]. L’histoire de ces divers districts au point de vue métallurgique peut se résumer en quelques mots. Les mines de Clausthal et de Zellerfeld étaient déjà très prospères au commencement du XIVe siècle, À cette époque, la peste ravagea le Harz, et les mines furent abandonnées. Cent ans se passèrent avant qu’on reprît les travaux. La mine d’Andreasberg fut la première à laquelle s’attaqua de nouveau l’énergique activité des populations du Harz. Les deux filons qu’on y exploita d’abord formaient la figure connue sous le nom de croix de Saint-André ; de là cette désignation que reçut la mine au XVIe siècle et qu’elle conserve aujourd’hui. Dans le district de Zellerfeld, ce fut dans les mines de Lautenthal que recommencèrent les travaux, un peu plus tard que dans le district d’Andreasberg. Quant aux mines de Clausthal, aujourd’hui les plus importantes, on n’en reprit l’exploitation que vers le milieu du XVIe siècle. Clausthal est regardé à bon droit comme le chef-lieu administratif et le centre scientifique du pays.

Nous venons de parler des filons et des mines du Harz : en quoi consistent les richesses métallurgiques de cette contrée, et d’abord que faut-il entendre par un filon de mine ? Aux premiers âges de notre planète, les fontes se creusèrent dans la partie solide de l’écorce terrestre. Des matières minérales vinrent s’y accumuler, à peu près comme aujourd’hui encore des dépôts se forment dans les conduits traversés par les eaux thermales, mais avec une puissance dont rien ne peut donner de nos jours une idée complète. Ces fentes, chargées des richesses minérales les plus variées, sont ce que l’on nomme des filons. Le rôle de l’industrie humaine en présence de ces dépôts, de ces amas précieux, est de les épuiser le plus activement possible, pour tirer les métaux des gangues ou substances infertiles qui les enveloppent. On découpe la masse du filon par un système habilement combiné de puits et de galeries qui permettent d’en abattre successivement toutes les parties. Chaque mine est un petit monde à part. Pour en ouvrir une, on commence par creuser un puits du fond duquel on dirige une galerie horizontale vers le filon. Quand on le trouve exploitable, on approfondit le puits, et à un niveau inférieur, à 20 mètres environ plus bas, on va rejoindre la masse métallifère par une seconde galerie perpendiculaire à la direction du filon. On abat ensuite, en commençant par la galerie inférieure, tout ce qui se trouve compris entre ces deux niveaux. On pousse à cet effet, dans la direction même du filon atteint, une galerie dont la partie supérieure est fortement consolidée avec des pièces de bois rondes qu’on recouvre de tiges plus minces. Après avoir servi de plafond aux mineurs, ce boisage sert ensuite de plancher, et on procède ainsi, par degrés successifs et superposés, jusqu’à ce qu’on ait rejoint le niveau supérieur. Cette opération terminée, le filon ne contient plus qu’une série de planchers étages entre lesquels demeurent accumulées les parties les plus stériles de la gangue, que l’on ne tire point de la mine. Le puits principal, d’où partent les deux galeries horizontales entre lesquelles se concentre l’exploitation, sert en même temps à l’entrée des mineurs et à l’extraction du minerai. Il renferme aussi les pompes à l’aide desquelles on retire les eaux qui s’amassent au fond des mines. Pour être dispensé de pomper l’eau jusqu’à l’orifice même des mines, on a depuis longtemps creusé de véritables tunnels ou égouts souterrains, où les eaux élevées du fond de la mine se déversent à une assez grande distance du sol, pour être conduites dans la partie inférieure d’une vallée. Ce véritable drainage, qui exige à de telles profondeurs des travaux très dispendieux, permet d’économiser la force motrice qui met en mouvement les pesantes pompes et les machines à colonne d’eau du Harz.

Les minerais du Harz sont très divers, et l’on ne peut les séparer qu’à l’aide des artifices les plus ingénieux de la mécanique et de la métallurgie. Le principal minerai des filons de l’Ober-Harz est du minerai de plomb argentifère (galène argentifère) plus ou moins mélangé d’une petite quantité de minerai de cuivre. À Andreasberg même, il y a de véritables minerais d’argent. Toutes les usines d’argent du Harz réunies produisent aujourd’hui annuellement de 45,000 à 46,000 marcs d’argent, valant de 2,173,750 fr. à 2,222,250 fr. ; 584,625 kilogr. de litharge ou oxyde de plomb, valant 203,125 fr. ; 3,539,860 kilogr. de plomb, valant 1,183,904 fr. ; 42,093 kilogr. de cuivre, valant 121,375 fr., et 12,162 kilogr. d’arsenic, valant 7,501 fr. Le chiffre total de cette production atteint 3,738,155 fr. Les usines d’argent sont concentrées à Clausthal, à Lautenthal, à Altenau et à Andreasberg. Ces hütte (c’est le nom qu’on donne aux usines métallurgiques en allemand) remontent à une très haute antiquité : celle de Clausthal, bâtie à une demi-lieue de cette ville et la plus importante de toutes, date de 1554. Tout autour des bâtimens où l’on traite les minerais, la végétation est frappée de mort ; quelques touffes de gazon jauni recouvrent seulement çà et là les noires roches schisteuses. Des cheminées des usines s’élèvent des fumées blanches qui déroulent lourdement leurs ondes empoisonnées ; dans d’immenses hangars ouverts de tous côtés sont accumulés sous une légère toiture les minerais grillés. Le grillage a pour but d’oxyder les sulfures métalliques ; c’est une des phases jdu traitement métallurgique. Il s’échappe toute l’année de ces hangars d’épaisses vapeurs sulfureuses qui se traînent tout le long de la vallée, qu’elles dénudent et corrodent.

Outre les mines et usines de plomb argentifère, le Harz possède aussi des usines à fer. Ces minerais, d’une exploitation facile, se rencontrent à Lehrbach, sur le chemin de Clausthal à Osterode, dans les belles forêts qui recouvrent les pentes de l’Iberg, auprès de Grund ; mais les exploitations les plus importantes sont de l’autre côté du Brocken, dans la région plus basse et plus monotone qui entoure Elbingerode. La production totale de la fonte et du fer s’est élevée en 1854 à la somme de 1,647,285 francs.

Enfin l’exploitation des forêts du Harz est en quelque sorte une troisième branche de l’industrie métallurgique : on emploie dans les mines, une immense quantité de bois de soutènement, et chaque année on ne prépare pas moins de 200,000 mètres cubes de charbon pour les usines. À chaque instant, lorsqu’on parcourt les montagnes, on rencontre les forestiers occupés aux travaux divers de la silviculture, et l’on aperçoit les fumées qui sortent lentement, par de petits soupiraux, des tas arrondis où, sous une couche de terre, s’opère la lente conversion du bois en charbon. Les pins (abies excelsa) recouvrent les quatre cinquièmes de la surface boisée du Harz. Ce n’est que sur les versans inférieurs que d’autres essences se mêlent aux arbres résineux. Les forêts de pin sont aménagées par révolutions de cent vingt années. L’administration des mines, après avoir pourvu à tous ses besoins, vend encore des planches et des bois de construction pour la somme de 150,000 fr. environ chaque année.

La division du travail dans le Harz comprend ainsi trois termes principaux : la métallurgie du plomb et de l’argent, la métallurgie du fer, et la silviculture. Cette division a été conservée dans l’organisation économique du district. Les mineurs et les usiniers qui retirent ou traitent les minerais d’argent, ceux qui sont occupés dans les mines de fer et les forges, enfin la population éparse des forestiers et des charbonniers, forment des familles ou corporations différentes. Chacune a ses coutumes, son organisation spéciale, et jusqu’à un costume distinct[2]. Cette petite société de travailleurs vit sous un régime économique qui s’est perpétué sans notable modification depuis le moyen âge. Le principe qui sert de base à ce régime est le patronage et l’autorité de l’état : mines, forêts, usines, le sol aussi bien que le sous-sol, tout appartient au souverain. Les filons métallifères sont, il est vrai, concédés à des compagnies d’actionnaires ; mais depuis un temps immémorial ils sont exploités par les employés de l’état. Chacune des mines du Harz est représentée par cent vingt-huit actions (kuxen) : dans ce nombre, celles qui appartiennent à des particuliers peuvent se subdiviser jusqu’à l’infini, puisqu’il y a des parts qui ne valent que les vingt-huit millièmes d’une action. Ces actions ou parts d’actions privées sont soumises aux chances de bénéfice et de perte ; cependant, sur les cent vingt-huit actions, il y en a quatre, garanties contre toute perte, qui sont la propriété des villes et des églises du Harz.

L’état a racheté peu à peu les actions des particuliers ; il ne reste plus que cinq mines d’argent où ceux-ci conservent des intérêts, et leur part, qui aujourd’hui vaut environ un million, sera bientôt entièrement rachetée. En attendant, on se contente de leur distribuer des bénéfices ; les actionnaires n’ont aucun contrôle sur l’exploitation des mines, et ne peuvent même y descendre sans un permis des autorités. Ils consentent d’autant plus volontiers au rachat que leur part est soumise à des charges très onéreuses. L’état prélève pour la caisse des mines un dixième des recettes : c’est ce qu’on nomme caisse de la dîme ; il garde en outre un neuvième pour l’entretien et la construction des galeries d’écoulement qui desservent toutes les mines ; enfin il oblige les actionnaires à lui abandonner les métaux à un prix fixe et très peu rémunérateur. Les actionnaires ne reçoivent que, 40 francs pour un kilogramme d’argent, qui, dans le commerce, se vend environ 60 francs ; le plomb leur est acheté au taux de 9 francs les 50 kilogrammes, c’est-à-dire la moitié de ce qu’il vaut : j’ajouterai qu’ils sont encore obligés de payer les salaires des maîtres mineurs, et que, pour compenser tous ces sacrifices, l’état ne leur fournit gratuitement que le bois et le combustible.

Il est permis de considérer l’état comme le propriétaire réel des mines du Harz, comme le seul maître du district, le seul régulateur des salaires, des heures de travail, des prix, des conditions de l’exploitation, en un mot comme l’arbitre absolu du sort de tous les habitans. Si cette souveraineté s’exerçait par l’organe de la bureaucratie et de la centralisation, il en résulterait, on peut l’affirmer hardiment, un état de choses intolérable ; mais la souveraineté est en quelque sorte toute nominale : le Harz se gouverne lui-même. Les agens qui exercent le pouvoir ne sont point des administrateurs lointains, inabordables, enfermés derrière le triple rempart du formalisme, de la morgue et de l’ignorance : ce sont des hommes qui vivent parmi les ouvriers, qui ont grandi souvent au milieu d’eux, qui se sont élevés lentement et péniblement dans la hiérarchie compliquée du travail, qui connaissent, pour les avoir partagés, les souffrances et les dangers de leurs subordonnés. Il s’établit ainsi entre les ouvriers et les maîtres un lien qui n’a rien de la raideur des relations officielles. Dans la solitude des montagnes, les mœurs prennent sans effort quelque chose de simple et de patriarcal. Bien souvent, j’ai pu l’observer, c’est l’ingénieur qui le premier, quand il rencontre un mineur, le salue du glück auf[3] traditionnel dans les districts métallurgiques de toute l’Allemagne. On ne peut demeurer quelque temps dans le Harz sans être touché de la bonté avec laquelle les employés de tout rang traitent les mineurs, et du respect affectueux que ceux-ci témoignent à leurs supérieurs.

La bienveillance des mœurs, les rapports presque paternels qui s’établissent entre maîtres et ouvriers, atténuent ce qu’il y a d’excessif dans la toute-puissance de l’état ; mais une autre raison contribue encore à faire accepter plus facilement cette souveraine autorité. Chacun sait en effet qu’elle ne s’exerce qu’en faveur de la population ouvrière du Harz. On ne se propose pas uniquement d’envoyer dans les caisses du Hanovre le riche produit des mines, on ne vise pas à de larges et rapides bénéfices ; le principal but qu’on poursuit, c’est de produire assez chaque année pour couvrir toutes les dépenses et pour fournir du travail à tous les habitans. Aussi l’exploitation n’avance-t-elle qu’avec prudence et lenteur. La richesse minérale des montagnes du Harz n’est pas illimitée : les filons sont à peu près parfaitement connus ; on sait jusqu’où ils s’étendent, et l’on en poursuit avec soin toutes les ramifications. Il y a toujours un certain ensemble méthodique de travaux tout préparé pour un grand nombre d’années. L’abatage, c’est-à-dire l’enlèvement des matières utiles, est assuré pour une période de cinquante ans. Les massifs qui renferment les métaux précieux sont découpés par un système convenable de galeries, et n’attendent que le pic et le fleuret du mineur. Une compagnie particulière voudrait récolter tout d’un coup cette riche moisson, un gouvernement besoigneux serait tenté d’en faire autant ; mais le gouvernement hanovrien a toujours considéré les richesses du Harz comme un trésor qu’il ne lui appartenait pas de gaspiller : il pourrait en tirer des revenus considérables en épuisant les mines, et il ne le fait pas. Je tiens du directeur des travaux du Harz qu’une mine nommée Hülfe Gottes, secours de Dieu (un grand nombre d’entre elles ont des noms aussi expressifs), qui donne aujourd’hui 200,000 francs de bénéfice annuel, pourrait très facilement rapporter un million. C’est ainsi qu’on ménage les ressources à l’aide desquelles le Harz peut subvenir à tous ses besoins. Cette province ne coûte absolument rien au trésor hanovrien. Le produit des usines métallurgiques sert à payer les fonctionnaires, suffit aux dépenses qu’entraînent la construction et la réparation des routes, l’entretien des usines, l’aménagement des immenses forêts qui fournissent le combustible et le bois de soutènement des mines. Une fois seulement l’on tenta de donner à l’exploitation des mines une impulsion assez vigoureuse pour obtenir des bénéfices considérables : ce fut pendant la période de l’occupation française, tandis que le Harz faisait partie de l’éphémère royaume de Westphalie ; mais le Harz trouva un appui et un défenseur très chaleureux dans un éminent ingénieur français, M. Héron de Villefosse. Il éprouva promptement pour les douces et laborieuses populations de ces montagnes une sympathie que ressentent tous ceux qui les habitent ou les ont seulement parcourues ; il empêcha qu’on ne ruinât les mines, et avec elles toutes les espérances de ceux qui en vivent. Aussi son nom est-il vénéré dans le Harz, et aujourd’hui encore on ne le prononce qu’avec un sentiment d’affection dont l’expression est bien faite pour toucher le voyageur français.

Le gouvernement du district est confié au conseil des mines, qui jouit d’une autorité souveraine. Ce conseil est présidé par un gouverneur, le seul personnage qui représente directement la couronne. Il se compose de cinq membres, dont l’un représente l’intérêt des mines et usines à plomb, argent et cuivre ; le second, l’intérêt des mines et usines à fer ; le troisième, celui des forêts ; le quatrième s’occupe des questions d’administration proprement dites, et le cinquième de toutes les matières litigieuses. Tous les ans, le conseil élabore un projet de budget, et fait les propositions qui concernent les grands travaux conçus dans des vues d’avenir. Le budget est voté d’ordinaire, sans nulle opposition, par les chambres hanovriennes. Le Harz même envoie deux députés à la Chambre basse : ils sont nommés par les magistrats municipaux et par un nombre double d’habitans des communes, choisis eux-mêmes par tous ceux qui possèdent une maison ou paient des impôts directs. Un simple mineur peut ainsi être électeur au premier et même au second degré.

En protégeant les intérêts du Harz, l’état rend un service indirect aux provinces qui entourent cette région, et leur assure un marché permanent. La montagne ne produit en effet presque rien de ce qui est nécessaire à l’alimentation de ses nombreux habitans : les forêts la recouvrent presque entièrement[4]. L’état, qui en est propriétaire, ne les défriche pas, et songe au contraire à en étendre la surface, tant sont grands les besoins des mines sous ce rapport. On entend souvent dire dans le Harz qu’il y a au fond des mines des forêts plus considérables que celles de la superficie : cet adage ne paraît plus exagéré quand on voit l’immense quantité de bois employée pour soutenir les galeries où se fait le travail souterrain, et qu’on calcule la longueur totale de toutes ces galeries.

L’aspect du pays montre assez combien sont faibles ses ressources d’alimentation. Autour des villages, on n’aperçoit le plus souvent que quelques pâturages. Les maisons sont entourées de petits jardins où l’on cultive quelques légumes. Le terrain schisteux est pauvre, et, à mesure qu’on s’élève, l’altitude du sol restreint de plus en plus les cultures. Aux environs de Clausthal, situé à 560 mètres au-dessus du niveau de la mer, la pomme de terre est encore cultivée de loin en loin ; mais dans les régions plus hautes on ne trouve plus ni les sapins de la forêt ni les graminées des prairies : des herbes raides et des bruyères y couvrent le sol d’un sombre manteau ; çà et là d’énormes tas de tourbe noire, découpée en briquettes qu’on fait sécher à l’air, interrompent seuls la monotonie de ces landes élevées. Je traversai une de ces tourbières en franchissant le Bruchberg, montagne qui sépare Clausthal d’Andreasberg ; le plateau qui la couronne n’est qu’à 300 mètres environ au-dessous de la cime du Brocken. À cette hauteur, le vent soufflait avec violence ; le ciel, de tous côtés découvert, était sombre et traversé de nuées menaçantes et capricieusement éclairées. La vue s’étendait au loin dans les plis d’un grand nombre de vallées, et pouvait suivre les croupes sombres et arrondies des montagnes. Je me rappelle encore l’impression d’isolement et de tristesse que j’éprouvai en ce lieu : rien n’y rappelait plus l’homme, sauf la fumée lointaine de quelques usines cachées dans un recoin de la montagne.

Maintenant qu’on connaît les rapports généraux de l’état avec les corporations du Harz, je voudrais montrer quels sont pour les individus eux-mêmes les résultats de cette organisation sociale, fondée sur le patronage et le droit au travail. Pour cela, il faut indiquer les conditions particulières que subissent tant d’existences vouées aux travaux les plus durs et les plus périlleux.

Les enfans des mineurs reçoivent dans les écoles les élémens de l’instruction primaire ; leur éducation religieuse se fait dans le temple luthérien. On les voit partir le matin pour aller souvent à une grande distance, un livre et une ardoise sous le bras, avec cette gravité précoce particulière aux enfans qui sont habitués de très bonne heure à se passer de guides et à se suffire à eux-mêmes. L’enfance se partage ainsi entre l’école et le foyer domestique. La mère vaque seule à tous les soins du ménage, et le père, revenu de la mine, reste au logis dans un complet repos, qui lui est bien nécessaire après son pénible travail. Cette vie intérieure et paisible a sa poésie et ses touchans épisodes, souvent reproduits dans des gravures qu’on voit presque partout dans le Harz. L’une de ces compositions naïves m’a toujours frappa : on y voit le mineur en costume de travail, ses outils au côté, quittant la chambre où s’écoulent toutes les heures fortunées de sa vie. Une petite horloge en bois, quelques gravures enluminées, ornent seules les murs ; mais sur le sol des enfans se roulent parmi des jouets, et la jeune mère présente au mineur son dernier né, dont les petits bras semblent chercher le baiser d’adieu. Ce dessin me rappelait les célèbres adieux d’Andromaque et d’Hector ; j’y retrouvais les mêmes sentimens, la sombre inquiétude qui naît de l’idée d’une mort peut-être prochaine, l’enfance mêlant ses grâces ignorantes aux troubles de l’âge mûr. Ce qui donne au poème homérique une jeunesse éternelle, n’est-ce pas la peinture de passions que l’homme éprouvera toujours, dans tous les pays, tant qu’il saura aimer et souffrir ?

À quatorze ans, les petits garçons commencent leur apprentissage dans les haldes, à l’orifice des puits. Dans le filon, les matières métalliques et les matières stériles sont mélangées et juxtaposées ; en outre l’on ne peut abattre le filon sans arracher une partie de la roche où il se ramifie. Les enfans examinent donc un à un tous les morceaux qui sortent du puits ; ils apprennent à y distinguer tous les minéraux, et séparent en tas différens ceux où domine une substance particulière : le plomb argentifère, le minerai de cuivre on le minerai de zinc. Ce n’est pas encore assez ; parmi les minerais de plomb et d’argent, il faut classer ensemble les morceaux de richesse à peu près pareille. Ce premier travail, si rebutant, si ennuyeux, est la base même des opérations si complexes auxquelles sont soumis les minerais ; mais l’enfant qui s’y livre a du moins le bénéfice du grand air. Les haldes où se fait cette opération de triage sont établis sur le flanc de pittoresques vallées, au milieu des sapins, sur des hauteurs d’où l’œil peut plonger dans les horizons sinueux des montagnes. Commencée dans les haldes des mines, l’éducation pratique du jeune mineur se continue dans les ateliers où le minerai est préparé pour la fusion. Ces ateliers sont situés au fond des vallées, échelonnés les uns au-dessous des autres, et reçoivent successivement l’eau dont ils empruntent la force mécanique. On a écrit bien des volumes, et l’on en écrira sans doute encore beaucoup, sur ces curieux établissemens : le problème qu’on cherche à y résoudre aussi complètement que possible consiste à séparer les matières stériles et la matière féconde ou métallique qui se trouvent mélangées dans les fragmens apportés des haldes. Ces procédés de séparation doivent être assez économiques pour qu’on puisse encore exploiter avec avantage des minerais d’une extrême pauvreté, où l’argent n’entre plus que dans une proportion tout à fait insignifiante. Ils sont tous fondés sur un principe très simple, sur la résistance inégale qu’opposent à un courant d’eau une substance lourde et une substance légère, plus facile par conséquent à soulever ou à emporter. Le minerai est écrasé sous l’eau, dans une rigole où tombent et retombent sans cesse des espèces de massues. Vous fuyez rapidement le vacarme étourdissant de ces bocards, et l’on vous montre le minerai agité dans des cribles de toute sorte, où les morceaux se séparent par ordre de richesse et de grosseur. Il ne reste bientôt que des fragmens bons à porter au four, et des parties si fines qu’elles deviennent boueuses, mais auxquelles il faut encore ravir le minerai qu’elles renferment. Vous voyez cette boue descendre en couche légère, lavée par une nappe d’eau qui coule sans cesse, sur une sorte de plan incliné nommé table à secousses, auquel un mécanisme très simple imprime un constant mouvement d’agitation. Des enfans, le balai à la main, vont sans cesse d’un bout à l’autre de ces tables pour rejeter la boue terreuse, et de temps en temps recueillent la boue métallique, qui, plus lourde et moins facile à entraîner, s’amasse à part. Déjà pourtant ces simples appareils disparaissent, et il n’y aura bientôt plus besoin de bras dans ces ateliers. Là comme partout ailleurs, la machine remplace l’homme. On a déjà établi au Harz des mécanismes qui se renvoient le minerai les uns aux autres dans un état de pureté de plus en plus avancé. Le morceau de filon entre d’un côté dans le bocard ; de l’autre, après une longue suite d’épurations, sort une boue presque impalpable, qui ne contient plus de substance riche : tout ce qui est métallique est retenu en chemin à l’état de fragmens plus ou moins ténus. L’eau fait marcher tous les intelligens mécanismes de ces ateliers étages, et on n’y emploie plus que des surveillans pour en régler le jeu et les réparer au besoin[5]. Chaque progrès de ce genre est un bienfait pour toute la population ouvrière, car, en diminuant les frais généraux de l’exploitation des mines, on arrive à pouvoir utiliser des minerais de plus en plus pauvres, et par conséquent on rejette vers un avenir plus lointain le moment où les mines seront épuisées. C’est pour ainsi dire un nouveau bail séculaire avec les filons de la montagne.

Le jeune mineur, après avoir terminé son apprentissage dans les ateliers extérieurs des mines, commence enfin son existence souterraine : chaque semaine, il doit descendre six fois dans les mines et y demeurer pendant huit heures ; il arrive à l’entrée du puits en costume de travail, avec un bonnet de feutre épais pour garantir la tête contre les coups, et autour des reins un morceau de cuir pour travailler assis dans des terres mouillées par des eaux vitrioliques. Un habit de toile grise, une petite lampe qu’on suspend par un crochet, des outils de forage complètent son équipement. Quand les mines n’ont pas une profondeur excessive, on y descend simplement par des échelles. Tout le long du puits creusé dans le rocher sont de petits planchers reliés par des échelles droites ; on descend sur l’une d’elles et l’on arrive sur le plancher inférieur, percé d’un trou assez large pour laisser passer un homme ; on descend par ce trou sur l’échelle suivante, et ainsi de suite. Qu’on se figure un tel exercice prolongé pendant une ou deux heures ; les barreaux des échelles sont sales et fangeux, l’eau suinte de toutes parts, la lampe fumeuse ne jette qu’une lueur rouge et vacillante. L’on descend, l’on descend toujours, et le mineur est déjà épuisé avant de commencer son véritable travail. La montée et la descente ne sont pas la partie la moins pénible de son existence ; ce n’est pas une distance de quelques mètres qui le sépare de son chantier, ce sont des distances effrayantes de plusieurs centaines de mètres. À Andreasberg, localité depuis longtemps célèbre pour ses minerais d’argent, le puits Samson, le plus profond qui existe au monde, descend à 230 mètres au-dessous du niveau de la Mer du Nord et à 791 mètres au-dessous du sol. Le puits du comte George-Guillaume, à Clausthal, a 604 mètres de profondeur.

Une invention extrêmement ingénieuse qui remonte à l’année 1833 a diminué en grande partie la fatigue des descentes et des ascensions perpétuelles : c’est celle des machines nommées fahrkunst. On la doit à un simple bergmeister (maître mineur) du Harz nommé Dörell. Qu’on imagine deux tiges en bois descendant dans toute la profondeur d’un puits de mine ; de distance en distance sont fixés à ces tiges de petits planchers où un homme peut se tenir debout en gardant sa main accrochée à un crampon de fer. Pendant que l’une de ces tiges monte, l’autre descend, et ce mouvement alternatif est entretenu par une machine hydraulique installée à l’orifice du puits. Qu’on se représente un mineur juché le long d’une de ces tiges : il descend d’abord sur cette tige ; puis, au moment où elle va remonter, il la quitte subitement, et, faisant un simple pas de côté, met le pied sur un des planchers de la tige voisine qui vient à l’instant opportun se présenter à lui. Pour exécuter ce mouvement avec sécurité, il saisit d’abord le crampon en fer qui doit lui servir de nouveau support, puis pose immédiatement le pied sur le plancher correspondant. Qu’arrive-t-il au moment où il a changé de position ? C’est que la tige à laquelle il est suspendu commence à descendre : il descend avec elle et exécute la même manœuvre quand elle a atteint le bout de sa course. Il profite ainsi du mouvement alternatif des deux tiges, et, passant sans cesse de l’une à l’autre, descend par des pas successifs jusqu’au fond de la mine. On remonte absolument de la même manière. Cet exercice est très simple, et avec un peu d’habitude on finit par se promener sur le fahrkunst sans beaucoup de fatigue ; seulement il faut une attention très soutenue pour porter régulièrement le corps de côté et ne pas se laisser prendre en quelque sorte entre les deux mouvemens ; il faut aussi se tenir bien droit afin de ne point se heurter contre les parois du puits. Aujourd’hui les fahrkunst sont établis au Harz dans toutes les mines dont la profondeur est très considérable.

Arrivé dans les galeries souterraines, le mineur se dirige souvent par un véritable dédale vers le point où il attaque le filon, et pendant huit heures il est occupé à forer des trous dans la roche pour la faire sauter à la poudre. Quand toutes les précautions ont été prises et qu’il vient d’allumer la mèche, il s’éloigne rapidement et attend l’explosion en avertissant tous ceux qu’il rencontre. On entend bientôt un bruit sourd : dès que le nuage de vapeurs s’est un peu dissipé, le mineur va détacher de la roche à grands coups de maillet tous les débris qui y adhèrent encore ; il sépare les morceaux qui contiennent une portion de filon de ceux qui sont tout à fait stériles et qui servent à combler les anciennes galeries épuisées. Le minerai, placé dans de petits chars qu’on nomme chiens de mine, est porté, par des chemins de fer, à l’orifice des puits, d’où on l’extrait.

Il arrive quelquefois que la charge de poudre fait explosion pendant que le mineur est encore au milieu de ses préparatifs, surtout au moment où il retire du trou de forage déjà rempli de poudre la tige en fer qui doit donner place à la mèche, et qui peut faire jaillir une étincelle au frottement de la pierre. Le malheureux ouvrier est alors brûlé, mutilé et souvent tué sous les débris qui l’écrasent. Je rencontrai un jour au milieu d’un vallon solitaire, sur la route de Lautenthal à Grund, un pauvre homme horriblement défiguré : il me raconta qu’il avait été brûlé par une semblable explosion et n’avait échappé que par miracle. Il était infirme et incapable de travail, passait sa vie à garder des vaches dans la forêt, et offrait des bouquets de fraises aux rares voyageurs qui traversent cette partie de la montagne.

Faut-il s’étonner de la joie que le mineur ressent à quitter les sombres abîmes où son labeur l’appelle ? Un dessin bien connu dans le Harz représente le mineur à ce moment souhaité : il vient de sortir du puits, il se tient debout, ôte son bonnet comme pour prier et regardé le ciel : Gluck auf ! Rentré pour seize heures dans sa famille, il n’éprouve qu’un besoin, celui du repos. On a souvent essayé d’introduire parmi la population ouvrière des industries de montagne qui pourraient, en donnant une occupation aux mineurs durant leurs momens perdus, leur permettre de gagner davantage et d’introduire un peu de bien-être dans leur vie domestique. Ces essais n’ont jamais réussi. Tous les soins de la maison sont abandonnés à la femmes c’est elle qui va chercher les provisions, souvent à de très longues distances ; elle s’occupe seule de tous les détails du ménage. Le mineur passe le temps devant sa fenêtre, presque toujours ornée de quelques fleurs ; quelquefois il s’amuse à élever des oiseaux. Les occupations qui permettent la rêverie sont les seules qui lui conviennent. Il fume pendant de longues heures sans parler, et sa taciturnité croît à mesure qu’il a travaillé plus longtemps dans les mines. Jeune, on le voit encore gai, alerte, remuant ; peu à peu il tombe dans une mélancolie qui n’a rien de sombre, mais qui s’étend autour de lui comme un voile et se trahit par le sérieux du visage et la gravité de ses rares propos.

Le mineur du Harz est pourtant délivré du souci le plus cruel qui tourmente presque partout l’ouvrier : il n’a jamais à craindre que le travail lui manque ; il sait que l’abatage est préparé dans les mines pour une période plus longue que sa propre existence, et que l’administration s’impose comme loi de ne jamais interrompre le travail. Il jouit donc d’une sécurité complète et peut attendre l’avenir avec tranquillité. La sollicitude de l’état a multiplié, pour augmenter encore cette confiance, les institutions de prévoyance : il existe trois caisses de secours et de retraite : l’une (Knapschafts kasse) pour les ouvriers mineurs proprement dits ; l’autre (Hüttenbüchsen kasse) pour les ouvriers des fonderies ; la troisième (Invaliden kasse) pour les forestiers, charbonniers et ouvriers secondaires, tels que charretiers, maçons, serruriers, etc. Les mineurs reçoivent en moyenne 12 ou 13 francs par semaine (ce salaire peut s’élever jusqu’à 20 francs) ; sur cette somme, on leur retient 3 ou 4 centimes (büchsengeld) pour la caisse des mines, qui s’alimente d’ailleurs à d’autres sources. L’administration y verse annuellement pour chaque mine une somme proportionnelle au nombre des bras qu’elle emploie ; cette somme (suppîementsgeld) est de 1 à 3 fr. par trimestre et par ouvrier. Enfin on affecte à la caisse le produit des matières très pauvres qui ne sont lavées que lorsqu’il y a surabondance d’eau, et les recettes extraordinaires provenant des amendes, des remises de l’état, des dons des visiteurs, etc. Grâce à l’établissement de ces caisses, l’ouvrier malade ou blessé reçoit gratuitement les soins d’un médecin et les remèdes : pendant quinze jours, on lui donne son salaire habituel ; après ce terme, on lui remet indéfiniment 3 fr. 71 cent, par semaine, jusqu’à ce qu’il meure ou se rétablisse. La même somme est allouée à l’ouvrier devenu incapable de travailler ; toutes les fois même qu’un mineur, pour cause de maladie ou par incapacité de travail, ne reçoit plus un salaire, mais un secours, on y ajoute 46 centimes par semaine pour chaque enfant au-dessous de quatorze ans ; sa pension, en cas de mort, est réversible par moitié sur sa femme : on compte au Harz un nombre considérable de ces veuves. Assurées d’une retraite, elles atteignent d’ordinaire, comme le directeur des mines me le faisait observer avec un peu de malice, un âge très avancé. Qui sait si la vue de quelques-unes d’entre elles n’a pas inspiré à Goethe l’idée de sa danse des sorcières au sommet du Brocken, dans la fameuse nuit de Walpurgis ?

Dans les familles du Harz, le nombre des enfans ne dépasse jamais deux ou trois. La perspective d’un travail assuré devrait pourtant agir comme un stimulant sur le mouvement de la population ; mais d’autres causes plus puissantes opèrent en sens inverse. En premier lieu, les mariages, à cause de la conscription militaire[6], ne sont permis qu’à l’âge de vingt-sept ans. Cette restriction, qui paraît aussi avoir pour but d’empêcher l’accroissement trop rapide de la population, a une certaine efficacité dans ces montagnes, où la vie est simple et sévère, où les habitations sont éloignées les unes des autres, où la religion luthérienne a conservé beaucoup d’empire sur les âmes ; l’on sait garder dans le Harz une promesse pendant de longues années, et l’espérance y est moins impatiente qu’en d’autres pays. On y constate pourtant un assez grand nombre de naissances illégitimes ; mais les fautes ne dégénèrent pas en désordre, et le mariage couvre toujours les erreurs du passé d’un pardon religieux.

On s’explique sans peine ce faible développement de la population rien qu’à voir la constitution physique des montagnards du Harz : ils sont peu robustes, faute d’une nourriture assez substantielle, et en raison de la nature particulière des travaux auxquels ils se livrent. Le séjour prolongé à de très grandes profondeurs souterraines développe, malgré tous les soins pris pour ventiler les mines, une maladie particulière des bronches ; l’air impur ne produit dans le poumon qu’une combustion incomplète, et les autopsies montrent d’ordinaire cet organe charbonné. Les usiniers, qui travaillent dans les ateliers métallurgiques, sont sujets à des maladies particulières. Le contraste des températures les soumet à de rudes épreuves. L’hiver, après avoir travaillé, souvent à moitié nus, devant les fourneaux d’où sort la lave ardente des métaux, ils retournent dans leurs chaumières sous des bises glaciales et au milieu des neiges. Dans les usines, ils respirent d’ailleurs les vapeurs du plomb, qui engendrent de douloureuses et horribles maladies. Faut-il s’étonner que, dans de telles circonstances, la vie moyenne des mineurs n’atteigne que quarante-cinq ans, celle des usiniers quarante-deux ? Il est tout simple que l’on s’applique à soulager le sort de populations dont la destinée est si rude. Tandis que les institutions de prévoyance débarrassent l’esprit des ouvriers du souci rongeur de l’avenir, l’administration prend toutes les mesures propres à augmenter leur bien-être. Le blé leur est vendu à un cours constamment inférieur au cours même des années d’abondance : en moyenne, on peut estimer que la population ne le paie que moitié prix. Tandis que sur les marchés d’Osterode et de Wolfenbüttel le prix du blé varie entre 15 et 35 fr., l’administration le livre toujours à 13 francs 22 cent, l’hectolitre. Chaque célibataire en reçoit 36 kilogrammes par mois, chaque ménage le double. Le sacrifice fait par l’administration pour couvrir la différence entre le prix d’achat et le prix de vente s’est élevé à 1,177,162 fr. du 1er janvier 1834 au 1er janvier 1850, en moyenne par conséquent à 73,572 fr. par an. Cette dépense est supportée en partie par les actionnaires des mines, en partie par la caisse des mines, alimentée comme on l’a vu plus haut. Le blé est moulu et conservé dans des dépôts pour les ouvriers employés dans les mines et usines d’argent ; on a établi des dépôts de grains pour les ouvriers des mines et usines à fer et pour les forestiers, enfin des dépôts d’avoine pour les conducteurs de voitures, qui se trouvent ainsi protégés contre une élévation excessive des prix.

L’ouvrier mineur jouit d’un autre privilège en ce qui touche la propriété des terrains et des maisons. Quand un ouvrier meurt, le mineur qui désire acheter sa maison a la préférence sur toute autre personne, et n’a même pas besoin de posséder le capital d’achat. L’administration le lui prête à 4 pour 100 d’intérêt, et il se libère peu à peu par annuités. L’état, il est vrai, conserve son droit absolu d’expropriation dans l’intérêt des mines, et le mineur doit plutôt être considéré comme un locataire que comme un propriétaire véritable.

Adopté dès sa naissance par l’état, élevé dans ses écoles, plus tard aidé et soutenu par lui pendant l’âge mûr et la vieillesse, si la vieillesse arrive, le mineur du Harz est, on peut le dire, dans une permanente tutelle. Il est délivré des préoccupations les plus amères du prolétariat, passe sa vie paisible et régulière dans une pauvreté décente et sans angoisses, et, s’il n’a que peu de jouissances, il sait du moins qu’elles lui sont assurées et garanties. Il y a des personnes dont j’honore beaucoup les convictions, parce que je les crois sincères, qui envisagent un semblable état de choses comme l’idéal du bien-être, et voient dans le patronage et dans une hiérarchie inflexible les formes sociales les plus parfaites et les plus propres à assurer de grands résultats. J’avoue, pour ma part, que dans les choses humaines c’est moins l’œuvre accomplie qui me préoccupe que l’agent de cette œuvre. Il est possible que sans la forte organisation du Harz, sans ces hautes vues d’ensemble qui se révèlent dans l’exploitation des forêts comme des mines, et qui font concourir chaque membre à un but général et commun, toute société humaine fût impossible dans ces solitudes ; mais il sera toujours permis de soupçonner que la tristesse et la langueur qui règnent sur la population du pays ne s’expliquent pas seulement par un travail dur et fatigant, par la vie souterraine, par les maladies qu’elle engendre. Le mal dont, sans le savoir, tant d’hommes souffrent dans ces montagnes, tient peut-être, en partie du moins, à la savante organisation du travail qu’on y a mise en pratique. La source féconde de l’espérance est tarie. Il n’y a rien d’obscur, rien d’inconnu dans l’avenir d’un mineur du Harz. Client de l’administration, il lui doit ses forces et son labeur, il passera toute sa vie à d’énormes profondeurs. Le monde souterrain, avec ses dédales, ses noires galeries, deviendra le sien ; il n’en sortira que pour respirer quelques heures seulement l’air et les parfums de la montagne. Il ne connaît pas non plus ces chances redoutables qui mettent un homme aux prises avec la misère, mais peuvent aussi le conduire à la richesse. L’épargne ne peut même pas lui apporter une véritable aisance. Son salaire reçu, il en dépense en un ou deux jours la meilleure part ; le reste du temps, il vit mal. L’assistance de l’état, dont il est sûr en cas d’accident et de maladie, l’empêche de se préoccuper de l’avenir et de chercher une condition meilleure. Il ne connaît pas non plus les désordres qui règnent dans un si grand nombre de districts industriels, il ne s’enivre jamais, se fait une loi de ne point boire d’eau-de-vie dans les mines. Ses plaisirs mêmes ont quelque chose de retenu et de décent. Entre un passé et un avenir tout semblables, également tristes et pénibles, il se réfugie dans la contemplation : il aime les fumées énervantes du tabac, les émotions vagues que procure la musique. Les sociétés chorales sont en honneur dans le Harz comme dans tout le reste de l’Allemagne, et pendant la belle saison des musiciens viennent donner des concerts devant les portes de Clausthal et de Zellerfeld. Je fus un matin réveillé par une de ces petites troupes ambulantes. J’ignore quels étaient les airs qui parvenaient à mon oreille à travers le voile d’un demi-sommeil, mais je sais qu’ils avaient une douceur, une simplicité, une étrangeté particulières. Ces artistes forains gardaient sans doute pour les joyeux villages de la plaine les valses au rhythme entraînant ; leur musique aux formes vieillies était empreinte d’une mélancolie pénétrante, qui semblait s’inspirer de ce ciel froid, encore à demi assombri par les brumes matinales.

Ce tableau de la vie du Harz ne serait pas complet, si l’on ne faisait connaître les objections les plus importantes que soulève l’organisation du travail dans ces montagnes. Il y a longtemps qu’on l’a dit, les usines de ce district métallurgique donneraient à l’industrie privée des bénéfices bien supérieurs à ceux que l’état en retire. Les partisans de l’administration répondent, il est vrai, que, sous le régime de compagnies particulières avides de profits, une courte période de prospérité attirerait au Harz une population très nombreuse, mais serait bientôt suivie d’une période de décadence, de ruine et de misère. Leur remarque est fondée ; toutefois maintenir le système actuel, c’est reculer la difficulté sans la vaincre. Le temps viendra forcément où l’épuisement des mines du Harz obligera les habitans à s’expatrier et à chercher dans d’autres pays le travail que l’état ne pourra plus leur garantir. Qu’arrivera-t-il alors ? C’est que l’état ne se trouvera pas en mesure de subvenir à leurs besoins et de leur donner une aide efficace, parce que la richesse extraite graduellement et méthodiquement des mines ne sera plus dans ses mains.

Supposons au contraire, en forçant les idées pour mieux les faire comprendre, que du jour au lendemain l’on puisse extraire toute la richesse disséminée dans le réseau des veines métalliques du Harz ; cette masse de métaux s’ajouterait immédiatement à la richesse sociale, et puisque la vie du Harz est une sorte d’utopie réalisée, qui empêcherait l’état, distributeur de cette richesse, de la répartir parmi les habitans de la montagne, et de leur fournir les moyens de fonder des établissemens nouveaux, désormais soustraits à son patronage ? Une partie des habitans, sans quitter le pays où se sont écoulées leurs premières années, s’adonneraient à la silviculture, dont les produits, n’étant plus nécessaires aux mines, seraient vendus avec profit hors du district. Quelques-uns pourraient utiliser leur capital en fondant des industries de montagne et en tirant parti des chutes d’eau, dont toute la force est aujourd’hui réservée aux mines et aux ateliers métallurgiques ; d’autres, je veux bien l’admettre, seraient peut-être réduits à émigrer, mais ils s’expatrieraient dans les conditions les plus favorables, avec un capital d’établissement tout prêt. Dira-t-on qu’un état ne peut adopter des mesures dont le dernier effet serait de le priver d’un certain nombre d’habitans ? Mais il est certain qu’une population peu nombreuse et riche est préférable à une population pullulante et misérable, et que le gouvernement d’une société ne doit avoir d’autre objet que le bien-être de ceux qui la composent. Le Harz d’ailleurs n’est pas toute l’Allemagne, et quel Allemand croit émigrer tant qu’il reste dans les limites de la confédération germanique ?

Quel peut être l’avenir d’un district voué à une industrie dont le terme est fatalement fixé par la nature elle-même ? En un tel problème, un grand principe domine toutes les considérations de détail. Partout où se trouve une source de richesse, il faut se hâter d’en faire jouir la société, parce que la richesse est féconde, et plus tôt elle entre en circulation, plus rapidement elle se multiplie. Quand un capital se reproduit lui-même en vertu de certaines lois naturelles, on comprend aisément qu’on ne le dépense qu’en tenant compte de ces lois : c’est ainsi qu’on n’abat pas une forêt entière d’un seul coup, qu’on observe, pour en tirer le meilleur parti possible, les règles posées par la science et par une longue observation ; mais le capital enfoui dans des mines d’argent et de plomb n’est pas de ceux qui se reproduisent, et la nature ne remplit plus les filons que l’homme a vidés. En pareil cas, un système d’exploitation restreinte est un contre-sens économique, et dans le Harz en particulier il aboutit à ce singulier résultat, qu’établi pour satisfaire tous les intérêts, il n’en satisfait en définitive aucun, puisqu’il ne donne la richesse ni aux individus, ni à l’état.

Y a-t-il quelque grand intérêt social, relatif à la production des métaux précieux, qu’on puisse invoquer dans cette affaire ? Aucun assurément, car la production du Harz est tout à fait insignifiante, comparée à celle des autres pays qui possèdent des mines d’argent. C’est une goutte d’eau dans la mer. Lors même qu’il n’en serait point ainsi, la valeur des argumens que l’on peut invoquer contre le système d’exploitation restreinte du Harz ne serait nullement infirmée. Quel que soit le degré de richesse des filons du Harz, ce qui importe, c’est que cette richesse soit promptement rendue disponible. Si quelqu’un doutait de cette vérité, qu’il réfléchisse à l’heureuse révolution produite par la découverte des mines d’or de l’Australie et de la Californie. On vient, assure-t-on, de trouver dans ce dernier pays des filons d’argent d’une immense étendue et d’une fabuleuse richesse : ne devons-nous pas désirer de les voir exploités aussitôt que possible ? N’importe-t-il pas qu’au déluge d’or des dernières années succède un déluge d’argent ?

Si au point de vue de l’économie politique on peut adresser des critiques à l’administration du Harz, elle ne mérite, au point de vue technique, que des éloges. Elle ne s’endort pas dans la routine, comme des écrivains injustes et superficiels l’ont quelquefois prétendu. Elle a introduit depuis quelques années des innovations remarquables dans les opérations métallurgiques, dans celle notamment qui a pour but de séparer l’argent du plomb, avec lequel il est mélangé. Si elle n’a pas modifié ses fours et sa méthode principale, c’est que tous les essais ont démontré qu’il n’y avait rien de plus convenable pour les minerais du Harz. Aujourd’hui le dédale souterrain des mines de Clausthal et de Zellerfeld est épuisé à l’aide d’une grande galerie d’écoulement (Georg stollen)[7] qui a près de trois lieues de longueur et va aboutir à Grund, sur les confins occidentaux du Harz. Cela n’empêche pas que, pour ouvrir aux mines un nouvel avenir et obtenir l’écoulement des eaux à un niveau encore plus profond, et par conséquent en utilisant moins de force mécanique, on ne construise aujourd’hui une nouvelle galerie, nommée Ernest-Auguste, à 100 mètres au-dessous de l’ancienne. Ce tunnel aura 20 kilomètres de longueur, et on espère l’achever en 1875, après vingt-cinq ans de travaux. L’école des mines de Clausthal est depuis longtemps un centre scientifique important. Des élèves y viennent de toutes les parties de l’Allemagne et même de l’étranger. Pendant l’hiver, enfermés dans les neiges sur le plateau solitaire de Clausthal, rien ne les distrait de leurs études. En été, la monotonie de leur existence n’est interrompue que par de rapides excursions dans les pittoresques vallées du Harz et par des visites aux petites villes placées sur la lisière de la montagne et de la plaine. À Ocker par exemple, ils vont visiter la plus grande fabrique d’acide sulfurique qui existe dans toute l’Allemagne. Cette petite ville d’Ocker, où l’on traite les minerais sortis du Rammelsberg, se trouve à l’extrémité de l’admirable vallée qui porte le même nom.

C’est dans ces curieuses villes du pourtour de la chaîne que la vie du Harz se montre sous un nouveau caractère. Servant de trait d’union entre la plaine et la montagne, elles vivent principalement du commerce de détail, et profitent aussi du passage des nombreux voyageurs qui vont visiter le Harz. La plupart sont en même temps des villes de bains et des lieux de plaisance très fréquentés par les habitans du nord de l’Allemagne, qui ne sont pas assez riches pour aller jusqu’aux Alpes ou pour voyager sur les bords du Rhin. Elles ont un air de bien-être et de prospérité tranquille qui contraste avec la sévérité des montagnes. Non loin d’Ocker, le seul de ces villages qui diffère d’aspect, à cause de ses établissemens insalubres, enveloppés d’acres vapeurs vitrioliques, est la petite ville de Harzburg, ancienne résidence impériale. Là s’ouvre la belle vallée de la Radau. Je me souviens encore d’une promenade faite au sommet d’une colline qui domine cette petite ville. Devant moi s’étendait la plaine allemande dorée par un soleil ardent. Une musique qui jouait dans la vallée, sur la promenade des baigneurs, m’envoyait ses accens affaiblis. Du côté de la montagne, la verdure sombre des pins se mêlait aux tons adoucis des ormes et des hêtres. Tout ce paysage avait une harmonie incomparable et des lignes d’une surprenante beauté. C’est à Harzburg que le chemin de fer qui court parallèlement au Harz amène la plupart des voyageurs qui veulent entreprendre la facile ascension du Brocken. Parmi les autres villes du pourtour du Harz, j’ai déjà nommé Grund, située au pied de l’Iberg, à l’extrémité occidentale de la chaîne. Sur le bord méridional, j’aperçus seulement de loin Osterode, au milieu de ses blanches collines de gypse, et je ne m’arrêtai qu’à Illfeld, bâti au milieu des porphyres et encadré dans un paysage plein de grâce.

Je quittai cette petite ville pour traverser encore une fois tout le Harz, du sud au nord, dans la région moins pittoresque et beaucoup plus triste qui s’étend à l’est du Brocken. D’immenses plateaux ondulés, à demi défrichés, au sol pauvre et misérable, entourent la région d’Elbingerode. Je sortis du Harz par Blankenburg, petite ville bâtie dans une situation pittoresque au pied de la montagne. De la rampe inclinée qui y conduit, on jouit d’une vue admirable. Dans la plaine s’élèvent des lignes de monticules pareils à de grands murs cyclopéens : ce sont les mitrailles du diable, masses de grès régulières qui prennent de loin l’aspect fantastique de fortifications démantelées et de vieilles tours en ruines. Le vieux château de Blankenburg a pendant deux ans servi d’asile à Louis XVIII. Appuyé contre la haute muraille du Harz, il domine cette grande plaine de l’Allemagne du nord où dans mainte bataille sanglante se décidèrent les destinées de l’Europe. Au moment où je quittai Halberstadt, un furieux orage avait éclaté : la pluie tombait par torrens, et je n’entrevis qu’à travers un voile les pittoresques murailles du diable. En me retournant, je n’apercevais déjà plus la montagne, et le Harz, qui m’était apparu dans un jour plein de calme et de douceur, disparut rapidement derrière les nuées sombres qui avaient envahi tout le ciel, sans que je pusse lui adresser un dernier adieu.


AUGUSTE LAUGEL.


  1. 1) On voudra sans doute connaître ces noms. Les citer, c’est en effet passer en revue les principaux filons du Harz. District de Clausthal. — On y trouve : 1o le revier du filon Bürgstädter supérieur, comprenant cinq mines : Dorothée, Caroline, Bergmannstrost consolation du mineur), Gabe Gottes don de Dieu) et Rosenbusch buisson de roses) ; 2o le revier du filon Bürgstädter moyen, avec les mines d’Elisabeth, de la vieille et de la jeune Marguerite ; 3o le reviervdu filon Bürgstädter inférieur, avec Anna Eléonore, Kranich, comte George-Guillaume, roi Guillaume, reine Charlotte ; 4o le revier du filon nommé Rosenhöfer, traversé par les mines tour de Rosenhaf, Alt-Segen, Silber-Segen ; 5o le revier du filon Bergwerkwohl-fart pèlerinage du mineur) avec une seule mine qui porte le même nom.
    District de Zellerfeld. — Il se divise : 1o en revier de Zellerfeld, comprenant les mines de Silberring et silberschnurr bague et ceinture d’argent), Regenbogen arc-en-ciel), Juliane-Sophie et Hülfe Gottes secours de Dieu) ; 23 revier de Lautenthal avec les mines de Lautenthals Glück bonheur de Lautenthal) et Comte-Auguste.
    District d’Andreasberg. — Il comprend : 1o le revier intérieur traversé par les mines de Catherine Neufang, Samson, Bergmannstrost, Gnade Gottes grâce de Dieu) et Abendröthe rougeur du soir) ; 2o le revier extérieur avec les mines d’Andreaskreuz et de Felicitas.
  2. Ces costumes retracent, par mille détails symboliques, les incidens du travail habituel des mines, des usines ou des forêts ; les couleurs noire, blanche et verte y dominent. Je n’eus pas l’occasion de voir ces habits de gala dans le Harz ; mais un heureux hasard me conduisit peu de temps après en Saxe, à Freiberg, dans l’Erzgebirge, au moment de la visite du roi Jean et du grand-duc de Toscane. Je ne me souviens pas d’avoir rien vu d’aussi bizarre que les troupes de mineurs, d’usiniers et de forestiers réunies pour défiler devant leur souverain. Les têtes enveloppées de coiffes blanches et recouvertes de grands feutres noirs ou de cylindres verts avec des plumés, les culottes courtes avec genouillères, les habits serrés à la taille et ornés d’épaulettes de mineur, les petits tabliers en cuir, les instrumens variés portés par les diverses corporations, tout cela formait un ensemble des plus pittoresques.
  3. Glück auf, ces mots ne peuvent guère se traduire littéralement ; « sortie heureuse ! , en donne a peu-près le sens, mais n’en rend pas la force et le tour.
  4. A côté de 200,000 morgen de bois 52,420 hectares), il y a seulement 20,000 morgen 5,242 hectares) environ de terrains réservés pour les cultures, les villes et les villages ; encore les conditions de la propriété y sont-elles des plus singulières : l’état ne fait en quelque sorte que concéder ces terrains, et il peut les racheter à très bas prix pour faire des fouilles, élever des bâtimens, et en général toutes les fois qu’il en a besoin dans l’intérêt de l’industrie métallurgique.
  5. L’administration, très préoccupée des perfectionnemens qu’il convient d’apporter dans la préparation mécanique des minerais, venait, au moment où je passai dans le Harz, de faire construire, pour les soumettre à l’essai, les machines les plus perfectionnées qu’on emploie dans divers pays ; quelques-unes fonctionnaient déjà.
  6. Les habitans du Harz, longtemps exempts du service militaire, ont depuis quelques années perdu ce privilège. Ce sont d’excellens soldats, agiles et intelligens.
  7. Le niveau d’écoulement est à 248 mètres de profondeur dans les mines Dorothée et Caroline. La galerie George est navigable et a coûté 1,545,532 francs ; elle a été construite de 1777 à 1799.