Les Misères de la femme mariée

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Les Misères de la Femme mariée, où se peuvent voir les peines et tourmens qu’elle reçoit durant sa vie.
Nicole Estienne Liébaut

vers 1587
Les Misères de la Femme mariée, où se peuvent voir les peines et tourmens qu’elle reçoit durant sa vie, mis en forme de stances par Madame Liebault1.
À Paris, chez Pierre Menier, demeurant à la Porte Sainct Victor. In-8.

À Madame de Medine,
religieuse aux Ammurez de Rouen.

Madame, les hommes, en géneral, sont si divers en leurs opinions, que, par manière de dire, chacun veut maintenir la sienne particulière avecques des raisons bien souvent qui sont du tout alienées de raison. Les philosophes du temps passé nous ont laissé à la memoire que la nature, qui est le Dieu supresme, avoit mis entre mains aux hommes, pour s’en servir, certaine espèce de biens qu’ils appelloient indifferens, c’est-à-dire qui n’apportoient ny bien ny mal aux hommes, si non autant que les hommes les applicquoient à l’usage, fust à bien ou à mal, comme l’on peut dire de l’or, l’argent, le fer et autres metaux, et bref de toutes choses inanimées. Ainsi avons-nous en la police, tant civile que mesme en l’ecclesiastique, certaines choses qui sont indifferentes, et non pas necessaires du tout, comme, en celle-cy, nous autres, qui sommes plus zelés, ne sommes tenus de croire outre et pardessus ce qui est comprins dans les tables de la loy que Dieu nous a données par le bon père Moyse, et ce que l’Eglise nous commande de croire, le reste demeurant à la discretion d’un chacun. Que si l’on nous propose quelque chose davantage, c’est plustost par conseil que par ordonnance et commandement exprès. Tout de mesme en la police civile, prenant pour exemple le subjet du present livret que je vous ay adressé : car c’est bien une chose que le mariage, qui demeure entierement à la disposition volontaire des hommes contre les necessitez qu’y apportoient jadis les anciens ethniques et payens, ne differans en beaucoup de choses des bestes bruttes que de la seule parole. Et ce vaisseau d’election, monsieur sainct Paul, en parlant en ses epistres, dit en ces termes, que qui se marie fait bien, mais qui ne se marie pont fait encore mieux. Comme s’il vouloit entendre que l’on s’en abstînt pour vouer à Dieu sa virginité, ce qui ne se peut toutes fois maintenir aisement ny observer un tel vœu sans y apporter pour aide et support la prière, le jeusne et la solitude, ainsi que vous faites, Madame, qui est un genre de vie, à la verité, qui excelle d’autant le mariage, que la contemplative a tousjours esté preferée à l’active ; ce que Dieu mesme confirme de sa propre bouche en son sainct Evangile, parlant des deux sœurs qui avoient suivy divisement et l’une et l’autre vie, quand il dit que celle qui avoit delaissé la cure des choses terriennes pour vacquer à la priere avoit esleu la meilleure part, sans le prendre au subjet qui est traicté dans ce livret, ny pour les occasions qu’il rapporte concurer souvent avec le mariage, ce que vous verrez plus amplement comme le permettra vostre loisir, vous suppliant, au reste, de le prendre en bonne part, et que par la souvenance que j’ay eue de vous, vous, en pareil, ayez souvenance de moy en vos bonnes prieres, que Dieu vueille exaucer. Adieu.

Votre très humble et très affectionné,

Claude Levillain.ectionné,

Sonnet à la dicte dame.

Mon Dieu ! que l’homme est souvent miserable !
Souvent je dy, mais, las ! c’est pour tousjours,
Le long des nuicts, tout le long de ses jours,
Estant debout, ou assis à la table.

C’est un sablon inconstant et muable
Comme le vent ; c’est un fourneau d’amours,
Suivant ses veux par mille ordes destours,
Subjet d’envie et la chasse du diable.

Que s’il desire arrester ses malheurs,
Ainsi que toy, qu’il monstre ses douleurs
Au Medecin et de mort et de vie,

Disant : Mon Dieu, aye pitié de moy ;
Donne-moy paix et me retire à toy,
Car mon ame est de trop de maux suivie.

Les Misères de la Femme mariée2.

Muses, qui chastement passez vostre bel aage
Sans vous assujettir aux loix du mariage,
Sçachant combien la femme y endure de mal,
Favorisez-moy tant que je puisse descrire
Les travaux continus et le cruel martyre
Qui sans fin nous tallonne en ce joug nuptial.

Du soleil tout voyant la lampe journalière
Ne sçauroit remarquer, en faisant sa carrière,
Rien de plus miserable et de plus tourmenté
Que la femme subjette à ces hommes iniques
Qui, depourveuz d’amour, par leurs loix tiraniques,
Se font maistres du corps et de la volonté.

Ô grand Dieu tout-puissant ! si la femme, peu caute3,
Contre ton sainct vouloir avoit fait quelque faute,
Tu la devois punir d’un moins aigre tourment ;
Mais, las ! ce n’est pas toy, Dieu remply de clemence,
Qui de tes serviteurs pourchasses la vengeance :
Tout ce mal’heur nous vient des hommes seulement.

Voyant que l’homme estoit triste, melancolique,
De soy-mesme ennemy, chagrin et fantastique,
Afin de corriger ce mauvais naturel,
Tu luy donnas la femme, en beautez excellente,
Pour fidèle compagne, et non comme servante,
Enchargeant à tous deux un amour mutuel.

Ô bien heureux accord ! ô sacrée alliance !
Present digne des cieux, gracieuse accointance,
Pleine de tout plaisir, de grace et de douceur,
Si l’homme audacieux n’eust, à sa fantaisie,
Changé tes douces loix en dure tyrannie
Ton miel en amertume, et ta paix en rigueur !

À peine maintenant sommes-nous hors d’enfance,
Et n’avons pas encor du monde cognoissance,
Que vous taschez desjà par dix mille moyens,
Par presens et discours, par des larmes contraintes,
À nous embarasser dedans vos labyrintes,
Vos cruelles prisons, vos dangereux liens.

Et comme l’oiseleur, pour les oiseaux attraire
En ses pipeuses rhets, sçait sa voix contrefaire,
Aussi vous, par escrits cauteleux et rusez,
Faites semblant d’offrir vos bien humbles services
À nous, qui, ne sçachant vos fraudes et malices,
Ne pensons que vos cœurs soient ainsi desguisez.

Nous sommes vostre cœur, nous sommes vos maistresses4 ;
Ce ne sont que respects, ce ne sont que caresses ;
Le ciel, à vous ouïr, ne vous est rien au pris ;
Puis vous sçavez donner quelque anneau, quelque chaisne,
Pour nous reduire après en immortelle gesne.
Ainsi par des appas le poisson se sent pris.

Mais quelle deité ne seroit point surprise
En vous voyant user de si grande feintise ?
Et voyant de vos yeux deux fontaines couler,
Qui penseroit, bon Dieu ! qu’un si piteux visage,
Avec la cruauté d’un desloyal courage,
Couvassent le poison sous un brave parler ?

Ainsi donc, nous laissons la douceur de nos mères,
La maison paternelle, et nos sœurs et nos frères,
Pour à vostre vouloir, pauvrettes, consentir ;
Et un seul petit mot promis à la legère
Nous fait vivre à jamais en peine et en misère,
En chagrin et douleur par un tard repentir.

Le jour des nopces vient, jour plein de fascherie,
Bien qu’il soit desguisé de fraude et tromperie,
Borne de nos plaisirs, source de nos tourmens.
Si de bon jugement nos ames sont atteintes,
Nous descouvrons à l’œil que ces liesses feintes
Ne servent en nos maux que de desguisement.

Le son des instrumens, les chansons nompareilles,
Qui d’accords mesurez ravissent les oreilles,
Les chemins tapissez, les habits somptueux,
Les banquets excessifs, la viande excellente,
Semblent representer la boisson mal plaisante,
Où l’on mesle parmy quelque miel gracieux.

Encore maintenant, pour faire un mariage,
On songe seulement aux biens et au lignage,
Sans cognoistre les mœurs et les complexions ;
Par ainsi, ce lien trop rigoureux assemble
Deux contraires humeurs à tout jamais ensemble,
Dont viennent puis après mille discensions.

On ne sçauroit penser combien la jeune femme
Endure de tourment et au corps et à l’ame,
Subjette à un vieillard remply de cruauté
Qui jouit à son gré d’une jeunesse telle
Pour ce qu’il la veut faire ou dame ou damoiselle,
Et pour ce qu’il est grand en biens et dignité.

Luy qui avoit coustume auparavant, follastre,
De diverses amours ses jeunes ans esbattre,
Entretenant sa vie en toute oisiveté,
Se sent or’ accablé de quelque mal funeste,
Qui, malgré qu’il en ait, dans son lit le moleste,
Assez digne loyer de sa lubricité.

La femme prend le soin d’apprester les viandes
Qui au goust du vieillard seront les plus friandes,
Sans prendre aucun repos ny la nuict ny le jour ;
Et luy, se souvenant de sa folle jeunesse,
Si tant soit peu sa femme aucune fois le laisse,
Pense qu’elle luy veut jouer un mauvais tour.

Et lors c’est grand pitié : car l’aspre jalouzie
Tourmente son esprit, le met en frenaisie,
Et chasse loin de luy tout humain sentiment.
Les plus aigres tourmens des ames criminelles
Ne sont pour approcher des peines moins cruelles
Que ceste pauvre femme endure injustement.

Aussi voit-on souvent qu’un homme mal-habille,
Indigne, espouzera quelque femme gentille,
Sage, de rare esprit et de bon jugement,
Mais luy, ne faisant cas de toute sa science
(Comme la cruauté suit tousjours l’ignorance),
L’en traitera plus mal et moins humainement.

Au lieu que si c’estoit un discret personnage,
Qui avec le sçavoir eust de raison l’usage,
Il la rechercheroit et en feroit grand cas,
Se reputant heureux que la grace divine
D’un don si precieux l’auroit estimé digne.
Mais certes un tel homme est bien rare icy-bas.

Si le cynique grec, au milieu d’une ville,
N’en peut trouver un seul entre plus de dix mille,
Tenant en plain midy la lanterne en sa main,
Je pense qu’il faudroit une torche bien claire
En ce temps corrompu, et se pourroit bien faire
Qu’on despendroit le temps et la lumière en vain.

Car vrayment c’est l’esprit et ceste ame divine,
Recognoissant du ciel sa première origine,
Qui fait le vertueux du nom d’homme appeller,
Et non pas celuy-là qui seulement s’arreste
Au corruptible corps, commun à toute beste
Qui vit dessous les eaux, sur la terre ou en l’air.

Il seroit donc besoin de grande prevoyance
Ains que faire un accord d’une telle importance,
Qui ne peut seulement que par mort prendre fin,
Attendu pour certain que ce n’est chose aisée,
À quelque homme que soit une femme espouzée,
De la voir sans ennuy, sans peine et sans chagrin.

S’elle en espouse un jeune, en plaisirs et liesse,
En delices et jeux passera sa jeunesse,
Despendra son argent sans qu’il amasse rien.
Bien que sa femme soit assez gentille et belle,
Si aura-il tousjours quelque amie nouvelle,
Et sera reputé des plus hommes de bien.

Car c’est par ce moyen que l’humaine folie
A du grand Jupiter la puissance establie,
Pour ce que, mesprisant sa Junon aux beaux yeux,
Sans esclaver5 son cœur sous le joug d’hymenée,
Suivant sa volonté lasche et desordonnée,
Il sema ses amours en mille et mille lieux.

Et quoy ! voyons-nous pas qu’ils confessent eux-mesmes,
Si l’on se sent espris de quelque amour extrême,
Pour en estre delivre il se faut marier,
Puis, sans avoir esgard à serment ny promesses,
Faire ensemble l’amour à diverses maistresses,
Et non en un endroit sa volonté fier.

Si c’est quelque pauvre homme, helas ! qui pourroit dire
La honte, le mespris, le chagrin, le martyre
Qu’en son pauvre mesnage il luy faut endurer !
Elle seulle entretient sa petite famille,
Eslève ses enfans, les nourrit, les habille,
Contre-gardant son bien pour le faire durer.

Et toutes fois encor l’homme se glorifie
Que c’est par son labeur que la femme est nourrie,
Et qu’il apporte seul ce pain à la maison.
C’est beaucoup d’acquerir, mais plus encor je prise
Quand l’on sçait sagement garder la chose acquise :
L’un despend de fortune, et l’autre de raison.

S’elle en espouze un riche, il faut qu’elle s’attende
D’obeir à l’instant à tout ce qu’il commande,
Sans oser s’enquerir pour quoy c’est qu’il le fait.
Il veut faire le grand, et, superbe, desdaigne
Celle qu’il a choisie pour espouze et compaigne,
En faisant moins de cas que d’un simple valet.

Mais que luy peut servir d’avoir un homme riche,
S’il ne laisse pourtant d’estre villain et chiche ?
S’elle ne peut avoir ce qui est de besoin
Pour son petit mesnage ? Ou si, vaincu de honte,
Il donne quelque argent, de luy en rendre compte,
Comme une chambrière, il faut qu’elle ait le soin.

Et cependant monsieur, estant en compagnie,
Assez prodiguement ses escus il manie,
Et hors de son logis se donne du bon temps ;
Puis, quand il s’en revient, fasché pour quelque affaire,
Sur le sueil de son huis laisse la bonne chère6.
Sa femme a tous les cris, d’autres le passe-temps.

Il cherche occasion de prendre une querelle,
Qui sera bien souvent pour un bout de chandelle,
Pour un morceau de bois, pour un voirre cassé.
Elle, qui n’en peut mais, porte la folle enchère,
Et sur elle à la fin retombe la colère
Et l’injuste courroux de ce fol insensé.

Ainsi de tous costez la femme est miserable,
Subjette à la mercy de l’homme impitoyable,
Qui luy fait plus de maux qu’on ne peut endurer.
Le captif est plus aise, et le pauvre forçaire
Encor en ses mal heurs et l’un et l’autre espère ;
Mais elle doit sans plus à la mort esperer.

Ne s’en faut esbahir, puis qu’eux, pleins de malice,
N’ayans autre raison que leur seulle injustice,
Font et rompent les loix selon leur volonté,
Et, usurpans tous seuls, à tort, la seigneurie
Qui de Dieu nous estoit en commun departie,
Nous ravissent, cruels ! la chère liberté.

Je laisse maintenant l’incroyable tristesse
Que ceste pauvre femme endure en sa grossesse ;
Le danger où elle est durant l’enfantement,
La charge des enfans, si penible et fascheuse ;
Combien pour son mary elle se rend soigneuse,
Dont elle ne reçoit pour loyer que tourment.

Je n’auray jamais fait si je veux entreprendre,
Ô Muses ! par mes vers de donner à entendre
Et nostre affliction et leur grand’ cruauté,
Puis, en renouvellant tant de justes complaintes,
J’ay peur que de pitié vos ames soient atteintes,
Voyant que vostre sexe est ainsi maltraicté.


1. Cette madame Liébaut, dont les talents poétiques nous sont ici révélés, est Nicole Estienne, fille de l’imprimeur Charles Estienne, et femme du médecin Jean Liébaut, dont on a plusieurs ouvrages importants pour l’agriculture et la médecine. Elle étoit, dit-on, fort savante ; ce qui suit prouve qu’elle avoit aussi beaucoup de sens et d’esprit. M. Brunet, dans son Manuel, t. 3, p. 131, parlant de cette pièce, dont il cite une autre édition publiée à Rouen, donne à l’auteur le nom grec d’Olympe, qui convenoit assez à la fille d’un Estienne.

2. Ces stances semblent avoir été faites pour être la contrepartie de celles de Desportes contre le mariage.

3. Du latin cautus, prenant ses précautions, prévoyant.

4. Ce mot, qui correspond, et, comme dit Henri Estienne (Traicté de la conformité du langage françois avec le grec, Paris, 1569, p. 46), qui « a convenance avec le latin domina », n’étoit pas d’un usage très ancien dans le langage des amoureux. Brantôme, en faisant remarquer que « ce mot de maistresse ne s’usoit » du temps du petit Jean de Saintré, semble indiquer, ce qui est probable, qu’il datoit de son temps à lui. (Dames galantes, disc. 4.) — Il est employé ici dans le vrai sens qu’il dut d’abord avoir.

5. Ce vieux mot, dont la perte est très regrettable, se trouve dans Montaigne (Essais, liv. 1, ch. 29). Desportes l’a employé dans les stances citées plus haut, ainsi que Ronsard dans son 49e sonnet :

Ni ses beautés, en mille cœurs écrites
N’ont esclavé ma libre affection.

6. C’est-à-dire bon accueil, bon visage. Chère, qui vient de l’italien chiera (mine), ne s’employoit pas alors dans un autre sens.