Les Mystères d’Udolphe/1/9

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Traduction par Victorine de Chastenay.
Maradan (1p. 189-210).

CHAPITRE IX.

Le lendemain matin Emilie fit allumer du feu dans la chambre à coucher de son père, et s’y rendit pour brûler ses papiers : elle ferma la porte, afin d’empêcher qu’on ne la surprît, et ouvrit le cabinet où les manuscrits étoient serrés. Près d’une grande chaise, dans un coin du cabinet, étoit la même table où elle avoit vu son père dans la nuit qui précéda son départ ; elle ne doutoit pas que les papiers dont il avoit parlé, ne fussent ceux mêmes dont la lecture lui causoit alors tant d’émotion.

La vie solitaire qu’Emilie avoit menée, les mélancoliques sujets de ses pensées habituelles, l’avoient rendue susceptible de croire aux revenans, aux fantômes ; c’étoit la preuve d’un esprit fatigué. Combien il étoit affreux qu’une raison aussi solide que la sienne pût céder, même un seul instant, aux rêveries de la superstition, ou plutôt aux écarts d’une imagination trompeuse ! C’étoit sur-tout en se promenant le soir dans la maison devenue déserte, qu’elle avoit frémi plus d’une fois à de prétendues apparitions, qui ne l’auroient jamais frappée lorsqu’elle étoit heureuse ; telle étoit la cause de l’effet qu’elle éprouva, quand élevant les yeux pour la seconde fois, sur la chaise placée dans un coin obscur, elle y vit l’image de son père. Emilie resta dans un état de stupeur, puis sortit précipitamment. Bientôt elle se reprocha sa foiblesse, en accomplissant un devoir aussi sérieux, et elle r’ouvrit le cabinet. D’après l’instruction de Saint-Aubert, elle trouva bientôt la pièce de parquet qu’il avoit décrite ; et dans le coin, près de la fenêtre, elle reconnut la ligne qu’il avoit désignée ; elle appuya, la planche glissa d’elle-même. Emilie vit la liasse de papiers, quelques feuilles éparses et la bourse de louis ; elle prit le tout d’une main tremblante, reposa la planche, et se disposoit à se relever, quand l’image qui l’avoit alarmée, se retrouva placée devant elle ; elle se précipita dans la chambre, et se jeta sur une chaise presque sans connoissance ; sa raison revint et surmonta bientôt cette effrayante, mais pitoyable surprise de l’imagination. Elle retourna aux papiers ; mais elle avoit si peu sa tête, que ses yeux involontairement se portèrent sur les pages ouvertes ; elle ne pensoit pas qu’elle transgressoit l’ordre formel de son père, mais une phrase d’une extrême importance réveilla son attention et sa mémoire. Elle abandonna les papiers, mais elle ne put éloigner de son esprit les mots qui ranimoient si vivement et sa terreur et sa curiosité ; elle en étoit vivement affectée. Plus elle méditoit, et plus son imagination s’enflammoit. Pressée des motifs les plus impérieux, elle vouloit percer le mystère que cette phrase indiquoit ; elle se repentoit de l’engagement qu’elle avoit pris, elle douta même qu’elle fût obligée de le remplir, mais son erreur ne fut pas longue.

« J’ai promis, se dit-elle, et je ne dois pas discuter, mais obéir. Écartons une tentation qui me rendroit coupable, puisque je me sens assez de force pour résister ». Aussi-tôt tout fut consumé.

Elle avoit laissé la bourse sans l’ouvrir ; mais s’appercevant qu’elle contenoit quelque chose de plus fort que des pièces de monnoie, elle se mit à l’examiner. Sa main les y plaça, disoit-elle, en baisant chaque pièce et les couvrant de ses larmes ; sa main qui n’est plus qu’une froide poussière. Au fond de la bourse étoit un petit paquet ; elle l’ouvrit : c’étoit une petite boîte d’ivoire, au fond de laquelle étoit le portrait d’une… dame. Elle tressaillit. La même, s’écria-t-elle, que pleuroit mon père ! Elle ne put, en la considérant, en assigner la ressemblance ; elle étoit d’une rare beauté : son expression particulière étoit la douceur ; mais il y régnoit une ombre de tristesse et de résignation.

Saint-Aubert n’avoit rien prescrit au sujet de cette peinture. Emilie crut pouvoir la conserver ; et se rappelant de quelle manière il avoit parlé de la marquise de Villeroy, elle fut portée à croire que ce pouvoit être son portrait : elle ne voyoit pourtant aucune raison pour qu’il eût gardé le portrait de cette dame.

Emilie regardoit cette peinture ; elle ne concevoit pas l’attrait qu’elle trouvoit à la contempler, et le mouvement d’amour et de pitié qu’elle ressentoit en elle. Des boucles de cheveux bruns jouoient négligemment sur un front découvert ; le nez étoit presque aquilin. Les lèvres sourioient, mais c’étoit avec mélancolie ; ses yeux bleus se levoient au ciel avec une langueur aimable, et l’espèce de nuage répandu sur toute sa physionomie, sembloit exprimer la plus vive sensibilité.

Emilie fut tirée de la rêverie profonde où ce portrait l’avoit jetée, en entendant retomber la porte du jardin : elle reconnut Valancourt qui se rendoit au château ; elle resta quelques momens pour se remettre. Quand elle aborda Valancourt au salon, elle fut frappée du changement qu’elle remarqua sur son visage depuis leur séparation en Roussillon ; la douleur et l’obscurité l’avoient empêchée de s’en appercevoir la veille : mais l’abattement de Valancourt céda à la joie qu’il ressentit de la voir. Vous voyez, lui dit-il, j’use de la permission que vous m’avez accordée : je viens vous dire adieu, et c’est hier seulement que j’ai eu le bonheur de vous rencontrer.

Emilie sourit foiblement, et, comme embarrassée de ce qu’elle lui diroit, elle lui demanda s’il y avoit long-temps qu’il étoit de retour en Gascogne. — J’y suis depuis… dit Valancourt en rougissant, après avoir eu le malheur de quitter des amis qui m’avoient rendu le voyage des Pyrénées si délicieux. J’ai fait une assez longue tournée.

Une larme vint aux yeux d’Emilie pendant que Valancourt parloit ; il s’en apperçut, parla d’autre chose : il loua le château, sa situation, les points de vue qu’il offroit. Emilie, fort en peine de soutenir la conversation, saisit avec plaisir un sujet indifférent : ils descendirent sur la terrasse, et Valancourt fut enchanté de la rivière, de la prairie, des tableaux multipliés que présentoit la Guyenne.

Il s’appuya sur la terrasse, et contemplant le cours rapide de la Garonne : Il n’y a pas long-temps, dit-il, que j’ai remonté jusqu’à sa source ; je n’avois pas alors le bonheur de vous connoître, car j’aurois douloureusement senti votre absence.

Valancourt, en lui parlant des aspects divers dont ses yeux avoient été frappés, donnoit à sa voix un accent d’une extrême tendresse. Quelquefois il s’exaltoit avec tout le feu du génie bientôt après il sembloit à peine s’occuper de l’objet de leur entretien. Ces discours ramenoient Emilie à l’idée continuelle de son père ; son image se retrouvoit dans tous les tableaux.

Valancourt s’assit près d’elle ; mais il étoit muet et tremblant. À la fin il dit d’une voix entrecoupée : Ce lieu charmant ! je vais le quitter ; je vais vous quitter peut-être pour toujours. Ces momens peuvent ne revenir jamais ; je ne veux point les perdre. Souffrez cependant que, sans affecter votre délicatesse et votre douleur, je vous exprime une fois tout ce que votre bonté m’inspire d’admiration et de reconnoissance. Oh ! si je pouvois quelque jour avoir le droit d’appeler amour le vif sentiment…

L’émotion d’Emilie ne lui permit pas de répliquer, et Valancourt ayant jeté les yeux sur elle, la vit pâlir et prête à se trouver mal : il fit un mouvement involontaire pour la soutenir, ce mouvement la fit revenir à elle avec une sorte d’effroi. Quand Valancourt reprit la parole, tout, jusqu’au son de sa voix, respiroit l’amour le plus tendre. — Je n’oserois, ajouta-t-il, vous entretenir de moi plus long-temps ; mais ce moment cruel auroit moins d’amertume, si je pouvois emporter l’espoir que l’aveu qui m’est échappé ne m’exclura pas désormais de votre présence.

Emilie fit un autre effort pour surmonter la confusion de ses pensées : elle craignoit de trahir son cœur, et de laisser voir la préférence qu’il accordoit à Valancourt : elle craignoit d’encourager ses espérances. En si peu de temps, il est vrai, elle avoit apprécié Valancourt, et l’opinion de son père avoit confirmé la sienne. La pensée de se séparer de Valancourt lui paroissoit si pénible, qu’elle ne pouvoit pas l’endurer ; mais la certitude qu’elle en avoit, ajoutoit à ses craintes sur la partialité de son jugement. Elle hésitoit d’autant plus à lui témoigner ce qu’elle sentoit, que son cœur l’en pressoit avec trop de vivacité. Cependant elle reprit courage, pour dire qu’elle se trouvoit honorée par le suffrage d’une personne pour laquelle Son père avoit tant d’estime.

— Il m’a donc alors jugé digne de son estime, dit Valancourt avec la timidité du doute ? Puis se reprenant, il ajouta : — Pardonnez cette question ; je sais à peine ce que je veux dire. Si j’osois me flatter de votre indulgence, si vous me permettiez l’espérance d’obtenir quelquefois de vos nouvelles, je vous quitterais avec bien plus de tranquillité.

Emilie répondit, après un moment de silence : Je serai sincère avec vous ; vous voyez ma position, et, je suis sûre, vous vous y conformerez. Je vis ici dans la maison, qui fut celle de mon père ; mais j’y vis seule. Je n’ai plus, hélas ! de parens dont la présence puisse autoriser vos visites…

Je n’affecterai pas de ne pas sentir cette vérité, dit Valancourt. — Puis il ajouta tristement : mais qui me dédommagera de ce que me coûte ma franchise ? Au moins, consentirez-vous que je me présente à votre famille ?

Emilie confuse, hésitoit à répliquer ; elle en sentoit la difficulté. Son isolement, sa situation, ne lui laissoient pas un ami dont elle pût recevoir un conseil. Madame Chéron, sa seule parente, n’étoit occupée que de ses propres plaisirs ; ou se trouvoit tellement offensée de la répugnance d’Emilie à quitter la Vallée, qu’elle sembloit ne plus songer à elle.

— Ah ! je le vois, dit Valancourt après un long silence, je vois que je me suis trop flatté. Vous me jugez indigne de votre estime. Fatal voyage ! je le regardois comme la plus heureuse époque de ma vie : ces jours délicieux empoisonneront mon avenir. Combien de fois je me les suis rappelés avec autant de crainte que d’espoir ! et pourtant, jamais, jusqu’à ce moment, je n’en avois regretté la douceur enchanteresse.

Alors il se leva brusquement, et parcourut la terrasse à grands pas. Le désespoir se peignoit dans tous ses traits, Emilie en fut attendrie. Les mouvemens de son cœur triomphèrent de sa timidité ; et quand il se fut rapproché d’elle, elle lui dit avec une voix qui la trahissoit : Vous nous faites tort à tous les deux, quand vous dites que je vous crois indigne de mon estime. Je dois avouer que vous la possédez depuis long-temps, et, et…

Valancourt attendoit impatiemment la fin de cette phrase, mais les mots expirèrent sur ses lèvres. Ses yeux néanmoins réfléchissoient toutes les émotions de son cœur ; Valancourt passa subitement du découragement à la joie. — Emilie, s’écria-t-il, mon Emilie ! Ciel ! comment soutenir cet instant.

Il pressa la main d’Emilie contre ses lèvres ; elle étoit froide et tremblante, Valancourt la vit pâlir. Elle se remit assez promptement, et lui dit avec un sourire : Je ne suis pas, je crois, rétablie du coup affreux que mon cœur a reçu.

— Je suis sans excuses moi-même, dit Valancourt ; mais je ne parlerai plus de ce qui peut émouvoir votre sensibilité.

Puis oubliant sa résolution, il se remit à parler de lui. — Vous ne savez pas, lui dit-il, quels tourmens j’ai soufferts près de vous, lorsque sans doute, si vous m’honoriez d’une pensée, vous deviez me croire bien loin d’ici. Je n’ai cessé d’errer toutes les nuits autour de ce château, dans une obscurité profonde ; il m’étoit délicieux de savoir que j’étois enfin près de vous. Je jouissois de l’idée que je veillois autour de votre retraite, et que vous goûtiez le sommeil : ces jardins ne me sont pas nouveaux. Un soir j’avois franchi la haie, je passai une des heures les plus heureuses de ma vie, sous la fenêtre que je croyois la vôtre.

Emilie s’informa combien de temps Valancourt avoit été dans le voisinage. — Plusieurs, jours, répondit-il ; je voulois profiter de la permission que m’avoit donnée M. Saint-Aubert. Je ne conçois pas comment il eut cette bonté ; mais, quoique je le désirasse vivement, quand le moment approchoit je perdois courage, et je différois ma visite. Je logeois dans un village à quelque distance, et je parcourois avec mes chiens les environs de ce charmant pays, soupirant après le bonheur de vous rencontrer, et n’osant pas vous aller voir.

La conversation se prolongeoit sans qu’ils songeassent à la fuite des instans. Valancourt, à la fin, parut se recueillir. Il faut que je parte, dit-il tristement, mais c’est avec l’espérance de vous revoir, et celle d’offrir mes respects à votre famille : que votre bouche me confirme cet espoir. Mes parens se féliciteront toujours de connoître un ancien ami de mon père, dit Emilie. Valancourt lui baisa la main ; il restoit encore sans pouvoir s’éloigner. Emilie se taisoit ; ses yeux étoient baissés, et ceux de Valancourt demeuroient attachés sur elle. En ce moment des pas précipités se firent entendre derrière le platane. Emilie, tournant doucement la tête, apperçut tout-à-coup madame Chéron : elle rougit, un tremblement subit s’empara d’elle, elle se leva pourtant pour aller au-devant de sa tante. Bonjour, ma nièce, dit madame Chéron en jetant un regard de surprise et de curiosité sur Valancourt ; bonjour, ma nièce, comment vous portez-vous ? Mais la question n’est pas nécessaire, et votre figure indique assez que vous avez déjà pris votre parti sur votre perte.

— Ma figure, en ce cas, me fait injure, madame ; la perte que j’ai faite ne peut jamais se réparer.

— Bon ! bon ! je ne veux pas vous chagriner. Vous me paroissez tout comme votre père… et certes il auroit été bien heureux pour lui, le pauvre homme, qu’il eût d’un caractère différent !

Elle ne répliqua point, et lui présenta Valancourt affligé. Il salua respectueusement ; madame Chéron lui rendit une révérence courte, et le regarda d’un air dédaigneux. Après quelques momens, il prit congé d’Emilie d’un air qui lui témoignoit assez la douleur de s’éloigner d’elle, et de la laisser dans la société de madame Chéron.

Quel est ce jeune homme, dit madame Chéron avec un ton aigre ? un de vos adorateurs, je suppose ? Mais je vous croyois, ma nièce, un trop juste sentiment des convenances pour recevoir les visites d’un jeune homme dans l’état d’isolement où vous êtes. Le monde observe de pareilles fautes ; on en parlera, c’est moi qui vous le dis.

Emilie offensée d’une si violente sortie, auroit bien voulu l’interrompre ; mais madame Chéron continua : Il est fort nécessaire, que vous vous trouviez sous la direction d’une personne plus en état de vous guider que vous-même.

À la vérité, j’ai peu de loisir pour une tâche semblable ; néanmoins, puisque votre pauvre père m’a demandé à son dernier moment, de surveiller votre conduite, je suis obligée de m’en charger ; mais sachez bien, ma nièce, que si vous ne vous déterminez pas à la plus grande docilité, je ne me tourmenterai pas long-temps à votre sujet.

Emilie n’essaya point de répondre. La douleur, l’orgueil, le sentiment de son innocence, la continrent jusqu’au moment où la tante ajouta : Je suis venue vous chercher pour vous mener à Toulouse. Je suis fâchée, après tout, que votre père soit mort avec si peu de fortune. Quoi qu’il en soit, je vous prendrai dans ma maison. Il fut toujours plus généreux que prévoyant, votre père ; autrement il n’eût pas laissé sa fille à la merci de ses parens.

— Aussi ne l’a-t-il pas fait, dit Emilie avec sang-froid. Le dérangement de sa fortune ne vient pas entièrement de cette noble générosité qui le distinguoit : les affaires de M. Motteville peuvent se liquider, je l’espère, sans ruiner ses créances, et jusqu’à ce moment je me trouverai fort heureuse de résider à la Vallée.

— Je n’en doute pas, dit madame Chéron avec un sourire plein d’ironie, je n’en doute pas ; et je vois combien la tranquillité, la retraite, ont été salutaires au rétablissement de vos esprits. Je ne vous croyois pas capable, ma nièce, d’une duplicité comme celle-là. Quand vous me donniez une telle excuse, j’y croyois bonnement ; je ne m’attendois sûrement pas à vous trouver un compagnon aussi aimable que ce M. la Val… J’ai oublié son nom.

Emilie ne pouvoit plus long-temps endurer ces indignités. Mon excuse étoit fondée, madame, lui dit-elle, et plus que jamais j’apprécie aujourd’hui la retraite que je desirois alors. Si le but de votre visite est seulement d’ajouter l’insulte aux chagrins de la fille de votre frère, vous auriez pu me l’épargner.

— Je vois que j’ai pris une tâche pénible, dit madame Chéron en devenant fort rouge.

— Je suis sûre, madame, dit Emilie, qui s’efforçoit de retenir ses larmes, je suis sûre que mon père ne pensoit pas ainsi. J’ai le bonheur de me rappeler que ma conduite sous ses yeux lui procuroit le plaisir de l’approbation. Il me seroit affligeant de désobéir à la sœur d’un tel père : et si vous croyez que la tâche puisse être pénible, je suis fâchée que vous l’ayez entreprise.

— Fort bien, ma nièce ! les belles paroles ne signifient rien. Je veux bien, en considération de mon pauvre frère, oublier l’inconvenance…

Emilie l’interrompit pour lui demander ce qu’elle entendoit par inconvenance.

— Quoi ! l’inconvenance ? Recevoir les visites d’un amant inconnu à toute votre famille, dit madame Chéron ! (Elle oublioit l’inconvenance dont elle-même avoit été coupable, en exposant sa nièce aux dangers d’une conduite imprudente.)

Une rougeur vive colora le teint d’Emilie. Elle raconta la liaison de Valancourt et de son père. La circonstance du coup de pistolet et la suite de leurs voyages ; elle ajouta la rencontre fortuite de la veille ; enfin elle avoua que Valancourt lui avoit témoigné de l’intérêt, et lui avoit demandé permission de s’adresser à sa famille.

Et quel est-il, ce jeune aventurier, je vous prie, dit madame Chéron ; quelles sont ses prétentions ? Il vous les expliquera, madame, dit Emilie ; mon père le connoissoit, je le crois sans reproche.

Alors c’est un cadet, s’écria la tante, et de droit un mendiant ! Ainsi donc, mon frère se prit de passion pour ce jeune homme, en quelques jours seulement : mais le voilà bien. Dans sa jeunesse il prenoit inclination, aversion, sans qu’on en pût deviner la cause, et j’ai remarqué même que les gens dont il s’éloignoit étoient toujours bien plus aimables que ceux dont il s’engouoit ; mais on ne dispute pas des goûts. Il étoit dans l’usage de se fier beaucoup à la physionomie ; c’est un ridicule enthousiasme. Qu’est-ce que le visage d’un homme a de commun avec son caractère ? un homme de bien pourra-t-il s’empêcher d’avoir une figure désagréable ! Madame Chéron débita cette sentence avec l’air triomphant d’une personne qui croit avoir fait une grande découverte, qui s’en applaudit, et qui n’imagine pas qu’on puisse lui répliquer.

Emilie, qui desiroit finir cet entretien, pria sa tante d’accepter quelques rafraîchissemens. Madame Chéron la suivit au château, mais sans se désister d’un sujet qu’elle traitoit avec tant de complaisance pour elle-même, et si peu d’égards pour sa nièce.

Je suis fâchée, ma nièce, dit madame Chéron, relativement à quelques mots d’Emilie sur la physionomie, je suis fâchée que vous ayez adopté la plupart des préjugés de votre père, et sur-tout ces prédilections subites au premier coup-d’œil. Autant que je puis le voir, vous vous croyez fort amoureuse d’un jeune homme que vous avez vu trois jours. Il y a, j’en conviens, quelque chose de charmant, de romanesque, dans votre rencontre.

Emilie retint les pleurs qui rouloient dans ses yeux. Quand ma conduite méritera cette sévérité, madame, vous ferez fort bien de l’exercer ; jusques-là votre justice, si ce n’est pas votre tendresse, doit vous engager à l’adoucir. J’ai perdu toute ma famille, et vous êtes la seule personne dont je puisse attendre un peu de bonté. Ne m’obligez pas à pleurer plus que jamais la perte de si chers parens. En prononçant ces derniers mots, presque étouffés par ses soupirs, elle fondit en larmes. Madame Chéron, plus offensée des reproches que touchée des peines d’Emilie, ne lui dit rien qui la calmât. Mais, malgré toute la répugnance qu’elle témoignoit pour la recevoir, elle exigea qu’elle la suivît. L’amour du pouvoir étoit sa passion dominante. Elle savoit bien qu’elle la satisferoit, en prenant une jeune orpheline qui ne pourroit appeler de ses arrêts.

En entrant au château, madame Chéron lui dit de s’arranger pour prendre la route de Toulouse, et déclara qu’elle vouloit partir dans quelques heures. Emilie la conjura de différer du moins jusqu’au lendemain : elle eut de la peine à l’obtenir.

Le jour se passa dans l’exercice d’une minutieuse tyrannie de la part de madame Chéron, et dans les regrets et la douleur de la part d’Emilie. Aussi-tôt que sa tante fut retirée, Emilie alla faire ses derniers adieux à la maison ; c’étoit son berceau. Elle le quittoit sans savoir le temps de son absence, et pour un monde qu’elle ignoroit absolument. Elle ne pouvoit surmonter le pressentiment qu’elle ne reviendroit jamais à la Vallée. Elle resta long-temps dans la bibliothèque de son père, et choisit quelques-uns de ses auteurs favoris, pour les emporter avec elle. Elle les couvrit de larmes en essuyant leur couverture, s’assit dans le fauteuil, vis-à-vis du pupitre, et se perdit dans ses tristes pensées. Thérèse enfin ouvrit la porte pour s’assurer, suivant l’usage, si tout étoit en ordre pour la nuit. Elle tressaillit en reconnoissant sa jeune maîtresse.

Emilie la fit approcher, et lui donna des instructions sur l’entretien du château. Hélas ! lui dit Thérèse, vous allez donc partir ! Si j’en puis juger, vous seriez plus heureuse ici que vous ne le serez où l’on vous mène. Emilie ne répondit point.

Rentrée chez elle, elle regarda de sa fenêtre, et vit le jardin faiblement éclairé de la lune, qui s’élevoit au-dessus des figuiers. La beauté calme de la nuit augmenta le désir qu’elle avoit de goûter une triste jouissance en faisant aussi ses adieux aux ombrages bien-aimés de son enfance. Elle fut tentée de descendre ; et jetant sur elle le voile léger avec lequel elle se promenoit, elle passa sans bruit dans le jardin. Elle gagna fort vite les bosquets éloignés, heureuse encore de respirer un air libre, et de soupirer sans que personne l’observât. Le profond repos de la nature, les riches parfums que le zéphyr répandoit, la vaste étendue de l’horizon et de la voûte azurée, ravissoient son ame, et la portoient par degrés à cette hauteur sublime d’où les traces de ce monde s’évanouissent.

La lune alors étoit élevée ; elle frappoit de sa lumière le sommet des plus grands arbres, et perçoit à travers le feuillage, tandis que la rapide Garonne renvoyoit sa tremblante image légèrement voilée d’un brouillard. Emilie considéra long-temps cette vacillante clarté. Elle écoutoit le murmure du courant et le bruit léger des vents frais, qui sembloient, par moment, caresser les plus hauts châtaigniers. Que le parfum de ces bosquets est délicieux ! dit-elle. L’aimable lieu ! Combien de fois je me le rappellerai ! combien de fois je le regretterai, lorsque j’en serai si loin ! Hélas ! que d’événemens possibles ayant que je le revoie ! Ô paisibles et trop heureux ombrages, je vais vous quitter ! Je n’aurai plus rien qui ranime vos douces impressions dans mon cœur.

Alors séchant ses larmes, ses pensées s’élevèrent encore à l’objet sublime de sa contemplation. Une confiance divine vint s’emparer de son cœur ; elle y ramena l’espérance et la résignation à la volonté d’un Être suprême.

Emilie porta ses yeux sur le platane, et s’y reposa pour la dernière fois. C’étoit là que, peu d’heures avant, elle causoit avec Valancourt. Elle se rappela l’aveu qu’il avoit fait, que souvent il erroit la nuit autour de son habitation, qu’il en franchissoit la barrière ; et tout-à-coup elle pensa que, dans ce moment même, il étoit peut-être au jardin. La crainte de le rencontrer, la crainte des censures de sa tante, l’obligèrent également à se retirer vers le château. Elle s’arrêtoit souvent pour examiner les bosquets avant que de les traverser. Elle y passa sans voir personne. Cependant, parvenue à un groupe d’amandiers plus près de la maison, et s’étant retournée pour voir encore le jardin, elle crut voir une personne sortir des plus sombres berceaux, et prendre lentement une allée de tilleuls, alors éclairée par la lune. La distance, la lumière trop foible, ne lui permirent pas de s’assurer si c’étoit illusion ou réalité. Elle continua de regarder quelque temps, et l’instant d’après, elle crut entendre marcher auprès d’elle. Elle rentra précipitamment ; et, revenue dans sa chambre, elle ouvrit sa fenêtre au moment où quelqu’un se glissoit entre les amandiers, à l’endroit même qu’elle venoit de quitter. Elle ferma la fenêtre ; et quoique fort agitée, quelques momens de sommeil la rafraîchirent.