Les Mystères d’Udolphe/2/4

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Traduction par Victorine de Chastenay.
Maradan (2p. 94-108).

CHAPITRE IV.

De très-bonne heure, le lendemain matin, on partit pour Turin. La riche plaine qui s’étend des Alpes à cette magnifique cité, n’étoit pas alors, comme aujourd’hui, ombragée d’une longue avenue. Des plantations d’oliviers, de mûriers et de figuiers festonnés de vignes, ornoient le paysage, à travers lesquels l’impétueux Eridan s’élance des montagnes, et se joint, à Turin, aux eaux de l’humble rivière Doria. À mesure que nos voyageurs avançoient, les Alpes prenoient à leurs yeux toute la majesté de leur aspect. Les chaînes s’élevoient les unes au-dessus des autres dans une longue succession. Les plus hautes flèches, couvertes de nuages, se perdoient quelquefois dans leurs ondulations, et souvent s’élançoient au-dessus d’eux. Leurs bases, dont les irrégulières cavités présentoient toutes sortes de formes, se peignoient de pourpre et d’azur au mouvement de la lumière et des ombres, et varioient à tout moment leurs tableaux. À l’orient se déployoient les plaines de Lombardie ; Turin élevoit ses tours, et plus loin, les Apennins bordoient un immense horizon.

La magnificence de cette ville, la vue de ses églises, de ses palais, de cette grande place qui s’ouvre de quatre côtés sur les Alpes et les Apennins, surpassoient non-seulement tout ce qu’Emilie avoit jamais vu en France, mais même tout ce qu’elle imaginoit.

Montoni, qui connoissoit Turin, et qui n’étoit que foiblement frappé de ces aspects, ne céda point aux prières de sa femme, qui desiroit voir quelques palais. Il ne resta que le temps nécessaire pour reprendre haleine, et se hâta de partir pour Venise. Pendant ce voyage, les manières de Montoni étoient graves et même hautaines ; elles étoient sur-tout réservées à l’égard de madame Montoni : mais ce n’étoit pas tant la réserve du respect que celle de l’orgueil et du mécontentement. Il s’occupoit peu d’Emilie. Ses entretiens avec Cavigni rouloient communément sur des sujets de guerre ou de politique, que l’état convulsif du pays rendoit alors fort importans. Emilie observoit qu’en racontant quelque exploit signalé, les yeux de Montoni perdoient leur dureté sombre, et paroissoient pétiller. Ils retenoient néanmoins quelque chose de leur alarmante finesse. Elle doutoit quelquefois si leur subit éclat n’étoit pas plutôt l’éclair de la malice que l’étincelle de la valeur. La valeur convenoit assez bien à sa mine haute et chevaleresque ; et Cavigni, avec sa tournure et ses grâces, ne pouvoit lui être comparé.

En entrant dans le Milanais, ces deux seigneurs quittèrent leurs chapeaux français pour la cape italienne écarlate brodée d’or. Emilie fut surprise de voir Montoni y joindre le plumet militaire, et Cavigni se contenter des plumes qu’on y portoit habituellement. Elle crut enfin que Montoni prenoit l’équipage d’un soldat, pour traverser avec plus de sécurité une contrée inondée de troupes et saccagée par tous les partis.

On voyoit dans ces belles plaines les dévastations de la guerre. Là où les terres ne restoient pas incultes, on reconnoissoit les pas du spoliateur. Les vignes étoient arrachées des arbres qui les devoient soutenir ; les olives étoient foulées aux pieds ; les bosquets de mûriers étoient brisés par l’ennemi, pour allumer les flammes qui devoient consumer les hameaux et les villages. Emilie détourna les yeux en soupirant, et les porta sur les Alpes des Grisons, vers le nord. Leurs solitudes sévères sembloient être le sûr asyle d’un malheureux persécuté.

Les voyageurs remarquoient fort souvent des détachemens qui marchoient à quelque distance, et ils éprouvèrent dans les petites auberges de la route l’extrême disette et les autres inconvéniens, qui sont la suite d’une guerre intestine. Ils n’eurent pourtant jamais aucun motif de craindre pour leur sûreté. Arrivés à Milan, ils ne s’arrêtèrent ni pour considérer la grandeur de cette ville, ni pour visiter la cathédrale qu’on bâtissoit encore.

Au-delà de Milan, le pays portoit le caractère d’un ravage plus affreux. Tout alors y paroissoit tranquille ; mais ce repos étoit celui de la mort sur des traits qui conservent encore la hideuse empreinte des dernières convulsions.

Ce ne fut qu’après avoir quitté le Milanais, que les voyageurs rencontrèrent des troupes. La soirée étoit avancée ; ils apperçurent une armée qui défiloit au loin dans la plaine, et dont les lances et les casques brilloient encore des derniers rayons du soleil. La colonne avança sur une partie de la route que resserroient deux tertres élevés. On distinguoit les commandans qui dirigeoient la marche. Plusieurs officiers galopoient sur les flancs, et transmettoient les ordres qu’ils avoient reçus de leurs chefs ; d’autres, séparés de l’avant-garde, voltigeoient dans la plaine à la droite de l’armée.

En approchant, Montoni, par les plumets qui flottoient sur les capes, les bannières, et les couleurs des corps qui suivoient, crut reconnoître la petite armée que commandoit le fameux capitaine Utaldo. Il étoit lié avec lui et avec les principaux chefs. Il fit ranger les voitures sur un côté de la route, pour les attendre et leur laisser passage. Un bruit léger de musique guerrière fut bientôt entendu ; il augmenta par degrés. Emilie discerna les tambours, les trompettes, le son des timbales, et le cliquetis des armures.

Montoni certain que c’étoit la bande du célèbre Utaldo, mit la tête à la portière, et salua le général en agitant sa cape en l’air. Le chef répondit de son épée, et plusieurs officiers s’approchant du carrosse, accueillirent Montoni comme une ancienne connoissance ; le capitaine lui-même arriva bientôt ; la troupe fit halte, et le chef s’entretint avec Montoni, qu’il paroissoit charmé de revoir. Emilie comprit par leur conversation que c’étoit une armée victorieuse qui s’en retournoit dans ses foyers ; et les nombreux charriots qui l’accompagnoient, étoient chargés des opulentes dépouilles de l’ennemi, des soldats blessés et des prisonniers qui seroient rachetés à la paix. Les chefs devoient se séparer le jour suivant, partager le butin, et se cantonner avec leurs bandes, dans leurs châteaux. La soirée devoit donc être consacrée au plaisir, en mémoire de leur commune victoire et des adieux qu’ils alloient se faire.

Utaldo dit à Montoni que son armée alloit camper pour la nuit près d’un village, à un mille de-là ; il l’invita à revenir sur ses pas, à prendre part au festin, en assurant que les dames seroient très-bien servies. Montoni s’excusa sur ce qu’il vouloit gagner Vérone le soir même ; et, après quelques questions sur l’état des environs de cette ville, il prit congé de cette troupe, et partit.

Les voyageurs marchèrent sans interruption ; mais ils n’arrivèrent à Vérone que long-temps après le soleil couché. Emilie n’en vit les délicieux environs que le lendemain. Ils quittèrent cette charmante ville de bonne heure, se rendirent à Padone, et s’embarquèrent sur la Brenta, pour gagner Venise. Ici la scène étoit entièrement changée : ce n’étoit plus ces vestiges de guerre répandus dans les plaines du Milanais, et tout respiroit, au contraire, le luxe et l’élégance. Les bords verdoyans de la Brenta n’offroient que beautés, agrémens et richesses. Emilie considéroit avec plaisir les maisons de campagne de la noblesse vénitienne, leurs frais portiques, leurs colonnades entourées de peupliers et de cyprès d’une hauteur majestueuse et d’une verdure animée ; leurs orangers, dont les fleurs embaumoient les airs ; les saules touffus qui baignoient leur longue chevelure dans le fleuve, et formoient de sombres retraites. Le carnaval de Venise paroissoit transporté sur ces rivages enchanteurs. Les bateaux, dans un perpétuel mouvement, en augmentoient la vie. Toutes les bizarreries des mascarades s’épuisoient dans leurs décorations ; et sur le soir, des groupes de danseurs se faisoient remarquer sous des arbres immenses.

Cavigni instruisoit Emilie du nom des gentilshommes à qui ces maisons de campagne appartenoient. Il y joignoit, pour l’amuser, une légère esquisse de leurs caractères. Emilie quelquefois se divertissoit à l’entendre ; mais sa gaîté ne faisoit plus sur madame Montoni le même effet qu’autrefois : elle étoit souvent sérieuse, et Montoni gardoit sa réserve ordinaire.

Rien n’égala l’étonnement d’Emilie en découvrant Venise ; ses islots, ses palais, ses tours, qui, tous ensemble, s’élevoient de la mer, et réfléchissoient leurs couleurs sur sa surface claire et tremblante. Le soleil couchant donnoit aux vagues, aux montagnes élevées du Frioul, qui bornent au nord la mer Adriatique, une teinte légère de safran. Les portiques de martyre et les colonnes de Saint-Marc étoient revêtues des riches nuances et des ombres du soir. À mesure qu’on voguoit, les grands traits de cette ville se dessinoient avec plus de détail. Ses terrasses, surmontées d’édifices aériens, et pourtant majestueux, éclairés comme ils l’étoient alors, des derniers rayons du soleil, paroissoit plutôt tirées de la mer par la baguette d’un enchanteur, que construites par une main mortelle.

Le soleil ayant enfin disparu, l’ombre s’étendit graduellement sur les flots et sur les montagnes ; elle éteignit les derniers feux qui doroient leurs sommets, et le violet mélancolique du soir s’étendit comme un voile. Qu’elle étoit profonde, qu’elle étoit belle, la tranquillité qui enveloppoit la scène ! La nature sembloit dans le repos. Les plus douces émotions de l’ame étoient les seules qui s’éveillassent. Les yeux d’Emilie se remplissoient de larmes, elle éprouvoit les élans d’une dévotion sublime, en élevant ses regards vers la voûte des cieux, tandis qu’une musique touchante accompagnoit le murmure des eaux. Elle écoutoit dans un ravissement muet, et personne ne rompoit le silence. Les sons paroissoient flotter sur les airs. La barque avançoit d’un mouvement si doux, qu’à peine pouvoit-on la sentir ; et la brillante cité sembloit s’approcher elle-même pour recevoir les étrangers. On distingua alors une voix de femme, qui, soutenue de quelques instrumens, chantoit une douce et langoureuse romance. Le pathétique de son expression, qui sembloit tantôt celle d’un amour passionné, et tantôt l’accent plaintif d’une douleur, sans espérance, annonçoit bien que le sentiment qui la dictoit n’étoit point feint. Ah ! dit Emilie en soupirant et se rappelant Valancourt, certainement ce chant-là part du cœur.

Elle regardoit autour d’elle avec une attentive curiosité. Le crépuscule obscur ne laissoit plus distinguer que d’imparfaites images. Cependant, à quelque distance, sur la mer, elle crut appercevoir une gondole. Un chœur de voix et d’instrumens s’enfla successivement dans les airs. Il étoit si doux ! si solennel ! c’étoit comme l’hymne des anges descendans au milieu du silence des nuits. La musique finit, et l’on eût dit que le chœur sacré remontoit au ciel.

Le calme profond qui succéda étoit aussi expressif que les chants qui avoient cessé ; rien ne l’interrompit pendant quelques minutes ; mais enfin un soupir général sembla tirer tout le monde d’une sorte d’enchantement. Emilie, pourtant, se livra long-temps à l’aimable tristesse qui s’étoit emparée de ses esprits ; mais le spectacle riant et tumultueux que lui offrit la place Saint-Marc, dissipa sa rêverie. La lune, à son lever, jetoit une foible lueur sur les terrasses, sur les portiques illuminés, sur les magnifiques arcades qui les couronnoient, et laissoit voir les sociétés nombreuses, dont les pas légers, les douces guitares, les voix plus douces encore, se mêloient confusément.

La musique que les voyageurs avoient d’abord entendue, passa près de la barque de Montoni, dans une des gondoles qu’on voyoit errer sur la mer au clair de la lune, et tous les brillans acteurs alloient prendre le frais du soir. Presque toutes avoient leurs musiques. Le bruit des vagues sur lesquelles on voguoit, le battement mesuré des rames sur les flots écumans, y joignoient un charme particulier. Emilie regardoit, écoutoit, et se croyoit au temps des fées. Madame Montoni même éprouvoit du plaisir. Montoni se félicitoit d’être enfin de retour à Venise ; il l’appeloit la première ville du monde ; et Cavigni étoit plus sémillant et plus animé qu’à l’ordinaire.

La barque passa sur le grand canal, où la maison de Montoni étoit située. En voguant toujours, les palais de Sansovino et Palladio déployèrent aux yeux d’Emilie un genre de beauté et de grandeur, dont son imagination même n’avoit pu se former l’idée. L’air n’étoit agité que par des sons doux, que répétoient les échos du canal ; et des groupes de masques dansant au clair de lune, réalisoient les brillantes fictions de la féerie.

La barque s’arrêta devant le portique d’une grande maison, et les voyageurs débarquèrent. La terrasse les conduisit, par un escalier de marbre, dans un salon dont la magnificence étonna Emilie. Les murs et les lambris étoient ornés de peintures à fresque. Des lampes d’argent, suspendues à des chaînes de même métal, illuminoient l’appartement. Le plancher étoit couvert de nattes indiennes, peintes de mille couleurs. La draperie des jalousies étoit de soie vert-pâle, brodée d’or, enrichie de franges vertes et or. Le balcon s’ouvroit sur le grand canal. Emilie, frappée du caractère sombre de Montoni, regardoit avec surprise le luxe et l’élégance de son ameublement. Elle se rappeloit avec étonnement qu’on l’avoit représenté comme un homme ruiné. Ah ! se disoit-elle, si Valancourt voyoit cette maison, quelle paix il ressentiroit ! comme il seroit convaincu de la fausseté des rapports !

Madame Montoni prit les airs d’une princesse ; Montoni, impatient et contrarié, n’eut pas même la civilité de la saluer et de la complimenter à son entrée dans sa maison.

À peine arrivé, il commanda la gondole, et sortit avec Cavigni pour prendre part aux plaisirs de la soirée. Madame Montoni devint alors et sérieuse et pensive : Emilie, que tout enchantoit, s’efforça de l’égayer ; mais la réflexion chez madame Montoni ne subjuguoit ni le caprice ni l’humeur, et ses réponses en furent tellement remplies, qu’Emilie renonçant au projet de la distraire, alla se placer à la fenêtre, pour jouir elle-même d’un spectacle si nouveau et si charmant.

Le premier objet qui attira son attention, fut un groupe de danseurs que menoient une guitare et d’autres instrumens. La fille qui tenoit la guitare, et celle qui frappoit le tambourin, dansoient elles-mêmes avec beaucoup de légèreté, de grâces et de gaîté. Après ceux-ci vinrent des masques : les uns étoient en gondoliers, d’autres en ménétriers ; ils chantoient en parties, accompagnés de peu d’instrumens. Ils s’arrêtèrent à quelque distance du portique, et dans leurs chants Emilie reconnut des vers de l’Arioste ; ils chantoient les guerres des Maures contre Charlemagne et les malheurs du paladin Roland. La mesure changea, et fit place à la douce mélancolie de Pétrarque ; la magie de ses douloureux accens étoit encore soutenue d’une musique et d’une expression italienne, et le clair de lune mettoit le comble à cet enchantement.

Emilie ressentoit un profond enthousiasme ; ses larmes couloient en silence, et son imagination la ramenoit en France auprès de Valancourt ; elle vit avec regret s’éloigner les musiciens, et son attention les suivit jusqu’à ce que toute l’harmonie se fût successivement évanouie dans les airs. Emilie resta plongée dans une tranquillité pensive.

D’autres sons bientôt la rendirent encore attentive : c’étoit une majestueuse harmonie de cors. Elle observa que les gondoles se rangeoient en file sur les bords du canal : elle releva son voile et s’avança sur le balcon ; elle reconnut dans la perspective du canal une espèce de procession qui flottoit sur la surface des eaux ; à mesure qu’elle approchoit, les cors et d’autres instrumens se mêlèrent. Bientôt après les déités fabuleuses de la ville semblèrent s’élever des eaux. Neptune, avec Venise son épouse, s’avançoit sur la plaine liquide, entouré des tritons et des nymphes de la mer. La bizarre magnificence de ce spectacle sembloit avoir subitement réalisé toutes les visions des poëtes ; les riantes images dont l’ame d’Emilie se trouvoit remplie, s’y conservèrent encore long-temps après que la troupe se fut écoulée.

Après le souper sa tante veilla long-temps, mais Montoni ne revint pas. Si Emilie avoit admiré la magnificence du salon, elle ne fut pas moins surprise, en observant l’air nu et dégradé de tous les appartemens qu’elle traversa pour gagner sa chambre : elle vit une longue suite de grandes pièces dont le délabrement indiquoit assez qu’elles n’étoient pas ocupées depuis long-temps : c’étaient, sur quelques murailles, les lambeaux fanés d’une ancienne tapisserie ; sur d’autres, quelques peintures à fresque presque enlevées par l’humidité, et dont les couleurs et le dessin étoient presque entièrement effacés. À la fin elle atteignit sa chambre, spacieuse, élevée, dégarnie comme le reste ; elle avoit de hautes jalousies sur la mer. Cet appartement lui forma de sombres idées, mais la vue de la mer les dissipa.