Les Mystères d’Udolphe/2/6

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Traduction par Victorine de Chastenay.
Maradan (2p. 159-176).

CHAPITRE VI.

Emilie saisit la première occasion de s’entretenir seule avec M. Quesnel, au sujet de la Vallée. Ses réponses furent brèves, et faites avec le ton d’un homme qui n’ignore pas son absolu pouvoir, et qui s’impatiente qu’on le mette en question. Il lui déclara que la disposition qu’il avoit faite, étoit une mesure nécessaire, et qu’elle devoit se croire redevable à sa prudence du bien-être qui pourroit lui rester ; mais au surplus, ajouta-t-il, quand le comte vénitien, dont j’ai oublié le nom, vous aura épousée, les désagrémens de votre dépendance cesseront. Comme votre parent, je me réjouis pour vous d’une circonstance aussi heureuse, et, j’ose dire, si peu attendue par vos amis.

Pendant quelques momens, Emilie se sentit muette et glacée ; mais avant, elle essaya de le détromper au sujet de la note qu’elle avoit renfermée dans la lettre de Montoni ; il parut que M. Quesnel avoit des raisons particulières de ne la pas croire, et pendant long-temps il persista à l’accuser de caprice. Convaincu, à la fin, de son aversion pour Morano, et du refus positif qu’elle avoit fait de lui, il se livra aux extravagances du ressentiment, et l’exprima avec autant d’aigreur que d’inhumanité. Flatté secrètement par l’alliance d’un noble, dont il avoit affecté d’oublier la famille, il étoit incapable de s’attendrir aux souffrances que pouvoit rencontrer sa nièce dans le sentier que lui traçoit sa propre ambition.

Emilie vit d’un coup-d’œil, dans sa manière, toutes les difficultés qui l’attendoient ; et quoiqu’aucune persécution ne pût la faire renoncer à Valancourt pour Morano, son cœur frémissoit à l’idée des violences de son oncle.

Elle n’opposa à tant de colère et d’indignation que la dignité douce d’un esprit supérieur ; mais la fermeté mesurée de sa conduite ne servit qu’à exaspérer le courroux de M. Quesnel, en l’obligeant de reconnoître son infériorité. Il finit par lui déclarer que, si elle persistoit dans sa folie, lui-même et Montoni l’abandonneroient certainement au mépris universel.

Le calme dans lequel Emilie s’étoit maintenue en sa présence l’abandonna, quand elle fut seule : elle pleura amèrement ; elle répéta plus d’une fois le nom de son père, de son père qu’elle ne voyoit plus, et dont elle se rappeloit tous les avis donnés au lit de la mort. Hélas ! disoit-elle, je conçois bien à présent que la force du courage est préférable aux grâces de la sensibilité. Je m’efforcerai d’accomplir ma promesse ; je ne me livrerai pas à d’inutiles lamentations ; j’essaierai de souffrir sans foiblesse l’oppression que je ne puis éviter.

Soulagée, en quelque manière, par la certitude de pratiquer en partie les dernières volontés de Saint-Aubert, et de tenir une conduite qu’il auroit approuvée, elle sécha ses larmes, et quand elle parut à table, elle avoit repris sa sérénité ordinaire.

Sur le soir, les dames allèrent prendre le frais dans la voiture de madame Quesnel, sur le bord de la Brenta. La situation d’Emilie formoit un contraste mélancolique avec la gaîté des groupes réunis sous les arbres le long de cette charmante rivière. Quelques-uns dansoient sous l’ombrage ; d’autres, couchés sur le gazon, prenoient des glaces, mangeoient des fruits, et goûtoient en paix les douceurs d’une belle soirée et de l’aspect du plus beau paysage du monde.

Emilie, considérant les Apennins couverts de neige, qui s’élevoient dans l’éloignement, pensa au château de Montoni, et fut épouvantée de l’idée qu’il l’y conduiroit, et sauroit bien l’y contraindre à l’obéissance. Cette crainte s’évanouit pourtant, en songeant qu’elle étoit aussi bien en son pouvoir à Venise, qu’elle y seroit par-tout ailleurs.

Il étoit tard avant que la compagnie revînt à Miarenti ; le souper étoit servi dans cette rotonde magnifique qu’Emilie avoit tant admirée la veille : les dames se reposèrent sous le portique, jusqu’à ce que MM. Quesnel, Montoni et d’autres gentils-hommes vinssent les joindre. Emilie s’efforçoit de goûter elle-même le calme de ce moment ; tout-à-coup une barque s’arrêta aux degrés qui menoient au jardin ; Emilie bientôt distingua la voix de Morano, avec celles de Quesnel et de Montoni, et bientôt elle le vit paroître. Elle reçut ses complimens en silence, et son air froid parut d’abord le déconcerter ; il se remit ensuite, il reprit son enjouement, et Emilie remarqua que l’espèce d’adulation dont l’accabloient monsieur et madame Quesnel, n’excitoit que son dégoût : elle auroit cru difficilement que M. Quesnel fût capable de tant de soins, car elle ne l’avoit jamais vu qu’avec ses inférieurs ou ses égaux.

Dès qu’elle put se retirer, ses réflexions presque involontairement se portèrent sur les moyens possibles d’engager le comte à se désister de ses prétentions ; sa délicatesse n’en trouva pas de plus efficace que de lui avouer une liaison déjà formée, et de s’en remettre à sa générosité pour sa délivrance. Néanmoins, quand le lendemain il renouvela ses sollicitations, elle abandonna son projet ; il y auroit quelque chose de si répugnant pour son orgueil à dévoiler te secret de son cœur à un homme comme Morano, et à lui demander un sacrifice, qu’elle rejeta son dessein avec impatience, et fut surprise d’avoir pu un seul instant s’y arrêter. Elle répéta son refus dans les termes les plus décisifs qu’elle pût choisir, et blâma sévèrement la conduite qu’on tenoit envers elle. Le comte en parut mortifié, mais il n’en persista pas moins dans ses assurances de tendresse, et madame Quesnel, dont l’arrivée l’interrompit, fut pour Emilie d’un grand secours.

C’est ainsi que, pendant son séjour dans cette charmante maison, Emilie fut rendue malheureuse par l’opiniâtre assiduité de Morano, et par la cruelle domination qu’exerçoient sur elle MM. Quesnel et Montoni ; ils paroissoient, ainsi que sa tante, plus déterminés à ce mariage, qu’ils ne l’avoient même témoigné à Venise. M. Quesnel trouvant enfin que les discours et les menaces étoient également inutiles pour amener une prompte conclusion, il y renonça, et l’on remit le tout au temps et au pouvoir de Montoni. Emilie cependant considéroit Venise avec espérance, elle devoit s’y trouver soulagée d’une partie des persécutions de Morano ; il n’habiteroit plus sous le même toit, et Montoni, distrait par ses occupations, ne seroit pas toujours chez lui. Au milieu de ses chagrins et de ses propres malheurs, elle n’oublioit pas ceux de la pauvre Thérèse ; elle plaida sa cause auprès de Quesnel avec le courage du sentiment ; il lui promit en termes généraux et frivoles qu’elle ne seroit point oubliée.

Montoni, dans un long entretien avec Quesnel, arrangea le plan qu’on suivroit à l’égard d’Emilie, et Quesnel promit d’être à Venise aussi-tôt que le mariage seroit consommé.

Ce fut une chose nouvelle pour Emilie de se séparer sans regret des personnes avec lesquelles elle étoit liée : le moment où elle quitta monsieur et madame Quesnel fut peut-être le seul moment de satisfaction qu’elle eût trouvé en leur présence.

Morano revint dans la même barque que Montoni. Emilie, qui observoit le rapprochement successif de la superbe cité, vit auprès d’elle la seule personne qui pouvoit en diminuer le charme. Ils arrivèrent vers minuit, Emilie fut délivrée de la présence du comte, qui suivit Montoni dans un casin, et il lui fut permis de se retirer dans sa chambre.

Le jour suivant, Montoni, dans un court entretien, déclara à Emilie qu’il n’entendoit pas être joué plus long-temps, son mariage avec le comte étoit pour elle d’un si prodigieux avantage, que ce seroit folie de s’y opposer, et une folie tout-à-fait inconcevable. On le célébreroit donc sans délai, et s’il le falloit, sans son consentement.

Emilie qui jusques-là avoit employé les remontrances, eut alors recours aux prières : sa douleur l’empêchoit de considérer que, sur un caractère comme celui de Montoni, les supplications n’auroient pas plus d’effet que les raisonnemens. Elle lui demanda ensuite de quel droit il exerçoit sur elle cette autorité illimitée. Dans un état plus calme, elle n’eût pas risqué cette question, qui ne pouvoit mener à rien, et faisoit seulement triompher Montoni de sa foiblesse et de son isolement.

De quel droit, s’écria Montoni avec un malin sourire ? du droit de ma volonté : si vous pouvez y échapper, je ne vous demanderai pas de quel droit vous le faites. Je vous le rappelle pour la dernière fois ; vous êtes étrangère, vous êtes loin de votre patrie, c’est de votre intérêt de m’avoir pour ami, vous en connoissez les moyens ; si vous me contraignez à devenir votre ennemi, je hasarderai de vous dire que la punition surpassera votre attente ; vous devez bien savoir que je ne suis pas fait pour qu’on me joue.

Emilie resta immobile après que Montoni l’eut laissée ; elle étoit au désespoir ou plutôt stupéfaite ; le sentiment de la misère étoit le seul qu’elle eut conservé ; madame Montoni la trouva dans cet état. Emilie leva les yeux, et la douleur qu’exprimoit toute sa personne, ayant sans doute attendri sa tante, elle lui parla avec plus de bonté qu’elle ne l’avoit encore fait ; le cœur d’Emilie fut touché, elle versa des larmes, et après avoir pleuré quelque temps, elle recouvra assez de force pour raconter le sujet de sa détresse, et s’efforcer de toucher en sa faveur madame Montoni. La compassion de sa tante avoit été surprise, mais son ambition ne pouvoit se modérer, et elle se proposoit d’être la tante d’une comtesse. Les tentatives d’Emilie eurent aussi peu de succès auprès d’elle qu’auprès de Montoni lui-même : elle gagna son appartement, et se remit à pleurer. Combien elle se rappeloit ses adieux avec Valancourt, et combien elle regrettoit que l’Italien eût mis tant de réserve au sujet de Montoni ! Néanmoins, quand elle se fut rétablie du premier choc, elle considéra qu’on ne pouvoit forcer son union avec Morano, si elle persistoit à ne point répéter les paroles nécessaires à la cérémonie ; elle résolut d’attendre plutôt toute la vengeance de Montoni que de se donner à un homme dont elle eût méprisé la conduite, quand jamais elle n’auroit connu Valancourt : mais elle frémissoit de la vengeance, quoique décidée à la braver.

Il survint bientôt une affaire qui, pour quelques jours, suspendit l’attention de Montoni ; les visites mystérieuses d’Orsino s’étoient renouvelées avec plus d’exactitude depuis le retour de Montoni. Outre Orsino, Cavigni, Verezzi et quelques autres, étoient admis à ces conciliabules nocturnes : Montoni devint plus réservé, plus sévère que jamais. Si ses propres intérêts ne l’eussent pas rendue, indifférente à tout le reste, Emilie se fût apperçue qu’il méditoit quelque projet.

Un soir qu’il ne devoit pas se tenir d’assemblée, Orsino arriva dans une extrême agitation, et dépêcha vers Montoni son domestique de confiance. Montoni étoit au casin ; il le prioit de revenir sur-le-champ, en recommandant au messager de ne pas prononcer son nom. Montoni se rendit à l’instant, il trouva Orsino, il apprit le motif de sa visite et de son agitation ; il en connoissoit déjà une partie.

Un gentilhomme vénitien, qui avoit récemment provoqué la haine d’Orsino, avoit été poignardé par des assassins payés par ce dernier. Le mort tenoit aux plus grandes familles, et le sénat avoit pris connoissance de cette affaire. On avoit arrêté un des meurtriers, et il avoit avoué qu’Orsino étoit le coupable. À la nouvelle de son danger, il venoit trouver Montoni pour faciliter son évasion ; il savoit qu’à ce moment tous les officiers de police étoient sur ses traces dans toute la ville. Il étoit impossible d’en sortir. Montoni consentit à le recueillir quelques jours, jusqu’à ce que la vigilance se fût relâchée, et qu’il pût avec sûreté quitter Venise. Il savoit le danger qu’il couroit en accordant asyle à Orsino : mais telle étoit la nature de ses obligations envers cet homme, qu’il ne croyoit pas prudent de le lui refuser.

Telle étoit la personne que Montoni admettoit dans sa confiance, et pour qui il sentoit autant d’amitié que le comportoit son caractère.

Tout le temps qu’Orsino fut caché dans la maison, Montoni ne voulut point attirer les regards du public en célébrant les noces du comte ; mais quand la fuite du criminel eut fait cesser un pareil obstacle, il informa Emilie que son mariage seroit accompli le lendemain matin. Elle répéta qu’il n’auroit point lieu. Il répondit par un malin sourire ; il l’assura que le comte et un prêtre seroient de grand matin chez lui, et il lui conseilla de ne point défier son ressentiment par une opposition soutenue à sa volonté et à son propre bien. — Je vais sortir pour la soirée, ajouta-t-il, souvenez-vous que demain je donne votre main au comte Morano. Emilie qui, depuis ses dernières menaces, s’attendoit que la crise arriveroit à son terme, fut moins ébranlée par cette déclaration qu’elle ne l’auroit été ; elle travailla à se soutenir, par l’idée que le mariage ne seroit point valide, tant qu’en présence du prêtre elle refuseroit de prendre part à la cérémonie. Le moment de l’épreuve approchoit, son imagination fatiguée se troubloit également à l’idée de la vengeance et à celle de cet hymen. Elle n’étoit pas absolument certaine des suites de son refus à l’autel ; elle redoutoit plus que jamais le pouvoir sans bornes de Montoni, comme sa volonté ; elle jugeoit qu’il transgresseroit toutes les loix sans scrupule, pour réussir dans ses projets.

Tandis qu’elle éprouvoit ces déchiremens, on vint lui dire que Morano demandoit à la voir. À peine le domestique fut-il sorti avec ses excuses, qu’elle s’en repentit ; elle voulut essayer si la confiance et les prières produiroient plus que ses refus et son dédain ; elle rappela le domestique, et rétractant son message, elle se disposa à venir elle-même trouver le comte.

La dignité, le maintien noble avec lequel elle l’aborda, l’air résigné et pensif qui adoucissoit ses traits, n’étoient pas de bons moyens pour le faire renoncer à elle, et ne firent qu’augmenter une passion qui avoit déjà enivré son jugement. Il écouta ce qu’elle lui disoit avec une apparente complaisance et un grand désir de l’obliger ; mais sa résolution étoit invariable. Il mit en œuvre, auprès d’elle, l’art et l’insinuation, dont il savoit les secrets. Bien certaine qu’elle ne devoit rien espérer de sa justice, Emilie répéta son opposition absolue, et le quitta avec l’assurance formelle qu’elle maintiendroit son refus de quelque manière qu’on prétendît le lui faire révoquer. Un juste orgueil avoit retenu ses larmes en la présence de Morano, elles coulèrent dans la solitude avec toute l’amertume du cœur, elle appeloit son père, et s’attachoit avec une exprimable douleur à l’idée chérie de Valancourt.

Elle ne parut point au souper, et resta seule dans son appartement. Tantôt elle succomboit à l’effroi et à la douleur ; tantôt elle s’affermissoit contre le danger, et se préparoit à soutenir avec calme et courage le terrible coup du lendemain, quand l’astuce de Morano et la violence de Montoni se trouveroient unies contre elle.

La soirée étoit fort avancée, quand madame Montoni entra dans sa chambre avec les ornemens de mariage que le comte envoyoit à Emilie. Elle avoit évité sa nièce toute la journée, dans la crainte que son insensibilité ordinaire ne l’abandonnât. Elle n’osoit s’exposer au désespoir d’Emilie ; peut-être sa conscience, dont le langage étoit si peu fréquent, lui reprochoit-elle une conduite si dure envers une orpheline, fille de son frère, et dont un père mourant lui avoit confié le bonheur.

Emilie ne voulut pas voir ces présens ; elle tenta, quoique sans espoir, un nouvel et dernier effort pour intéresser la compassion de madame Montoni. Émue peut être alternativement par la pitié ou par le remords, elle sut cacher l’une et l’autre, et reprocha à sa nièce la folie de se tourmenter pour un mariage qui ne manqueroit pas de la rendre heureuse. — Certainement, lui disoit-elle, si je n’étois pas mariée, et que le comte s’offrît à moi, je serois flattée de cette distinction. Si je croyois devoir penser ainsi, vous, ma nièce, qui n’avez aucune fortune, vous devez incontestablement vous en trouver très-honorée, et témoigner une reconnoissance, une humilité envers le comte, qui répondent à sa condescendance. Je suis surprise, je l’avoue, d’observer la soumission qu’il vous témoigne, et les airs hautains que vous prenez. Je m’étonne de sa patience, et si j’étois à sa place, je vous ferois sûrement souvenir un peu mieux de la vôtre. Je ne vous flatterois pas, je dois vous le dire ; c’est cette ridicule flatterie qui vous donne une si grande opinion de vous-même, qui vous fait penser que personne au monde ne vous mérite. Je l’ai souvent dit au comte ; je ne tenois pas à l’extravagance de ses complimens, et vous les preniez à la lettre.

— Votre patience, madame, dit Emilie, ne souffroit pas alors plus cruellement que la mienne.

— Tout cela n’est que de l’affectation, reprit la tante ; je sais que la flatterie vous enchante, et elle vous rend si vaine, que vous croyez naïvement voir tout le monde à vos pieds : vous vous trompez beaucoup. Je puis vous assurer, ma nièce, que vous ne trouverez pas beaucoup d’adorateurs comme le comte ; tout autre que lui vous auroit tourné le dos, et vous auroit laissée vous repentir à loisir.

— Oh, que le comte n’est-il comme seroit tout autre, dit Emilie en soupirant !

— Il est heureux pour vous que cela ne soit pas, répliqua madame Montoni. Ce que je vous disois n’est que par intérêt pour vous : je voulois vous convaincre de votre heureuse fortune, vous engager à céder de bonne grâce à la nécessité. Il m’importe peu pour moi, vous le savez, que vous consentiez ou non à ce mariage, qui certainement se fera : ce que je dis n’est que par bonté ; je voudrois vous voir heureuse ; c’est votre faute, si vous ne l’êtes pas. Mais je vous demanderai à présent, sérieusement et sans colère, à quel parti vous prétendez, puisque le comte ne satisfait pas votre ambition.

— Je n’ai pas d’ambition, madame, dit Emilie ; mon unique désir est de rester dans l’état où je suis.

— Oh ! c’est sortir de la question, dit la tante : je vois bien que vous songez à M. Valancourt. Abandonnez, je vous prie, ces fantaisies d’amour et ce ridicule orgueil ; devenez une personne raisonnable. Tout cela, d’ailleurs, ne fait rien à la chose ; vous serez mariée demain, vous le savez, soit que vous le veuillez ou non : le comte ne veut pas être joué plus long-temps.

Emilie n’essaya point de répondre à cette singulière harangue ; elle en sentoit toute l’inutilité. Madame Montoni posa les présens du comte sur une table où Emilie s’appuyoit, et lui souhaita le bonsoir. Bonsoir, madame, dit Emilie, lorsque sa tante ferma la porte, et elle resta encore une fois, livrée à ses tristes réflexions. Elle fut pendant quelques momens si fort abîmée dans ses pensées, qu’elle ignoroit où elle étoit ; à la fin relevant sa tête, et regardant autour d’elle, l’obscurité et le silence de l’appartement la réveillèrent. Elle fixa ses yeux sur la porte par laquelle sa tante avoit disparu ; elle écoutoit attentivement, pour qu’un son quelconque relevât l’abattement affreux de ses esprits. Il étoit minuit passé, toute la maison étoit couchée, excepté le serviteur qui attendoit Montoni. Son esprit, long-temps accablé par les chagrins, céda alors à des terreurs imaginaires ; elle trembloit de considérer les ténèbres de la chambre spacieuse où elle étoit ; elle craignoit sans savoir pourquoi. Cet état dura si long-temps, qu’elle auroit appelé Annette, la femme-de-chambre de sa tante, si la frayeur lui eût permis de quitter la chaise et de traverser l’appartement.

Ces mélancoliques illusions se dissipèrent peu à peu : elle se mit au lit, non pour dormir, cela n’étoit guère possible, mais pour essayer de calmer le désordre de son imagination, et recueillir les forces qui lui seroient nécessaires le lendemain.