Les Mystères d’Udolphe/3/8

La bibliothèque libre.
Traduction par Victorine de Chastenay.
Maradan (3p. 186-207).

CHAPITRE VIII.

Le jour suivant, Emilie fut surprise en découvrant qu’Annette savoit l’emprisonnement de madame Montoni dans la chambre du portail, et qu’elle n’ignoroit pas non plus le projet de visite nocturne. Que Bernardin eût pu confier à l’indiscrète Annette un mystère aussi important, et qu’il lui avoit tant recommandé, cela étoit peu probable. Il venoit cependant de lui remettre un message relatif à leur entrevue. Il demandoit qu’Emilie vînt la trouver seule, une heure après minuit, sur la terrasse, et ajoutoit qu’il se conduirait comme il l’avoit promis. Emilie frémit d’une telle proposition. Mille craintes vagues, semblables à celles qui toute la nuit l’avoient agitée, lui percèrent le cœur à-la-fois. Elle ne savoit quel parti prendre. Il lui venoit souvent à l’esprit que Bernardin avoit pu la tromper ; que peut-être déjà il étoit l’assassin de madame Montoni ; qu’il étoit en ce moment l’agent de Montoni lui-même, et qu’il la vouloit sacrifier à l’exécution de ses projets. Le soupçon que madame Montoni ne vivoit plus, se réunit en elle aux craintes personnelles qu’elle éprouvoit. Si le crime qui ravissoit le jour à madame Montoni n’étoit pas uniquement l’effet du ressentiment, sans aucun but de fortune, ce qui ne paroissoit pas conforme au caractère de Montoni, l’objet étoit manqué tout le temps que la nièce existoit ; et Montoni savoit que les biens de sa tante devenoient les siens. Emilie se rappeloit les paroles qui l’avoient informée de ses droits à cet héritage, dans le cas où madame Montoni mourroit sans le livrer à son époux ; et ses premiers refus n’indiquoient pas qu’elle s’en fût dessaisie. Se rappelant au même instant les manières de Bernardin, elle se persuadoit mieux ce que d’abord elle avoit imaginé ; c’est qu’elles exprimoient une maligne satisfaction. Elle frissonna à ce souvenir, qui confirma ses craintes ; elle se détermina à ne pas se trouver sur la terrasse ; mais ensuite elle inclina à voir dans ses soupçons l’extravagante exagération d’un esprit fatigué et timide ; elle ne put croire Montoni dépravé jusqu’au point d’anéantir, pour un seul objet, et son épouse et sa nièce. Elle se reprochoit une vivacité d’imagination, qui l’entraînoit si fort au-delà de toute probabilité. Elle résolut d’en réprimer les écarts ; encore tressailloit-elle à la pensée de joindre Bernardin sur la terrasse après minuit. Mais le desir d’être délivrée d’un doute affreux, le desir de voir sa tante et de la consoler, balançaient d’ailleurs toutes ses craintes.

— Comment se peut-il, Annette, que je traverse la terrasse aussi tard, dit-elle en se recueillant ? les sentinelles m’arrêteront, et M. Montoni le saura.

— Oh ! mademoiselle, on y a pensé, reprit Annette ; c’est ce que Bernardin m’a dit. Il m’a donné cette clef, et m’a ordonné de vous dire qu’elle ouvre une porte au bout de la galerie voûtée, et que cette porte mène au rempart de l’orient ; ainsi ne craignez pas de rencontrer les hommes de garde. Il m’a chargée de vous dire aussi, que son motif pour vous demander sur la terrasse, étoit de vous conduire où vous devez aller sans ouvrir la grande salle, dont la grille fait tant de bruit.

Une telle explication, et si naturellement donnée, rendit le calme à Emilie. — Mais pourquoi veut-il que je vienne seule, Annette ? lui dit-elle.

— Pourquoi ? C’est ce que je lui ai demandé, mademoiselle. Je lui ai dit : Pourquoi faut-il que ma jeune dame vienne seule ? Sûrement je puis venir avec elle ! Quel mal puis-je faire ? — Mais il me dit : Non, non. — Je ne vous le répète pas dans sa manière grossière. — Mais, dis-je, je me suis mêlée d’aussi grandes affaires que celle-ci, je vous le garantis ; et ce seroit bien du hasard si je ne pouvois maintenant garder un secret. Il vouloit encore dire non, non, non. — Eh bien ! lui dis-je, si vous voulez vous fier à moi, je vous dirai un grand secret, qui m’a été dit il y a un mois, sans que depuis ce temps j’en aie ouvert la bouche : ainsi n’ayez pas peur de me dire le vôtre. — Il ne le voulut pas. — Alors, mademoiselle, j’allai jusqu’à lui offrir un beau sequin tout neuf que m’a donné Ludovico, et que je n’aurois pas lâché pour toute la place Saint-Marc. Cela n’a servi de rien. Quelle peut en être la raison ? Mais j’imagine, mademoiselle, que vous savez qui vous allez voir ?

— Bernardin vous l’a-t-il dit ?

— Eh non ! mademoiselle, il ne me l’a pas dit.

Emilie demanda de qui elle le savoit ; mais Annette lui fit voir qu’elle pouvoit garder un secret.

Pendant le reste du jour, l’esprit d’Emilie fut en proie aux doutes, aux craintes, aux déterminations contraires. Devoit-elle suivre Bernardin ? devoit-elle se confier à lui, sans savoir à peine où il la conduiroit ? La pitié pour sa tante, l’inquiétude pour elle-même, tour-à-tour changeoient ses idées, et la nuit vint avant qu’elle eût pris un parti. Elle entendit l’horloge frapper onze heures, frapper minuit, et elle hésitoit encore. Le temps néanmoins s’écoula ; on ne pouvoit plus hésiter. L’intérêt de sa tante surmonta tout. Elle pria Annette de la suivre jusqu’à la porte de la galerie, et d’y attendre son retour. Elle sortit de sa chambre. Le château étoit dans le calme, et la grande salle, récemment le théâtre du tumulte le plus affreux, ne résonnoit alors que des pas solitaires de deux figures timides qui se glissoient entre les piliers à la foible clarté d’une lampe. Emilie, abusée par les ombres prolongées des colonnes et par les renvois de la lumière, s’arrêtoit souvent, et croyoit voir dans l’ombre quelque personne qui s’éloignoit. En passant auprès de ces piliers, elle craignoit d’y porter la vue, s’attendant presque à voir sortir quelqu’un caché derrière. Elle se trouva enfin à l’extrémité de la galerie sans que personne l’eût dérangée ; elle ouvrit en tremblant la porte extérieure, pria Annette de ne pas s’en éloigner, et de la tenir même un peu ouverte, afin d’entendre au cas qu’elle l’appelât. Elle lui remit la lampe qu’elle n’osoit emporter à cause des sentinelles, et entra seule sur la terrasse obscure. Le calme étoit si absolu, que le bruit de ses pas légers pouvoit être entendu des gardes. Elle marchoit avec précaution vers le lieu convenu, écoutant avec attention, et cherchant Bernardin au travers des ténèbres. Elle tressaillit enfin au son d’une voix basse qui parloit auprès d’elle. Elle étoit encore incertaine, mais la personne parla de nouveau, et elle reconnut la voix rauque de Bernardin. Il avoit été ponctuel à son rendez-vous et attendoit appuyé sur le rempart. Il lui reprocha ses délais, et lui dit qu’il avoit perdu plus d’une demi-heure. Emilie ne répliqua point. Il lui dit de le suivre, et s’approcha de la porte par laquelle il étoit entré sur la terrasse. Pendant qu’il la rouvroit, Emilie tourna les yeux par où elle étoit sortie ; et remarquant les rayons de la lampe à travers l’étroite ouverture, elle fut certaine qu’Annette ne l’avoit pas quittée. Mais une fois hors de la terrasse, l’éloignement devenoit trop grand pour qu’elle pût lui devenir utile. Quand la porte fut ouverte, le sombre aspect du passage, éclairé d’une seule torche qui y brûloit sur le pavé, fit frémir Emilie. Elle refusa d’entrer, à moins qu’Annette n’eût permission de l’accompagner. Bernardin s’y opposa ; mais il joignit adroitement à son refus tant de particularités propres à exciter la pitié et la curiosité d’Emilie pour sa tante, qu’elle se laissa déterminer à le suivre jusqu’au portail.

Il prit la torche, et marcha devant. À l’extrémité du passage, il ouvrit une autre porte ; et par quelques degrés, ils descendirent dans une chapelle. À la lueur du flambeau, Emilie observa qu’elle étoit tout en ruine, et se rappela tout-à-coup, avec une émotion pénible, un entretien d’Annette sur ce sujet. Elle contemploit avec effroi ces murs garnis d’une mousse verdâtre qui n’avoient plus de voûte à soutenir. Elle voyoit ces fenêtres gothiques dont le lierre et la brioine avoient long-temps suppléé les vitraux. Leurs guirlandes enlacées s’entremêloient maintenant aux chapiteaux brisés qui, autrefois, avoient soutenu la voûte. Bernardin se heurta sur le pavé détruit. Il fit un jurement effroyable, et les sombres échos le rendirent plus terrible. Le cœur d’Emilie se troubla ; mais elle continua de le suivre, et il tourna vers une des ailes de la chapelle. Descendez ces degrés, mademoiselle, lui dit Bernardin, et il prit un escalier qui sembloit mener à de profonds souterrains. Emilie s’arrêta, et lui demanda d’une voix tremblante où il prétendoit la conduire.

— Au portail, lui dit Bernardin.

— Ne pouvons-nous y aller par la chapelle ? dit Emilie.

— Non, signora, elle nous conduiroit dans la seconde cour, où je n’ai pas envie d’entrer par ce chemin ; nous allons nous trouver à la cour extérieure.

Emilie hésitoit encore, craignant également d’aller plus loin, et d’irriter Bernardin en refusant de le suivre.

— Venez, mademoiselle, dit cet homme qui étoit presque au bas de l’escalier. Dépêchez-vous un peu ; je ne peux pas rester ici toute la nuit.

— Mais où mènent ces degrés ? dit Emilie toujours immobile.

— Au portail, reprit Bernardin avec un accent de colère. Je n’attendrai pas plus long-temps. À ces mots, il continua de marcher, emportant toujours la lumière. Emilie craignant de le mécontenter par un plus long délai, le suivit avec répugnance. De l’escalier, ils gagnèrent un passage qui conduisoit au souterrain. Les parois en étoient couvertes d’une humidité excessive. Les vapeurs qui s’élevoient de terre obscurcissoient à tel point le flambeau, qu’à tout moment Emilie croyoit le voir éteindre, et Bernardin avoit peine à retrouver son chemin. À mesure qu’ils avançoient, les vapeurs devenoient plus épaisses, et Bernardin croyant que sa torche alloit s’éteindre, s’arrêta un moment pour la ranimer. Pendant ce repos, Emilie, à la lueur incertaine du flambeau, vit près d’elle une double grille, et plus loin sous la voûte plusieurs monceaux de terre qui paroissoient entourer un tombeau ouvert. Un tel objet, dans un tel lieu, l’eût en tout temps violemment affectée ; mais en ce moment elle eut le pressentiment subit que ce tombeau étoit celui de sa tante, et que le perfide Bernardin la menoit aussi à la mort. Le lieu obscur et terrible dans lequel il l’avoit conduite sembloit justifier sa pensée. Il sembloit tout propre au crime ; et l’on pouvoit y consommer un assassinat, sans qu’aucun indice pût le faire découvrir. Emilie vaincue par la terreur, ne savoit à quoi se résoudre. Elle songeoit que vainement elle essaieroit de fuir Bernardin. La longueur, les détours du chemin ne lui permettoient pas de s’échapper sans guide, et sa foiblesse d’ailleurs ne lui permettoit pas de courir. Elle craignoit de l’irriter en lui laissant voir ses soupçons, ce qui ne manquèroit pas d’arriver, si elle refusait de le suivre. Elle étoit déjà en son pouvoir autant qu’elle pouvoit y tomber. Elle se décida à dissimuler, autant qu’il lui seroit possible, jusqu’aux apparences de l’effroi, et à le suivre en silence par-tout où il voudroit aller. Pâle d’horreur et d’inquiétude, elle attendoit que Bernardin eût disposé sa torche ; et comme sa vue toujours se reportoit sur le tombeau, elle ne put s’empêcher de lui demander pour qui il étoit préparé. Bernardin leva les yeux de dessus son flambeau, et les tourna sur elle sans parler. Elle répéta foiblement sa question ; mais l’homme secouant la torche, passa outre sans lui répondre. Elle marcha en tremblant jusqu’à de nouveaux degrés, qu’ils montèrent. Une porte en haut les introduisit dans la première cour du château. Tout en la traversant, la lumière laissoit voir ses hautes et noires murailles tapissées de verdure et de longues herbes humides qui trouvoient leur substance sur des pierres tout usées. Par intervalle, de pesantes arcades fermées de grilles étroites laissoient circuler l’air, et montraient le château dont les tourelles entassées faisoient opposition aux tours énormes du portail. Dans ce tableau, la figure épaisse et difforme de Bernardin éclairée par son flambeau faisoit un objet remarquable. Bernardin étoit enveloppé d’un long manteau gris. À peine découvroit-on au-dessous ses demi-bottes ou sandales qui étoient lacées sur ses jambes, où passoit la pointe du large sabre qu’il portoit constamment en bandoulière. Sur sa tête étoit un bonnet plat de velours noir surmonté d’une courte plume. Ses traits fortement dessinés indiquoient un esprit adroit et sournois ; on voyoit sur sa figure l’empreinte d’une humeur difficile et d’un mécontentement habituel.

La vue de la cour néanmoins ranima le cœur d’Emilie. Elle la traversa en silence ; et s’approchant du portail, elle commença à espérer que ses propres craintes, et non la trahison de Bernardin, avoient réussi à la tromper. Elle regarda avec inquiétude la première fenêtre au-dessus de la voûte ; elle étoit sombre, et Emilie demanda si elle tenoit à la chambre où étoit madame Montoni. Emilie parloit bas, et peut-être Bernardin ne l’avoit-il pas entendue ; car il ne fit aucune réponse. Ils entrèrent dans le bâtiment, et se virent au pied de l’escalier d’une des tours.

— La signora est couchée là-haut, dit Bernardin.

— Est couchée ! reprit Emilie qui montoit.

— Elle est couchée dans la chambre en haut, dit Bernardin.

Le vent qui, à ce moment, souffloit par les profondes cavités des murailles, augmenta la flamme de la torche. Emilie en vit mieux l’affreuse figure de Bernardin, la tristesse du lieu où elle étoit, des murailles de pierres brutes, un escalier tournant, noirci de vétusté, et quelques restes d’antiques armures qui sembloient le trophée de quelque ancienne victoire.

Parvenus au pallier, Bernardin mit une clef dans la serrure d’une chambre. Vous pouvez, lui dit-il, entrer ici et m’y attendre ; je vais dire à la signora que vous êtes arrivée.

Le préliminaire est inutile, dit Emilie ; ma tante sera bien aise de me voir.

Je n’en suis pas bien sûr, dit Bernardin, en lui montrant la chambre. Entrez là, mademoiselle, et je m’en vais monter.

Emilie fort surprise, et en quelque sorte offensée, n’osa pas résister ; mais comme il emportoit la torche, elle le pria de ne la point laisser dans cette obscurité. Il regarda autour de lui, et remarquant une triple lampe posée au-dessus de l’escalier ; il l’alluma et la donna à Emilie.

Elle entra dans une vieille chambre, il en ferma la porte : elle écouta attentivement, et elle pensa qu’au lieu de monter, il descendoit l’escalier ; mais les tourbillons de vent qui s’engouffroient sous le portail, ne lui permettoient pas de bien distinguer aucun son. Elle écouta cependant, et n’entendant aucun mouvement dans la chambre du haut, où Bernardin disoit qu’étoit madame Montoni, sa perplexité, augmenta ; elle considéra ensuite que dans cette forteresse l’épaisseur des planchers pouvoit prévenir tous les bruits. Bientôt après, dans un intervalle d’ouragan, elle distingua les pas de Bernardin qui descendoit jusqu’à la cour, et pensa même qu’elle entendoit sa voix. De nouveaux sifflemens empêchèrent Emilie de s’en rendre certaine : elle approcha doucement de la porte, et quand elle essaya de l’ouvrir, elle s’apperçut qu’elle étoit fermée. Toutes les craintes qui l’avoient déjà accablée, revinrent la frapper avec une nouvelle violence ; elles ne lui parurent plus une erreur de l’imagination, mais un avertissement du destin qu’elle alloit subir : elle n’eut plus aucun doute que madame Montoni n’eût été immolée, et ne l’eût été peut-être en cette même chambre où on l’amenoit elle-même dans un semblable dessein. La contenance, les manières et les paroles de Bernardin, quand il avoit parlé de sa tante, confirmoient ses idées lugubres : pendant quelques momens elle ne put même songer à prendre la fuite : elle écouta, et n’entendit aucun mouvement ni dans l’escalier, ni au-dessus ; elle crut néanmoins distinguer dans le bas la voix du farouche Bernardin. Elle s’approcha d’une fenêtre grillée qui donnoit sur la première cour : elle entendit des accens qui se méloient avec le murmure du vent, et qui se perdoient si vite, qu’on ne pouvoit en saisir un seul. À la lueur d’une torche qui sembloit être sous le portail, elle vit sur le pavé l’ombre alongée d’un homme, qui sans doute étoit sous la voûte. Emilie, à cette ombre colossale, conclut que c’étoit Bernardin ; mais d’autres sons apportés par les vents, la convainquirent qu’il ne s’y trouvoit pas seul, et que son compagnon n’étoit pas une personne susceptible de pitié.

Quand ses esprits se furent remis du premier choc, elle prit la lampe pour examiner la possibilité de fuir. La chambre étoit spacieuse, et les murs couverts d’une boiserie en chêne, ne s’ouvroient qu’à la fenêtre grillée, et à la porte par laquelle Emilie étoit entrée ; les foibles rayons de la lampe ne lui permettoient pas d’en bien juger l’étendue. Elle ne découvrit aucun meuble, à l’exception d’un grand fauteuil de fer, scellé au milieu de la chambre, et sur lequel pendoit une lourde chaîne de fer, attachée au plafond avec un anneau de ce métal. Elle la regarda long-temps avec horreur et surprise : elle observa des barres de fer faites pour entraver les pieds, et de pareils anneaux sur les bras du fauteuil ; elle jugea bien que cette odieuse machine étoit un instrument de torture, et elle pensa que quelque infortuné, enchaîné dans cette place, y avoit dû mourir de faim. Elle se sentit glacée jusqu’au fond de l’ame ; mais quand il lui vint à l’esprit que sa tante étoit une des victimes, et qu’elle-même alloit le devenir, une crise violente la saisit. Incapable de tenir la lampe, et cherchant à se soutenir, elle se plaça sans y songer sur le fauteuil de fer. Voyant soudain où elle étoit, elle tressaillit dans l’excès de l’horreur, et se précipita à l’autre bout de la chambre ; là, elle chercha un siège, et n’apperçut qu’un très-sombre rideau qui descendoit du haut en bas, et déroboit toute une partie de cet appartement. Eperdue comme elle l’étoit, ce rideau la frappa, et elle resta occupée à le regarder avec étonnement et frayeur.

Il lui parut que ce rideau cachoit une retraite : elle desiroit et craignoit de le lever et de découvrir ce qu’il voiloit ; deux fois elle fut retenue par le souvenir du spectacle terrible que sa main téméraire avoit dévoilé dans l’appartement du château ; mais conjecturant à l’instant qu’il cachoit le corps de sa tante poignardée, elle le saisit, et dans son désespoir, elle le tira. Derrière se trouvoit un cadavre étendu sur une couchette basse et tout inondée de sang, ainsi que le plancher ; ses traits, déformés par la mort, étoient hideux et effrayans, et plus d’une blessure livide se distinguoit sur son visage. Emilie le contempla d’un œil avide et égaré ; mais la lampe glissa de sa main, et elle tomba sans connoissance au pied de l’horrible couchette.

Quand ses sens, lui revinrent, elle étoit environnée d’hommes, et dans les bras de Bernardin qui l’emportoit au travers de la chambre : elle connut bien ce qui se passoit ; mais son extrême foiblesse ne lui permettoit ni cris ni efforts, et à peine sentoit-elle une crainte. On l’emporta par l’escalier qu’elle avoit monté ; on entra sous la voûte et on s’arrêta. Un de ces hommes, arrachant le flambeau de Bernardin, ouvrit une porte latérale, et s’arrêtant sur la plate-forme, il laissa voir un grand nombre d’hommes à cheval. Soit que la fraîcheur de l’air eût ranimé Emilie, soit que ces étranges objets lui eussent rendu le sentiment de son danger, elle parla tout-à-coup, et fit un effort sans succès, pour s’arracher à ces brigands.

Bernardin, cependant, demandent la torche à grands cris, des voix éloignées répondoient, plusieurs personnes s’approchoient, et dans le même instant une lumière se fit voir dans la cour du château. On fit sortir Emilie du portail à peu de distance, et encore sous les murs ; elle vit le-même homme qui tenoit le flambeau du portier, occupé à en éclairer un qui selloit un cheval à la hâte ; d’autres cavaliers l’entouroient, et leurs physionomies effrayantes se distinguoient à la clarté de la torche.

Eh ! à quoi donc perdez-vous le temps ? dit Bernardin avec un jurement effroyable et en s’approchant des cavaliers : dépêchez, dépêchez.

La selle va être prête, répliqua l’homme qui la boucloit ; et Bernardin jura de nouveau contre une pareille négligence. Emilie, qui, d’une voix foible, appeloit au secours, fut entraînée vers les chevaux, et les brigands disputèrent entre eux au sujet du cheval sur lequel on la placeroit. Celui qu’on lui destinoit n’étoit pas prêt. À ce même moment un groupe de lumières sortit de la grande porte, et Emilie entendit par-dessus les autres la voix glapissante d’Annette ; elle distingua bientôt Montoni et Cavigni, suivis d’un détachement de leurs soldats. Elle ne les voyoit pas alors avec terreur, mais avec espérance, et ne pensait plus aux dangers du château, dont récemment elle avoit tant désiré de fuir. Ceux qui la menaçoient avoient absorbé toutes ses craintes.

Après un léger combat, Montoni et son parti remportèrent la victoire. Les cavaliers, se voyant moins nombreux, et d’ailleurs peu zélés peut-être pour l’entreprise dont ils étoient chargés, se sauvèrent au galop. Bernardin disparut à l’aide de l’obscurité, et Emilie fut reconduite au château. En repassant les cours, le souvenir de ce qu’elle avoit vu dans la chambre du portail revint à son esprit avec toute son horreur ; et quand, bientôt après elle eut entendu retomber la herse qui l’enfermoit encore dans ces murs formidables, elle frémit pour elle-même ; et oubliant presque le danger nouveau auquel elle échappoit, elle eut peine à concevoir que la vie et la liberté ne se trouvassent pas au-delà de ces barrières.

Montoni ordonna qu’Emilie l’attendît dans le salon de cèdre. Il s’y rendit lui-même, et la questionna avec beaucoup de sévérité sur ce mystérieux événement. Quoiqu’elle le vît alors avec horreur comme le meurtrier de sa tante, et qu’elle pût à peine satisfaire à ses questions, cependant ses réponses, son maintien, le convainquirent qu’elle n’avoit eu volontairement aucune part au complot, et il la renvoya en voyant paroître ses gens. Il les avoit tous rassemblés pour éclaircir une telle affaire et en découvrir les complices.

Emilie avoit été long-temps chez elle avant que le tumulte de son esprit lui eut permis de se rappeler tout ce qui venoit de se passer. Le cadavre qu’elle avoit vu derrière le rideau du portail s’offrit soudain à sa pensée ; elle fit un gémissement dont Annette eut d’autant plus peur, qu’elle s’obstinoit à lui en taire la cause ; elle craignoit de lui confier un si fatal secret, et d’attirer sur elle-même, par cette imprudence, toute la vengeance de Montoni.

Forcée de concentrer en elle toute l’horreur de ce secret, la raison d’Emilie fut prête à succomber sous ce fardeau insupportable. Elle regardoit par moment Annette avec un œil hagard et insensé. Quand Annette lui parloit, elle ne l’entendoit point, ou répondoit hors de propos ; de longues distractions succédoient. Annette parloit encore, et sa voix ne paroissoit pas atteindre les organes troublés d’Emilie. Immobile et muette par intervalles seulement, elle poussoit un soupir, mais elle ne versoit point de larmes.

Épouvantée de son état, Annette sortit pour en informer Montoni. Il venoit à l’instant de quitter tous ses serviteurs, sans avoir pu rien découvrir. L’étonnante description que lui fit Annette l’engagea à la suivre à l’appartement d’Emilie.

Au son de sa voix, Emilie leva les yeux. Un rayon de lumière sembla éclairer son esprit, elle se leva de son siège, et se retira lentement à l’autre extrémité de la chambre. Il lui parla d’un ton en quelque manière adouci. Elle le regardoit d’un air moitié curieux et moitié effrayé, et répondoit par oui à tout ce qu’il disoit. Son esprit ne paroissoit avoir retenu qu’une impression, celle de la crainte.

Annette ne pouvoit expliquer ce désordre ; et Montoni, après de vains efforts pour engager Emilie à parler, ordonna à Annette de rester avec elle toute la nuit, et de l’informer de son état le lendemain. Après qu’il fut parti, Emilie se rapprocha ; elle demanda qui étoit celui qui étoit venu la troubler. Annette lui dit que c’étoit monsieur Montoni. Emilie, après elle, répéta le nom plusieurs fois ; et quand elle l’oublioit, elle soupiroit soudain, et retomboit dans sa rêverie.

Annette eut peine à la conduire au lit. Emilie, avant d’y entrer, l’examina d’un œil inquiet et égaré. Elle se tourna ensuite toute tremblante vers Annette, qui, alors plus effrayée, s’avança vers la porte pour aller engager une des servantes à passer la nuit avec elle. Emilie, la voyant s’éloigner, la rappela par son nom, et de sa voix si douce et si plaintive, la conjura de ne pas l’abandonner aussi. Depuis la mort de mon père, lui dit-elle, tout le monde m’abandonne.

Votre père, mademoiselle, dit Annette ! il étoit mort avant que vous me connussiez.

Il l’étoit ! cela est vrai, dit Emilie. Et ses pleurs commencèrent à couler. Elle pleura long-temps en silence ; et, devenue un peu plus calme, elle finit par céder au sommeil. Annette avoit eu la discrétion de ne point interrompre ses larmes ; et cette bonne fille, aussi affectionnée qu’elle étoit simple, oublia en ce moment toutes les craintes que lui inspiroit cette chambre, et veilla seule près d’Emilie pendant toute la nuit.


fin du troisième volume.