Les Mystères d’Udolphe/4/7

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Traduction par Victorine de Chastenay.
Maradan (4p. 154-192).

CHAPITRE VII.

Retournons pour un moment à Venise, où le comte Morano gémit sous une complication de malheurs. Bientôt après son arrivée dans cette ville, il avoit été arrêté par ordre du sénat ; et sans savoir de quoi il étoit accusé, il avoit été mis dans une prison si rigoureuse, que les recherches de ses amis n’avoient pu les aider à retrouver sa trace. Il n’avoit pu deviner à quel ennemi il devoit sa captivité, à moins que ce ne fût à Montoni, sur lequel ses soupçons s’arrêtoient. Ils étoient non-seulement probables, mais encore très-fondés.

Dans l’affaire de la coupe empoisonnée, Montoni avoit soupçonné Morano ; mais ne pouvant acquérir le degré de preuve nécessaire à la conviction de ce crime, il avoit eu recours à d’autres genres de vengeance, et espéré beaucoup de ses persécutions. Il employa une personne à laquelle il croyoit pouvoir se fier pour jeter une lettre d’accusation dans le dépôt des dénonciations secrètes, ou gueules de lion, qui se trouve à la galerie du doge, et sert à recevoir les avis anonymes relatifs aux personnes qui conspirent contre l’état. Comme dans ce cas l’accusateur ne peut pas être confronté, un homme peut perdre son ennemi et assouvir une vengeance injuste, sans crainte d’être puni ou d’être découvert. Il n’est pas surprenant que Montoni eût eu recours à cet expédient diabolique, pour perdre une personne qu’il soupçonnoit d’un attentat contre sa vie. Dans la lettre qu’il avoit combinée, il accusoit Morano de conspirer contre l’état, et essayoit de le démontrer avec cette simplicité spécieuse qu’il savoit si bien mettre en usage. Le sénat qui, dans ce temps, regardoit un soupçon comme une preuve, fit aussitôt arrêter le comte. On ne lui expliqua pas son crime, on le jeta dans une de ces prisons secrètes qui sont l’effroi des Vénitiens, et où plus d’un individu a langui, et est mort sans que ses amis aient pu le découvrir.

Morano avoit encouru le ressentiment des principaux membres de l’état : ses manières l’avaient rendu importun à plusieurs ; l’ambition, la hauteur qu’il dévoiloit trop souvent en public, le faisoient haïr des autres ; ou ne devoit pas s’attendre à ce qu’aucune pitié modérât la rigueur d’une loi, dont ses ennemis déterminoient l’application.

Montoni, pendant ce temps, faisoit tête à d’autres dangers. Son château étoit assiégé par des troupes qui sembloient décidées à tout oser, à tout souffrir pour triompher. La force de la place résista à une si violente attaque ; la garnison fit une défense vigoureuse, et la disette que l’on éprouvoit sur ces montagnes arides, obligea les assaillans à la retraite.

Quand Montoni se vit de nouveau paisible possesseur d’Udolphe, il envoya Ugo pour chercher Emilie ; il avoit voulu s’assurer d’elle dans un lieu moins exposé qu’un château, où l’ennemi, après tout, pouvoit pénétrer. La tranquillité rétablie, il étoit impatient de la tenir dans les murailles d’Udolphe. Il chargea Ugo d’aider Bertrand à la ramener au château. Forcée de partir, Emilie dit un tendre adieu à la douce Maddelina. Elle avoit passé quinze jours en Toscane, et y avoit goûté un intervalle de repos ; elle en avoit besoin pour remettre ses esprits, elle s’en vit enlever à regret. Elle remonta les Apennins ; de leurs hauteurs elle jeta un long et triste regard sur la contrée charmante qui s’étendoit à ses pieds, et sur cette Méditerranée, dont elle avoit tant désiré que les vagues la reportassent en France ; mais le chagrin qu’elle sentoit en retournant au théâtre de ses souffrances, étoit néanmoins adouci par l’idée que Valancourt l’habitoit. Elle trouvoit une consolation dans la pensée d’être près de lui, quoique sans doute il fût prisonnier.

Il étoit tard quand elle partit de la chaumière, et la nuit étoit déjà close avant qu’elle arrivât au voisinage d’Udolphe. La nuit étoit très-sombre, et la lune ne brilloit que par intervalles. Les voyageurs marchoient à la clarté d’une torche que portoit Ugo. Emilie méditoit sur sa situation. Bertrand et Ugo anticipoient sur le plaisir d’un bon souper et d’un bon feu ; ils avoient remarqué la différence du climat chaud de Toscane à l’air piquant de ces régions élevées. Emilie fut enfin réveillée de sa rêverie par le son de l’horloge du château ; elle ne put l’entendre sans un certain frémissement. Plusieurs coups se succédèrent, et le son, répété par mille échos, se perdit en murmures. Son imagination frappée crut entendre marquer l’instant d’une effroyable catastrophe.

— C’est la vieille horloge, dit Bertrand ; elle y est encore ! les canons ne l’ont pas fait taire !

— Non, dit Ugo ; elle ronfloit aussi bien qu’eux au milieu de leur fracas : elle sonna au travers du feu le plus vif que j’aie jamais vu. Je comptois bien que l’ennemi lui donneroit quelque leçon, mais elle a échappé aussi bien que sa tour.

La route tournoit autour d’une montagne. Les voyageurs virent enfin le château ; il se trouvoit en perspective à l’extrémité du vallon. Un rayon de la lune le découvrit, et l’obscurité le déroba aussitôt. Ce foible aperçu avoit suffi pour percer le cœur d’Emilie. Les murs massifs et ténébreux lui présentoient l’idée terrible de l’emprisonnement et d’une longue souffrance. Cependant, à mesure qu’elle avançoit, quelque mélange d’espérance diminuoit sa terreur. Ce lieu étoit assurément la résidence de Montoni, mais il étoit possible aussi qu’il fût celle de Valancourt. Elle ne pouvoit se rapprocher de l’endroit où il pouvoit être, sans éprouver un mouvement de joie et d’espoir.

Les voyageurs continuèrent de suivre le vallon : Emilie, au clair de la lune, revit les tours et les antiques murailles ; sa clarté, devenue plus forte, lui permit de remarquer les ravages causés par le siège et les fortifications renversées. On étoit au pied du rocher sur lequel Udolphe étoit bâti. De lourds débris avoient roulé jusque dans le bois par lequel on montoit, et se trouvoient mêlés de terre et d’éclats de roches qu’ils avoient entraînés. Les bois aussi avoient beaucoup souffert des batteries placées au-dessus, parce que l’ennemi avoit voulu s’en faire un abri contre le feu des remparts. Plusieurs des plus beaux arbres étoient à bas ; d’autres, jusqu’à une grande distance, étoient entièrement dépouillés de leurs branches supérieures. — Il faut descendre, dit Ugo, et conduire nos mules par la bride jusqu’au haut de la montagne ; autrement, nous pourrions tomber dans quelques-uns des trous qu’ont faits les boulets ; il n’en manque pas. Donnez-moi la torche, dit Ugo, quand on fut descendu : prenez garde de vous heurter ; le terrain n’est pas encore balayé d’ennemis.

— Comment ! s’écria Emilie, y a-t-il encore des ennemis ?

— Oui, dit Ugo. Je ne sais pas comment cela est à présent ; mais en revenant, j’ai trouvé deux ou trois corps gisans auprès des arbres.

La torche répandoit une lueur sombre sur le terrain et sur les bois. Emilie craignoit, en regardant, que quelqu’objet horrible ne vînt s’offrir à sa vue. Le sentier étoit semé de tronçons de lances, d’armures brisées, et de tout ce qui servoit à cette époque à garantir les gens de guerre. — Apportez la lumière, dit Bertrand ; j’ai donné contre quelque chose qui sonne. — Ugo porta la torche : ils virent une cuirasse d’acier percée de part en part, et dont les bords étaient teints de sang. Bertrand la releva ; mais Emilie ayant demandé qu’on ne s’arrêtât point, Bertrand, après quelques plaisanteries cruelles sur l’infortuné à qui elle avoit appartenu, rejeta la cuirasse sur l’herbe, et poursuivit son chemin.

À chaque pas, Emilie trembloit de rencontrer quelque vestige de mort. On arriva bientôt à une lacune des bois ; Bertrand s’arrêta pour en examiner la place. Les futaies magnifiques qui naguère en faisoient l’ornement, n’étoient maintenant qu’un amas confus de troncs et de branches. Ce lieu sembloit surtout être devenu fatal aux assiégeans ; la destruction des arbres annonçoit que le feu le plus vif y avoit été dirigé. Comme Ugo penchoit son flambeau, l’acier brilla entre les feuilles. La terre, sous ces débris, étoit jonchée d’armes et de vêtemens, et Emilie s’attendoit presqu’à y voir des membres ou des corps humains. Elle pria ses guides de poursuivre ; trop occupés de leur examen, ils ne l’entendirent même pas. Elle détourna les yeux de ce spectacle de désolation, les leva sur le château, et distingua quelques lumières sur les remparts. L’horloge sonna minuit. Une trompette retentit aussitôt, et Emilie en demanda la cause.

— Oh ! c’est qu’on change la garde, dit Ugo. — Je ne me souviens pas de cette trompette, dit Emilie ; c’est un nouvel usage. — C’est une ancienne coutume, mademoiselle, qu’on a remise depuis peu. Nous l’avons toujours en temps de guerre, et nous avons sonné la trompette à minuit depuis le siège du château.

Pendant que la trompette sonnoit encore, Emilie entendit un léger cliquetis d’armes. Le mot d’ordre fut donné sur la terrasse, répondu de toutes les parties du château, et tout rentra dans le calme. Emilie se plaignit du froid, et demanda à entrer. — Oui, mademoiselle, dit Bertrand en remuant quelques pièces d’armures avec sa pique. Mais qu’est-ce donc ?

— Grand Dieu ! s’écria Emilie, quel bruit est-ce-là ?

— Quel bruit est-ce-là ? reprit Ugo, surpris et attentif.

— Paix ! leur dit Emilie, il vient des remparts. Ils regardèrent, virent une lumière qu’on promenoit sur la muraille ; et l’instant d’après, le vent apporta une voix qui résonnoit avec plus de force.

— Qui va là ? crioit la sentinelle ; répondez, ou malheur à vous.

Bertrand poussa un cri de joie. — Ah ! mon brave camarade, est-ce vous ? dit la sentinelle. — Il donna un grand coup de sifflet ; un autre y répondit. Les voyageurs sortirent des bois à la hâte, et gagnèrent le chemin creux qui conduisoit aux portes du château. Emilie sentit renouveler sa terreur en contemplant tout à la fois sa surprenante architecture. Hélas ! se disoit-elle, je rentre dans ma prison !

— Par saint Marc ! dit Bertrand en tournant son flambeau, il y a eu ici de chaude besogne ; les boulets ont furieusement sillonné le terrain.

— Oui, répliqua Ugo, ils firent feu de cette redoute, et un rude feu. L’ennemi fit une attaque terrible sur la grande porte ; mais il pouvoit bien croire qu’il n’en viendroit jamais à bout. Outre le canon des murailles, nos archers, sur les deux tours rondes, ne se donnoient pas de quartier ; et par saint Pierre ! il n’étoit pas moyen d’y tenir. Je n’ai jamais vu meilleure fête dans ma vie ; je riois à m’en tenir les côtés, de voir décamper tous ces lâches. Bertrand, mon pauvre garçon, tu aurais dû être avec nous ; cela t’auroit donné un peu de cœur.

— Ah ! vous revenez à vos mauvais propos, dit Bertrand d’un ton sinistre. Il est heureux pour toi que le château soit si près, tu aurois vu que j’ai tué mon homme plus d’une fois. — Ugo se mit à rire, et continua le récit du siège. Emilie écoutoit ; et pendant qu’il parloit, elle fut frappée du contraste entre l’état actuel de ce lieu et celui où il avoit été.

Le bruit confus du canon, des tambours, des trompettes, les gémissemens des vaincus, les cris d’allégresse des vainqueurs, avoient fait place à un silence si complet, qu’il sembloit que la mort eût triomphé tout à la fois et des vainqueurs et des vaincus. Le délabrement d’une des tours du portail, ne confirmoit nullement la forfanterie d’Ugo, qui avoit parlé d’une lâche fuite. Il étoit évident que l’ennemi avoit tenu, et qu’il avoit causé un grand désordre avant sa retraite. Autant qu’un clair de lune vaporeux permettoit d’en juger, la tour étoit ouverte de tous côtés, et ses fortifications étoient presque toutes renversées. Pendant qu’elle regardoit, une lumière parut derrière un des créneaux. Les trous de la muraille laissèrent distinguer un soldat qui remontoit, avec une lampe, par un petit escalier pratiqué dans la tour. Elle reconnut cet escalier pour celui où elle avoit passé pendant la nuit, quand Bernardin la trompa par l’espérance de voir madame Montoni. Son imagination sentit encore, un ébranlement de l’effroi qu’elle y avoit eu. Elle étoit près des portes ; le soldat ouvrit la chambre du portail, et la lampe lui laissa distinguer dans les ténèbres cet effroyable appartement. Elle succomba presqu’à l’horreur de ses pensées, en se souvenant du rideau qu’elle avoit tiré, et de ce qu’elle avoit vu derrière.

Peut-être, se disoit-elle, peut-être cette chambre sert maintenant à une pareille destination ; peut-être à cette heure sinistre ce soldat va-t-il y veiller le corps de son ami ! Les foibles restes de son courage l’abandonnèrent ; l’avenir et le passé l’accabloient à la fois. Le destin de madame Montoni sembloit trop lui prédire le sien. Elle songeoit que la cession des biens du Languedoc, en satisfaisant l’avarice de Montoni, n’appaiseroit pas sa vengeance ; il lui faudroit un affreux sacrifice. Elle pensoit même qu’en signant l’abandon, la crainte de la justice pourroit conduire Montoni à la retenir prisonnière, ou même à lui ôter la vie.

On arriva enfin aux portes du château. Bertrand, apercevant une lumière dans la chambre du portail, appela fort haut. Le soldat regarda, et demanda qui c’étoit. — Je vous amène un prisonnier, dit Ugo ; ouvrez la porte, et laissez-nous entrer.

— Dites-moi d’abord qui est-ce qui demande à entrer ? dit le soldat.

— Quoi ! mon vieux camarade, s’écria Ugo, ne me reconnois-tu pas ? ne reconnois-tu pas Ugo ? J’amène un prisonnier, pieds et poings liés, un malheureux qui s’est gorgé de vin en Toscane pendant que nous nous battions ici.

— Vous ne le porterez pas loin, reprit Bertrand avec humeur. — Ah ! mon camarade, c’est vous, dit le soldat ; j’y vais tout de suite.

Emilie entendit descendre, tomber les chaînes, et tirer les verroux d’une petite porte par laquelle on entra. Le soldat tenoit la lampe fort bas, pour montrer le pas de la porte. Emilie se retrouva sous cette arcade ténébreuse, et elle entendit fermer ce guichet, qui sembloit à jamais la séparer du monde. Elle pénétra dans la première cour du château ; elle revit son enceinte spacieuse et solitaire avec une sorte de désespoir. À cette heure avancée de la nuit, l’obscurité gothique des bâtimens, les échos prolongés et confus, qui retentissoient à l’entretien d’Ugo et du soldat, secondoient les mélancoliques pressentimens de son cœur. En rentrant dans la seconde cour, un bruit éloigné rompoit le silence ; il augmenta à mesure qu’on avançoit, et Emilie distingua des rires et des accens de débauche bien différens de ceux de la joie. Vous avez aussi du vin de Toscane chez vous, dit Bertrand, du moins si l’on en juge par le tintamare que j’entends. Je parie qu’Ugo en a mieux pris sa part que du combat. Qui tient donc table si tard ?

— Son excellence et ces messieurs, répondit le soldat. C’est une preuve que vous êtes étranger au château, puisque vous faites cette question. Ce sont des esprits braves qui ne dorment point ; ils passent les nuits à faire bonne chère. Nous, qui sommes de garde, nous voudrions bien en prendre une petite part. Il fait bien froid à se promener sur une terrasse pendant la nuit ; il faudroit un peu de liqueur pour nous réchauffer.

— Le courage, mon enfant, le courage échauffe le cœur, dit Ugo. — Le courage ? dit le soldat vivement et d’un ton de menace. Ugo le remarqua et l’empêcha d’en dire davantage. En revenant à la gaîté des signors : c’est un nouvel usage ; autrefois on passoit la nuit en conseil.

— Oui ; mais depuis le siège ils ne font plus que bombance, et si j’étois à leur place, je finirois ainsi toutes mes expéditions. Ils traversèrent la seconde cour, et ils se trouvèrent à la porte du vestibule ; le soldat leur donna le bonsoir, et retourna à son poste. Pendant qu’on attendoit, Emilie considérait comment elle éviteroit la vue de Montoni, et pourroit se retirer à son ancien appartement sans être aperçue ; elle frémissoit de rencontrer si tard, ou lui, ou quelqu’un de sa compagnie. Le train qui se faisoit au château étoit alors tellement bruyant, qu’Ugo frappoit à la porte sans pouvoir se faire entendre des domestiques. Cette circonstance augmenta les alarmes d’Emilie, et lui laissa le temps de délibérer. Elle pouvoit peut-être arriver au grand escalier, mais elle ne pouvoit regagner sa chambre sans lumière. La difficulté de s’en procurer, et le danger de parcourir le château sans en avoir, furent les premières idées qui la frappèrent. Bertrand n’avoit qu’une torche, et elle savoit que les domestiques n’apportoient jamais de lumière à la porte, parce que la grande lampe, suspendue à la voûte, éclairoit assez le vestibule. Si elle risquoit d’attendre qu’Annette apportât un flambeau, Montoni ou ses compagnons pouvoient fort bien la découvrir.

Carlo enfin ouvrit la porte ; Emilie le pria d’envoyer aussitôt Annette avec une lumière dans la grande galerie, où elle se décida à l’attendre. Elle s’élança vers l’escalier ; Bertrand et Ugo, avec leurs torches, suivirent le vieux Carlo à l’antichambre, impatiens de souper et de trouver un bon feu. Éclairée seulement par les foibles rayons que jetoit la lampe entre les arcades de cette salle immense, Emilie s’efforcoit de gagner l’escalier, que l’obscurité lui cachoit. Les éclats désordonnés qui partoient de l’appartement, redoubloient sa terreur, et augmentoient sa perplexité. Elle s’attendoit à chaque instant à voir ouvrir la porte, et à voir sortir Montoni avec ses compagnons : enfin elle trouva l’escalier, monta jusqu’en haut, et s’assit sur la dernière marche, en attendant Annette. Les ténèbres de la galerie la détournoîent de s’y engager ; elle écoutoit pour entendre des pas, et n’entendoit que le bruit éloigné de la débauche, que les sourds échos de la voûte prolongeoient jusqu’à elle. Une fois, elle crut qu’elle entendoit un son fort bas dans la galerie obscure derrière elle ; elle y jeta les yeux, et crut y voir mouvoir un objet lumineux : ne pouvant en ce moment surmonter la foiblesse où la réduisoient ses craintes, elle quitta la place, et descendit quelques marches plus bas.

Annette ne venoit point ; Emilie conclut qu’elle étoit couchée, et que personne ne l’avoit avertie. Elle savoit bien que, dans le dédale des corridors, elle ne pourroit pas trouver son chemin ; elle n’avoit plus que la perspective de passer la nuit dans l’obscurité, soit dans la place où elle étoit, soit dans quelqu’autre semblable. Un mélange de terreur et de découragement lui arracha des larmes.

Elle crut alors entendre un son étrange dans la galerie ; elle écouta, n’osant pas respirer, mais le murmure croissant des voix dans le vestibule, étouffa tout autre bruit. Elle entendit Montoni et ses compagnons qui se précipitoient dans la salle, parloient comme des gens ivres, et sembloient venir à l’escalier. Elle se souvint alors que c’était le chemin de leurs chambres, et oubliant l’effroi que lui causoit la galerie, elle s’y enfonça, dans l’espoir qu’un des nombreux passages qui y donnoient la mettroit à l’abri des recherches, et qu’après la retraite de tous ces hommes, elle essaieroit de retrouver sa chambre ou celle d’Annette, qui étoit aussi écartée.

Elle se glissa, les bras étendus, le long de la galerie, toujours attentive aux voix qui résonnoient en bas. On sembloit s’être arrêté pour causer au pied de l’escalier. Elle s’arrêta elle-même pour écouter ; effrayée d’ailleurs de pénétrer dans ces ténèbres, où le bruit qu’elle avoit entendu lui faisoit soupçonner qu’on la guettoit. Ils savent mon arrivée, se disoit-elle, Montoni vient pour me chercher ; dans l’état où il est, ses projets, sont désespérés. Elle se rappeloit la scène du corridor, le soir qui avoit précédé son départ. — Ô Valancourt ! ajoutoit-elle, il faut à jamais renoncer à vous ! Braver plus long-temps Montoni, ne seroit plus du courage, mais de la témérité. Les voix ne se rapprochoient pas, mais elles devenoient plus hautes, et par-dessus toutes, elle distinguoit celles de Bertolini et de Verezzi. Le peu de mots qu’elle saisit redoubla son attention ; on parloit d’elle : elle risqua de revenir un peu sur ses pas, et elle découvrit qu’ils disputoient à son sujet ; chacun sembloit réclamer quelque promesse ancienne faite par Montoni. Il parut que d’abord il s’occupoit de les pacifier et de les ramener à la table ; mais las enfin de leur contestation, il leur dit qu’il les laissoit s’arranger, et il retourna avec les autres à l’appartement dont ils sortoient. Verezzi l’arrêta. — Où est-elle, signor ? lui dit-il avec impatience ; dites-nous où elle est. — Je vous ai déjà dit que je ne le savois pas, répliqua Montoni qui sembloit pris de vin. Elle est probablement dans son appartement. Verezzi et Bertolini n’en demandèrent pas davantage ; ils coururent ensemble à l’escalier. Emilie, qui, pendant ce colloque, avoit tremblé si fort qu’elle pouvoit à peine se soutenir ; Emilie, en les entendant marcher, sembla trouver de nouvelles forces, et s’élança dans la galerie obscure avec la vitesse d’une biche. Mais, bien longtemps avant qu’elle eût gagné l’extrémité, la lumière que portoit Verezzi avoit brillé sur les murs : tous deux parurent, et voyant Emilie, ils se mirent à la poursuivre. À ce moment Bertolini, dont la marche précipitée n’étoit pas sûre, et dont l’impatience écartoit toutes les précautions, tomba tout de son long, et fit tomber avec lui la lampe, qui s’éteignit sur le plancher, Verezzi, sans songer à la rallumer, prit l’avantage que lui donnoit cet accident sur son rival ; il suivit Emilie, à qui cependant la lumière avoit montré un des passages, et qui s’y étoit jetée ; Verezzi avoit distingué le chemin qu’elle avoit pris ; mais le son de ses pas se perdant par la distance, Verezzi, moins accoutumé au passage, fut obligé d’avancer avec précaution pour ne pas rencontrer des escaliers qui, dans ce vaste château, terminoient presque partout les détours. Le passage, à la fin, conduisit Emilie au corridor où se trouvoit sa propre chambre : n’entendant plus marcher, elle s’arrêta pour prendre haleine et considérer le parti qu’elle avoit à prendre ; elle avoit suivi ce passage, parce qu’il s’étoit offert le premier : maintenant qu’elle étoit au bout, la perplexité restoit la même. Où aller, comment se retourner ? elle l’ignoroit. Elle concevoit seulement qu’elle devoit éviter sa chambre, où certainement on iroit la chercher : son danger devenoit plus grand par la proximité de cette chambre ; mais ses esprits, sa respiration étoient épuisés à tel point, qu’il lui fallut se reposer quelques minutes à l’extrémité du passage ; elle n’entendoit plus rien. Pendant ce repos, elle vit briller une lumière sous la porte d’une des chambres ; elle reconnut à sa situation, que c’étoit la chambre même où elle avoit découvert un spectacle que jamais elle ne se rappeloit sans horreur. Elle fut violemment surprise que, dans cette chambre et à cette heure, il se trouvât de la lumière ; elle se sentit une terreur telle que, dans la foiblesse de ses esprits, elle n’osoit plus la regarder ; elle s’attendoit presqu’à voir lentement ouvrir la porte et paroître un objet hideux. Elle écouta dans le passage, elle regarda sans y rien voir, et conclut que Verezzi avoit été chercher une lampe ; elle crut qu’il reviendront bientôt, et en fut plus incertaine sur la route qu’elle choisiroit, ou plutôt sur celle qu’elle pourroit prendre dans l’ombre.

Une clarté foible brilloit encore sous la porte opposée ; mais son horreur pour cette chambre étoit si forte et si bien fondée, qu’elle ne put se résoudre à en tenter l’entrée, quoiqu’elle pût y trouver une lumière, si nécessaire à sa sûreté. Elle respiroit à peine, et restoit au bout du passage, quand elle entendit un frottement, et enfin une voix basse, mais si près d’elle, qu’elle donna dans son oreille. Elle eut assez de présence d’esprit pour réprimer son émotion, et rester immobile. L’instant d’après elle reconnut la voix de Verezzi, qui ne paroissoit pas savoir qu’elle étoit là, et qui se parloit à lui-même. L’air est plus frais, dit-il ; sans doute c’est le corridor. Peut-être étoit-il de ces héros dont le courage défieroit un ennemi plus volontiers que les ténèbres, et qui se rassurent en parlant. Quoi qu’il en soit, il tourna en chancelant vers l’appartement d’Emilie. Il semblent oublier que même, dans la chambre, l’obscurité lui donneroit le moyen d’éluder sa poursuite ; et, comme un homme ivre, il s’attachoit à l’idée unique dont son imagination étoit frappée.

Dans le moment qu’elle l’entendit s’éloigner, elle quitta la place, et se dirigea tout doucement à l’autre bout du corridor. Elle étoit décidée à se confier au hasard, et à sortir par le premier chemin qu’elle trouveroit. Avant qu’elle y fût, une lumière frappa les murailles, et elle vit Verezzi qui alloit à sa chambre. Elle se glissa dans un passage à gauche, ne croyant point avoir été aperçue ; mais à l’instant une autre lumière brillant à l’autre extrémité, la jeta dans un nouvel effroi. Elle s’arrêta, hésita, et reconnut Annette ; elle se hâta de la rejoindre, mais son imprudence lui causa une nouvelle crainte. Annette, en la voyant, fit un cri de joie, et fut quelques minutes avant de pouvoir, ou se taire, ou relâcher Emilie de l’étroit embrassement où elle la tenoit. Emilie, à la fin, lui fit comprendre son danger. Elles se sauvèrent dans la chambre d’Annette, qui se trouvoit très-écartée des autres. Aucune crainte néanmoins ne pouvoit faire taire Annette. — Oh ! ma chère demoiselle, disoit-elle en marchant, que de peurs j’ai eues ! Ah ! j’ai cru mourir cent fois. Je ne croyois pas vivre assez pour vous revoir. Je n’ai jamais été si contente de voir quelqu’un, que je le suis de vous retrouver. — Paix ! crioit Emilie, nous sommes poursuivies, c’est l’écho de leurs pas. — Non, mademoiselle, disoit Annette, c’est une porte que l’on ferme ; le son court sous les voûtes, et l’on y est souvent trompé. Quand on ne feroit que dire un mot, cela retentit comme un coup de canon. — Il est donc, disoit Emilie, bien essentiel de nous taire. De grâce, ne parlons pas Avant d’être à votre chambre. Elles s’y trouvèrent enfin, sans avoir rien rencontré. Annette ouvrit la porte, et Emilie se mit sur le lit pour reprendre un peu de force et de respiration. Sa première demande fut si Valancourt n’étoit pas prisonnier. Annette lui répondit qu’elle n’avoit pu le savoir, mais, qu’elle étoit certaine qu’il y avoit plusieurs, prisonniers au château. Ensuite elle commença, à sa manière, à raconter le siège, ou plutôt le détail des terreurs et de toutes les souffrances qu’elle avoit éprouvées pendant l’attaque. — Mais, ajouta-t-elle, quand j’entendis les cris de victoire sur les remparts, je crus que nous étions tous pris, et je me tenois pour perdue. Au lieu de cela, nous avions chassé les ennemis. J’allai à la galerie du nord, et j’en vis un grand nombre qui s’enfuyoient dans les montagnes, Au reste, on peut dire que les remparts sont en ruines. C’étoit affreux de voir dans les bois au-dessous tant de malheureux entassés, que leurs camarades retiroient. Pendant le siège, monsieur étoit ici, il étoit là ; il étoit partout à la fois, à ce que m’a dit Ludovico. Pour moi, Ludovico ne me laissoit rien voir. Il m’enfermoit souvent dans une chambre au milieu du château. Il m’apportoit à manger, et venoit causer avec moi aussi souvent qu’il le pouvoit. Je l’avoue, sans Ludovico je serois sûrement morte tout de bon.

— Eh bien ! Annette, dit Emilie, comment vont les affaires depuis le siège ?

Oh ! il se fait un fracas terrible, reprit Annette ; les signors ne font autre chose que manger, boire et jouer. Ils tiennent table toute la nuit y et jouent entr’eux toutes ces riches et belles choses, qu’ils ont fait apporter dans le temps qu’ils alloient au pillage ou à quelque chose d’approchant. Ils ont des querelles épouvantables sur la perte et sur le gain ; le fier signor Verezzi perd toujours, à ce qu’ils disent. Le signor Orsino le gagne ; cela le fâche, et ils ont eu des altercations. Toutes les belles dames sont encore dans le château, et je vous avoue qu’elles me font peur, quand il m’arrive d’en rencontrer.

— Sûrement, Annette, dit Emilie en tressaillant, j’entends du bruit, écoutez.

— Non, mademoiselle, dit Annette ; ce n’est que le vent dans la galerie. Je l’entends souvent, quand il ébranle les vieilles portes à l’autre bout. Mais pourquoi ne vous couchez-vous pas, mademoiselle ; vous n’avez pas envie de rester ainsi toute la nuit ? Emilie s’étendit sur la couchette, et pria Annette de laisser brûler la lampe. Annette se mit ensuite à côté d’elle ; mais Emilie ne pouvoit dormir, et elle croyoit toujours entendre quelque bruit. Annette essayoit de lui persuader que c’étoit le vent ; on distingua des pas auprès de la porte. Annette alloit sauter à bas du lit, Emilie la retint, et écouta avec elle dans l’angoisse terrible de l’attente. Les pas ne s’éloignoient pas de la porte ; on mit la main sur la serrure, et l’on appela. — Pour l’amour de Dieu, Annette, ne répondez pas, dit Emilie bien doucement, restez tranquille. Nous devrions éteindre notre lampe, sa clarté nous trahira. — Vierge Marie, s’écria Annette, sans songer à la discrétion, je ne resterois pas à présent dans l’obscurité pour tout l’or du monde. Pendant qu’elle parloit, la voix devint plus forte, et répéta le nom d’Annette. — Sainte Vierge, s’écria Annette tout à coup, ce n’est que Ludovico. Elle se levoit pour ouvrir la porte, mais Emilie l’en empêcha, jusqu’à ce qu’elle fût plus certaine qu’il étoit seul. Annette lui parla quelque temps, et lui dit que l’ayant laissé sortir pour aller trouver Emilie, il venoit la renfermer de nouveau. Emilie trembloit qu’on ne les surprît, s’ils continuoient de causer au travers de la porte ; elle consentit qu’Annette le fît entrer. Le jeune homme parut, et sa physionomie franche et ouverte confirma l’opinion favorable que ses soins pour Annette avoient fait concevoir à Emilie. Elle lui demanda son secours, si Verezzi le lui rendoit nécessaire. Ludovico offrit de passer la nuit dans une chambre du corridor qui tenoit à celle d’Annette, et de les défendre à la première alarme.

Emilie fut rassurée par cette promesse ; Ludovico alluma la lampe, se rendit à son poste, et Emilie essaya de reposer. Une trop grande variété d’intérêts occupoit son attention ; elle pensoit au récit d’Annette, sur les mœurs dépravées de Montoni et de ses compagnons. Elle pensoit à sa conduite envers elle, et au danger auquel elle venoit d’échapper. À la vue de sa situation actuelle, elle frémit comme à une nouvelle image de terreur : elle se voyoit dans un château, habité par le vice et la violence, hors de la protection des lois et de la justice ; enfin, en la puissance d’un homme dont la persévérance étoit toujours égale, et en qui les passions, et surtout la vengeance, tenoient la place des principes : elle fut forcée de reconnoître encore une fois que ce seroit folie et non pas courage, de braver plus long-temps son pouvoir. Elle abandonna toute espérance d’être jamais heureuse avec Valancourt : elle se décida à traiter le lendemain avec Montoni, et à lui tout abandonner, pourvu qu’il lui permît de retourner en France à l’instant. Ces réflexions la tinrent éveillée fort long-temps ; mais la nuit se passa sans que Verezzi lui causât de nouvelles alarmes.

Dès le matin, Emilie eut un long entretien avec Ludovico ; elle apprit de lui des circonstances relatives au château, et reçut des ouvertures sur les projets de Montoni, qui ne firent qu’augmenter son effroi. Elle montra une grande surprise de ce que Ludovico, qui paroissoit si touché de la triste position où elle se trouvoit dans le château, consentait à y demeurer. Il l’assura que ce n’étoit pas son intention d’y rester, et elle hasarda de lui demander s’il voudroit seconder sa fuite. Ludovico lui assura qu’il étoit prêt à la tenter, mais il lui représenta les difficultés de l’entreprise ; sa perte certaine en seroit la suite, si Montoni les atteignoit avant qu’ils fussent hors des montagnes. Il promit néanmoins d’en chercher avec soin les occasions, et de travailler à un plan d’évasion.

Emilie en ce moment lui confia le nom de Valancourt, et le pria de s’informer si, dans les prisonniers, il s’en trouvoit un de ce nom. Le foible espoir que ranima cette conversation, détourna Emilie de traiter sur-le-champ avec Montoni ; elle se détermina, si cela étoit possible, à retarder son entrevue jusqu’au moment où elle auroit appris quelque chose de Ludovico, et à ne faire sa cession que si tous les moyens de fuir étoient impraticables. Elle y rêvoit, quand Montoni, revenu de son ivresse, l’envoya demander sur-le-champ. Elle obéit : il étoit seul. — J’apprends, dit-il, que vous n’avez pas été cette nuit dans votre chambre : où l’avez-vous passée — Emilie lui détailla quelques circonstances de sa frayeur, et lui demanda sa protection pour en prévenir le retour. — Vous connoissez les conditions de ma protection, lui dit-il : si réellement vous en faites cas, vous ferez en sorte de vous l’assurer. Cette déclaration précise qu’il ne la protégeroit que sous condition, pendant sa captivité dans le château, convainquit Emilie de la nécessité de se rendre ; mais d’abord elle lui demanda s’il permettroit son départ immédiatement après qu’elle auroit signé l’abandon. Il le promit solennellement, et lui présenta le papier, par lequel elle lui transportait tous ses droits.

Elle fut long-temps incapable de signer, son cœur étoit déchiré par divers intérêts opposés ; elle alloit renoncer à la félicité de sa vie, à l’espérance qui l’avoit soutenue pendant une si longue suite d’adversités.

Montoni lui répéta les conditions de son obéissance ; il lui observa de nouveau que ses momens étoient précieux ; elle prit le papier et le signa. À peine avoit-elle fini, qu’elle retomba sur sa chaise ; mais, bientôt remise, elle le pria d’ordonner son départ, et de lui laisser emmener Annette. — Montoni sourit alors. Il étoit nécessaire de vous tromper, dit-il, c’était l’unique moyen de vous faire agir raisonnablement : vous partirez, mais pas à présent. Il faut d’abord que je prenne possession de ces biens ; quand cela sera fait, vous pourrez, si vous voulez, retourner en France.

La froide scélératesse avec laquelle il violoit un engagement formel qu’il venoit de prendre, mit Emilie au désespoir ; elle demeura certaine que son sacrifice n’auroit aucune utilité, et qu’elle resteroit prisonnière ; elle n’avoit point de mots pour exprimer ses sentimens, et sentait bien que tout discours seroit sans effet ; elle regardoit Montoni de la manière la plus touchante. Il détourna les yeux, et la pria de se retirer. Incapable de le faire, elle se jeta sur une chaise près de la porte, et poussa de profonds soupirs sans trouver de larmes ni de paroles.

— Pourquoi vous livrer à cette douleur d’enfant ? lui dit-il ; efforcez-vous de supporter avec courage ce que maintenant vous ne pouvez éviter. Vous n’avez aucun mal réel à pleurer ; prenez patience, et l’on vous renverra en France. À présent retournez chez vous.

— Je n’ose pas ; monsieur, reprit-elle, je n’ose pas aller dans un lieu où le signor Verezzi peut s’introduire. — Ne vous ai-je pas promis de vous protéger ? dit Montoni. — Vous l’avez promis, monsieur ! dit Emilie en hésitant. — Ma promesse n’est-elle pas bien suffisante ? ajouta-t-il avec sévérité. — Rappelez-vous votre première promesse, signor, dit Emilie tremblante, et vous jugerez vous-même du cas que je dois faire de l’autre ! — Prenez garde, dit Montoni en colère, que je ne vous annonce que je ne vous protégerai pas. Retirez-vous avant que je rétracte ma promesse ; vous n’avez rien à craindre dans votre appartement. Emilie se retira lentement ; mais quand elle fut dans la salle, la crainte de rencontrer Verezzi ou Bertolini, lui fit doubler le pas malgré son excessif accablement, et elle se rendit dans sa chambre. Elle examina avec crainte si personne n’y étoit caché ; elle ferma ensuite la porte, et se plaça près d’une fenêtre ; elle y resta pour ranimer ses esprits abattus. Trop long-temps harassée, oppressée, elle auroit perdu la raison peut-être, si elle n’eût lutté fortement contre le poids de ses infortunes. Elle s’efforçoit de croire que Montoni se proposoit réellement de la renvoyer en France, aussitôt qu’il se seroit assuré ses biens, et qu’il saurait en attendant la garantir de toute insulte. Son principal espoir néanmoins, c’étoit Ludovico : elle ne doutoit pas de son zèle, quoiqu’il parût lui-même trop peu compter sur le succès ; elle avoit un motif aussi pour s’applaudir. Sa prudence, ou plutôt ses craintes, l’avoient empêchée de prononcer à Montoni le nom de Valancourt ; elle avoit été mille fois au moment de le faire avant de signer, et de stipuler sa délivrance, si réellement il étoit prisonnier ; mais si elle l’eût fait, les craintes jalouses de Montoni n’eussent fait que rendre plus pesans les fers de Valancourt ; et peut-être eût-il trouvé de l’avantage à le tenir captif toute sa vie.

Ce triste jour se passa comme tant d’autres s’étoient écoulés, dans la même chambre. Quand la nuit vint, Emilie se seroit retirée chez Annette, si un plus fort intérêt ne l’eût retenue chez elle, en dépit de ses frayeurs : quand tout seroit calme et que l’heure ordinaire seroit venue, Emilie se proposoit d’attendre le retour de la musique. Ces accords ne pouvoient l’assurer positivement que Valancourt fût dans le château ; mais ils pouvoient confirmer son idée, et lui procurer une consolation si nécessaire à son accablement actuel : d’un autre côté, si rien ne troubloit le silence, elle n’osoit pas songer à cette possibilité ; mais elle attendoit l’heure dans une grande impatience.

La nuit étoit fort orageuse ; les bâtimens du château résistoient aux ouragans avec la fermeté d’un roc. De longs gémissemens sembloient traverser les airs ; et c’est ainsi que, dans les tempêtes et au milieu de la désolation de la nature, les cœurs affligés s’abusent. Emilie entendit, comme à l’ordinaire, les sentinelles qui se rendoient à leurs postes ; et regardant de sa fenêtre, elle vit que la garde étoit doublée. Cette précaution lui parut nécessaire, lorsqu’elle eut remarqué le délabrement des murailles. Le bruit qu’elle connoissoit de la marche des soldats, celui de leurs voix éloignées, qui s’approchoit et se perdoit au gré des vents, rappelèrent à sa mémoire les sensations pénibles qu’elle en avoit reçues la première fois. Elle en revint à comparer les deux situations : ce n’étoit pas le moyen de se maintenir dans le repos. Elle arrêta sagement le cours de ses pensées ; et l’heure de la musique n’étant pas encore arrivée, elle referma sa fenêtre, et s’efforça d’attendre patiemment. Elle essaya d’assujétir la porte de l’escalier avec des meubles, comme déjà elle l’avoit fait ; mais ces craintes lui firent comprendre combien cet expédient arrêteroit peu la force et la persévérance de Verezzi. Elle regardoit une grande et pesante armoire, et désiroit qu’Annette et elle eussent la force de la mouvoir. Elle accusoit la lenteur d’Annette, qui restoit avec Ludovico et les domestiques, sans venir la trouver. Elle ralluma son feu pour égayer un peu sa chambre ; elle prit un livre et se plaça auprès. Mais tandis que ses yeux lisoient, son cœur et ses pensées étoient à Valancourt et à ses propres malheurs. Elle pensa, dans un moment où le vent ne faisoit pas de bruit, avoir distingué de la musique. Elle alla écouter, mais les sifflemens redoublés étouffèrent tout autre son. Dans un nouveau calme, elle entendit distinctement les douces cordes d’un luth. La tempête se releva encore, et dissipa les notes ; mais quand elle se fut appaisée, tremblante d’espoir et de crainte, Emilie ouvrit sa fenêtre pour écouter, et pour tenter d’être entendue du musicien. Endurer plus long-temps les tourmens de l’incertitude au sujet de Valancourt, lui paroissoit entièrement impossible. Il régnoit un si grand silence, qu’elle pouvoit distinguer au-dessous d’elle les tendres accens de ce luth, accompagnés d’une voix plaintive, et rendus plus touchans par le murmure sourd des vents éloignés, qui rasoient la surface des bois, et finissoient par tout ébranler.

Emilie écoutoit avec respect, avec espoir, avec effroi ; elle retrouva la douceur mélodieuse du luth et de la voix qu’elle connoissoit. Convaincue que les sons partoient d’en bas, elle se pencha pour découvrir une lumière ; mais les fenêtres, en bas aussi bien qu’au-dessus, étoient enfoncées à tel point dans les murs épais du château, qu’elle ne pouvoit les voir, ni saisir même la clarté foible qui brilloit sans doute derrière leurs barreaux. Elle essaya d’appeler ; le vent portoit sa voix à l’extrémité de la terrasse ; la musique continuoit, et dans les intervalles du vent, on en entendoit les accords. Soudain elle crut entendre un bruit dans sa chambre même ; elle se retira précipitamment de la fenêtre, et le moment d’après, elle distingua la voix d’Annette à sa porte. Elle jugea que c’étoit elle qu’elle avoit entendue, et lui ouvrit. — Allez, doucement jusqu’à la fenêtre, Annette, lui dit-elle, et écoutez avec moi ; la musique est de retour. — Elles se turent ; la mesure changea ; Annette s’écria : Vierge Marie ! je connois cette chanson ; c’est une chanson française, une des chansons favorites de mon cher pays. C’étoit la ballade qu’Emilie avoit entendue la première fois, mais non pas celle de la pêcherie de Gascogne. — C’est un Français qui chante, dit Annette ; ce doit être M. Valancourt. — Paix, Annette, dit Emilie ; ne parlez pas si haut, on pourroit nous entendre. — Qui ? le chevalier ? dit Annette. — Non, dit Emilie tristement ; mais quelqu’un pourroit nous trahir près de M. Montoni. Pourquoi penseriez-vous que c’est M. Valancourt qui chante ? Mais chut ! la voix devient plus forte. En reconnoissez-vous le son ? Je crains de m’en fier à mon jugement. — Mademoiselle, reprit Annette, je n’ai jamais ouï chanter le chevalier. — Emilie fut affligée de savoir que l’unique motif d’Annette, pour croire que c’étoit Valancourt, fût que le musicien étoit français. Bientôt après elle entendit la romance de la pêcherie ; elle distingua son nom, si souvent répété qu’Annette elle-même l’entendit. Emilie trembla, retomba sur sa chaise ; et Annette appela tout haut ; Monsieur Valancourt ! monsieur Valancourt ! Emilie essayoit de la retenir ; elle crioit toujours plus fort, et tout à coup la voix et l’instrument cessèrent. Emilie écouta quelque temps dans une attente insupportable. Personne ne répondit. — Cela ne fait rien, mademoiselle, dit Annette ; c’est le chevalier, et je veux lui parler. — Non, non, Annette, dit Emilie ; je veux moi-même lui parler. Si c’est lui, il reconnoîtra ma voix, il parlera. Qui est-ce, dit-elle, qui chante si tard ?

Il se fit un très-long silence. Elle répéta et distingua de foibles accens ; mais le vent les confondit : d’ailleurs, ils venoient de si loin, ils passèrent si vîte, qu’elle pouvoit à peine les entendre, beaucoup moins en distinguer le sens, ou en reconnoître la voix. Après une nouvelle pause, Emilie appela encore ; elles entendirent une voix aussi foible qu’auparavant ; elles s’aperçurent que la force et la direction du vent n’étoient pas les seules causes qui l’étouffassent. La profondeur des fenêtres nuisoit plus que la distance. On entendoit en général des sons, mais les articulations ne pouvoient parvenir. Emilie osa penser que, puisque l’on n’avoit répondu qu’à sa voix, l’étranger étoit Valancourt sans doute ; il l’avoit reconnue. Elle se livra aux transports de sa joie. Annette n’avoit pas perdu la parole ; elle continua de crier, et ne reçut aucune réponse. Craignant qu’une plus longue recherche, à cette heure très-dangereuse, ne fût remarquée par les gardes, et n’aboutît à rien, Emilie insista pour qu’elle cessât les épreuves, et se détermina à questionner Ludovico le lendemain avec plus de détails qu’elle n’avoit fait la veille ; sûre que l’étranger étoit encore au château, elle pouvoit diriger Ludovico à la partie qu’il habitoit.

Emilie et Annette se tinrent long-temps à la fenêtre ; mais tout resta dans le calme. Elles n’entendirent ni luth ni voix, et Emilie se trouva aussi oppressée de la joie, qu’elle l’avoit été par le sentiment de ses malheurs. Elle traversoit la chambre à pas précipités, appelant à demi-voix Valancourt, et retournoit à la fenêtre, où elle n’entendoit que le murmure du vent dans l’épaisseur des bois. Quelquefois son impatience d’entretenir Ludovico l’engageoit à dire à Annette de l’appeler. L’inconvenance de cette démarche, à minuit, la retenoit. Annette, pendant ce temps, aussi impatiente que sa maîtresse, alloit aussi souvent à la fenêtre pour écouter, et revenoit presqu’aussi consternée… À la fin, elle parla du signor Verezzi, et de la crainte qu’elle avoit qu’il ne pénétrât dans la chambre par la porte de l’escalier. — Mais la nuit est presque passée, mademoiselle, ajouta-t-elle, après quelques réflexions ; l’aube commence déjà à blanchir au-dessus des montagnes à l’orient.

Emilie avoit oublié que Verezzi fût au monde. Ce nom renouvela ses alarmes ; elle se rappela la vieille armoire qu’elle avoit désiré de placer contre la porte, et aidée par Annette, elle essaya de l’y conduire ; elle étoit si pesante, qu’elles ne purent pas même la remuer. Que peut il y avoir dans cette grande vieille armoire, mademoiselle, dit Annette, pour la rendre si lourde ? Emilie répondit qu’elle l’avoit trouvée dans sa chambre à son arrivée au château, et ne l’avoit jamais examinée. — Je vais le faire, mademoiselle, dit Annette. Elle essaya de lever la serrure ; mais cette serrure avoit un cadenas dont Annette n’avoit pas la clef, et qui d’ailleurs paroissoit s’ouvrir par un ressort. Le matin commençoit à éclairer les fenêtres, et le vent s’étoit calmé. Emilie regarda les bois encore obscurs, et les montagnes qui commençoient à se colorer : elle vit tout le paysage dans une paix profonde après une horrible tourmente. Les bois étoient sans mouvement ; les nuages que le jour, encore douteux, commençoit à rendre transparens, sembloient à peine se mouvoir dans l’atmosphère. Un soldat, à pas mesurés, se promenoit sur la terrasse ; deux autres, plus éloignés, fatigués de leur garde, dormoient au bord du parapet. Emilie respira les parfums de l’air et de la végétation ranimée par la pluie de la nuit ; elle écouta encore, cherchant à entendre quelques sons de musique, n’entendit rien, ferma sa fenêtre, et alla chercher un peu de repos.