Les Mystères d’Udolphe/5/3

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Traduction par Victorine de Chastenay.
Maradan (5p. 55-76).

CHAPITRE III.

Le sommeil de Blanche se prolongea bien long-temps après l’heure que la veille elle avoit si impatiemment désirée : sa femme-de-chambre, fatiguée du voyage, ne l’appela que pour déjeûner. Ce désagrément fut oublié bien vîte, quand en ouvrant la fenêtre, elle vit d’un côté la grande mer étincelante aux rayons du matin ; les voiles légères, et les rames qui fendoient l’onde ; de l’autre, les bois, leur fraîcheur, les vastes plaines, les montagnes bleues, qui se coloroient de l’éclat du jour.

En respirant cet air si pur, la santé s’épanouit sur ses joues, et la gaîté pétilla dans ses yeux.

Qui donc a pu inventer les couvens, se disoit-elle ? Qui donc a pu le premier persuader à des humains de s’y rendre, et prenant la religion pour prétexte les éloigner de tous les objets qui l’inspirent ? L’hommage d’un cœur reconnoissant, est celui que Dieu nous demande ; et quand on voit sa gloire, n’est-on pas bien reconnoissant ? Je n’ai jamais senti tant de dévotion, pendant les heures d’ennui que j’ai passées au couvent, que pendant le peu de minutes que j’ai passées ici. Je regarde autour de moi, et j’adore Dieu du fond de mon cœur.

En disant ces mots, elle quitta la fenêtre, parcourut la galerie, et se trouva dans la salle du déjeûner, où le comte étoit déjà. La gaîté d’un soleil brillant avoit dissipé sa tristesse ; le sourire étoit sur ses lèvres : il parla à sa fille avec sérénité, et le cœur de Blanche répondit à cette douce disposition. Henri, bientôt après, la comtesse et mademoiselle Béarn parurent, et toute la compagnie sembla ressentir l’influence de l’heure et du lieu ; la comtesse même étoit si bien disposée, qu’elle recevoit avec complaisance les civilités de son époux. Elle ne perdit sa bonne humeur qu’un moment, ce fut quand elle demanda s’il y avoit des voisins qui pussent rendre cette barbare solitude supportable, et si le comte croyoit possible qu’elle pût y vivre sans quelques distractions ?

On se sépara après le déjeûner. Le comte se fit suivre à son cabinet, par son intendant, pour examiner ses baux, et recevoir quelques habitans. Henri courut sur le rivage pour examiner un bateau, dont ils devoient tous se servir le même soir, et auquel il faisoit ajuster un petit pavillon. La comtesse et mademoiselle Béarn allèrent voir un appartement dans la partie moderne, construit avec élégance ; les fenêtres ouvroient sur des balcons qui faisoient face à la mer, et sauvoient conséquemment la vue des affreuses Pyrénées. La comtesse se jeta sur un sofa, et portant un regard languissant sur les flots qu’on découvroit au-delà des bois, elle se livra avec emphase aux dissertations de l’ennui ; sa compagne lui lut tout un conte, fait à Paris, sur quelque aventure de la cour ; nouvelle sentimentale. La comtesse étoit, dans toute l’étendue du terme, une femme à la mode ; et dans un certain cercle, ses opinions étoient attendues avec impatience, et adoptées comme des oracles.

Blanche pendant ce temps, se hâtoit de goûter, sous les futaies qui entouraient le château, un enthousiasme si nouveau pour elle ; l’ombre sous laquelle elle erroit, fit céder peu à peu la gaîté à des impressions plus sérieuses. Tantôt elle avançoit lentement sous un couvert impénétrable, dont les branches s’entrelaçoient, et sous lequel les gouttes de rosée baignoient encore les fleurs qui émailloient le gazon ; tantôt elle folâtroit dans un sentier où le soleil dardoit ses rayons, et où le zéphyr balançoit le feuillage : le hêtre, l’acacia, le frêne, unissoient leur verdure claire aux teintes foncées des pins et des cyprès ; tandis que le chêne opposoit sa force majestueuse à la légèreté du liège et à la grâce du peuplier.

Quand Blanche retourna au château, au lieu d’aller chez la comtesse, elle s’amusa à parcourir les parties de l’édifice, qu’elle ne connoissoit pas encore. La plus ancienne attira d’abord sa curiosité : elle trouvoit la moderne, agréable, élégante ; mais il y avoit dans l’antique bâtiment quelque chose d’attrayant pour elle. Elle monta le grand escalier, traversa une galerie boisée de chêne ; et suivit une enfilade de pièces, dont les murailles étoient tendues de tapisseries, ou boisées de cèdre ; les meubles paroissoient de même date que le château ; les énormes cheminées où ne restoit aucun vestige de feu, offroient la froide image de l’abandon et de la désolation ; toutes ces chambres portoient si bien l’empreinte de la solitude et de la désolation, que ceux dont les portraits étoient sur les murailles, sembloient avoir été leurs derniers habitans.

En sortant de là, elle se trouva dans une autre galerie ; une des extrémités aboutissoit à un escalier, l’autre à une porte qui paroissoit devoir conduire dans la partie du nord. Cette porte étoit fermée ; elle descendit par l’escalier, et se trouva dans un petit quarré qui tenoit à une tourelle à l’ouest du château. Trois fenêtres y présentoient trois aspects différens et sublimes ; au nord, c’étoit le Languedoc, à l’occident, les montagnes des Pyrénées, dont les sommets couronnoient le paysage ; au sud, la Méditerranée et une partie des côtes du Roussillon.

Elle sortit de la tour, et descendit un escalier étroit. Elle se trouva dans un passage obscur ; elle essaya vainement d’y retrouver son chemin, et l’impatience faisant place à la crainte, elle appela au secours. Des pas approchoient ; une lumière brilloit sous une porte à l’extrémité du passage, et une personne l’ouvrit avec précaution, et ne s’aventura pas plus loin. Blanche l’observoit en silence, la porte alloit se refermer ; Blanche appela de nouveau, et se hâtant de courir, elle reconnut la vieille concierge.

— Ah ! ma chère demoiselle, c’est vous ! dit Dorothée ; comment avez-vous pu prendre votre chemin par ici ? Si Blanche avoit été moins préoccupée de sa frayeur, elle auroit observé probablement la forte expression de terreur et de surprise qui défiguroit Dorothée. Celle-ci la conduisit à travers des passages et des pièces sans nombre, qui ne paroissoient pas avoir été habitées depuis un siècle. Elles arrivèrent enfin à la résidence du concierge, et Dorothée la pria de s’asseoir et de se rafraîchir. Blanche accepta, et parlant de la tour charmante et de la découverte qu’elle en avoit faite, elle annonça le désir de se l’approprier. Soit que Dorothée fût moins sensible que la jeune personne aux beautés du paysage, soit que l’habitude lui eut rendu moins touchans les charmes qui l’embellissoient, elle n’encouragea pas l’enthousiasme de Blanche ; mais elle garda le silence, et ne le condamna pas. Blanche demanda où conduisoit la porte qu’elle avoit trouvée fermée au bout de la galerie. Dorothée répondit qu’elle donnoit sur une enfilade d’appartemens, où depuis maintes années on n’étoit point entré. — C’est là, ajouta-t-elle, que notre défunte dame est morte, et je n’ai pas eu la force d’y pénétrer depuis ce temps-là.

Blanche, qui desiroit voir cet appartement, s’abstint de le demander à Dorothée, parce qu’elle observa que ses yeux étoient remplis de larmes ; et elle alla faire sa toilette pour le dîner. La société s’y réunit en bonne disposition, excepté la comtesse. Son esprit, absolument vide, accablé de son oisiveté, ne pouvoit ni la rendre heureuse, ni contribuer au bonheur de personne. Mademoiselle Béarn, qui essayoit d’être amusante, dirigeoit son badinage contre Henri ; et il y répondoit plutôt par nécessité que par aucune inclination ; la volubilité de son adversaire le divertissoit quelquefois, mais sa médiocrité, son défaut de sensibilité, le rebutoient presque toujours.

La gaîté qu’avoit eue Blanche en rejoignant la famille, se modéra lorsqu’elle fut sur le bord de la mer ; elle regarda avec effroi une si immense étendue d’eau. De loin elle ne l’avoit remarquée qu’avec ravissement et surprise ; mais elle eut besoin d’un grand effort pour surmonter sa crainte, et suivre son père dans le bateau.

Elle contemploit en silence le vaste horizon qui bornoit seul la vue de l’océan. Une émotion sublime luttoit contre le sentiment du danger ; un zéphyr léger se jouoit à la surface des ondes, caressoit les voiles, et agitoit le feuillage des forêts qui couronnoient plusieurs milles sur la côte. Le comte, en les voyant, sentoit l’orrgueil de la propriété autant que le plaisir d’une vive admiration.

À quelque distance, dans ces bois, se trouvoit un pavillon, autrefois l’asyle des plaisirs, et toujours, par sa situation, intéressant et romantique. Le comte y avoit fait porter du café et des rafraîchissemens. Les rameurs y dirigèrent leur course, en côtoyant les sinuosités du rivage ; on suivoit un promontoire couvert de bois, et la circonférence d’une baie, tandis que dans un bateau de leur suite, les domestiques donnoient du cor et d’autres instrumens à vent, dont les sons, secondés par les échos des rochers, alloient expirer sur les vagues. Blanche ne craignoit plus ; une délicieuse tranquillité s’étoit emparée d’elle, et la tenoit en silence. Elle étoit trop heureuse pour se rappeler et son couvent et ses premiers ennuis, même comme objets de comparaison.

La comtesse se trouvoit moins malheureuse que depuis son départ de Paris ; elle s’imposoit d’ailleurs une sorte de contrainte, craignoit de se livrer à ses maussades contrariétés, et même desiroit de regagner la bonne volonté du comte. Pour lui, ses regards satisfaits et contens se promenoient sur sa famille et sur la nature qui l’entouroit. Son fils, dans toute l’ardeur de la jeunesse, songeoit à de nouveaux plaisirs, et n’en regrettoit aucun.

Après une navigation d’une heure, on prit terre, et on monta par un étroit sentier semé de fleurs et de verdure. À peu de distance, et sur la pointe d’une éminence, paroissoit le pavillon ombragé par les bois, et dont Blanche apperçut les portiques revêtus de marbre. En suivant la comtesse, elle tournoit souvent ses regards enchantés sur l’océan et sur les bois qu’elle parcouroit ; leur silence, leur ombre impénétrable, en l’excitant à des émotions plus graves, ne lui sembloient pas moins charmans.

Le pavillon, préparé à la hâte, l’étoit pourtant aussi bien qu’il étoit possible ; mais ses peintures effacées, ses draperies déchirées, autrefois magnifiques, attestoient le passage du temps, et indiquoient celui qui s’étoit écoulé depuis qu’on ne le soignoit plus. La compagnie prit des rafraîchissemens, goûta des fruits ; et les cors, placés dans les bois, faisoient retentir un écho qui prolongeoit, et même adoucissoit leurs tons mélancoliques. Leur harmonie interrompoit seule un calme parfait. Ce lieu obtint jusqu’au suffrage de la comtesse, et peut-être le plaisir de parler meubles et ornemens l’engagea à s’étendre fort longuement sur la nécessité de l’embellir. Le comte, qui mettoit son bonheur à voir ses goûts se rapprocher de la nature, acquiesça à tous ses projets : il falloit renouveler les peintures et les corniches, les sofas seroient en damas vert ; des statues de marbre, représentant les nymphes des bois, et portant sur la tête des corbeilles de fleurs naturelles, seroient placées entre les fenêtres. Ces fenêtres s’ouvroient jusqu’en bas : comme le salon étoit octogone, on y entroit de tous côtés ; chacune offroit un point de vue différent, chacune présentoit un sentier pour conduire à quelque objet curieux ou pittoresque.

Après une assez longue promenade, la famille revint au rivage et s’embarqua. La beauté de la soirée l’engagea à prolonger sa course, et à s’avancer dans la baie. Un calme parfait avoit suspendu le zéphyr qui, jusqu’alors, avoit poussé la barque, et les rameurs prirent leurs rames. Les eaux, comme une glace polie, réfléchissoient les roches grises, les arbres élevés, les teintes brillantes du couchant, et les nuages noirs qui montoient lentement de l’orient. Blanche se plaisoit à voir plonger les rames ; elle regardoit les cercles concentriques que formoient leurs touches sur les eaux, et le tremblement qu’elles imprimoient au tableau du paysage, sans en défigurer l’harmonie.

Au-dessus de l’obscurité des bois, elle distingua un groupe de tourelles qu’illuminoient encore les rayons du couchant, et quand les cors eurent fait silence, elle entendit un chœur de voix.

Quelle voix sont-ce là ? dit le comte en regardant autour de lui, et prêtant soigneusement l’oreille. Le chant cessa. — C’est une hymne des vêpres, dit Blanche, et je l’ai entendue au couvent.

— Nous sommes donc près d’un monastère ? dit le comte ; et le bateau ayant doublé un cap fort élevé, le couvent de Sainte-Claire parut. Il étoit bâti sur le bord de la mer, au fond d’une petite baie dont la côte étoit basse ; les bois qui l’environnoient laissoient voir une partie de l’édifice, la grande porte, la fenêtre gothique du vestibule, les cloîtres, et un côté de la chapelle ; une arcade vénérable, qui autrefois joignoit la maison à une autre portion des bâtimens, démolie alors, restoit comme une ruine majestueuse détachée de tout l’édifice. On ne voyoit au-delà que des bois ; la mousse couvroit ces antiques murailles, et les fenêtres de la chapelle soutenoient les touffes de lierre et de brioine, qui retomboient comme des guirlandes.

Tout étoit en silence. Blanche regardoit avec admiration cette arche majestueuse, dont l’effet augmentoit par les masses de lumières et d’ombres que répandoit le couchant couvert de nuages. Le son de plusieurs voix qui chantoient posément s’éleva tout-à-coup derrière. Le comte fit arrêter ses rameurs ; les religieuses chantoient l’hymne des vêpres, et l’orgue se mêlant à leurs voix, les soutenoit, et donnoit au chant une harmonie imposante. Le chœur cessa, mais il reprit bientôt dans un ton plus doux, et plus majestueux ; il s’affoiblit par degrés, et enfin on cessa de l’entendre. Blanche soupiroit, versoit presque des larmes, et ses pensées, comme les accords, sembloient monter jusqu’au ciel. Tandis que le ravissement et le respect maintenoient le silence dans le bateau, une procession de religieuses voilées de blanc sortit lentement du cloître, et passa dans les bois pour faire le tour de l’édifice.

La comtesse fut la première à retrouver la parole. — Cette hymne et ces religieuses sont d’une tristesse accablante, dit-elle ; la nuit nous gagne, retournons au château, il sera nuit avant que nous soyons arrivés.

Le comte leva les yeux, et s’apperçut qu’une tempête menaçante avoit avancé les ténèbres. Elle se formoit à l’orient, et la pesante obscurité qu’elle répandoit, contrastoit avec le brillant éclat du couchant. Les bruyans oiseaux de mer tournoyoient sur les flots, y plongeoient leur plumage, et fuyoient vers quelque retraite éloignée. Les matelots faisoient force de rames ; mais le tonnerre qui grondoit de loin, les larges gouttes qui commençoient à tomber, déterminèrent le comte à chercher un abri dans le monastère. Le bateau changea de direction. À mesure que les nuages approchoient vers l’occident, leurs flancs noirâtres jetoient de sombres éclairs, qui sembloient, en se réfléchissant, enflammer le sommet des bois et les combles du couvent.

L’apparence des cieux alarma la comtesse et mademoiselle Béarn ; leurs cris et leurs frayeurs inquiétoient le comte, et troubloient leurs rameurs. Blanche se contenoit en silence, tantôt agitée par la crainte, et tantôt par l’admiration ; elle observoit la grandeur des nuages, leur effet sur la scène, et écoutoit les roulemens prolongés de la foudre, qui ébranloient les airs.

Le bateau s’arrêta en face du monastère. Le comte envoya un de ses gens pour annoncer son arrivée à la supérieure, et lui demander asyle. L’ordre de Sainte-Claire étoit dès-lors assez peu austère ; cependant les femmes seules pouvoient être admises dans le couvent. Le domestique rapporta une réponse, qui respiroit tout-à-la-fois l’hospitalité et l’orgueil, mais un orgueil déguisé en soumission. On débarqua, on traversa promptement la pelouse, à cause d’une abondante pluie, et l’on fut reçu par la supérieure, qui d’abord étendit la main et donna sa bénédiction. On passa dans une grande salle, où se trouvoient quelques religieuses, toutes vêtues de noir, et voilées de blanc. Le voile de l’abbesse pourtant étoit à demi-relevé, et découvroit une dignité douce, que tempéroit un sourire obligeant. Elle conduisit la comtesse. Blanche et mademoiselle Béarn dans un salon de son couvent, et le comte avec Henri restèrent au parloir.

La comtesse, fatiguée, mécontente, reçut les politesses de l’abbesse avec une dédaigneuse hauteur ; elle la suivit d’un air indolent. Les vitrages coloriés, la boiserie de mélèse, qui en tout temps rendoient l’appartement triste et fort sombre, ajoutaient ce soir à l’obscurité générale.

L’abbesse demanda des rafraîchissemens, et entretint la comtesse. Blanche s’approcha d’une fenêtre, et les carreaux d’en bas n’étant pas coloriés, elle put considérer les progrès de la tempête. Les vagues sombres de la mer, qui, l’instant d’auparavant, sembloient encore endormies, s’enfloient avec hardiesse, et venoient sans interruption se briser contre la côte. Un rouge sulfureux bordoit les nuages, qui s’entassoient à l’occident, tandis que les éclairs rougeâtres, qui perçoient par-dessous, éclairoient au loin les rives du Languedoc, les touffes de bois plus rapprochées, et quelque partie de la mer, qui touchoit à l’horizon : le reste étoit profondément obscur. Par intervalles, un éclair échappé dans les nuages doroit les ailes d’un oiseau de mer, qui voltigeoit dans les plus hautes régions, ou tomboit sur les voiles d’un, vaisseau qui servoit de jouet à l’orage. Blanche observa quelque temps les secousses de ce bâtiment, qui faisoient écumer les vagues, et quand l’éclair fendoit la nue, elle regardoit les cieux, et soupiroit sur le destin des pauvres passagers.

Le soleil à la fin quitta cet hémisphère, et les nuages s’amoncelèrent sur la trace lumineuse qui indiquoit son cours. Le vaisseau se distinguoit à peine. La rapide succession des éclairs qui sillonnoient les vapeurs noires de l’horizon, avertit Blanche de se retirer de la fenêtre ; et l’abbesse, qui avoit épuisé avec la comtesse les lieux communs de la conversation, eût le loisir de la remarquer.

Leur entretien fut bientôt dérangé par les coups répétés du tonnerre, et la cloche sonna pour inviter les religieuses à la prière. Blanche, en passant près d’une fenêtre, jeta un regard à l’horizon, et l’éclat subit d’un éclair, qui pénétra le vaste abîme des flots, lui fit distinguer le vaisseau qu’elle avoit déjà remarqué ; il s’agitoit au milieu d’une mer écumeuse, disparoissoit entre les vagues, et tout-à-coup s’élevoit jusqu’aux nues.

Elle soupira à cette vue, et suivit la comtesse et l’abbesse dans la chapelle. Les domestiques du comte étoient allés au château pour faire venir des voitures ; elles arrivèrent à la fin de l’office. La tempête étoit moins violente : le comte et sa famille retournèrent au château. Blanche fut surprise de découvrir combien les sinuosités du rivage l’avoient trompée sur la distance. C’étoit la cloche de ce monastère, qu’elle avoit entendue la veille dans le salon occidental, et elle auroit pu voir les tours, si les ombres de la nuit ne l’en eussent empêchée.

En arrivant, la comtesse affecta plus de lassitude que réellement elle n’en sentoit, et se retira chez elle. Le comte, sa fille et Henri, se réunirent au salon ; mais à peine y étoient-ils, que dans un intervalle d’ouragan, ils entendirent un coup de canon. Le comte reconnut le signal de détresse d’un vaisseau ; il ouvrit une fenêtre, qui donnoit sur la Méditerranée, mais la mer étoit enveloppée d’épaisses ténèbres, et le fracas de la tempête étouffoit tout autre son. Blanche se souvint de la barque, et toute tremblante, en avertit son père. En peu de momens, les coups de canon retentirent encore sur les vents, et s’envolèrent avec eux. La foudre s’élança des nues, avec un déchirement effroyable ; mais l’éclair qui la précédoit, et qui avoit frappé l’immensité des flots, avoit laissé voir une chaloupe, luttant avec effort contre les vagues écumantes. Une nuit impénétrable avoit soudain tout enveloppé. Un second éclair laissa revoir la barque ; elle n’avoit qu’une seule voile, et cherchoit à gagner la côte. Blanche saisit le bras de son père, avec un regard de douleur, où se peignoient l’effroi et la compassion. Ce moyen n’étoit pas nécessaire pour toucher le cœur du comte : il regardoit la mer avec une expression de pitié ; mais voyant bien qu’un bateau ne pourroit tenir contre l’orage, il défendit d’en risquer un, et fit porter des torches sur les pointes des rochers. Il espéroit en faire une espèce de fanal, et avertir le bâtiment des écueils qu’il alloit rencontrer. Henri sortit pour diriger les domestiques ; Blanche, avec son père, resta près de la fenêtre, et les éclairs, par intervalles, montraient le malheureux vaisseau. Blanche vit enfin, avec un mouvement d’espérance, les torches qui faisoient briller leurs flammes au milieu des ténèbres de la nuit, et dont l’éclat rougeâtre se répandoit sur les vagues. Quand le canon répétoit ses coups, on répondoit en élevant les flambeaux, et le bâtiment à son tour répondoit à ce signal par le canon. Le vent emportoit le son. Mais à la lueur des éclairs, elle, croyoit voir le vaisseau bien plus près du rivage, que le bruit ne le faisoit juger.

Alors on vit les domestiques du comte courir de tous côtés, s’avancer à la pointe des roches, se pencher, tendre leurs flambeaux ; d’autres, dont on ne distinguoit la direction qu’au mouvement des lumières, descendoient par de dangereux sentiers jusqu’au bord de la mer, et appeloient à grands cris les matelots : on entendoit leurs sifflets, leurs foibles voix, qui s’efforçoient de répondre, et qui par intervalles, se mêloient avec la tempête. Ces cris subits, qui partoient des rochers, augmentoient la terreur de Blanche à un degré insupportable ; mais son tendre intérêt fut bientôt soulagé quand Henri, accourant hors d’haleine, lui apprit que le vaisseau avoit jeté l’ancre au fond de la baie, mais dans un tel délabrement, qu’il s’entr’ouvriroit peut-être avant que l’équipage fût débarqué. Le comte fit aussi-tôt partir tous les bateaux, et fit dire aux infortunés étrangers qu’il recevroit dans son château ceux qui ne pourroient trouver asyle dans le village voisin. De ce nombre furent Emilie Saint-Aubert, Dupont, Ludovico et Annette, qui, s’étant embarqués à Livourne, et étant arrivés à Marseille, traversoient le golfe de Lyon quand la tempête les avoit accueillis. Ils furent tous reçus par le comte avec une extrême affabilité. Emilie eût voulu, dès le soir, se rendre au couvent de Sainte-Claire ; mais il ne voulut point consentir à ce qu’elle sortît du château. Il est bien vrai qu’après tant d’effroi et de fatigue, elle auroit pu difficilement aller plus loin.

Le comte retrouva en M. Dupont une de ses anciennes connoissances ; il y eut entre eux beaucoup de joie et de félicitations. Emilie fut nommée à la famille du comte, et l’hospitalité obligeante avec laquelle on la reçut dissipa l’embarras léger où son entrée l’avoit mise. On se mit à table ; la politesse naturelle de Blanche, la joie vive qu’elle exprimoit sur le salut des étrangers, qu’elle avoit plaints si sincèrement, remontèrent peu à peu les esprits d’Emilie. Dupont, délivré de la crainte qu’il avoit sentie et pour elle et pour lui, sentoit la différence de sa situation. Sortant d’une mer en fureur, prête à les engloutir, il se trouvoit dans une maison charmante, où régnoient l’abondance et le goût, et dans laquelle il recevoit l’accueil le plus obligeant.

Annette, pendant ce temps-là, avec les domestiques, racontoit les dangers qu’elle venoit d’essuyer ; elle se félicitoit de sa délivrance et de celle de Ludovico ; enfin elle éveilloit le rire et la gaîté dans cette partie de la maison. Ludovico étoit tout aussi content qu’elle, mais il avoit assez de mesure pour se contenir, et tâchoit en vain de retenir Annette. À la fin, les éclats de rire furent entendus de la chambre de madame ; elle envoya savoir d’où venoit ce vacarme, et recommander le silence.

Emilie se retira de bonne heure pour chercher le repos dont elle avoit besoin ; mais elle fut long-temps sans dormir : son retour dans sa patrie réveilloit d’intéressans souvenirs. Les événemens qui lui étoient arrivés, les souffrances qu’elle avoit éprouvées depuis son départ, se représentoient à elle avec force, et ne cédoient qu’à l’image de Valancourt. Savoir qu’elle habitoit la même terre après une séparation si longue, si distante, étoit pour elle une source de jouissances. Elle passoit ensuite à l’inquiétude, à l’anxiété, quand elle considéroit l’espace de temps écoulé depuis la dernière lettre qu’elle avoit reçue, et tous les événemens qui, dans cet intervalle, avoient pu conspirer contre son repos et son bonheur ; mais cette pensée, que Valancourt n’existoit plus, ou que, s’il vivoit il l’avoit oubliée, étoit si terrible pour son cœur, qu’elle ne pouvoit s’y arrêter. Elle se détermina à l’informer dès le lendemain qu’elle étoit arrivée en France. Une lettre d’elle étoit presque l’unique moyen de l’en instruire. Enfin l’espoir d’apprendre bientôt qu’il étoit bien portant, qu’il étoit peu éloigné d’elle, et sur-tout qu’il l’aimoit toujours, vint calmer son agitation. Son esprit s’appaisa, ses yeux se fermèrent, et elle s’endormit.