Les Mystères d’Udolphe/6/7

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Traduction par Victorine de Chastenay.
Maradan (6p. 123-144).

CHAPITRE VII.

Emilie, cependant, éprouvoit une horrible inquiétude sur le destin de Valancourt. Thérèse découvrit enfin une personne sûre pour l’envoyer à l’intendant. Le messager s’engagea à revenir le lendemain, et Emilie promit de se trouver à la chaumière. Thérèse étoit devenue boiteuse, et ne pouvoit sortir de chez elle.

Sur le soir, Emilie s’achemina seule vers la chaumière avec de noirs pressentimens. L’heure, déjà avancée, aidoit à sa mélancolie. On étoit à la fin de l’automne, une brume épaisse cachoit en partie les montagnes, et le vent froid, qui souffloit entre les hêtres, jonchoit le chemin de leurs dernières feuilles jaunes. Leur chute, présage de la fin de l’année, étoit l’image de la désolation de son cœur ; elle sembloit lui prédire la mort de Valancourt : elle en eut plusieurs fois un pressentiment si violent, qu’elle fut au moment de retourner chez elle. Elle ne se trouvoit pas assez de force pour aller chercher cette affreuse certitude ; mais elle lutta contre son émotion, et continua sa route.

Elle marchoit tristement, et ses yeux suivoient le mouvement des masses vaporeuses qui s’étendoient à l’horizon ; elle considéroit les fugitives hirondelles : jouets de l’agitation des vents, tantôt disparoissant dans les nuages, tantôt voltigeant en cercles sur les airs plus tranquilles, elles sembloient représenter les afflictions et les vicissitudes qu’avoit essuyées Emilie. Elle avoit subi les caprices de la fortune et les orages du malheur ; elle avoit eu de courts instans de calme. Mais pouvoit-on donner le nom de calme à ce qui n’était que le sursis de la douleur ? Échappée maintenant aux plus cruels dangers, indépendante de ses tyrans, elle se trouvoit maîtresse d’une fortune considérable ; elle auroit pu, avec raison, s’attendre à goûter le bonheur ; il étoit plus loin d’elle que jamais ; elle se seroit accusée de foiblesse et d’ingratitude, si elle avoit souffert que le sentiment des biens qu’elle possédoit fût étouffé par celui d’une seule infortune, si cette seule infortune n’eût touché qu’elle. Mais elle pleuroit sur Valancourt, et si même il étoit vivant, les larmes de la pitié s’unissoient à celles du regret ; elle s’affligeoit qu’un être humain fût tombé dans le vice, et par suite dans la misère. La raison et l’humanité réclamoient ensemble les larmes de l’amitié ; et son courage ne pouvoit pas encore les séparer de celles de l’amour. Dans le moment actuel cependant, ce n’étoit pas la certitude des torts de Valancourt, mais la crainte de sa mort, qui l’oppressoit ; elle se trouvoit, pour ainsi dire, la cause de cette mort, quoique bien innocemment. Sa crainte augmentait à chaque pas ; quand elle vit la chaumière, son désordre fut à son comble, la résolution lui manqua, et elle resta sur un banc dans le sentier. Le vent qui murmurait dans les branches au-dessus d’elle, sembloit, à son imagination attristée, apporter des sons plaintifs ; même dans cet intervalle du vent, elle croyoit entendre encore de douloureux accens. Une attention plus suivie la convainquit de son erreur, et les ténèbres, devenues plus épaisses à la chute prochaine du jour, l’avertirent bientôt de s’éloigner, et d’un pas chancelant elle arriva à la chaumière. À travers la fenêtre on voyoit briller un bon feu, et Thérèse, qui avoit vu venir Emilie, étoit sur la porte à l’attendre.

— La soirée est bien froide, mademoiselle, dit Thérèse. La pluie va venir, et j’ai pensé qu’un bon feu ne vous déplairait pas. Asseyez-vous auprès de la cheminée.

Emilie la remercia de ses soins, et la regardant à la clarté du feu, elle fut frappée de sa tristesse. Elle se jeta sur sa chaise, incapable de parler, et sa physionomie exprimoit tant de désespoir, que Thérèse en comprit la cause, et pourtant garda le silence. Ah ! lui dit enfin Emilie, il seroit inutile de m’informer du résultat. Votre silence, vos regards en disent assez ; il est mort.

— Hélas ! ma chère jeune dame, reprit Thérèse les larmes aux yeux, ce monde n’est que douleur. Le riche en a sa part aussi bien que le pauvre. Mais tâchons de supporter le fardeau que le ciel nous envoie.

— Il est donc mort ? interrompit Emilie. Ah ! Valancourt est mort !

— Malheureux jour ! reprit Thérèse. Je crains qu’il ne le soit.

— Vous le craignez, dit Emilie ; vous ne faites que le craindre ?

— Hélas ! oui, mademoiselle, je le crains. Ni l’intendant, ni personne d’Estuvière n’a entendu parler de lui depuis qu’il est parti pour le Languedoc. Le comte en est très-affligé. Il dit qu’il est toujours exact à écrire, et que pourtant il n’a pas reçu une ligne de lui depuis son départ : il devoit être de retour il y a trois semaines ; il n’est point revenu ; il n’a point écrit : on craint qu’il ne lui soit arrivé quelqu’accident. Hélas ! je ne croyois pas vivre assez pour avoir à pleurer sa mort. Je suis vieille ; je pouvois mourir sans me plaindre ; mais lui ! Emilie, presque mourante, demanda de l’eau : Thérèse, alarmée de son accent, courut à son secours ; et pendant qu’elle lui donnoit de l’eau, elle continua : — Ma chère demoiselle, ne prenez pas cela tant à cœur : le chevalier peut être plein de vie et se bien porter. Espérons !

— Oh non ! je ne puis espérer, dit Emilie. Je sais des circonstances qui ne me permettent nulle espérance : je me trouve mieux cependant, et je puis vous écouter. Détaillez-moi tout ce que vous avez su.

— Attendez que vous soyez remise, mademoiselle ; vous paroissez si mal !

— Oh non ! Thérèse ; dites-moi tout, reprit Emilie, pendant que je puis vous entendre : dites-moi tout, je vous en conjure.

— Eh bien ! mademoiselle, j’y consens. L’intendant a dit fort peu de chose. Richard prétend qu’il sembloit parler avec réserve de M. Valancourt. Ce que Richard a recueilli, c’est de Gabriel, un domestique de la maison, qui disoit le tenir d’un ami de son maître.

— Que savoit-il ? dit Emilie.

— Oh ! mademoiselle ! Richard n’a pas de mémoire, et n’en a pas retenu la moitié : si je ne lui eusse fait mille questions, je n’en aurois rien tiré. Il dit que Gabriel disoit que lui et tous les domestiques étoient en peine de M. de Valancourt ; que c’étoit un si bon, un si aimable jeune seigneur, qu’ils l’aimoient tous autant que leur frère ; et maintenant ils n’entendoient pas parler de lui. Il étoit si honnête pour eux ! Si quelqu’un faisoit une faute, M. de Valancourt prioit son frère de l’oublier : si quelque famille pauvre étoit dans le besoin, M. de Valancourt étoit le premier à la secourir, quoique d’autres plus riches ne le fissent pas. Enfin, dit Gabriel, il étoit si doux pour tout le monde ! il avoit l’air si noble ! il ne commandoit pas impérieusement comme bien des seigneurs font, et on ne le respectait pas moins. Même, dit Gabriel, nous allions au-devant de ses désirs ; nous lui obéissions au premier mot, et nous avions plus peur de lui déplaire qu’à tous ces étourdis qui nous rudoyent.

Emilie, qui ne songeoit plus au danger d’écouter l’éloge de Valancourt, n’essayoit pas d’interrompre Thérèse, et restoit attentive, quoique désolée. — Monsieur est fort chagrin au sujet de M. Valancourt ; et d’autant plus, dit-on, qu’il s’étoit fâché contre lui dernièrement. Gabriel dit qu’il sait du valet de chambre, que M. de Valancourt a fait quelques folies à Paris ; qu’il y a dépensé bien de l’argent, et plus d’argent que ne comptoit monsieur : il aime l’argent plus que M. Valancourt. Le chevalier a fait des étourderies, et même Gabriel dit qu’il a été mis en prison. Monsieur refusoit de l’en tirer, dit Gabriel, et prétendoit qu’il méritoit cette punition. Quand le vieux Grégoire le sommelier apprit cela, il fit faire un bâton ferré pour aller à Paris visiter son jeune maître ; mais on sut presqu’aussitôt que M. Valancourt revenoit. Oh ! quelle joie à son retour ! Il étoit fort changé pourtant ! Monsieur le reçut froidement, et il étoit bien triste ! Il repartit ensuite, et tout à coup, pour le Languedoc, et depuis ce moment, dit Gabriel, nous ne l’avons pas aperçu.

Thérèse se tut. Emilie soupiroit, et ses regards ne quittaient pas la terre. Après une très-longue pause, elle demanda ce que Thérèse savoit encore. — Mais pourquoi le demander ? ajouter-t-elle. Vous m’en avez trop dit. Ô Valancourt ! tu es perdu, perdu pour jamais. C’est moi, c’est moi qui t’ai donné la mort. Ces paroles, ce ton de désespoir alarmèrent la pauvre Thérèse ; elle craignit que ce coup terrible n’eût affecté le cerveau d’Emilie. — Ma chère demoiselle, tranquillisez-vous, dit elle ; ne dites pas ces choses-là : vous, tuer M. Valancourt, chère dame ! Emilie ne répondit que par un profond soupir.

— Ô ma chère demoiselle, reprit Thérèse, mon cœur se brise de vous voir en cet état, les regards fixes, le teint si pâle, et l’air si affligé. Je suis effrayée de vous voir ainsi. Emilie gardoit le silence, et ne paroissoit rien entendre. — Et d’ailleurs, mademoiselle, dit Thérèse, M. Valancourt peut être gai et bien portant, malgré ce que nous savons.

À ce nom, Emilie leva les yeux, et porta sur Thérèse des regards égarés, comme si elle eût cherché à la comprendre. — Oui, ma chère dame, reprit Thérèse qui se méprenoit à son air, M. de Valancourt peut être gai et bien portant.

À la répétition de ces derniers mots, Emilie en pénétra le sens ; mais au lieu de produire l’impression que Thérèse attendoit, ils semblèrent seulement redoubler sa douleur : elle se leva brusquement, et parcourut la petite chambre à pas précipités, frappant ses mains en sanglotant.

Pendant ce temps-là, Thérèse avec simplicité, mais dans toute la franchise de l’affection, s’efforça de la consoler. Elle remit plus de bois au feu, balaya la cheminée, rapprocha la chaise d’Emilie, et tira d’une armoire un flacon de vin. — La soirée est froide, mademoiselle, lui dit-elle ; le vent est piquant ; approchez-vous du feu : prenez un verre de vin ; il vous fera autant de bien qu’il m’en a déjà fait. Ce n’est pas du vin ordinaire : c’est du meilleur Languedoc, et le dernier des six flacons que me donna M. de Valancourt en partant pour Paris ; il m’a depuis toujours servi de cordial. Je ne le bois pas que je ne pense à lui, et aux paroles pleines de bonté qu’il me dit en me les donnant. Thérèse, dit-il, vous n’êtes plus jeune ; de temps en temps vous devriez boire un verre de bon vin. Je vous en enverrai quelques bouteilles. En les buvant, souvenez-vous de moi, votre ami. — Oui, ce furent ses paroles : Moi, votre ami ! Emilie parcourait la chambre, sans paroître écouter ce que Thérèse disoit. Thérèse continua : — Je me suis toujours souvenue de lui : pauvre jeune homme ! il m’a donné cet asyle ; c’est lui qui m’a soutenue. Ah ! il est au ciel avec mon respectable maître, si jamais saint y fut placé.

Thérèse perdit la voix ; elle se mit à pleurer, et posa le flacon sans pouvoir verser le vin. Sa douleur parut arracher Emilie à la sienne ; elle fut à elle, s’arrêta, la regarda, et se détourna soudain comme accablée de la réflexion que Thérèse pleuroit Valancourt.

Pendant qu’elle continuoit de marcher dans la chambre, le son doux et soutenu d’un hautbois ou d’une flûte se mêle avec l’ouragan. Sa douceur affecta Emilie ; elle s’arrêta toute attentive : les sons apportés par le vent se perdirent dans un tourbillon plus fort ; mais leur accent plaintif émut son cœur ; et elle fondit en larmes.

Ah ! dit Thérèse en séchant ses yeux, c’est Richard, le fils du voisin, qui joue de son hautbois : il est triste d’entendre à présent une musique aussi douce. Emilie continuoit de pleurer. — Il en joue souvent le soir, continua Thérèse ; et la jeunesse danse au son de son hautbois. Mais, ma chère demoiselle, ne pleurez pas ainsi ; prenez, je vous prie, une goutte de ce vin, Elle en versa, et le présenta à Emilie, qui l’accepta avec une extrême répugnance.

Goûtez-y pour l’amour de M. Valancourt, dit Thérèse pendant qu’Emilie soulevoit le verre ; c’est lui qui me l’a donné, vous le savez, mademoiselle. La main d’Emilie trembla ; et elle renversa le vin en le retirant de ses lèvres. — Pour l’amour de qui ? lui dit-elle qui vous a donné ce vin ? — M. Valancourt, ma chère dame, je savois qu’il vous feroit plaisir : c’est mon dernier flacon.

Emilie pesa le vin sur la table, fondit de nouveau en larmes, et Thérèse, déconcertée, alarmée, s’efforça de la consoler. Emilie lui fit signe de la main, pour lui faire entendre qu’elle vouloit être seule ; et pleura toujours davantage.

Un léger coup frappé à la porte de la chaumière empêcha Thérèse de la quitter sur-le-champ. Emilie l’arrêta, et la pria de ne recevoir personne. S’imaginant pourtant que c’étoit Philippe son domestique, elle s’efforça, tâcha d’essuyer ses pleurs ; et Thérèse alla ouvrir la porte.

La voix qu’elle entendit attira l’attention d’Emilie. Elle écouta, tourna les yeux : une personne parut ; et la flamme du feu fit voir… Valancourt !

Emilie en l’apercevant tressaillit, trembla, et perdant connoissance, ne vit plus rien de ce qui l’entouroit.

Un cri que fit Thérèse annonça qu’elle reconnoissoit aussi Valancourt. L’obscurité, dans le premier moment, lui avoit dérobé ses traits. Valancourt cessa de s’occuper d’elle, en voyant une personne tomber de sa chaise, près du feu. Il courut à son secours, et s’aperçut qu’il soutenoit Emilie. L’émotion qu’il sentit à cette rencontre imprévue, en retrouvant celle dont il se croyoit à jamais éloigné, en la tenant pâle et sans vie, entre ses bras, on l’imaginera mieux qu’on ne peut la décrire ! Qu’on imagine de même tout ce qu’éprouva Emilie, quand, en ouvrant les yeux, elle revit Valancourt ! L’expression inquiète avec laquelle il la considérait, se changea à l’instant en un mélange de joie et de tendresse. Quand ses yeux rencontrèrent les siens, et qu’il la vit prête à renaître, il ne put que s’écrier : Emilie ! Mais elle détourna ses regards, et fit un foible effort pour retirer sa main. Dans le premier moment qui succéda aux angoisses de douleur que l’idée de sa mort lui causoit, Emilie oublia toutes les fautes de son amant. Elle revit Valancourt tel qu’au moment où il méritoit son amour, et ne sentit que sa joie et sa tendresse. Hélas ! ce fut l’éclair d’un instant ! ses réflexions s’élevèrent comme autant de nuages, et obscurcirent l’image trompeuse qui enivroit son cœur. Elle revit Valancourt dégradé, Valancourt indigne de l’estime et de la tendresse qu’elle avoit eues pour lui. La force lui manqua ; elle retira sa main, et se détourna pour cacher sa douleur. Valancourt, plus embarrassé, plus agité, garda le silence.

Le sentiment de ce qu’elle se devoit retint ses larmes, et lui apprit à dissimuler une partie de sa joie et de sa tristesse, qui disputaient au fond de son cœur. Elle se leva, le remercia du secours qu’il lui avoit donné, dit adieu à Thérèse, et alloit se retirer. Valancourt éveillé comme d’un songe, la supplia d’une voix humble et touchante, de lui donner un moment d’attention. Le cœur d’Emilie plaidoit bien fortement en sa faveur : elle eut le courage d’y résister, ainsi qu’aux cris et aux instances de Thérèse, qui la prioit de ne point s’exposer la nuit, et seule. Elle avoit ouvert la petite porte ; mais l’orage l’obligea de rentrer.

Muette, interdite, elle retourna auprès du feu. Valancourt, plus troublé, traversoit la chambre à grands pas, comme s’il eût craint et désiré de parler. Thérèse exprimoit sans contrainte la joie et la surprise que lui causoit son arrivée.

— Ô mon cher monsieur ! disoit-elle, je ne fus jamais si étonnée et si contente ! Nous étions toutes les deux dans l’affliction à votre sujet ; nous pensions que vous étiez mort, nous parlions de vous, nous vous pleurions. Justement vous avez frappé : ma jeune maîtresse pleuroit à fendre le cœur.

Emilie regarda Thérèse avec mécontentement. Mais avant qu’elle pût lui parler, Valancourt, incapable de contenir son émotion, s’écria : Mon Emilie ! vous suis-je donc encore cher ? m’honoriez-vous d’une pensée, d’une larme ! Ô ciel ! vous pleurez, vous pleurez maintenant !

— Monsieur, dit Emilie en essayant de vaincre ses larmes, Thérèse a bien raison de se souvenir de vous avec reconnoissance. Elle étoit affligée de n’avoir point eu de vos nouvelles : permettez-moi de vous remercier aussi pour les bontés dont vous l’avez comblée. Je suis maintenant de retour ; et c’est à moi à en prendre soin.

— Emilie, lui dit Valancourt qui ne se possédoit plus, est-ce ainsi que vous recevez celui qu’autrefois vous voulûtes honorer de votre main, celui qui vous a tant aimée, celui qui a tant souffert pour vous ? Et pourtant que puis-je alléguer ? Pardonnez-moi, pardonnez-moi, mademoiselle ; je ne sais plus ce que je dis : je n’ai plus de droits à votre souvenir ; j’ai perdu tous mes titres à votre estime, à votre amour. Oui, mais je n’oublierai jamais qu’autrefois je les possédois ; savoir que je les ai perdus est mon plus cruel désespoir ! Désespoir ! dois-je employer ce terme ? il est trop doux.

— Ah ! mon cher monsieur, dit Thérèse qui prévenoit la réponse d’Emilie, vous parlez d’avoir eu jadis ses affections. À présent, à présent encore, ma maîtresse vous préfère au monde entier, quoiqu’elle ne veuille pas en convenir.

— C’est insupportable, dit Emilie. Thérèse, vous ne savez pas ce que vous dites. — Monsieur, si vous avez égard à ma tranquillité, vous ne prolongerez pas ce moment douloureux.

— Je la respecte trop pour la troubler volontairement, dit Valancourt, dont l’orgueil en ce moment le disputoit à la tendresse ; je ne me rendrai pas volontairement importun. J’avois demandé quelques momens d’attention ; néanmoins sais-je pour quel dessein vous avez cessé de m’estimer ? vous raconter mes peines, ce seroit m’avilir davantage sans exciter votre pitié. Et pourtant, Emilie, j’ai été malheureux, je suis encore bien malheureux ! Sa voix moins ferme devint l’accent de la douleur.

— Eh quoi ! reprit Thérèse, mon cher jeune maître va sortir par cette pluie ! Non, non, il ne s’en ira pas. Mon dieu, mon dieu ! que les grands sont fous de rejeter ainsi leur bonheur ! Si vous étiez de pauvres gens, tout seroit déjà fini. Parler d’indignité, dire qu’on ne s’aime plus, quand dans toute la province il n’y a pas deux cœurs plus tendres, et si l’on disoit vrai, deux personnes qui s’aiment mieux !

Emilie, dans une extrême peine, se leva de sa chaise, et dit : Je vais partir, l’orage est fini.

— Restez, Emilie, restez, mademoiselle, dit Valancourt armé de toute sa résolution ; je ne vous affligerai plus par ma présence. Pardonnez-moi si je n’ai pas obéi plutôt. Si vous le pouvez, plaignez celui qui vous perd, celui qui perd toute espérance de repos. Puissiez-vous être heureuse, Emilie, quoique je reste malheureux ! puissiez-vous être heureuse autant que je le désire du fond de mon cœur !

La voix lui manqua à ces dernières paroles ; sa figure changea ; il jeta sur elle un regard d’une tendresse, d’une douleur inexprimables, et s’élança hors de la chaumière.

— Cher monsieur ! cher monsieur ! cria Thérèse en le suivant à la porte. Monsieur Valancourt ! Comme il pleut ! quelle nuit pour le mettre dehors ! Il en mourra, mademoiselle ; et tout à l’heure vous pleuriez tant sa mort ! On a raison, les jeunes demoiselles changent promptement d’idées.

Emilie ne répliqua pas ; elle n’entendoit pas ce qu’on disoit. Abîmée dans sa douleur, dans ses réflexions, elle restoit sur sa chaise les yeux fixes, et l’image de Valancourt présente.

— Monsieur de Valancourt est bien changé, mademoiselle ; il est maigri. Il est si triste ! Il a un bras blessé !

Emilie leva les yeux ; elle n’avoit pas remarqué cette dernière circonstance. Elle ne fit aucun doute que Valancourt n’eût reçu le coup de son jardinier. Sa pitié revint à cette conviction ; elle se reprocha de l’avoir banni de la chaumière par un si mauvais temps.

Bientôt après on lui amena une voiture. Emilie reprit Thérèse des choses irréfléchies qu’elle avoit dites à Valancourt ; elle la chargea expressément de ne jamais lui faire de semblables déclarations, et retourna chez elle pensive et désolée.

Pendant ce temps, Valancourt étoit rentré à la taverne du village ; il y étoit arrivé peu de momens seulement avant que de visiter Thérèse. Il revenoit de Toulouse, et se rendoit au château du comte de Duverney. Il n’y avoit pas retourné depuis l’adieu qu’il avoit fait à Emilie au château de Blangy. Il étoit resté quelque temps dans le voisinage d’un lieu où habitoit l’objet le plus cher à son cœur. Il y avoit des momens où la douleur et le désespoir le pressoient de reparoître devant Emilie, et de renouveler ses instances en dépit de son malheur. L’orgueil cependant, la tendresse de son amour, qui ne pouvoit consentir à l’envelopper dans son infortune, avoient enfin triomphé de sa passion. Il avoit renoncé à ce projet, et avoit quitté le château de Blangy. Son imagination erroit encore sur les théâtres de son premier amour. En revenant en Gascogne, il avoit passé à Toulouse ; il s’y trouvoit quand Emilie y arriva. Il alloit dérober et entretenir sa douloureuse mélancolie dans les mêmes jardins où il avoit passé près d’elle des momens si heureux. Souvent, se rappelant avec de vains regrets le soir qui précéda son départ pour l’Italie, et la rencontre imprévue de la terrasse, il cherchoit à se retracer les paroles, les regards qui l’avoient enchanté, les raisons qu’il avoit fait valoir pour la détourner de ce voyage, et la tendresse de leurs derniers adieux. Il se livroit à ces souvenirs, quand, le soir de son arrivée à Toulouse, Emilie s’étoit tout à coup offerte à ses regards. Son émotion en la voyant peut à peine être imaginée ; mais il surmonta si bien la première impulsion de l’amour, qu’il évita de se découvrir, et sortit aussitôt. Cependant cette sorte de vision le poursuivoit sans relâche ; sa seule consolation fut de revenir pendant le silence de la nuit, de suivre les sentiers qu’elle avoit parcourus, et de veiller autour de l’habitation même dans laquelle elle reposoit. Ce fut dans une de ses promenades nocturnes, que le jardinier, le prenant pour un voleur, fit feu sur lui, et le blessa au bras. Cet accident l’avoit retenu à Toulouse, entre les mains d’un chirurgien : là, sans soin pour lui-même, sans égards pour ses parens, dont leurs dernières froideurs lui faisoient croire qu’il avoit encouru l’indifférence, il n’avoit informé personne de sa situation. Assez remis pour voyager, il se rendoit à Estuvière, en passant par la Vallée il espéroit savoir des nouvelles d’Emilie ; il vouloit se trouver près d’elle ; il désiroit aussi s’informer de la vieille Thérèse ; il jugeoit bien que, pendant son absence, on l’avoit privée de sa pension, et ces motifs l’avoient conduit à la chaumière où alors Emilie se trouvoit.

Cette entrevue inespérée lui avoit à la fois montré toute la tendresse de l’amour d’Emilie et toute la fermeté de sa résolution. Son désespoir s’était renouvelé dans toute son horreur ; aucun effort de sa raison ne pouvoit l’adoucir. L’image d’Emilie, sa voix, ses regards, se présentoient à son esprit aussi vivement qu’ils l’avoient fait à ses sens, et tout sentiment étoit banni de son cœur, excepté le désespoir et l’amour.

Avant que la soirée fut finie, il revint chez Thérèse pour entendre parler d’Emilie, et se trouver dans le lieu qu’elle venoit d’occuper. La joie que sentit et exprima la vieille servante fut bientôt changée en tristesse, quand elle eut observé ses regards égarés et la profonde mélancolie qui l’accabloit.

Après qu’il eut écouté fort long-temps ce qu’elle avoit à lui dire d’Emilie, il donna à Thérèse tout l’argent qu’il avoit sur lui, quoiqu’elle voulût le refuser, et l’assurât que sa maîtresse avoit pourvu à ses besoins. Il tira ensuite de son doigt un anneau de prix, et le lui remit, en la chargeant expressément de le présenter à Emilie. Il la faisoit prier, comme une dernière faveur, de le conserver pour l’amour de lui, et de se souvenir quelquefois, en le regardant, du malheureux qui le lui envoyoit.

Thérèse pleura en recevant l’anneau, mais c’étoit plutôt d’attendrissement que par l’effet d’aucun pressentiment. Avant qu’elle eût pu répliquer, Valancourt étoit parti ; elle le suivit jusqu’à la porte, en l’appelant par son nom et le suppliant de rentrer. Elle ne reçut aucune réponse, et ne le vit plus.