Les Mystères du peuple/III/5

La bibliothèque libre.
Les Mystères du peuple — Tome III
L’ALOUETTE DU CASQUE - Chap. III.


CHAPITRE III.


La maison de Victoria, la mère des camps. — Le capitaine Marion. — Victoria et son petit-fils. — Tétrik, gouverneur d’Aquitaine. — La mère des camps. — Prévisions mystérieuses. — Elwig. — Attaque des Franks. — Bataille du Rhin.




Le jour venu, je me suis rendu chez Victoria. On arrivait à cette modeste demeure par une ruelle étroite et assez longue, bordée des deux côtés par de hauts retranchements, dépendant des fortifications d’une des portes de Mayence. J’étais à environ vingt pas du logis de la mère des camps, lorsque j’entendis derrière moi ces cris, poussés avec un accent d’effroi :

– Sauvez-vous ! sauvez-vous !…

En me retournant, je vis, non sans crainte, arriver sur moi, avec rapidité, un char à deux roues, attelé de deux chevaux, dont le conducteur n’était plus maître.

Je ne pouvais me jeter ni à droite ni à gauche de cette ruelle étroite, afin de laisser passer ce char, dont les roues touchaient presque de chaque côté les murs; je me trouvais aussi trop loin de l’entrée du logis de Victoria pour espérer de m’y réfugier, si rapide que fût ma course : je devais, avant d’arriver à la porte, être broyé sous les pieds des chevaux… Mon premier mouvement fut donc de leur faire face, d’essayer de les saisir par leur mors et de les arrêter ainsi, malgré ma presque certitude d’être écrasé. Je m’élançai les deux mains en avant ; mais, ô prodige ! à peine j’eus touché le frein des chevaux, qu’ils s’arrêtèrent subitement sur leurs jarrets, comme si mon geste eût suffi pour mettre un terme à leur course impétueuse… Heureux d’échapper à une mort presque certaine, mais ne me croyant pas magicien et capable de refréner, d’un seul geste, des chevaux emportés, je me demandais, en reculant de quelques pas, la cause de cet arrêt extraordinaire, lorsque bientôt je remarquai que les chevaux, quoique forcés de rester en place, faisaient de violents efforts pour avancer, tantôt se cabrant, tantôt s’élançant en avant et roidissant leurs traits, comme si le chariot eût été tout à coup enrayé ou retenu par une force insurmontable.

Ne pouvant résister à ma curiosité, je me rapprochai, puis, me glissant entre les chevaux et le mur de retranchement, je parvins à monter sur l’avant-train du char, dont le cocher, plus mort que vif, tremblait de tous ses membres ; de l’avant-train je courus à l’arrière, et je vis, non sans stupeur, un homme de la plus grande taille et d’une carrure d’Hercule, cramponné à deux espèces d’ornements recourbés qui terminaient le dossier de cette voiture, qu’il venait ainsi d’arrêter dans sa course, grâce à une force surhumaine.

– Le capitaine Marion ! — m’écriai-je, — j’aurais dû m’en douter, lui seul, dans l’armée gauloise, est capable d’arrêter un char dans sa course rapide (A).

– Dis donc à ce cocher du diable de raccourcir ses guides et de contenir ses chevaux… mes poignets commencent à se lasser, — me dit le capitaine.

Je transmettais cet ordre au cocher, qui commençait à reprendre ses esprits, lorsque je vis plusieurs soldats, de garde chez Victoria, sortir de la maison, et, accourant au bruit, ouvrir la porte de la cour, et donner ainsi libre entrée au char.

– Il n’y a plus de danger, — dis-je au cocher, — conduis maintenant tes chevaux doucement jusqu’au logis… Mais à qui appartient cette voiture ?

– À Tétrik, gouverneur de Gascogne, arrivé d’hier à Mayence ; il demeure chez Victoria, — me répondit le cocher en calmant de la voix ses chevaux.

Pendant que le char entrait dans la maison de la mère des camps, j’allai vers le capitaine pour le remercier de son secours inattendu.

Marion avait, je l’ai dit, mon enfant, quitté, pour la guerre, son enclume de forgeron ; il était connu et aimé dans l’armée autant par son courage héroïque et sa force extraordinaire que par son rare bon sens, sa ferme raison, l’austérité de ses mœurs et son extrême bonhomie. Il s’était redressé sur ses jambes, et, son casque à la main, il essuyait son front baigné de sueur. Il portait une cuirasse de mailles d’acier par-dessus sa saie gauloise, et une longue épée à son côté ; ses bottes poudreuses annonçaient qu’il venait de faire une longue course à cheval. Sa grosse figure hâlée, à demi couverte d’une barbe épaisse et déjà grisonnante, était aussi ouverte qu’avenante et joviale.

– Capitaine Marion, — lui dis-je, — je te remercie de m’avoir empêché d’être écrasé sous les roues de ce char.

– Je ne savais pas que c’était toi qui risquais d’être foulé aux pieds des chevaux, ni plus ni moins qu’un chien ahuri, sotte mort pour un brave soldat comme toi, Scanvoch ; mais quand j’ai entendu ce cocher du diable s’écrier : Sauvez-vous ! j’ai deviné qu’il allait écraser quelqu’un ; alors j’ai tâché d’arrêter ce char, et, heureusement, ma mère m’a doué de bons poignets et de solides jarrets. Mais où est donc mon cher ami Eustache ? — ajouta le capitaine en regardant autour de lui.

– De qui parles-tu ?

– D’un brave garçon, mon ancien compagnon d’enclume ; comme moi, il a quitté le marteau pour la lance : les hasards de la guerre m’ont mieux servi que lui, car, malgré sa bravoure, mon ami Eustache est resté simple cavalier, et je suis devenue capitaine… Mais le voici là-bas, les bras croisés, immobile comme une borne… Hé ! Eustache ! Eustache !…

À cet appel, le compagnon du capitaine Marion s’approcha lentement, les bras toujours croisés sur sa poitrine. C’était un homme de stature moyenne et vigoureuse, sa barbe et ses cheveux d’un blond pâle, son teint bilieux, sa physionomie dure et morose offraient un contraste frappant avec l’extérieur avenant du capitaine Marion. Je me demandais quelles singulières affinités avaient pu rapprocher dans une étroite et constante amitié deux hommes de dehors et de caractères si dissemblables.

– Comment, mon ami Eustache, — lui dit le capitaine, — tu restes là, les bras croisés, à me regarder, tandis que je m’efforce d’arrêter un char lancé à toute bride ?

– Tu es si fort ! — répondit Eustache. — Quelle aide peut apporter le ciron au taureau ?

– Cet homme doit être jaloux et haineux, — me suis-je dit en entendant cette réponse, et en remarquant l’expression des traits de l’ami du capitaine.

– Va pour le ciron et le taureau, mon ami Eustache, — reprit le capitaine avec sa bonhomie habituelle, et paraissant flatté de la comparaison ; — mais quand le ciron et le taureau sont camarades, si gros que soit celui-ci, si petit que soit celui-là, l’un n’abandonne pas l’autre…

– Capitaine, — répondit le soldat avec un sourire amer, — t’ai-je jamais abandonné au jour du danger, depuis que nous avons quitté la forge ?…

– Jamais ! — s’écria Marion en prenant cordialement la main d’Eustache, — jamais ; car, aussi vrai que l’épée que tu portes est la dernière arme que j’ai forgée, pour t’en faire un don d’amitié, ainsi que cela est gravé sur la lame, tu as toujours, à la bataille, marché dans mon ombre, comme nous disons au pays.

– Qu’y a-t-il d’étonnant à cela ? — reprit le soldat ; — auprès de toi, si vaillant et si robuste… j’étais ce que l’ombre est au corps.

– Par le diable ! quelle ombre ! mon ami Eustache, — dit en riant le capitaine, et, s’adressant à moi, il ajouta, montrant son compagnon Eustache :

– Qu’on me donne deux ou trois mille ombres comme celle-là, et à la première bataille je ramène un troupeau de prisonniers franks.

– Tu es un capitaine renommé ! Moi, comme tant d’autres pauvres hères, nous ne sommes bons qu’à obéir, à nous battre et à nous faire tuer, — répondit l’ancien forgeron en plissant ses lèvres minces.

– Capitaine, — dis-je à Marion, — n’avez-vous pas à parler à Victorin ou à sa mère ?

– Oui, j’ai à rendre compte à Victorin d’un voyage dont moi et mon vieux camarade nous arrivons.

– Je t’ai suivi comme soldat, — dit Eustache ; — le nom d’un obscur cavalier ne mérite pas l’honneur d’être prononcé devant Victoria la Grande.

Le capitaine haussa les épaules avec impatience, et de son poing énorme il menaça familièrement son ami.

– Capitaine, — dis-je à Marion, — hâtons-nous d’entrer chez Victoria ; le soleil est déjà haut, et je devais me rendre chez elle à l’aube.

– Ami Eustache, — dit Marion en se dirigeant vers la maison, — veux-tu rester ici, ou aller m’attendre chez nous ?

– Je t’attendrai ici à la porte… c’est la place d’un subalterne…

– Croiriez-vous, Scanvoch, — reprit Marion en riant, — croiriez-vous que depuis tantôt vingt ans que ce mauvais garçon et moi nous vivons et guerroyons ensemble comme deux frères, il ne veut pas oublier que je suis capitaine et me traiter en simple batteur d’enclume, comme nous nous traitions jadis ?…

– Je ne suis pas seul à reconnaître la différence qu’il y a entre nous, Marion, — répondit Eustache ; — tu es l’un des capitaines les plus renommés de l’armée… je ne suis, moi que le dernier de ses soldats.

Et il s’assit sur une pierre à la porte de la maison en rongeant ses ongles.

– Il est incorrigible, — me dit le capitaine ; et nous sommes tous deux entrés chez Victoria.

– Il faut que le capitaine Marion soit étrangement aveuglé par l’amitié pour ne pas s’apercevoir que son compagnon est dévoré d’une haineuse envie, — pensai-je à part moi.

La demeure de la mère des camps était d’une extrême simplicité. Le capitaine Marion ayant demandé à l’un des soldats de garde si Victorin pouvait le recevoir, le soldat répondit que le jeune général n’avait point passé la nuit au logis.

Marion, malgré la vie des camps, conservait une grande austérité de mœurs ; il parut choqué d’apprendre que Victorin n’était pas encore rentré chez lui, et il me regarda d’un air mécontent. Je voulus, sans pourtant mentir, excuser le fils de Victoria, et je répondis au capitaine :

– Ne nous hâtons pas de mal juger Victorin : hier, Tétrik, gouverneur de Gascogne, est arrivé au camp, il se peut que Victorin ait passé la nuit en conférence avec lui.

– Tant mieux… car je voudrais voir ce jeune homme, aujourd’hui chef des Gaules, sortir des griffes de cette peste de luxure (B) qui nous pousse à tant de mauvais actes… Quant à moi, dès que j’aperçois un coqueluchon ou un jupon court, je détourne la vue comme si je voyais le démon en personne.

– Victorin s’amende, et il s’amendera davantage encore, l’âge viendra, — dis-je au capitaine ; — mais, que voulez-vous ! il est jeune, il aime le plaisir…

– Et moi aussi, j’aime le plaisir, et furieusement encore !… — reprit le bon capitaine. — Ainsi… rien ne me plaît plus, mon service accompli, que de rentrer chez moi pour vider un pot de cervoise, bien rafraîchissant, avec mon ami Eustache, en causant de notre métier d’autrefois, ou en nous amusant à fourbir nos armes en fins armuriers… Voilà des plaisirs ! Et pourtant, malgré leur vivacité, ils n’ont rien que d’honnête… Espérons, Scanvoch, que Victorin les préférera quelque jour à ses orgies impudiques et diaboliques…

– Espérons, capitaine ; mieux vaut l’espérance que la désespérance… Mais, en l’absence de Victorin, vous pouvez conférer avec sa mère… Je vais la prévenir de votre arrivée.

Je laissai Marion seul, et passant dans une pièce voisine, j’y trouvai une vieille servante qui m’introduisit auprès de la mère des camps.

Je veux, mon enfant, pour toi et pour notre descendance, tracer ici le portrait de cette illustre Gauloise, une des gloires de notre bien-aimée patrie.

J’ai trouvé Victoria assise à côté du berceau de son petit-fils Victorinin, joli enfant de deux ans, qui dormait d’un profond sommeil. Elle s’occupait d’un travail de couture, selon son habitude de bonne ménagère. Elle avait alors mon âge, trente-huit ans ; mais on lui eût à peine donné trente ans ; dans sa jeunesse, on l’avait justement comparée à la Diane chasseresse ; dans son âge mûr, on la comparait non moins justement à la Minerve antique : grande, svelte et virile, sans perdre pour cela des chastes grâces de la femme, elle avait une taille incomparable ; son beau visage, d’une expression grave et douce, avait un grand caractère de majesté sous sa noire couronne de cheveux, formée de deux longues tresses enroulées autour de son front auguste. Envoyée tout enfant dans un collège de nos druidesses vénérées, et ayant prononcé à quinze ans les vœux mystérieux qui la liaient d’une manière indissoluble à la religion sacrée de nos pères, elle avait depuis lors, quoique mariée, toujours conservé les vêtements noirs que les druidesses et les matrones de la vieille Gaule portaient d’habitude : ses larges et longues manches, fendues à la hauteur de la saignée, laissaient voir ses bras aussi blancs, aussi forts que ceux de ces vaillantes Gauloises qui, tu le verras, mon enfant, dans nos récits de famille, ont héroïquement combattu les Romains à la bataille de Vannes, sous les yeux de notre aïeule Margarid, et préféré la mort aux hontes de l’esclavage.

Au milieu de la chambre, et non loin du siège où la mère des camps était assise, auprès du berceau de son petit-fils, on voyait plusieurs rouleaux de parchemin et tout ce qu’il fallait pour écrire ; accrochés à la muraille étaient les deux casques et les deux épées du père et du mari de Victoria, tués à la guerre… L’un de ces casques était surmonté d’un coq gaulois en bronze doré, les ailes à demi ouvertes, tenant sous les pattes une alouette qu’il menaçait du bec. Cet emblème avait été adopté comme ornement de guerre par le père de Victoria, après un combat héroïque, où, à la tête d’une poignée de soldats, il avait exterminé une légion romaine qui portait une alouette sur ses enseignes. Au-dessous de ces armes on voyait une coupe d’airain où trempaient sept brins de gui, car la Gaule avait retrouvé sa liberté religieuse en recouvrant son indépendance. Cette coupe d’airain et ces brins de gui, symboles druidiques, étaient accompagnés d’une croix de bois noir, en commémoration de la mort de Jésus de Nazareth, pour qui la mère des camps, sans être chrétienne, professait une profonde admiration ; elle le regardait comme l’un des sages qui honoraient le plus l’humanité.

Telle était, mon enfant, Victoria la Grande, cette illustre Gauloise dont notre descendance prononcera toujours le nom avec orgueil et respect…

La mère des camps, à ma vue, se leva vivement, vint à moi d’un air content, me disant de sa voix sonore et douce :

– Sois le bienvenu, frère ; ta mission était périlleuse… ne te voyant pas de retour avant la fin du jour, je n’ai pas voulu envoyer chez toi, de crainte d’alarmer ta femme en me montrant inquiète de la durée de ton absence… Te voici, je suis heureuse…

Et elle serra tendrement mes mains dans les siennes.

Les paroles qu’elle m’adressait ayant troublé sans doute le sommeil du petit-fils de Victoria, il fit entendre un léger murmure ; elle retourna promptement vers lui, le baisa au front ; puis se rasseyant et posant le bout de son pied sur une bascule qui soutenait le berceau, Victoria lui imprima ainsi un léger balancement, tout en continuant de causer avec moi.

– Et le message ? — me dit-elle. — Comment ces barbares l’ont-ils accueilli ?… Veulent-ils la paix ?… Veulent-ils une guerre d’extermination ?…

Au moment où j’allais lui répondre, ma sœur de lait m’interrompit d’un geste, et ajouta ensuite, après un moment de réflexion :

– Sais-tu que Tétrik, mon bon parent, est ici depuis hier ?

– Je le sais.

– Il ne peut tarder à venir ; je préfère que devant lui seulement tu me rendes compte de ce message.

– Il en sera donc ainsi… Pouvez-vous recevoir le capitaine Marion ? En entrant je l’ai rencontré ; il venait conférer avec Victorin…

– Scanvoch, mon fils a encore passé la nuit hors de son logis ! — me dit Victoria en imprimant à son aiguille un mouvement plus rapide, ce qui annonçait toujours chez elle une vive contrariété.

– Sachant la venue de votre parent de Gascogne, j’ai pensé que peut-être de graves intérêts avaient retenu Victorin en conférence avec Tétrik durant cette nuit… Voilà du moins ce que j’ai laissé supposer au capitaine Marion, en lui disant que vous pourriez sans doute l’entendre.

Victoria resta quelques moments silencieuse ; puis, laissant son ouvrage de couture sur ses genoux, elle releva la tête et reprit d’un ton à la fois douloureux et contenu :

– Victorin a des vices… ils étoufferont ses qualités !

– Ayez confiance et espoir… l’âge le mûrira.

– Depuis deux ans ses vices augmentent, ses qualités déclinent !

– Sa bravoure, sa générosité, sa franchise, n’ont pas dégénéré…

– Sa bravoure n’est plus cette calme et prévoyante bravoure qui sied à un général… elle devient aveugle… folle… Sa générosité ne choisit plus entre les dignes et les indignes ; sa raison faiblit, le vin et la débauche le perdent… Par Hésus ! ivrogne et débauché !… lui, mon fils ! l’un des deux chefs de notre Gaule, aujourd’hui libre… et demain peut-être sans égale parmi les nations du monde… Scanvoch, je suis une malheureuse mère !…

– Victorin m’aime… je lui dirai de paternelles, mais sévères paroles…

– Crois-tu donc que tes paroles feront ce que n’ont pas fait les paroles de sa mère ? de celle-là qui depuis plus de vingt ans ne l’a pas quitté, le suivant aux armées, souvent à la bataille ? Scanvoch, Hésus me punit… j’ai été trop fière de mon fils…

– Et quelle mère n’eût pas été fière de lui, ce jour où toute une vaillante armée acclamait librement pour son chef ce général de vingt ans, derrière lequel on voyait… vous, sa mère !

– Et qu’importe ! s’il me déshonore !… Et pourtant ma seule ambition était de faire de mon fils un citoyen, un homme digne de nos pères !… En le nourrissant de mon lait, ne l’ai-je pas aussi nourri d’un ardent et saint amour pour notre Gaule renaissante à la vie, à la liberté !… Qu’est-ce que j’ai toujours voulu, moi ? Vivre obscure, ignorée, mais employer mes veilles, mes jours, mon intelligence, ma science du passé, qui me donne la conscience du présent, et parfois la connaissance de l’avenir… employer enfin toutes les forces de mon âme et de mon esprit à rendre mon fils vaillant, sage, éclairé, digne en tout de guider les hommes libres qui l’ont librement élu pour chef… Et alors, Hésus m’en est témoin ! fière comme Gauloise, heureuse comme mère d’avoir enfanté un tel homme, j’aurais joui de sa gloire et de la prospérité de mon pays du fond de ma retraite… Mais avoir un fils ivrogne et débauché ! Courroux du ciel ! Cet insensé ne comprend donc pas qu’à chaque excès il soufflette sa mère !… S’il ne le comprend pas, nos soldats le sentent, eux autres… Hier, je traversais le camp, trois vieux cavaliers viennent à ma rencontre et me saluent… sais-tu ce qu’ils me disent ? — Mère, nous te plaignons ! … — Puis ils se sont éloignés tristement… Scanvoch, je te le dis… je suis une malheureuse mère !…

– Écoutez-moi, depuis quelque temps nos soldats se désaffectionnent de Victorin, je l’avoue, je le comprends ; car l’homme que des hommes libres ont choisi pour chef doit être pur de tout excès et vaincre même les entraînements de son âge… Cela est vrai, ma sœur, et souvent n’ai-je pas blâmé votre fils devant vous ?…

– J’en conviens.

– Je le défends surtout à cette heure, parce que ces soldats, aujourd’hui si scrupuleux sur des défauts fréquents chez les jeunes chefs militaires, obéissent moins à leurs scrupules… qu’à des excitations perfides.

– Que veux–tu dire ?

– On est jaloux de votre fils, de son influence sur les troupes ; et, pour le perdre, on exploite ses défauts afin de donner créance à des calomnies infâmes.

– Qui serait jaloux de Victorin ? Qui aurait intérêt à répandre ces calomnies ?

– C’est surtout depuis un mois, n’est-ce pas, que cette hostilité contre votre fils s’est manifestée, et qu’elle va s’empirant ?

– Oui, oui ; mais encore une fois qui soupçonnes-tu de l’avoir excitée ?

– Ma sœur, ce que je vais vous dire est grave…

– Achève…

– Il y a un mois, un de nos parents, gouverneur de Gascogne, est venu à Mayence…

– Tétrik ?

– Oui, puis il est reparti au bout de quelques jours ?

– Eh bien ?

– Presque aussitôt après le départ de Tétrik la sourde hostilité contre votre fils s’est déclarée et a toujours été croissante !…

Victoria me regarda en silence, comme si elle n’avait pas d’abord compris mes paroles ; puis, une idée subite lui venant à l’esprit, elle s’écria d’un ton de reproche :

– Quoi ! tu soupçonnerais Tétrik… mon parent, mon meilleur ami ! lui, le plus sage des hommes ! lui, l’un des meilleurs esprits de ce temps, lui qui, jusque dans les distractions qu’il cherche dans les lettres, se montre grand poëte ! (B) lui, l’un des plus utiles défenseurs de la Gaule, bien qu’il ne soit pas homme de guerre ; lui qui, dans son gouvernement de Gascogne, répare, à force de soins, les maux de la guerre civile, autrefois soulevée pour reconquérir notre indépendance… Ah ! frère ! frère ! j’attendais mieux de ton loyal cœur et de ta raison.

– Je soupçonne cet homme…

– Mais tu es insensé ! le soupçonner, lui qui, père d’un fils que lui a laissé une femme toujours regrettée, puise dans ses habitudes de paternelle indulgence une excuse aux vices de Victorin… Ne l’aime-t-il pas ? ne le défend-il pas aussi chaleureusement que tu le défends toi-même ?…

– Je soupçonne cet homme.

– Oh ! tête de fer ! caractère inflexible !… Pourquoi soupçonnes-tu Tétrik ? de quel droit ? qu’a-t-il fait ? par Hésus ! si tu n’étais mon frère… si je ne connaissais ton cœur… je te croirais jaloux de l’amitié que j’ai pour mon parent !

À peine Victoria eut-elle prononcé ces paroles, qu’elle les regretta et me dit :

– Oublie ces paroles…

– Elles me seraient pénibles, ma sœur, si le doute injuste qu’elles expriment vous aveuglait sur la vérité que je dis.

À ce moment, la servante entra et demanda si Tétrik pouvait être introduit.

– Qu’il vienne, — répondit Victoria, — qu’il vienne à l’instant !

En même temps parut Tétrik.

C’était un petit homme entre les deux âges, d’une figure fine et douce, un sourire affable effleurait toujours ses lèvres ; il avait enfin tellement l’extérieur d’un homme de bien, que Victoria, le voyant entrer, ne put s’empêcher de me jeter un regard qui semblait encore me reprocher mes soupçons.

Tétrik alla droit à Victoria, la baisa au front avec une familiarité paternelle et lui dit :

– Salut à vous, chère Victoria.

Puis, s’approchant du berceau où continuait de dormir le petit-fils de la mère des camps, le gouverneur de Gascogne, contemplant l’enfant avec tendresse, ajouta tout bas, comme s’il eût craint de le réveiller :

– Dors, pauvre petit ! Tu souris à tes songes enfantins, et tu ignores que l’avenir de notre Gaule bien-aimée repose peut-être sur ta tête… Dors, enfant prédestiné, sans doute, à poursuivre la tâche entreprise par ton glorieux père ! noble tâche qu’il accomplira durant de longues années sous l’inspiration de ton auguste aïeule !… Dors, pauvre petit, — ajouta Tétrik dont les yeux se remplirent de larmes d’attendrissement, — les dieux secourables et propices à la Gaule veilleront sur toi…

Victoria, pendant que son parent essuyait ses yeux humides, m’interrogea de nouveau du regard, comme pour me demander si c’étaient là le langage et la physionomie d’un traître, d’un homme perfidement ennemi du père de cet enfant ?

Tétrik, s’adressant alors à moi, me dit affectueusement :

– Salut au meilleur, au plus fidèle ami de la femme que j’aime et que je vénère le plus au monde.

– C’est la vérité ; je suis le plus obscur, mais le plus dévoué des amis de Victoria, — ai-je répondu en regardant fixement Tétrik ; — et le devoir d’un ami est de démasquer les traîtres !

– Je suis de votre avis, bon Scanvoch, — reprit simplement Tétrik ; — le premier devoir d’un ami est de démasquer les fourbes ; je crains moins le lion rugissant, la gueule ouverte, que le serpent rampant dans l’ombre.

– Alors, moi, Scanvoch, je vous dis ceci, à vous, Tétrik : Vous êtes un de ces dangereux reptiles dont vous parlez… je vous crois un traître ! je vous accuse d’être un traître !…

– Scanvoch ! — s’écria Victoria d’un ton de reproche, — songes-tu à tes paroles ?

– Je vois que la vieille plaisanterie gauloise, une de nos franchises, nous est revenue avec nos dieux et notre liberté, — reprit en souriant le gouverneur.

Puis, se retournant vers Victoria, il ajouta :

– Notre ami Scanvoch possède la gausserie sérieuse… la plus plaisante de toutes…

– Mon frère parle en honneur et conscience, — reprit la mère des camps. — Il m’afflige, puisqu’en vous accusant il se trompe ; mais il est sincère dans son erreur…

Tétrik, regardant tour à tour Victoria et moi avec une sorte de stupeur, garda le silence ; puis il reprit d’un ton grave, cordial et pénétré :

– Tout ami fidèle est ombrageux ; bon Scanvoch, inexplicable est pour moi votre défiance, mais elle doit avoir sa cause : franche est l’attaque, franche sera la réponse… Que me reprochez-vous ?

– Il y a un mois, vous êtes venu à Mayence ; un homme à vous, votre secrétaire, nommé Morix, bien muni d’argent, a donné à boire à beaucoup de soldats, tâchant de les irriter contre Victorin, leur disant qu’il était honteux que leur général, l’un des deux chefs de la Gaule régénérée, fût un ivrogne et un dissolu… Votre secrétaire a-t-il, oui ou non, tenu ces propos ?…

– Continuez, ami Scanvoch, continuez…

– Votre secrétaire a cité un fait qui, depuis propagé dans le camp, a fait naître une grande irritation contre Victorin… Ce fait, le voici : il y a quelques mois, Victorin et quelques officiers seraient allés dans une taverne située dans une île des bords du Rhin ; après boire, animé par le vin, Victorin aurait fait violence à l’hôtesse… et elle se serait tuée de désespoir…

– Mensonge ! s’écria Victoria. — Je sais et condamne les défauts de mon fils… mais il est incapable d’une pareille infamie !…

Le gouverneur m’avait écouté dans un silence imperturbable ; il reprit en souriant :

– Ainsi, bon Scanvoch, selon vous, mon secrétaire aurait, d’après mes ordres, répandu dans le camp ces calomnies indignes ?

– Oui.

– Quel serait mon but ?

– Vous êtes ambitieux…

– Et comment ces calomnies serviraient-elles mon ambition ?

– Les soldats se désaffectionnant de Victorin, élu par eux général et l’un des chefs de la Gaule, vous useriez de votre influence sur Victoria, afin de l’amener à vous proposer aux soldats comme successeur de Victorin.

– Une mère ! y songez-vous, bon Scanvoch ? — répondit Tétrik en regardant Victoria ; — une mère sacrifier son fils à un ami !…

– Victoria, dans la grandeur de son amour pour son pays, sacrifierait son fils à votre élévation, si ce sacrifice était nécessaire au salut de la Gaule… Ai-je menti, ma sœur ?

– Non, — me répondit Victoria, qui paraissait chagrine de mes accusations contre son parent. — En cela tu dis la vérité ; mais quant au reste, tu t’abuses…

– Et ce sacrifice héroïque bon Scanvoch, — reprit le gouverneur, — Victoria le ferait, sachant que par mes calomnies souterraines j’aurais tâché de perdre son fils dans l’esprit de nos soldats ?

– Ma sœur eût ignoré ces menées, si je ne les avais point démasquées… D’ailleurs, souvent je lui ai entendu dire avec raison que

si la paix s’affermissait enfin dans notre pays, il vaudrait mieux que son chef, au lieu d’être toujours enclin à batailler, songeât à guérir les maux des guerres passées ; souvent elle vous a cité comme l’un de ces hommes qui préfèrent sagement la paix à la guerre.

– Je pense, il est vrai, que l’épée, bonne pour détruire, est impuissante à reconstruire, — reprit Victoria ; — et, la liberté de la Gaule affermie, je voudrais que mon fils songeât plus à la paix qu’à la guerre… Aussi t’ai-je engagé, Scanvoch, à tenter une dernière démarche auprès des chefs franks en t’envoyant près d’eux.

– Permettez–moi de vous interrompre, Victoria, — reprit Tétrik, — et de demander à notre ami Scanvoch s’il n’a pas d’autre accusation à porter contre moi…

– Je t’accuse d’être, ou l’agent secret de l’empereur romain, Galien, ou l’agent du chef de la nouvelle religion.

– Moi ! — s’écria le gouverneur, — moi, l’agent des chrétiens !…

– J’ai dit l’agent du chef de la nouvelle religion… Je veux parler de l’évêque qui siège à Rome.

– Moi, l’agent d’Étienne, évêque de Rome ? le quatorzième pape de la nouvelle Église ? de ce papa dont Firmilien, évêque de Césarée, écrivait ceci à Cyprien, chef du concile d’Espagne, composé de vingt-huit évêques : « Pourrait-on croire que cet homme (le pape Étienne) ait une âme et un corps ? apparemment le corps est bien mal conduit, et cette âme est déréglée ; Étienne ne craint pas de traiter son frère Cyprien de faux Christ, de faux apôtre, d’ouvrier frauduleux, et pour ne pas l’entendre dire de lui-même, il a l’audace de le reprocher aux autres (C). » Moi, l’agent de cet ambitieux et violent pontife !…

– Oui… à moins que, trompant à la fois et l’empereur romain et le pape de Rome, vous ne les serviez tous deux, quitte à sacrifier l’un ou l’autre, selon les nécessités de votre ambition.

– Que je serve les Romains, passe encore, Scanvoch, — répondit Tétrik avec son inaltérable placidité ; — votre soupçon, si cruel qu’il soit pour moi, peut, à la rigueur, se comprendre ; car, enfin, si par la force des armes nous sommes parvenus à reconquérir pas à pas, depuis près de trois siècles, presque toutes les libertés de la vieille Gaule, les empereurs romains ont vu avec douleur notre pays échapper à leur domination ; je comprendrais donc, bon Scanvoch, que vous m’accusiez de vouloir arriver au gouvernement de la Gaule, afin de la rendre tôt ou tard aux Romains, en la trahissant, il est vrai, d’une manière infâme… Mais croire que j’agis dans l’intérêt du pape des chrétiens, de ces malheureux partout persécutés, martyrisés… n’est-ce pas insensé ?… Que pourrais-je faire pour eux ? Que pourraient-ils faire pour moi ?…

Scanvoch allait répondre ; Victoria l’interrompit d’un geste, et dit à Tétrik, en lui montrant la croix de bois noir, symbole de la mort de Jésus, placée à côté de la coupe d’airain, où trempaient sept brins de gui, symbole druidique :

– Voyez cette croix, Tétrik, elle vous dit que, fidèle à nos dieux, je vénère cependant celui qui a dit :

« Que nul homme n’avait le droit d’opprimer son semblable…

 » Que les coupables méritaient pitié, consolation, et non le mépris et la rigueur…

 » Que les fers des esclaves devaient être brisés… »

Glorifiées soient donc ces maximes ; les plus sages de nos druides les ont acceptées comme saintes ; c’est vous dire combien j’aime la tendre et pure morale de ce jeune maître de Nazareth… Mais, voyez-vous, Tétrik, — ajouta Victoria d’un air pensif, — il y a une chose étrange, mystérieuse, qui m’épouvante… Oui, bien des fois, durant mes longues veilles auprès du berceau de mon petit-fils, songeant au présent et au passé… j’ai été tourmentée d’une vague terreur pour l’avenir.

– Et cette terreur, — demanda Tétrik, — d’où vient-elle ?

– Quelle a été depuis trois siècles l’implacable ennemie de la Gaule ? — reprit Victoria ; — quelle a été l’impitoyable dominatrice du monde ?

Rome, — répondit le gouverneur, — Rome païenne !

— Oui, cette tyrannie qui pesait sur le monde avait son siège à Rome, — reprit Victoria. — Alors, dites-moi par quelle fatalité les évêques, les papes de cette nouvelle religion qui aspirent, ils ne le cachent pas, à régner sur l’univers en dominant les souverains du monde, non par la force, mais par la croyance… oui, répondez ! par quelle fatalité ces papes ont-ils établi à Rome le siège de leur nouveau pouvoir ? Quoi ! Jésus de Nazareth avait flétri de sa brûlante parole les princes des prêtres comme des fourbes, comme des hypocrites ! Il avait surtout prêché l’humilité, le pardon, l’égalité, la communauté parmi les hommes, et voilà qu’en son nom divinisé de nouveaux princes des prêtres se donnent pour les futurs dominateurs de l’univers, les voilà déjà, comme le pape Étienne, accusés d’ambition, de fourberie, d’intolérance, même par les autres évêques chrétiens !

Et quel a été le premier pape qui soit venu s’établir à Rome au nom de Jésus ? Un de ses disciples, un ingrat, un renégat, qui trois fois a, par lâcheté, renié son jeune maître… Ce renégat se nommait Pierre, — ai-je ajouté à mon tour. — J’ai lu cette honteuse trahison dans un récit contemporain sur la mort de Jésus, récit que m’a laissé mon aïeule… Victoria le connaît.

— C’est la vérité, — reprit ma sœur de lait, — et ceci m’avait déjà paru sinistre… quoi ! le premier pape de cette nouvelle religion, dont les évêques semblent renier de plus en plus la douce morale de Jésus, a été ce même disciple qui a lâchement renié son jeune maître, abandonné de tous au moment de son martyre et de sa mort… sublimes comme sa vie !…

— Est-ce vous que j’entends parler ainsi, Victoria ? — reprit Tétrik en s’adressant à ma sœur de lait ; — vous, si sage, si éclairée, vous redoutez ces malheureux qui professent leur foi par leur martyre !

— Oh ! — s’écria la mère des camps avec exaltation, — j’aime… j’admire ces pauvres chrétiens mourant dans d’horribles tortures, en confessant l’égalité des hommes devant Dieu ! l’affranchissement des esclaves, la communauté des biens, l’amour et le pardon des coupables !… J’aime… j’admire ces pauvres chrétiens qui meurent suppliciés, en disant au nom de Jésus : « Ceux-là sont des montres d’iniquité, qui retiennent leurs frères en esclavage, qui les laissent souffrir du froid et de la faim, au lieu de partager avec eux leur pain et leur manteau… » Oh ! pour ces héroïques martyrs, pitié, vénération !… Mais je redoute, pour l’avenir de la Gaule, ceux-là qui se disent les chefs, les papes de ces chrétiens… Oui, je les redoute, ces princes des prêtres, venant établir à Rome le siège de leur mystérieux empire ! à Rome, ce centre de la plus effroyable tyrannie qui ait jamais écrasé le monde… Espèrent-ils donc que l’univers, ayant eu longtemps l’habitude de subir l’oppression de la Rome des Césars… subira patiemment l’oppression de la Rome des papes !…

— Victoria, — reprit Tétrik, — vous exagérez la puissance de ces pontifes chrétiens ; grand nombre d’entre eux, persécutés par les empereurs romains, n’ont-ils pas subi le martyre comme les plus pauvres néophytes ?…

— Je le sais… toute bataille a ses morts, et ces papes luttent contre les empereurs pour leur ravir la domination du monde !… Je sais encore que, parmi ces évêques, il s’en est trouvé de dignes de parler et de mourir au nom de Jésus… mais s’il se rencontre de dignes pontifes, le gouvernement, la domination des prêtres n’en est pas moins en soi épouvantable !… Est-ce à moi de vous rappeler notre histoire, Tétrik ? dites, n’a-t-il pas été despotique, impitoyable, le gouvernement de nos prêtres à nous ? Il y a dix siècles, dans ces temps primitifs où nos druides, laissant, par un calcul odieux, les peuples dans une crasse ignorance, les dominaient par la barbarie, la superstition et la terreur !… Ces temps n’ont-ils pas été les plus détestables de l’histoire de la Gaule ?… Ces temps d’oppression et d’abrutissement n’ont-ils pas duré jusqu’à ces siècles glorieux et prospères, où nos druides, fondus dans le corps de la nation, comme citoyens, comme pères, comme soldats, ont participé à la vie commune, aux joies de la famille, aux guerres nationales contre l’étranger… Eux, toujours les premiers à soulever les populations asservies ! Oh ! je vous le dis, je vous le dis… ce que je redoute pour l’avenir des nations, c’est qu’un jour, voyez-vous, il ne se fonde à Rome je ne sais quelle ténébreuse alliance entre les puissants du monde et les papes catholiques… et alors, malheur aux peuples ! car de cette alliance il sortira une effroyable tyrannie religieuse, cimentée par le sang de ces martyrs héroïques qui de nos jours croient mourir pour l’affranchissement des peuples !…

Victoria, en parlant ainsi, me semblait inspirée par le génie prophétique des druidesses des siècles passés. Tétrik l’avait silencieusement écoutée, mais, au lieu de lui répondre, il reprit en souriant, comme toujours, avec sérénité :

– Nous voici loin de l’accusation que notre ami Scanvoch a portée contre moi… et pourtant, Victoria, vos paroles, au sujet des craintes que vous inspirent pour l’avenir les princes des prêtres chrétiens, comme vous les appelez, nous ramènent à cette accusation… Ainsi, selon vous, Scanvoch, le but des perfidies que vous me reprochez serait d’arriver au gouvernement de la Gaule, afin de la trahir au profit de Rome païenne ou de Rome catholique ?

– Oui, — lui dis-je, — je crois cela.

– En deux mots, Scanvoch, je vais me justifier ; Victoria m’aidera plus que personne… L’un de mes secrétaires, dites-vous, a tâché d’exciter l’hostilité de nos soldats contre Victorin, votre révélation me semble tardive ; puis…

– Je n’ai su cela qu’hier soir, — dis-je au gouverneur de Gascogne en l’interrompant.

– Peu importe, — reprit-il, — ce secrétaire, je l’ai chassé dernièrement de chez moi, apprenant, par hasard, qu’en effet, irrité contre Victorin, qui, plusieurs fois ici l’avait raillé, il s’était vengé en répandant sur lui des calomnies encore plus ridicules qu’odieuses ; mais laissons ces misères… Je suis ambitieux, dites-vous, ami Scanvoch ? je vise au gouvernement de la Gaule, dussé-je y arriver par d’indignes manœuvres ?… Demandez à Victoria quel est le but de mon nouveau voyage à Mayence…

– Tétrik pense qu’il serait urgent pour la paix et la prospérité de la Gaule de proposer aux soldats d’acclamer le fils de mon fils comme héritier du gouvernement de son père… Tétrik se croit certain du consentement de l’empereur Galien.

– Tétrik prévoit donc la mort prochaine de Victorin ? — ai-je répondu regardant fixement le gouverneur.

Mais celui-ci, dont on rencontrait rarement les yeux qu’il tenait ordinairement baissés, répondit :

– Les Franks sont de l’autre côté du Rhin… et Victorin est d’une bravoure téméraire ; mon vif désir est qu’il vive de longues années ; mais, selon moi, la Gaule trouverait un gage de sécurité pour l’avenir, si elle savait qu’après Victorin le pouvoir restera au fils de celui que l’armée a acclamé comme chef, surtout lorsque cet enfant aurait eu pour éducatrice Victoria la Grande… Victoria, l’auguste mère des camps !…

– Oui, — ai-je répondu en tâchant de nouveau, mais en vain, de rencontrer le regard du gouverneur ; — mais dans le cas où Victorin mourrait prochainement, qui me dit que vous, Tétrik, vous n’espérez pas être le tuteur de cet enfant, exercer le pouvoir en son nom, et arriver ainsi, par une autre voie, au gouvernement de la Gaule ?

– Parlez-vous sérieusement, Scanvoch ? — reprit Tétrik. — Demandez à Victoria si elle a besoin de mon aide pour faire de son petit-fils un homme digne d’elle et du pays ?… La croyez-vous de ces femmes assez faibles pour partager avec autrui une tâche glorieuse ? L’idolâtrie des soldats, pour elle ne vous est-elle pas un sûr garant qu’elle seule, dans le cas où Victorin mourrait prématurément, qu’elle seule pourrait conserver la tutelle de son petit-fils et gouverner pour lui ?

Victoria secoua la tête d’un air pensif et reprit :

– Je n’aime pas votre projet, Tétrik ; quoi ! désigner au choix des soldats un enfant encore au berceau ; qui sait ce que sera cet enfant ? qui sait ce qu’il vaudra ?

– Ne vous a-t-il pas pour éducatrice ? — reprit Tétrik.

– N’ai-je pas aussi été l’éducatrice de Victorin ? — répondit tristement la mère des camps ; — cependant, malgré mes soins vigilants, mon fils a des défauts qui autorisent des calomnies redoutables, auxquelles je vous crois étranger, je vous le dis sincèrement, Tétrik, j’espère maintenant que mon frère Scanvoch rendra, comme moi, justice à votre loyauté.

– Je l’ai dit, et je le répète, je soupçonne cet homme, — ai-je répondu à Victoria ; — elle s’écria avec impatience :

– Et moi, j’ai dit et je répète que tu es une tête de fer, une vraie tête bretonne ! rebelle à toute raison, lorsqu’une idée fausse s’est implantée dans ta dure cervelle.

Convaincu par instinct de la perfidie de Tétrik, je n’avais pas de preuves contre lui, je me suis tu.

Tétrik a repris en souriant :

– Ni vous ni moi, Victoria, nous ne persuaderons le bon Scanvoch de son erreur ; laissons ce soin à une irrésistible séductrice : la vérité. Avec le temps, elle prouvera ma loyauté. Nous reparlerons, Victoria, de votre répugnance à faire acclamer par l’armée votre petit-fils comme héritier du pouvoir de son père, j’espère vaincre vos scrupules. Mais, dites-moi, j’ai vu tout à l’heure, en me rendant chez vous, le capitaine Marion, cet ancien ouvrier forgeron, qu’à mon autre voyage au camp vous m’avez présenté comme l’un des plus vaillants hommes de l’armée ?

– Sa vaillance égale son bon sens et sa ferme raison, — reprit la mère des camps ; — c’est aussi un noble cœur, car, malgré son élévation, il a continué d’aimer comme un frère un de ses anciens compagnons de forge, resté simple soldat.

– Et moi, dis-je à Victoria, dussé-je encore passer pour une tête de fer… je crois que dans cette affection, le bon cœur et le bon sens du capitaine Marion se trompent. Selon moi, il aime un ennemi… Puissiez-vous, Victoria, n’être pas aussi aveugle que le capitaine Marion !

– Le fidèle compagnon du capitaine Marion serait son ennemi ? — reprit Victoria. — Tu es dans un jour de méfiance, mon frère…

– Un envieux est toujours un ennemi. L’homme dont je parle est resté soldat ; il porte envie à son ancien camarade, devenu l’un des premiers capitaines de l’armée… De l’envie à la haine, il n’y a qu’un pas.

En disant ceci, j’avais encore, mais en vain, tâché de rencontrer le regard du gouverneur de Gascogne ; mais je remarquai chez lui, non sans surprise, une sorte de tressaillement de joie lorsque j’affirmai que le capitaine Marion avait pour ennemi secret son camarade de guerre. Tétrik, toujours maître de lui, craignant sans doute que son tressaillement ne m’eût pas échappé, reprit :

– L’envie est un sentiment si révoltant, que je ne puis en entendre parler sans émotion. Je suis vraiment chagrin de ce que Scanvoch, qui, je l’espère, se trompe cette fois encore, nous apprend sur le camarade du capitaine Marion… Mais si ma présence vous empêche de recevoir le capitaine, dites-le-moi, Victoria… je me retire.

– Je désire au contraire que vous assistiez à l’entretien que je dois avoir avec Marion et mon frère Scanvoch ; tous deux ont été chargés par mon fils d’importants messages… et pourtant, — ajouta-t-elle avec un soupir, — la matinée s’avance, et mon fils n’est pas ici…

À ce moment la porte de la chambre s’ouvrit, et Victorin parut, accompagné du capitaine Marion.

Victorin était alors âgé de vingt-deux ans. Je t’ai dit, mon enfant, que l’on avait frappé plusieurs médailles où il figurait sous les traits du dieu Mars, à côté de sa mère, coiffée d’un casque ainsi que la Minerve antique ; Victorin aurait pu en effet servir de modèle à une statue du dieu de la guerre. Grand, svelte, robuste, sa tournure, à la fois élégante et martiale, plaisait à tous les yeux ; ses traits, d’une beauté rare comme ceux de sa mère, en différaient par une expression joyeuse et hardie. La franchise, la générosité de son caractère, se lisaient sur son visage ; malgré soi, l’on oubliait en le voyant les défauts qui déparaient ce vaillant naturel, trop vivace, trop fougueux pour refréner les entraînements de l’âge. Victorin venait sans doute de passer une nuit de plaisir, pourtant sa figure était aussi reposée que s’il fût sorti de son lit. Un chaperon de feutre, orné d’une aigrette, couvrait à demi ses cheveux noirs, bouclés autour de son mâle et brun visage, à demi ombragé d’une légère barbe brune ; sa saie gauloise, d’étoffe de soie rayée de pourpre et de blanc, était serrée à sa taille par un ceinturon de cuir brodé d’argent, où pendait son épée à poignée d’or curieusement ciselée, véritable chef-d’œuvre de l’orfèvrerie d’Autun. Victorin en entrant chez sa mère, suivi du capitaine Marion, alla droit à Victoria avec un mélange de tendresse et de respect ; il mit un genou à terre, prit une de ses mains qu’il baisa, puis, ôtant son chaperon, il tendit son front en disant :

– Salut, ma mère !…

Il y avait un charme si touchant, dans l’attitude, dans l’expression des traits du jeune général, ainsi agenouillé devant sa mère, que je la vis hésiter un instant entre le désir d’embrasser ce fils qu’elle adorait et la volonté de lui témoigner son mécontentement ; aussi, repoussant légèrement de la main le front de Victorin, elle lui dit d’une voix grave, en lui montrant le berceau placé à côté d’elle :

– Embrassez votre fils… vous ne l’avez pas vu depuis hier matin…

Le jeune général comprit ce reproche indirect, se releva tristement, s’approcha du berceau, prit l’enfant entre ses bras, et l’embrassa avec effusion en regardant Victoria, semblant ainsi se dédommager de la sévérité maternelle.

Le capitaine Marion s’était approché de moi ; il me dit tout bas :

– C’est pourtant un bon cœur que ce Victorin ; combien il aime sa mère… combien il aime son enfant !… Il leur est certes aussi attaché que je le suis, moi, à mon ami Eustache, qui compose à lui seul toute ma famille… Quel dommage que cette peste de luxure (le bon capitaine prononçait peu de paroles sans y joindre cette exclamation), quel dommage que cette peste de luxure tienne si souvent ce jeune homme entre ses griffes !

– C’est un malheur !… Mais croyez-vous Victorin capable de l’infâme lâcheté dont on l’accuse dans le camp ? — ai-je répondu au capitaine de manière à être entendu de Tétrik, qui, parlant tout bas à Victoria, semblait lui reprocher sa sévérité à l’égard de son fils.

– Non, par le diable ! — reprit Marion, — je ne crois pas Victorin capable de ces indignités… surtout quand je le vois ainsi entre son fils et sa mère.

Le jeune général, après avoir soigneusement replacé dans le berceau l’enfant qui lui tendait ses bras, dit affectueusement au gouverneur de Gascogne :

— Salut, Tétrik !… j’aime toujours à voir ici le sage et fidèle ami de ma mère.

Puis se tournant vers moi :

– Je savais ton retour, Scanvoch… en l’apprenant, ma joie a été grande, et grande aussi mon inquiétude durant ton absence. Ces bandits franks nous ont souvent prouvé comment ils respectaient les trêves et les parlementaires…

Mais, remarquant sans doute la tristesse encore empreinte sur les traits de Victoria, son fils s’approcha d’elle, et lui dit avec autant de franchise que de tendre déférence :

– Tenez, ma mère… avant de parler ici des messages du capitaine Marion et de Scanvoch… laissez-moi vous dire ce que j’ai sur le cœur… peut-être votre front s’éclaircira-t-il… et je ne verrai plus ce mécontentement dont je m’afflige… Tétrik est notre bon parent, le capitaine Marion notre ami, Scanvoch votre frère… je n’ai rien à cacher ici… Avouez-le, chère mère, vous êtes chagrine parce que j’ai passé cette nuit dehors ?

– Vos désordres m’affligent, Victorin… je m’afflige davantage encore de ce que ma voix n’est plus écoutée par vous…

– Mère… je veux tout vous avouer ; mais, je vous le jure, je me suis plus cruellement reproché ma faiblesse que vous ne me la reprocherez vous-même… Hier soir, fidèle à ma promesse de m’entretenir longuement avec vous pendant une partie de la nuit sur de graves intérêts, je rentrais sagement au logis… j’avais refusé… oh ! héroïquement refusé d’aller souper avec trois capitaines des dernières légions de cavalerie arrivées à Mayence et venant de Béziers… Ils avaient eu beau me vanter de grandes vieilles cruches de vin de ce pays du vin par excellence ! soigneusement apportées par eux dans leur chariot de guerre pour fêter leur bienvenue… j’étais resté impitoyable… ils crurent alors me gagner en me parlant de deux chanteuses bohémiennes de Hongrie, Kidda et Flory… (Pardon, ma mère, de prononcer de pareils noms devant vous, mais la vérité m’y oblige.) Ces bohémiennes, disaient mes tentateurs, arrivées à Mayence depuis peu de temps, étaient belles comme des astres, lutines comme des démons, et chantaient comme des rossignols !

– Ah ! je la vois… je la vois venir d’ici, cette peste de luxure, marchant sur ses pattes velues, comme une tigresse sournoise et affamée !!! — s’écria Marion. — Que je voudrais donc faire danser ces effrontées diablesses de Bohème sur des plaques de fer rougies au feu… c’est alors qu’elles chanteraient d’une manière douce à mes oreilles…

– J’ai été encore plus sage que toi, brave Marion, — reprit Victorin ; — je n’ai voulu les voir chanter et danser d’aucune façon… j’ai fui à grands pas mes tentateurs pour revenir ici…

– Tu auras eu beau fuir, cette damnée luxure a les jambes aussi longues que les bras et les dents ! — dit le capitaine ; — elle t’aura rattrapé, Victorin !

– Daignez m’écouter, ma mère, — reprit Victorin voyant ma sœur de lait faire un geste de dégoût et d’impatience. — Je n’étais plus qu’à deux cents pas du logis… la nuit était noire, une femme enveloppée d’une mante à capuchon m’aborde…

– Et de trois ! — s’écria le bon capitaine en joignant les mains. — Voici les deux bohémiennes renforcées d’une femme à coqueluchon… Ah ! malheureux Victorin ! l’on ne sait pas les pièges diaboliques cachés sous ces coqueluchons… mon ami Eustache serait encoqueluchonné… que je le fuirais !…

« – Mon père est un vieux soldat, me dit cette femme, — reprit Victorin ; — une de ses blessures s’est rouverte, il se meurt. Il vous a vu naître, Victorin… il ne veut pas mourir sans presser une dernière fois la main de son jeune général ; refuserez-vous cette grâce à mon père expirant ? » — Voilà ce que m’a dit cette inconnue d’une voix touchante. Qu’aurais-tu fait, toi, Marion ?

– Malgré mon épouvante des coqueluchons, je serais, ma foi, allé voir ce vieux homme, — répondit le capitaine ; — certes j’y serais allé, puisque ma présence pouvait lui rendre la mort plus agréable…

– Je fais donc ce que tu aurais fait, Marion, je suis l’inconnue ; nous arrivons à une maison obscure, la porte s’ouvre, ma conductrice me prend la main, je marche quelques pas dans les ténèbres ; soudain une vive lumière m’éblouit, je me vois entouré par les trois capitaines des légions de Béziers, et par d’autres officiers ; la femme voilée laisse tomber sa mante, et je reconnais…

– Une de ces damnées bohèmes ! — s’écria le capitaine. — Ah ! je te disais bien, Victorin, que les coqueluchons cachaient d’horribles choses !

– Horribles ?… Hélas ! non, Marion ; et je n’ai pas eu le courage de fermer les yeux… Aussitôt je suis cerné de tous côtés ; l’autre bohémienne accourt, les officiers m’entourent ; les portes sont fermées, on m’entraîne à la place d’honneur. Kidda se met à ma droite, Flory à ma gauche ; devant moi se dresse une de ces grosses vieilles cruches, remplie d’un divin nectar, disaient ces maudits, et…

– Et le jour vous surprend dans cette nouvelle orgie, — dit gravement Victoria en interrompant son fils. — Vous oubliez ainsi dans la débauche l’heure qui vous rappelait auprès de moi. Est-ce là une excuse ?

– Non, chère mère, c’est un aveu… car j’ai été faible… mais aussi vrai que la Gaule est libre, je revenais sagement près de vous sans la ruse qu’on a employée pour me retenir. Ne me serez-vous pas indulgente, cette fois encore ? Je vous en supplie ! — ajouta Victorin en s’agenouillant de nouveau devant ma sœur de lait. — Ne soyez plus ainsi soucieuse et sévère ; je sais mes torts ! L’âge me guérira… Je suis trop jeune, j’ai le sang trop vif ; l’ardeur du plaisir m’emporte souvent malgré moi… Pourtant, vous le savez, ma mère, je donnerais ma vie pour vous…

– Je le crois ; mais vous ne me feriez pas le sacrifice de vos folles et mauvaises passions…

– À voir Victorin ainsi respectueux et repentant aux genoux de sa mère, — ai-je dit tout bas à Marion, — penserait-on que c’est là ce général illustre et redouté des ennemis de la Gaule, qui, à vingt-deux ans a déjà gagné cinq grandes batailles ?

– Victoria, — reprit Tétrik de sa voix insinuante et douce, — je suis père aussi et enclin à l’indulgence… De plus, dans mes délassements, je suis poëte et j’ai écrit une ode à la jeunesse. Comment serais-je sévère ?… J’aime tant les vaillantes qualités de notre cher Victorin, que le blâme m’est difficile ! Serez-vous donc insensible aux tendres paroles de votre fils ?… Sa jeunesse est son seul crime… Il vous l’a dit, l’âge le guérira… et son affection pour vous, sa déférence à vos volontés, hâteront la guérison…

Au moment où le gouverneur de Gascogne parlait ainsi, un grand tumulte se fit au dehors de la demeure de Victoria, et bientôt on entendit ce cri :

Aux armes ! aux armes !

Victorin et sa mère, près de laquelle il s’était tenu agenouillé, se levèrent brusquement.

– On crie aux armes ! — dit vivement le capitaine Marion en prêtant l’oreille.

– Les Franks auront rompu la trêve ! — m’écriai-je à mon tour ; — hier un de leurs chefs m’avait menacé d’une prochaine attaque contre le camp ; je n’avais pas cru à une si prompte résolution.

– On ne rompt jamais une trêve avant son terme, sans notifier cette rupture, — dit Tétrik.

– Les Franks sont des barbares capables de toutes les trahisons, — s’écria Victorin en courant vers la porte.

Elle s’ouvrit devant un officier couvert de poussière, et si haletant qu’il ne put d’abord à peine parler.

– Vous êtes du poste de l’avant-garde du camp, à quatre lieues d’ici, — dit le jeune général au nouveau venu, car Victorin connaissait tout les officiers de l’armée ; — que se passe-t-il ?

– Une innombrable quantité de radeaux, chargés de troupes et remorqués par des barques commençaient à paraître vers le milieu du Rhin, lorsque, d’après l’ordre du commandant du poste, je l’ai quitté pour accourir à toute bride vous annoncer cette nouvelle, Victorin… Les hordes franques doivent à cette heure avoir débarqué… Le poste que je quitte, trop faible pour résister à une armée, s’est sans doute replié sur le camp ; en le traversant j’ai crié aux armes ! Les légions et les cohortes se forment à la hâte.

– C’est la réponse de ces barbares à notre message porté par Scanvoch, — dit la mère des camps à Victorin.

– Que t’ont répondu les Franks ? — me demanda le jeune général.

– Néroweg, un des principaux rois de leur armée, a repoussé toute idée de paix, — ai-je dit à Victorin ; — ces barbares veulent envahir la Gaule, s’y établir et nous asservir… J’ai menacé leur chef d’une guerre d’extermination ; il m’a répondu que le soleil ne se lèverait pas six fois avant qu’il fût venu ici, dans notre camp, enlever Victoria la Grande

– S’ils marchent sur nous, il n’y a pas un instant à perdre ! — s’écria Tétrik effrayé en s’adressant au jeune général qui, calme, pensif, les bras croisés sur la poitrine, réfléchissait en silence, — il faut agir, et promptement agir !

– Avant d’agir, — répondit Victorin toujours méditatif, — il faut penser.

– Mais, — reprit le gouverneur, — si les Franks s’avancent rapidement vers le camp ?

– Tant, mieux ! — dit Victorin avec impatience, — tant mieux, laissons-les s’approcher…

La réponse de Victorin surprit Tétrik, et, je l’avoue, j’aurais été moi-même étonné, presque inquiet d’entendre le jeune général parler de temporisation en présence d’une attaque imminente, si je n’avais eu de nombreuses preuves de la sûreté de jugement de Victorin ; sa mère fit signe au gouverneur de le laisser réfléchir à son plan de bataille, qu’il méditait sans doute, et dit à Marion :

– Vous arrivez ce matin de votre voyage au milieu des peuplades de l’autre côté du Rhin, si souvent pillées par ces barbares. Quelles sont les dispositions de ces tribus ?

– Trop faibles pour agir seules, elles se joindront à nous au premier appel… Des feux allumés par nous, ou le jour ou la nuit, sur la colline de Bérak, leur donneront le signal ; des veilleurs l’attendent ; aussitôt qu’ils l’apercevront, ils se tiendront prêts à marcher ; un de nos meilleurs capitaines, après le signal donné, fera embarquer quelques troupes d’élite, traversera le Rhin et opérera sa jonction avec ces tribus, pendant que le gros de notre armée agira d’un autre côté.

– Votre projet est excellent, capitaine Marion, — dit Victoria ; — en ce moment surtout une pareille alliance nous est d’un grand secours… Vous avez, comme d’habitude, vu juste et loin…

– Quand on a de bons yeux, il faut tâcher de s’en servir de son mieux, — répondit avec bonhomie le capitaine ; — aussi ai-je dit à mon ami Eustache…

– Quel ami ? — demanda Victoria ; — de qui parlez-vous, capitaine ?

– D’un soldat… mon ancien camarade d’enclume : je l’avais emmené avec moi dans le voyage d’où j’arrive ; or, au lieu de ruminer en moi-même mes petits projets, je les dis tout haut à mon ami Eustache ; il est discret, point sot du tout, bourru en diable, et souvent il me grommelle des observations dont je profite.

– Je sais votre amitié pour ce soldat, — reprit Victoria, — elle vous honore.

– C’est chose simple que d’aimer un vieil ami ; je lui ai donc dit : Vois-tu, Eustache, un jour ou l’autre ces écorcheurs franks tenteront une attaque décisive contre nous ; ils laisseront, pour assurer leur retraite, une réserve à la garde de leur camp et de leurs chariots de guerre ; cette réserve ne sera pas un bien gros morceau à avaler pour nos tribus alliées, renforcées d’une bonne légion d’élite commandée par un de nos capitaines… de sorte que si ces écorcheurs sont battus de ce côté-ci du Rhin, toute retraite leur sera coupée sur l’autre rive. Ce que je prévoyais arrive aujourd’hui ; les Franks nous attaquent, il faudrait donc, je crois, envoyer sur l’heure aux tribus alliées quelques troupes d’élite, commandées par un capitaine énergique, prudent et avisé.

– Ce capitaine… ce sera vous, Marion, — dit Victoria.

– Moi, soit… Je connais le pays… mon projet est fort simple… Pendant que les Franks viennent nous attaquer, je traverse le Rhin, afin de brûler leur camp, leurs chariots et d’exterminer leur réserve… Que Victorin les batte sur notre rive, ils voudront repasser le fleuve et me trouveront sur l’autre bord avec mon ami Eustache, prêt à leur tendre autre chose que la main pour les aider à aborder. Grande vanité d’ailleurs pour eux d’aborder en ce lieu, puisqu’ils n’y trouveraient plus ni réserve, ni camp, ni chariots.

– Marion, — reprit ma sœur de lait après avoir attentivement écouté le capitaine, — le gain de la bataille est certain, si vous exécutez ce plan avec votre bravoure et votre sang-froid ordinaires.

– J’ai bon espoir, car mon ami Eustache m’a dit d’un ton encore plus hargneux que d’habitude : « Il n’est point déjà si sot, ton projet, il n’est point déjà si sot. » Or, l’approbation d’Eustache m’a toujours porté bonheur.

– Victoria, — dit à demi-voix Tétrik, — ne pouvant contraindre davantage son anxiété, — je ne suis pas homme de guerre… j’ai une confiance entière dans le génie militaire de votre fils ; mais de moment en moment un ennemi qui nous est deux ou trois fois supérieur en nombre s’avance contre nous… et Victorin ne décide rien, n’ordonne rien !

— Il vous l’a dit avec raison : Avant d’agir il faut penser, — répondit Victoria. Ce calme réfléchi… au moment du péril, est d’un homme sage… N’est-il pas insensé de courir en aveugle au-devant du danger ?

Soudain Victorin frappa dans ses mains, sauta au cou de sa mère, qu’il embrassa en s’écriant :

– Ma mère… Hésus m’inspire… Pas un de ces barbares n’échappera, et pour longtemps la paix de la Gaule sera du moins assurée… Ton projet est excellent, Marion… il se lie à mon plan de bataille comme si nous l’avions conçu à nous deux.

– Quoi ! tu m’as entendu ? — dit le capitaine étonné, — moi qui te croyais absorbé dans tes réflexions !

– Un amant, si absorbé qu’il paraisse, entend toujours ce qu’on dit de sa maîtresse, mon brave Marion, — répondit gaiement Victorin ; — et ma souveraine maîtresse, à moi… c’est la guerre !

– Encore cette peste de luxure ! — me dit à demi-voix le capitaine. — Hélas ! elle le poursuit partout, jusque dans ses idées de bataille !

– Marion, — reprit Victorin, — nous avons ici, sur le Rhin, deux cents barques de guerre à six rames ?

– Tout autant et bien équipées.

– Cinquante de ces barques te suffiront pour transporter le renfort de troupes d’élite, que tu vas conduire à nos alliés de l’autre côté du fleuve ?

– Cinquante me suffiront.

– Les cent cinquante autres, montées chacune par dix rameurs-soldats armés de haches, et par vingt archers choisis, se tiendront prêtes à descendre le Rhin jusqu’au promontoire d’Herfeld, où elles attendront de nouvelles instructions ; donne cet ordre au capitaine de la flottille en t’embarquant.

– Ce sera fait…

– Exécute ton plan de point en point, brave Marion… Extermine la réserve des Franks, incendie leur camp, leurs chariots… La journée est à nous si je force ces écorcheurs à la retraite.

– Et tu les y forceras, Victorin… c’est chez toi vieille habitude, quoique ta barbe soit naissante. Je cours chercher mon bon ami Eustache et exécuter tes ordres…

Avant de sortir, le capitaine Marion tira son épée, la présenta par la poignée à la mère des camps, et lui dit :

– Touchez, s’il vous plaît, cette épée de votre main, Victoria… ce sera d’un bon augure pour la journée…

– Va, brave et bon Marion, — répondit la mère des camps en rendant l’arme, après en avoir serré virilement la poignée dans sa belle et blanche main, — va, Hésus est pour la Gaule, qui veut vivre libre et prospère.

– Notre cri de guerre sera : Victoria la Grande ! et on l’entendra d’un bord à l’autre du Rhin, — dit Marion avec exaltation ; puis il ajouta en sortant précipitamment : – Je cours chercher mon ami Eustache, et à nos barques ! à nos barques !

Au moment où Marion sortait, plusieurs chefs de légions et de cohortes, instruits du débarquement des Franks par l’officier qui, porteur de cette nouvelle, avait sur son passage répandu l’alarme dans le camp, accoururent prendre les ordres du jeune général.

– Mettez-vous à la tête de vos troupes, — leur dit-il. — Rendez-vous avec elles au champ d’exercice. Là, j’irai vous rejoindre, et je vous assignerai votre marche de bataille ; je veux auparavant en conférer avec ma mère.

– Nous connaissons ta vaillance et ton génie militaire, — répondit le plus âgé de ces chefs de cohortes, robuste vieillard à barbe blanche. — Ta mère, l’ange de la Gaule, veille à tes côtés. Nous attendrons tes ordres avec confiance.

– Ma mère, — dit le jeune général d’une voix touchante, — votre pardon, à la face de tous, et un baiser de vous, me donneraient bon courage pour cette grande journée de bataille !!!

– Les égarements de la jeunesse de mon fils ont souvent attristé mon cœur, ainsi que le vôtre, à vous, qui l’avez vu naître, — dit Victoria aux chefs de cohortes ; — pardonnez-lui comme je lui pardonne…

Et elle serra passionnément son fils contre sa poitrine.

– D’infâmes calomnies ont couru dans l’armée contre Victorin, — reprit le vieux capitaine ; — nous n’y avons pas cru, nous autres ; mais moins éclairé que nous, le soldat est prompt au blâme comme à la louange… Suis donc les conseils de ton auguste mère, Victorin, ne donne plus prétexte aux calomnies… Nous te disons ceci comme à notre fils, à toi l’enfant des camps, dont Victoria la Grande est la mère : nous allons attendre tes ordres ; compte sur nous, nous comptons sur toi.

– Vous me parlez en père, — répondit Victorin, ému de ces simples et dignes paroles, — je vous écouterai en fils ; votre vieille expérience m’a guidé tout enfant sur les champs de bataille ; votre exemple a fait de moi le soldat que je suis ; je tâcherai, aujourd’hui encore, de me montrer digne de vous et de ma mère…

– C’est ton devoir, puisque nous nous glorifions en toi et en elle, – répondit le vieux capitaine ; puis, s’adressant à Victoria : – L’armée ne te verra-t-elle pas tout à l’heure avant de marcher au combat ? Pour nos soldats et pour nous, ta présence est toujours un bon présage…

– J’accompagnerai mon fils jusqu’au champ d’exercice, et puis bataille et triomphe !… Les aigles romaines planaient sur notre terre asservie ! le coq gaulois les en a chassées… et il ne chasserait pas cette nuée d’oiseaux de proie qui veulent s’abattre sur la Gaule ! — s’écria la mère des camps avec un élan si fier, si superbe, que je crus voir en elle la déesse de la patrie et de la liberté. — Par Hésus ! le Frank barbare nous conquérir ! Il ne resterait donc en Gaule ni une lance, ni une épée, ni une fourche, ni un bâton, ni une pierre !…

À ces mâles paroles, les chefs des légions, partageant l’exaltation de Victoria, tirèrent spontanément leurs épées, les choquèrent les unes contre les autres, et s’écrièrent à ce bruit guerrier :

– Par le fer de ces épées, Victoria, nous te le jurons, la Gaule restera libre, ou tu ne nous reverras pas !…

– Oui… par ton nom auguste et cher, Victoria ! nous combattrons jusqu’à la dernière goutte de sang !…

Et tous sortirent en criant :

– Aux armes ! nos légions !…

– Aux armes ! nos cohortes !…

Durant toute cette scène, où s’étaient si puissamment révélés le génie militaire de Victorin, sa tendre déférence pour sa mère, l’imposante influence qu’elle et lui exerçaient sur les chefs de l’armée, j’avais souvent, à la dérobée, jeté les yeux sur le gouverneur de Gascogne, retiré dans un coin de la chambre ; était-ce sa peur de l’approche des Franks ? était-ce sa secrète rage de reconnaître en ce moment la vanité de ses calomnies contre Victorin (car malgré la doucereuse habileté de sa défense, je soupçonnais toujours Tétrik) ? je ne sais ; mais sa figure livide, altérée, devenait de plus en plus méconnaissable… Sans doute de mauvaises passions, qu’il avait intérêt à cacher, l’animaient alors ; car, après le départ des chefs de légions, la mère des camps s’étant retournée vers le gouverneur, celui-ci tâcha de reprendre son masque de douceur habituelle, et dit à Victoria en s’efforçant de sourire :

– Vous et votre fils, vous êtes doués de magie… Selon ma faible raison, rien n’est plus inquiétant que cette approche de l’armée franque, dont vous ne semblez pas vous soucier, délibérant aussi paisiblement ici que si le combat devait avoir lieu demain… Et pourtant votre tranquillité, en de pareilles circonstances, me donne une aveugle confiance…

– Rien de plus naturel que notre tranquillité, — reprit Victorin ; — j’ai calculé le temps nécessaire aux Franks pour achever de traverser le Rhin, de débarquer leurs troupes, de former leurs colonnes, et d’arriver à un passage qu’ils doivent forcément traverser… Hâter mes mouvements serait une faute, ma lenteur me sert.

Puis, s’adressant à moi, Victorin me dit :

– Scanvoch, va t’armer ; j’aurai des ordres à te donner après avoir conféré avec ma mère.

– Tu me rejoindras avant que d’aller retrouver mon fils sur le champ d’exercice, — me dit à son tour Victoria ; — j’ai aussi, moi, quelques recommandations à te faire.

– J’oubliais de te dire une chose importante peut-être en ce moment, — ai-je repris. — La sœur d’un des rois franks, craignant d’être mise à mort par son frère, est venue hier du camp des barbares avec moi.

– Cette femme pourra servir d’otage, — dit Tétrik, — il faut la garder étroitement comme prisonnière.

– Non, — ai-je répondu au gouverneur, — j’ai promis à cette femme qu’elle serait libre ici, et je l’ai assurée de la protection de Victoria.

– Je tiendrai ta promesse, — reprit ma sœur de lait. — Où est cette femme ?

– Dans ma maison.

– Fais-la conduire ici après le départ des troupes, je la verrai.

Je sortais, ainsi que le gouverneur de Gascogne, afin de laisser Victorin seul avec sa mère, lorsque j’ai vu entrer chez elle plusieurs bardes et druides qui, selon notre antique usage, marchaient toujours à la tête de l’armée, afin de l’animer encore par leurs chants patriotiques et guerriers.

En quittant la demeure de Victoria, je courus chez moi pour m’armer et prendre mon cheval. De toutes parts les trompettes, les buccins, les clairons retentissaient au loin dans le camp ; lorsque j’entrai dans ma maison, ma femme et Sampso, déjà prévenues par la rumeur publique du débarquement des Franks, préparaient mes armes ; Ellèn fourbissait de son mieux ma cuirasse d’acier, dont le poli avait été la veille altéré par le feu du brasier allumé sur mon armure par l’ordre de Néroweg, l’Aigle terrible, ce puissant roi des Franks.

– Tu es bien la vraie femme d’un soldat, — dis-je à Ellèn en souriant de la voir si contrariée de ne pouvoir rendre brillante la place ternie qui contrastait avec les autres parties de ma cuirasse. — L’éclat des armes de ton mari est ta plus belle parure.

– Si nous n’étions pas si pressées par le temps, — me dit Ellèn, nous serions parvenues à faire disparaître cette place noire ; car, depuis une heure, Sampso et moi, nous cherchons à deviner comment tu as pu noircir et ternir ainsi ta cuirasse.

– On dirait des traces de feu, — reprit Sampso, qui, de son côté, fourbissait activement mon casque avec un morceau de peau ; — le feu seul peut ainsi ronger le poli de l’acier.

– Vous avez deviné, Sampso, — ai-je répondu en riant et allant prendre mon épée, ma hache d’armes et mon poignard, — il y avait grand feu au camp des Franks ; ces gens hospitaliers m’ont engagé à m’approcher du brasier ; la soirée était fraîche, et je me suis placé un peu trop près du foyer.

– L’annonce du combat te rend joyeux, mon Scanvoch, — reprit ma femme, — c’est ton habitude, je le sais depuis longtemps.

– Et l’annonce du combat ne t’attriste pas, mon Ellèn, parce que tu as le cœur ferme.

– Je puise ma fermeté dans la foi de nos pères, mon Scanvoch ; elle m’a enseigné que nous allons revivre ailleurs avec ceux-là que nous avons aimés dans ce monde-ci, — me répondit doucement Ellèn, en m’aidant, ainsi que Sampso, à boucler ma cuirasse. — Voilà pourquoi je pratique cette maxime de nos mères : « La Gauloise ne pâlit jamais lorsque son vaillant époux part pour le combat, et elle rougit de bonheur à son retour. » S’il ne revient plus, elle songe avec fierté qu’il est mort en brave, et chaque soir elle se dit : Encore un jour d’écoulé, encore un pas de fait vers ces mondes inconnus où l’on va retrouver ceux qui nous ont été chers !

– Ne parlons pas d’absence, mais de retour, — dit Sampso en me présentant mon casque si soigneusement fourbi de ses mains, qu’elle aurait pu mirer dans l’acier sa douce figure ; — vous avez été jusqu’ici heureux à la guerre, Scanvoch, le bonheur vous suivra, vous nous le ramènerez avec vous.

– J’en crois votre assurance, chère Sampso… Je pars, heureux de votre affection de cœur et de l’amour d’Ellèn ; heureux je reviendrai surtout si j’ai pu marquer de nouveau à la face certain roi de ces écorcheurs franks, en reconnaissance de sa loyale hospitalité d’hier envers moi ; mais me voici armé… Un baiser à mon petit Aëlguen, et à cheval !…

Au moment où je me dirigeais vers la chambre de ma femme, Sampso m’arrêtant :

– Mon frère… et cette étrangère ?

– Vous avez raison, Sampso, je l’oubliais.

J’avais, par prudence, enfermé Elwig ; j’allai heurter à sa porte, et je lui dis :

– Veux-tu que j’entre chez toi ?

Elle ne me répondit pas ; inquiet de ce silence, j’ouvris la porte : je vis Elwig assise sur le bord de sa couche, son front entre ses mains. À mon aspect, elle jeta sur moi un regard farouche et resta muette. Je lui demandai :

– Le sommeil t’a-t-il calmée ?

– Il n’est plus de sommeil pour moi… — m’a-t-elle brusquement répondu. — Riowag est mort !…

– Vers le milieu du jour, ma femme et ma sœur te conduiront auprès de Victoria la Grande ; elle te traitera en amie… Je lui ai annoncé ton arrivée au camp.

La sœur de Néroweg, l’Aigle terrible, me répondit par un geste d’insouciance.

– As-tu besoin de quelque chose ? — lui ai-je dit. — Veux-tu manger ? veux-tu boire ?…

– Je veux de l’eau… J’ai soif… je brûle !…

Sampso, malgré le refus de la prêtresse, alla chercher quelques provisions, une cruche d’eau, déposa le tout près d’Elwig toujours sombre, immobile et muette ; je fermai la porte, et remettant la clef à ma femme :

– Toi et Sampso, vous accompagnerez cette malheureuse créature chez Victoria vers le milieu du jour ; mais veille à ce qu’elle ne puisse être seule avec notre enfant…

– Que crains-tu ?

– Il y a tout à craindre de ces femmes barbares, aussi dissimulées que féroces… J’ai tué son amant en me défendant contre lui, elle serait peut-être capable par vengeance d’étrangler notre fils.

À ce moment je te vis accourir à moi, mon cher enfant. Entendant ma voix du fond de la chambre de ta mère, tu avais quitté ton lit, et tu venais demi-nu, les bras tendus vers moi, tout riant à la vue de mon armure, dont l’éclat réjouissait tes yeux. L’heure me pressait, je t’embrassai tendrement, ainsi que ta mère et ta sœur ; puis j’allai seller mon cheval, mon brave et vigoureux Tom-Bras, à qui j’avais donné ce nom, en commémoration de notre aïeul Joel, qui appelait aussi Tom-Bras le fougueux étalon qu’il montait à la bataille de Vannes. Sampso et ta mère, qui te tenait entre ses bras, m’accompagnèrent jusqu’à l’écurie ; ta tante m’aidait à brider ma monture, et caressant sa nerveuse encolure, elle disait :

Tom-Bras, ne laisse pas ton maître en péril, sauve-le par la vitesse, et au besoin défends-le comme ce vaillant Tom-Bras des temps passés, qui, monté par le brenn de la tribu de Karnak, attaquait les Romains à coups de pied et à coups de dents.

— Chère Sampso, — ai-je repris en riant et en montant en selle, — ne donnez pas ainsi de mauvais conseils à Tom-Bras en l’engageant à me sauver par sa vitesse. Le bon cheval de guerre est rapide dans la poursuite, lent dans la fuite… Quant à jouer des dents et des sabots, il s’en acquitte au mieux, témoin ce cheval frank, ma capture, qu’il a mis, vous le savez, presque en lambeaux dans cette écurie… Tom-Bras est comme son maître, il abhorre la race franque… Adieu, mon Ellèn bien-aimée !… adieu, mon petit Aëlguen !…

Après un dernier regard jeté sur ta mère, qui te tenait entre ses bras, je partis au galop, afin de rejoindre Victoria sur le champ d’exercice où l’armée devait être réunie.

Le bruit lointain des clairons, les hennissements des chevaux auxquels il répondait, animèrent Tom-Bras ; il bondissait avec vigueur… Je le calmai de la voix, je le caressai de la main, afin de l’assagir et de ménager ses forces pour cette rude journée. À peu de distance du camp d’exercice, j’ai vu à cent pas devant moi Victoria, escortée de quelques cavaliers. Je l’eus bientôt rejointe… Tétrik, monté sur une petite haquenée, se tenait à la gauche de la mère des camps, elle avait à sa droite un barde druide, nommé Rolla, qu’elle affectionnait pour sa bravoure, son noble caractère et son talent de poëte. Plusieurs autres druides étaient disséminés parmi les différents corps de l’armée, afin de marcher côte à côte des chefs à la tête des troupes.

Victoria, coiffée du léger casque d’airain de la Minerve antique, surmonté du coq gaulois en bronze doré, tenant sous ses pattes une alouette expirante, montait, avec sa fière aisance, son beau cheval blanc, dont la robe satinée brillait de reflets argentés ; sa housse, écarlate comme sa bride, traînait presque à terre à demi cachée sous les plis de la longue robe noire de la mère des camps, qui, assise de côté sur sa monture, chevauchait fièrement ; son mâle et beau visage semblait animé d’une ardeur guerrière : une légère rougeur colorait ses joues ; son sein palpitait, ses grands yeux bleus brillaient d’un incomparable éclat sous leurs sourcils noirs… Je me joignis, sans être aperçu d’elle, aux autres cavaliers de son escorte… Les cohortes, bannières déployées, clairons et buccins en tête, se rendant au champ d’exercice, passaient successivement à nos côtés d’un pas rapide : les officiers saluaient Victoria de l’épée, les bannières s’inclinaient devant elle, et soldats, capitaines, chefs de cohortes, tous enfin criaient d’une même voix avec enthousiasme :

– Salut à Victoria la Grande !…

– Salut à la mère des camps !…

Parmi les premiers soldats d’une des cohortes qui passèrent ainsi près de nous, j’ai reconnu Douarnek, un de mes quatre rameurs de la veille ; malgré sa blessure récente, le courageux Breton marchait à son rang… Je m’approchai de lui au pas de mon cheval, et lui dis :

– Douarnek, les dieux envoient à Victorin une occasion propice de prouver à l’armée que malgré d’indignes calomnies il est toujours digne de la commander.

– Tu as raison, Scanvoch, — me répondit le Breton. — Que Victorin gagne cette bataille, comme il en a gagné d’autres, et le soldat, dans la joie du triomphe de son général, oubliera bien des choses…

Quelques légions romaines, alors nos alliés, partageaient l’enthousiasme de nos troupes ; en passant sous les yeux de Victoria, leurs acclamations la saluaient aussi… Toute l’armée, la cavalerie aux ailes, l’infanterie au centre, fut bientôt réunie dans le champ d’exercice, plaine immense, située en dehors du camp ; elle avait pour limites, d’un côté, la rive du Rhin, de l’autre, le versant d’une colline élevée ; au loin on apercevait un grand chemin tournant et disparaissant derrière plusieurs rampes montueuses… Les casques, les cuirasses, les armes, les bannières, surmontées du coq gaulois en cuivre doré, étincelants aux rayons du soleil, offraient une sorte de fourmillement lumineux, admirable à l’œil du soldat… Victoria, dès qu’elle entra dans le champ de manœuvres, mit son cheval au galop, afin d’aller rejoindre son fils, placé au centre de cette plaine immense, et environné d’un groupe de chefs de légions et de cohortes, auxquels il donnait ses ordres. À peine la mère des camps, reconnaissable à tous les regards par son casque d’airain, sa robe noire et le cheval blanc qu’elle montait, eut-elle paru devant le front de l’armée, qu’un seul cri, immense, retentissant, partant de ces cinquante mille poitrines de soldats, salua Victoria la Grande !

– Que ce cri soit entendu de Hésus, — dit au barde druide ma sœur de lait d’une voix émue. — Que les dieux donnent à la Gaule une nouvelle victoire ! La justice et les droits sont pour nous… Ce n’est pas une conquête que nous cherchons, nous voulons défendre notre sol, notre foyer, nos familles et notre liberté !…

– Notre cause est sainte entre toutes les causes ! — répondit Rolla, le barde druide. — Hésus rendra nos armes invincibles !…

Nous nous sommes rapprochés de Victorin… Jamais, je crois, je ne l’avais vu plus beau, plus martial, sous sa brillante armure d’acier, et sous son casque, orné, comme celui de sa mère, du coq gaulois et d’une alouette. Victoria elle-même, en s’approchant de son fils, ne put s’empêcher de se tourner vers moi, et de trahir, par un regard compris de moi seul peut-être, son orgueil maternel. Plusieurs officiers, porteurs des ordres du jeune général pour divers corps de l’armée, partirent au galop dans des directions différentes. Alors je m’approchai de ma sœur de lait, et je lui dis à mi-voix :

– Tu reprochais à ton fils de n’avoir plus cette froide bravoure qui doit distinguer le chef d’armée ; vois, cependant, comme il est calme, pensif… Ne lis-tu pas sur son mâle visage la sage et prudente préoccupation du général qui ne veut pas aventurer follement la vie de ses soldats, la fortune de son pays ?

– Tu dis vrai, Scanvoch ; il était ainsi calme et pensif au moment de la grande bataille d’Offembach… une de ses plus belles… une de ses plus utiles victoires ! puisqu’elle nous a rendu notre frontière du Rhin en refoulant ces Franks maudits de l’autre côté du fleuve !…

– Et cette journée complétera la victoire de ton fils, si, comme je l’espère, nous chassons pour toujours ces barbares de nos frontières !

– Mon frère, — me dit ma sœur de lait, — selon ton habitude, tu ne quitteras pas Victorin ?

– Je te le promets…

– Il est calme à cette heure ; mais, l’action engagée, je redoute l’ardeur de son sang, l’entraînement de la bataille… Tu le sais, Scanvoch, je ne crains pas le péril pour Victorin ; je suis fille, femme et mère de soldat… mais je crains que par trop de fougue, et voulant, par seule outre-vaillance, payer de sa personne, il ne compromette par sa mort le succès de cette journée, qui peut décider du repos de la Gaule !…

– J’userai de tout mon pouvoir pour convaincre Victorin qu’un général doit se ménager pour son armée, dont il est la tête et la pensée…

— Scanvoch, — me dit ma sœur de lait d’une voix émue, — tu es toujours le meilleur des frères !

Puis, me montrant encore son fils du regard, et ne voulant pas, sans doute, laisser pénétrer à d’autres qu’à moi la lutte de ses anxiétés maternelles contre la fermeté de son caractère, elle ajouta tout bas :

— Tu veilleras sur lui ?

– Comme sur mon fils…

Le jeune général, après avoir donné ses derniers ordres, descendit respectueusement de cheval à la vue de Victoria, s’approcha d’elle et lui dit :

– L’heure est venue, ma mère… J’ai arrêté avec les autres capitaines les dernières dispositions du plan de bataille, que je vous ai soumis et que vous approuvez… Je laisse dix mille hommes de réserve pour la garde du camp, sous le commandement de Robert, un de nos chefs les plus expérimentés… il prendra vos ordres… Que les dieux protègent encore cette fois nos armes… Adieu, ma mère… je vais faire de mon mieux…

Et il fléchit le genou.

– Adieu, mon fils, ne reviens pas ou reviens victorieux de ces barbares…

En disant ceci, la mère des camps se courba du haut de son cheval, et tendit sa main à Victorin, qui la baisa en se relevant.

– Bon courage, mon jeune César, — dit le gouverneur de Gascogne au fils de ma sœur de lait, — les destinées de la Gaule sont entre vos mains… et grâce aux dieux, vos mains sont vaillantes… Donnez-moi l’occasion d’écrire une belle ode sur cette nouvelle victoire.

Victorin remonta à cheval ; quelques instants après, notre armée se mettait en marche, les éclaireurs à cheval précédant l’avant-garde ; puis, derrière cette avant-garde, Victorin se tenait à la tête du corps d’armée. Nous laissions la rive du Rhin à notre droite ; quelques troupes légères d’archers et de cavaliers se dispersèrent en éclaireurs, afin de préserver notre flanc gauche de toute surprise. Victorin m’appela, je poussai mon cheval près du sien, dont il hâta un peu l’allure de sorte que tous deux nous avons dépassé l’escorte dont le jeune général était entouré.

– Scanvoch, — me dit-il, — tu es un vieux et bon soldat ; je vais en deux mots te dire mon plan de bataille convenu avec ma mère… Ce plan, je l’ai confié au chef qui doit me remplacer au commandement si je suis tué… Je veux aussi t’instruire de mes projets ; tu en rappellerais au besoin l’exécution.

– Je t’écoute.

– Il y a maintenant près de trois heures que les radeaux des Franks ont été vus vers le milieu du fleuve… Ces radeaux, chargés de troupes et remorqués par des barques naviguant lentement, ont dû employer plus d’une heure pour atteindre le rivage et débarquer…

– Ton calcul est juste ; mais pourquoi n’as-tu pas hâté la marche de l’armée, afin de tâcher d’arriver sur le rivage avant le débarquement des Franks ? Des troupes qui prennent terre sont toujours en désordre ; ce désordre eût favorisé notre attaque.

– Deux raisons m’ont empêché d’agir ainsi ; tu vas les savoir. Combien crois-tu qu’il ait fallu de temps à l’officier qui est venu annoncer le débarquement de l’ennemi pour se rendre à toute bride des avant-postes à Mayence ?

– Une heure et demie… car de cet avant-poste au camp il y a presque cinq lieues.

– Et pour accomplir le même trajet, combien faut-il de temps à une armée, marchant en bon ordre et d’un pas accéléré, point trop hâté cependant, afin de ne pas essouffler ni fatiguer les soldats avant la bataille ?

– Il faut environ deux heures et demie.

– Tu le vois, Scanvoch, il nous était impossible d’arriver assez tôt pour attaquer les Franks au moment de leur débarquement… L’indiscipline de ces barbares est grande ; ils auront mis quelque temps à se reformer en bataille, nous arriverons donc avant eux, et nous les attendrons aux défilés d’Armstradt, seule route militaire qu’ils puissent prendre pour venir attaquer notre camp, à moins qu’ils ne se jettent à travers des marais et des terrains boisés, où leur cavalerie, leur principale force, ne pourrait se développer.

– Ceci est juste.

– J’ai donc temporisé, afin de laisser les Franks s’approcher des défilés.

– S’ils s’engagent dans ce passage… ils sont perdus.

– Je l’espère. Nous les poussons ensuite, l’épée dans les reins, vers le fleuve, nos cent cinquante barques bien armées, parties du port, selon mes ordres, en même temps que nous, coulerons bas les radeaux de ces barbares et leur couperons toute retraite… Le capitaine Marion a traversé le Rhin avec des troupes d’élite ; il se joindra aux peuplades de l’autre côté du fleuve, marchera droit au camp des Franks, où ils ont dû laisser une forte réserve, et leurs chariots de guerre… Tout sera détruit !

Victorin me développait ce plan de bataille habilement conçu, lorsque nous vîmes accourir à toute bride quelques cavaliers envoyés en avant pour éclairer notre marche. L’un d’eux, arrêtant son cheval blanc d’écume, dit à Victorin :

– L’armée des Franks s’avance ; on l’aperçoit au loin du sommet des escarpements : leurs éclaireurs se sont approchés des abords du défilé, ils ont été tués à coups de flèche par les archers que nous avions emmenés en croupe, et qui s’étaient embusqués dans les buissons ; pas un des cavaliers franks n’a échappé.

– Bien visé ! — reprit Victorin ; — ces éclaireurs auraient pu rencontrer les nôtres et retourner avertir l’armée franque de notre approche ; peut-être alors ne se serait-elle pas engagée dans les défilés ; mais je veux aller moi-même juger de la position de l’ennemi… Suis-moi, Scanvoch.

Victorin met son cheval au galop, je l’imite ; l’escorte nous suit, nous dépassons rapidement notre avant-garde, à qui Victorin donne l’ordre de s’arrêter. Les soldats saluèrent de leurs acclamations le jeune général, malgré les calomnies infâmes dont il avait été l’objet. Nous sommes arrivés à un endroit d’où l’on dominait les défilés d’Armstradt : cette route, fort large, s’encaissait à nos pieds entre deux escarpements ; celui de droite, coupé presque à pic, et surplombant la route, formait une sorte de promontoire du côté du Rhin ; l’escarpement de gauche, composé de plusieurs rampes rocheuses, servait pour ainsi dire de base aux immenses plateaux au milieu desquels avait été creusée cette route profonde, qui s’abaissait de plus en plus pour déboucher dans une vaste plaine, bornée à l’est et au nord par la courbe du fleuve, à l’ouest par des bois et des marais, et derrière nous par les plateaux élevés, où nos troupes faisaient halte. Bientôt nous avons distingué à une grande distance d’innombrables masses noires et confuses, c’était l’armée franque…

Victorin resta pendant quelques instants silencieux et pensif, observant attentivement la disposition des troupes de l’ennemi et le terrain qui s’étendait à nos pieds.

– Mes prévisions et mes calculs ne m’avaient pas trompé, — me dit-il. — L’armée des Franks est deux fois supérieure à la nôtre ; s’ils connaissaient une tactique moins sauvage, au lieu de s’engager dans ce défilé, ainsi qu’ils vont le faire, si j’en juge d’après leur marche, ils tenteraient, malgré la difficulté de cette sorte d’assaut, de gravir ces plateaux en plusieurs endroits à la fois, me forçant ainsi à diviser sur une foule de points mes forces si inférieures aux leurs… alors notre succès eût été douteux. Cependant, par prudence, et pour engager l’ennemi dans le défilé, j’userai d’une ruse de guerre… Retournons à l’avant-garde, Scanvoch, l’heure du combat a sonné !…

– Et cette heure, — lui dis-je, — est toujours solennelle…

– Oui, — me dit-il d’un ton mélancolique, — cette heure est toujours solennelle, surtout pour le général, qui joue à ce jeu sanglant des batailles, la vie de ses soldats et les destinées de son pays. Allons, viens, Scanvoch… et que l’étoile de ma mère me protège !…

Je retournai vers nos troupes avec Victorin, me demandant par quelle contradiction étrange ce jeune homme, toujours si ferme, si réfléchi, lors des grandes circonstances de sa vie, se montrait d’une inconcevable faiblesse dans sa lutte contre ses passions.

Le jeune général eut bientôt rejoint l’avant-garde. Après une conférence de quelques instants avec les officiers, les troupes prennent leur poste de bataille : trois cohortes d’infanterie, chacune de mille hommes, reçoivent l’ordre de sortir du défilé et de déboucher dans la plaine, afin d’engager le combat avec l’avant-garde des Franks, et de tâcher d’attirer ainsi le gros de leur armée dans ce périlleux passage. Victorin, plusieurs officiers et moi, groupés sur la cime d’un des escarpements les plus élevés, nous dominions la plaine où allait se livrer cette escarmouche. Nous distinguions alors parfaitement l’innombrable armée des Franks : le gros de leurs troupes, massé en corps compacte, se trouvait encore assez éloigné ; une nuée de cavaliers le devançaient et s’étendaient sur les ailes. À peine nos trois cohortes furent-elles sorties du défilé, que ces milliers de cavaliers, épars comme une volée de frelons, accoururent de tous côtés pour envelopper nos cohortes, ne cherchant qu’à se devancer les uns les autres ; ils s’élancèrent à toute bride et sans ordre sur nos troupes. À leur approche, elles firent halte et se formèrent en coin pour soutenir le premier choc de cette cavalerie ; elles devaient ensuite feindre une retraite vers les défilés. Les cavaliers franks poussaient des hurlements si retentissants, que, malgré la grande distance qui nous séparait de la plaine, et l’élévation des plateaux, leurs cris sauvages parvenaient jusqu’à nous comme une sourde rumeur mêlée au son lointain de nos clairons… Nos cohortes ne plièrent pas sous cette impétueuse attaque ; bientôt, à travers un nuage de poussière, nous n’avons plus vu qu’une masse confuse, au milieu de laquelle nos soldats se distinguaient par le brillant éclat de leur armure. Déjà nos troupes opéraient leur mouvement de retraite vers le défilé, cédant pied à pied le terrain à ces nuées d’assaillants, de moment en moment augmentées par de nouvelles hordes de cavaliers, détachés de l’avant-garde de l’armée franque, dont le corps principal s’approchait à marche forcée.

– Par le ciel ! — s’écria Victorin les yeux ardemment fixés sur le champ de bataille, — le brave Firmian, qui commande ces trois cohortes, oublie, dans son ardeur, qu’il doit toujours se replier pas à pas vers le défilé afin d’y attirer l’ennemi. Firmian ne continue pas sa retraite, il s’arrête et ne rompt plus maintenant d’une semelle… il va faire inutilement écharper ses troupes…

Puis, s’adressant à un officier :

– Courez dire à Ruper d’aller au pas de course, avec ses trois vieilles cohortes, soutenir la retraite de Firmian… Cette retraite, Ruper la fera exécuter sur l’heure, et rapidement… Le gros de l’armée franque n’est plus qu’à cent portées de trait de l’entrée des défilés.

L’officier partit à toute bride ; bientôt, selon l’ordre du général, trois vieilles cohortes sortirent du défilé au pas de course ; elles allèrent rejoindre et soutenir nos autres troupes. Peu de temps après, la feinte retraite s’effectua en bon ordre. Les Franks, voyant les Gaulois lâcher pied, poussèrent des cris de joie sauvage, et leur avant-garde s’approcha de plus en plus des défilés. Tout à coup Victorin pâlit : l’anxiété se peignit sur son visage, et il s’écria :

– Par l’épée de mon père ! me serais-je trompé sur les dispositions de ces barbares ?… Vois-tu leur mouvement ?…

– Oui, — lui dis-je ; — au lieu de suivre l’avant-garde et de s’engager comme elle dans le défilé, l’armée franque s’arrête, se forme en nombreuses colonnes d’attaques et se dirige vers les plateaux. Courroux du ciel ! ils font cette habile manœuvre que tu redoutais… Ah ! nous avons appris la guerre à ces barbares…

Victorin ne me répondit pas ; il me parut nombrer les colonnes d’attaque de l’ennemi ; puis, rejoignant au galop notre front de bataille, il s’écria :

– Enfants ! ce n’est plus dans les défilés que nous devons attendre ces barbares… il faut les combattre en rase campagne… Élançons-nous sur eux du haut de ces plateaux qu’ils veulent gravir… refoulons ces hordes dans le Rhin… Ils sont deux ou trois contre un… tant mieux… Ce soir, de retour au camp, notre mère Victoria nous dira : « Enfants, vous avez été vaillants !»

– Marchons ! — s’écrièrent tout d’une voix les troupes qui avaient entendu les paroles du jeune général, — marchons !

Alors le barde Rolla improvisa ce chant de guerre, qu’il entonna d’une voix éclatante :




« – Ce matin nous disons : — Combien sont-ils donc ces barbares qui veulent nous voler notre terre, nos femmes et notre soleil ?

» – Oui, combien sont-ils donc ces Franks ?




» – Ce soir nous dirons : Réponds, terre rougie du sang de l’étranger… Répondez, flots profonds du Rhin… Répondez, corbeaux de la grève !… Répondez… répondez…

» Combien étaient-ils donc ces voleurs de terre, de femmes et de soleil ?

» — Oui, combien étaient-ils donc, ces Franks ? »




Et les troupes se sont ébranlées en chantant le refrain de ce bardit, qui vola de bouche en bouche jusqu’aux derniers rangs.

Moi, ainsi que plusieurs officiers et cavaliers d’escorte, précédant les légions, nous avons suivi Victorin. Bientôt notre armée s’est développée sur la cime des plateaux dominant au loin la plaine immense, bornée à l’extrême horizon par une courbe du Rhin. Au lieu d’attendre l’attaque dans cette position avantageuse, Victorin voulut, à force d’audace, terrifier l’ennemi ; malgré notre infériorité numérique, il donna l’ordre de fondre de la crête de ces hauteurs sur les Franks. Au même instant, la colonne ennemie qui, attirée par une feinte retraite, s’était engagée dans les défilés, était refoulée dans la plaine par une partie de nos troupes ; reprenant l’offensive, notre armée descendit presque en même temps des plateaux. La bataille s’engagea, elle devint générale…

J’avais promis à Victoria de ne pas quitter son fils ; mais au commencement de l’action, il s’élança si impétueusement sur l’ennemi à la tête d’une légion de cavalerie, que le flux et le reflux de la mêlée me séparèrent d’abord de lui. Nous combattions alors une troupe d’élite bien montée, bien armée ; les soldats ne portaient ni casque, ni cuirasse, mais leur double casaque de peaux de bêtes, recouverte de longs poils, et leurs bonnets de fourrure, intérieurement garnis de bandes de fer, valaient nos armures : ces Franks se battaient avec furie, souvent avec une férocité stupide… J’en ai vu se faire tuer comme des brutes, pendant qu’au fort de la mêlée ils s’acharnaient à trancher, à coups de hache, la tête d’un cadavre gaulois, afin de se faire un trophée de cette dépouille sanglante… Je me défendais contre deux de ces cavaliers, j’avais fort à faire ; un autre de ces barbares, démonté et désarmé, s’était cramponné à ma jambe afin de me désarçonner ; n’y pouvant parvenir, il me mordit avec tant de rage, que ses dents traversèrent le cuir de ma bottine, et ne s’arrêtèrent qu’à l’os de ma jambe. Tout en ripostant à mes deux adversaires, je trouvai le loisir d’asséner un coup de masse d’armes sur le crâne de ce Frank. Après m’être débarrassé de lui, je faisais de vains efforts pour rejoindre Victorin, lorsque, à quelques pas de moi, j’aperçois dans la mêlée, qu’il dominait de sa taille gigantesque, Néroweg, l’Aigle terrible… À sa vue, au souvenir des outrages dont je m’étais à peine vengé la veille, en lui jetant une bûche à la tête, mon sang, qu’animait déjà l’ardeur de la bataille, bouillonna plus vivement encore… En dehors même de la colère que devait m’inspirer Néroweg pour ses lâches insultes, je ressentais contre lui je ne sais quelle haine profonde, mystérieuse, comme s’il eût personnifié cette race pillarde et féroce, qui voulait nous asservir… Il me semblait (chose étrange, inexplicable), que j’abhorrais Néroweg autant pour l’avenir que pour le présent… comme si cette haine devait non-seulement se perpétuer entre nos deux races franque et gauloise, mais entre nos deux familles… Que te dirai-je, mon enfant ! j’oubliai même la promesse faite à ma sœur de lait de veiller sur son fils ; au lieu de m’efforcer de rejoindre Victorin, je ne cherchai qu’à me rapprocher de Néroweg… Il me fallait la vie de ce Frank… lui seul parmi tant d’ennemis excitait personnellement en moi cette soif de sang… Je me trouvais alors entouré de quelques cavaliers de la légion à la tête de laquelle Victorin venait de charger si impétueusement l’armée franque… Nous devions, sur ce point, refouler l’ennemi vers le Rhin, car nous marchions toujours en avant… Deux de nos soldats, qui me précédaient, tombèrent eux et leurs chevaux sous la lourde francisque de l’Aigle terrible, et je l’aperçus à travers cette brèche humaine…

Néroweg, revêtu d’une armure gauloise, dépouille de quelqu’un des nôtres, tué dans l’une des batailles précédentes, portait un casque de bronze doré, dont la visière cachait à demi son visage tatoué de bleu et d’écarlate ; sa longue barbe, d’un rouge de cuivre, tombait jusque sur le corselet de fer qu’il avait endossé par-dessus sa casaque de peau de bête ; d’épaisses toisons de mouton, assujetties par des bandelettes croisées, couvraient ses cuisses et ses jambes ; il montait un sauvage étalon des forêts de la Germanie, dont la robe, d’un fauve pâle, était çà et là pommelée de noir ; les flots de son épaisse crinière noire tombaient plus bas que son large poitrail ; sa longue queue flottante fouettait ses jarrets nerveux lorsqu’il se cabrait, impatient de son mors à bossettes et à rênes d’argent terni, provenant aussi de quelque dépouille gauloise ; un bouclier de bois, revêtu de lames de fer, grossièrement peint de bandes jaunes et rouges, couleurs de sa bannière, couvrait le bras gauche de Néroweg ; de sa main droite il brandissait sa tranchante et lourde francisque, dégouttante de sang ; à son côté pendait une espèce de grand couteau de boucher à manche de bois, et une magnifique épée romaine à poignée d’or ciselée, fruit de quelque autre rapine… Néroweg poussa un hurlement de rage en me reconnaissant et s’écria :

– L’homme au cheval gris !…

Frappant alors le flanc de son coursier du plat de sa hache, il lui fit franchir d’un bond énorme le corps et la monture d’un cavalier renversé qui nous séparaient. L’élan de Néroweg fut si violent, qu’en retombant à terre son cheval heurta le mien front contre front, poitrail contre poitrail ; tous deux, à ce choc terrible, plièrent sur leurs jarrets et se renversèrent avec nous… D’abord étourdi de ma chute, je me dégageai promptement ; puis, raffermi sur mes jambes, je tirai mon épée, car ma masse d’armes s’était échappée de mes mains… Néroweg, un moment engagé comme moi sous son cheval, se releva et se précipita sur moi. La mentonnière de son casque s’étant brisée dans sa chute, il avait la tête nue, son épaisse chevelure rouge, relevée au sommet de sa tête, flottait sur ses épaules comme une crinière.

– Ah ! cette fois, chien gaulois ! — me cria-t-il en grinçant des dents et me portant un coup furieux que je parai, — j’aurai ta vie et ta peau !…

– Et moi, loup frank ! je te marquerai mort ou vif cette fois encore à la face, pour que le diable te reconnaisse dans ce monde ou dans les autres !…

Et nous nous sommes pendant quelques instants battus avec acharnement, tout en échangeant des outrages qui redoublaient notre rage :

– Chien !… — me disait Néroweg, — tu m’as enlevé ma sœur Elwig !

– Je l’ai enlevée à ton amour infâme ! puisque dans sa bestialité ta race immonde s’accouple comme les animaux… frère et sœur !… fille et père !…

– Tu oses parler de ma race, dogue bâtard ! moitié Romain, moitié Gaulois ! Notre race asservira la vôtre, fils d’esclaves révoltés ; nous vous remettrons sous le joug… et nous vous prendrons vos biens, votre vin, votre terre et vos femmes !…

– Vois donc au loin ton armée en déroute, ô grand roi ! vois donc tes bandes de loups franks, aussi lâches que féroces, fuir les crocs des braves chiens gaulois !…

C’est au milieu de ce torrent d’injures que nous combattions avec une rage croissante, sans nous être cependant jusqu’alors atteints. Plusieurs coups, rudement assénés, avaient glissé sur nos cuirasses, et nous nous servions de l’épée aussi habilement l’un que l’autre… Soudain, malgré l’acharnement de notre combat, un spectacle étrange nous a, malgré nous, un moment distraits : nos chevaux, après avoir roulé sous un choc commun, s’étaient relevés ; aussitôt, ainsi que cela arrive souvent entre étalons, ils s’étaient précipités l’un sur l’autre, en hennissant, pour s’entre-déchirer ; mon brave Tom-Bras, dressé sur ses jarrets, faisant ployer sous ses durs sabots les reins de l’autre coursier, le tenait par le milieu du cou et le mordait avec frénésie… Néroweg, irrité de voir son cheval sous les pieds du mien, s’écria tout en continuant ainsi que moi de combattre :

Folg ! te laisseras-tu vaincre par ce pourceau gaulois ? Défends-toi des pieds et des dents… mets-le en pièces !…

– Hardi, Tom-Bras ! — criai-je à mon tour, — tue le cheval, je vais tuer son maître… J’ai soif de son sang, comme si sa race devait poursuivre la mienne à travers les siècles !…

J’achevais à peine ces mots, que l’épée du Frank me traversait la cuisse entre chair et peau, cela au moment où je lui assénais sur la tête un coup qui devait être mortel… Mais, à un mouvement en arrière que fit Néroweg en retirant son glaive de ma cuisse, mon arme dévia, ne l’atteignit qu’à l’œil, et, par un hasard singulier, lui laboura la face du côté opposé à celui où je l’avais déjà blessé…

– Je te l’ai dit, mort ou vivant je te marquerai encore à la face ! — m’écriai-je au moment où Néroweg, dont l’œil était crevé, le visage inondé de sang, se précipitait sur moi en hurlant de douleur et de rage… M’opiniâtrant à le tuer, je restais sur la défensive, cherchant l’occasion de l’achever d’un coup sûr et mortel. Soudain, l’étalon de Néroweg, roulant sous les pieds de Tom-Bras, de plus en plus acharné contre lui, tomba presque sur nous, et faillit nous culbuter… Une légion de notre cavalerie de réserve, dont quelques moments auparavant j’avais entendu le piétinement sourd et lointain, arrivait alors, broyant sous les pieds des chevaux impétueusement lancés tout ce qu’elle rencontrait sur son passage… Cette légion, formée sur trois rangs, arrivait avec la rapidité d’un ouragan ; nous devions être, Néroweg et moi, mille fois écrasés, car elle présentait un front de bataille de deux cents pas d’étendue ; eussé-je eu le temps de remonter à cheval, il m’aurait été presque impossible de gagner de vitesse ou la droite ou la gauche de cette longue ligne de cavalerie, et d’échapper ainsi à son terrible choc… J’essayai pourtant, et malgré mon regret de n’avoir pu achever le roi frank, tant ma haine contre lui était féroce… Je profitai de l’accident, qui, par la chute du cheval de Néroweg, avait interrompu un moment notre combat, pour sauter sur Tom-Bras alors à ma portée. Il me fallut user rudement du mors et du plat de mon épée pour faire lâcher prise à mon coursier, acharné sur le corps de l’autre étalon, qu’il dévorait en le frappant de ses pieds de devant. J’y parvins à l’instant où la longue ligne de cavalerie, m’enveloppant de toute part, et hâtant encore de la voix et des talons le galop précipité de Tom-Bras, je m’élançai, devançant toujours la légion, et jetant derrière moi un dernier regard sur le roi frank ; la figure ensanglantée, il me poursuivait éperdu en brandissant son épée… Soudain je le vis disparaître dans le nuage de poussière soulevé par le galop impétueux des cavaliers.

– Hésus m’a exaucé ! — me suis-je écrié ; — Néroweg doit être mort… cette légion vient de lui passer sur le corps…

Grâce à l’étonnante vitesse de Tom-Bras, j’eus bientôt assez d’avance sur la ligne de cavalerie dont j’étais suivi pour donner à ma course une direction telle qu’il me fut possible de prendre place à la droite du front de bataille de la légion. M’adressant alors à l’un des officiers, je lui demandai des nouvelles de Victorin et du combat ; il me répondit :

– Victorin se bat en héros !… Un cavalier qui est venu donner ordre à notre réserve de s’avancer, nous a dit que jamais le général ne s’était montré plus habile dans ses manœuvres. Les Franks, deux fois nombreux comme nous, se battent avec acharnement, et surtout avec une science de la guerre qu’ils n’avaient pas montrée jusqu’ici ; tout fait croire que nous gagnerons la victoire, mais elle sera chèrement payée…

Le cavalier disait vrai : Victorin s’est battu cette fois encore en soldat intrépide et en général consommé… Le cœur bien joyeux, je l’ai retrouvé au fort de la mêlée : il n’avait, par miracle, reçu qu’une légère blessure… Sa réserve, prudemment ménagée jusqu’alors, décida du succès de la bataille ; elle a duré sept heures… Les Franks en déroute, menés battant pendant trois lieues, furent refoulés vers le Rhin, malgré la résistance opiniâtre de leur retraite. Après des pertes énormes, une partie de leurs hordes fut culbutée dans le fleuve, d’autres parvinrent à regagner en désordre les radeaux et à s’éloigner du rivage remorqués par les barques ; mais alors la flottille de cent cinquante grands bateaux, obéissant aux ordres de Victorin (il avait tout prévu), fit force de rames, doubla une pointe de terre, derrière laquelle elle s’était jusqu’alors tenue cachée, atteignit les radeaux… Et après les avoir criblés d’une grêle de traits, nos barques les abordèrent de tous côtés… Ce fut un dernier et terrible combat sur ces immenses ponts flottants : leurs bateaux remorqueurs furent coulés bas à coups de hache, le petit nombre de Franks échappés à cette lutte suprême s’abandonnèrent au courant du fleuve, cramponnés aux débris des radeaux désemparés et entraînés par les eaux…

Notre armée, cruellement décimée, mais encore toute frémissante de la lutte, et massée sur les hauteurs du rivage, assistait à cette désastreuse déroute, éclairée par les derniers rayons du soleil couchant. Alors tous les soldats entonnèrent en chœur ces héroïques paroles des bardes qu’ils avaient chantées en commençant l’attaque :



« – Ce matin nous disions :

» – Combien sont-ils ces barbares, qui veulent nous voler notre terre, nos femmes et notre soleil ?

» – Oui, combien sont-ils donc ces Franks ?




» – Ce soir nous disons :

» – Réponds, terre rougie du sang de l’étranger !… Répondez, flots profonds du Rhin !… Répondez, corbeaux de la grève… Répondez !… répondez !…

» – Combien étaient-ils, ces voleurs de terre, de femmes et de soleil ?

» – Oui, combien étaient-ils donc ces Franks ? »




Nos soldats achevaient ce refrain des bardes, lorsque de l’autre côté du fleuve, si large en cet endroit que l’on ne pouvait distinguer la rive opposée, déjà voilée d’ailleurs par la brume du soir, j’ai remarqué dans cette direction une lueur qui, devenant bientôt immense, embrasa l’horizon comme les reflets d’un gigantesque incendie !… Victorin s’écria :

– Le brave Marion a exécuté son plan à la tête d’une troupe d’élite et des tribus alliées de l’autre côté du Rhin, il a marché sur le camp des Franks… Leur dernière réserve aura été exterminée, leurs huttes et leurs chariots de guerre livrés aux flammes ! Par Hésus ! la Gaule, enfin délivrée du voisinage de ces féroces pillards, va jouir des douceurs d’une paix féconde ! Ô ma mère !… ma mère… tes vœux sont exaucés !

Victorin, radieux, venait de prononcer ces paroles, lorsque je vis s’avancer lentement vers lui une troupe assez nombreuse de soldats appartenant à divers corps de cavalerie et d’infanterie de l’armée ; tous ces soldats étaient vieux ; à leur tête marchait Douarnek, l’un des quatre rameurs qui m’avaient accompagné la veille dans mon voyage au camp des Franks. Lorsque cette députation fut arrivée près du jeune général, autour duquel nous étions tous rangés, Douarnek s’avançant seul de quelques pas dit d’une voix grave et ferme :

– Écoute, Victorin ; chaque légion de cavalerie, chaque cohorte d’infanterie a choisi son plus ancien soldat ; ce sont les camarades qui sont là m’accompagnant ; ainsi que moi, ils t’ont vu naître, ainsi que moi, ils t’ont vu, tout enfant, dans les bras de Victoria, la mère des camps, l’auguste mère des soldats. Nous t’avons, vois-tu, Victorin, longtemps aimé pour l’amour d’elle et de toi ; tu méritais cela… Nous t’avons acclamé notre général et l’un des deux chefs de la Gaule… tu méritais cela… Nous t’avons aimé, nous vétérans, comme notre fils, en t’obéissant comme à notre père… tu as mérité cela. Puis est venu le jour, t’obéissant toujours, à toi notre général, à toi, chef de la Gaule, nous t’avons moins aimé…

– Et pourquoi m’avez-vous moins aimé ? — reprit Victorin frappé de l’air presque solennel du vieux soldat ; — oui, pourquoi m’avez-vous moins aimé ?

– Pourquoi ? Parce que nous t’avons moins estimé… tu méritais cela ; mais si tu as eu tes torts, nous avons eu les nôtres… La bataille d’aujourd’hui nous le prouve.

– Voyons, — reprit affectueusement Victorin, — voyons, mon vieux Douarnek, car je sais ton nom, puisque je sais le nom des plus braves soldats de l’armée ; voyons, mon vieux Douarnek, quels sont mes torts ? quels sont les vôtres ?

– Voici les tiens, Victorin : tu aimes trop… beaucoup trop le vin et le cotillon.

– Par toutes les maîtresses que tu as eues, par toutes les coupes que tu as vidées et que tu videras encore, vieux Douarnek, pourquoi ces paroles le soir d’une bataille gagnée ? — répondit gaiement Victorin revenant peu à peu à son naturel, que les préoccupations du combat ne tempéraient plus. — Franchement, sont-ce là des reproches que l’on se fait entre soldats ?

– Entre soldats ? non, Victorin, — reprit sévèrement Douarnek ; — mais de soldat à général on se les fait, ces reproches… Nous t’avons librement choisi pour chef, nous devons te parler librement… Plus nous t’avons élevé… plus nous t’avons honoré, plus nous sommes en droit de te dire : Honore-toi…

– J’y tâche, brave Douarnek… j’y tâche en me battant de mon mieux.

– Tout n’est pas dit quand on a glorieusement bataillé… Tu n’es pas seulement capitaine, mais aussi chef de la Gaule.

– Soit ; mais pourquoi diable t’imagines-tu, brave Douarnek, que comme général et chef de la Gaule je doive être plus insensible qu’un soldat à l’éclat de deux beaux yeux noirs ou bleus, au bouquet d’un vin vieux, blanc ou rouge ?

– Moi, soldat, je te dis ceci, à toi général, à toi chef de la Gaule : L’homme élu chef par des hommes libres doit, même dans les choses de sa vie privée, garder une sage mesure, s’il veut être aimé, obéi, respecté. Cette mesure, l’as-tu gardée ? Non… Aussi, comme nous t’avions vu avaler des pois, nous t’avons cru capable d’avaler un bœuf…

– Quoi ! mes enfants, reprit en riant le jeune général, vous m’avez cru la bouche si grande ?…

– Nous t’avions vu souvent en pointe de vin… nous te savions coureur de cotillons ; on nous a dit qu’étant ivre, tu avais fait violence à une femme qui s’était tuée de désespoir… nous avons cru cela…

– Courroux du ciel ! — s’écria Victorin avec une douloureuse indignation, — vous ?… vous avez cru cela du fils de ma mère ?

– Oui, — reprit le vétéran, — oui… là a été notre tort… Donc, nous avons eu nos torts, toi les tiens ; nous venons te pardonner, pardonne-nous aussi, afin que nous t’aimions et que tu nous aimes comme par le passé… Est-ce dit, Victorin ?

– Oui, — répondit Victorin ému de ces loyales et touchantes paroles, — c’est dit…

– Ta main, — reprit Douarnek, — au nom de mes camarades, ta main !…

– La voilà, — dit le jeune général en se penchant sur le cou de son cheval pour serrer cordialement la main du vétéran. — Merci de votre franchise, mes enfants… je serai à vous comme vous serez à moi, pour la gloire et le repos de la Gaule… Sans vous, je ne peux rien ; car si le général porte la couronne triomphale, c’est la bravoure du soldat qui la tresse, cette couronne, et l’empourpre de son généreux sang !…

– Donc… c’est dit, Victorin, — reprit Douarnek dont les yeux devinrent humides. — À toi notre sang… et à notre Gaule bien-aimée : à ta gloire !…

– Et à ma mère, qui m’a fait ce que je suis ! — reprit Victorin avec une émotion croissante ; — et à ma mère, notre respect, notre amour, notre dévouement, mes enfants !…

– Vive la mère des camps ! — s’écria Douarnek d’une voix sonore ; — vive Victorin, son glorieux fils !

Les compagnons de Douarnek, les soldats, les officiers, nous tous enfin présents à cette scène, nous avons crié comme Douarnek :

– Vive la mère des camps ! vive Victorin, son glorieux fils !…

Bientôt l’armée s’est mise en marche pour regagner le camp, pendant que, sous la protection d’une légion destinée à garder nos prisonniers, les druides médecins et leurs aides restaient sur le champ de bataille pour secourir également les blessés gaulois et franks.

L’armée reprit donc le chemin de Mayence, par une superbe nuit d’été, en faisant résonner les échos des bords du Rhin de ce chant des bardes :




« – Ce matin nous disions :

» – Combien sont-ils ces barbares, qui veulent nous voler notre terre, nos femmes et notre soleil ?

» – Oui, combien sont-ils donc ces Franks ?



» – Ce soir nous disons :

» – Réponds, terre rougie du sang de l’étranger !… Répondez, flots profonds du Rhin !… Répondez, corbeaux de la grève… Répondez !… répondez !…

» – Combien étaient-ils, ces voleurs de terre, de femmes et de soleil ?

» – Oui, combien étaient-ils donc ces Franks ? »




Victorin, dans sa hâte d’aller instruire sa mère du gain de la bataille, remit le commandement des troupes à l’un des plus anciens capitaines ; nous laissâmes nos montures harassées à des cavaliers qui, d’habitude, conduisaient en main des chevaux frais pour le jeune général ; lui et moi, nous nous sommes rapidement dirigés vers Mayence. La nuit était sereine, la lune resplendissait parmi des milliers d’étoiles, ces mondes inconnus où nous allons revivre en quittant ce monde-ci. Chose étrange ! tout en songeant avec un bonheur ineffable au triomphe de notre armée, qui assurait la paix et la prospérité de la Gaule ; tout en songeant à mon prochain retour auprès de ta mère et de toi, mon enfant, après cette rude journée de bataille, j’ai soudain éprouvé un accès de mélancolie profonde…

J’avais, dans l’élan de ma reconnaissance, levé les yeux vers le ciel pour remercier les dieux de notre succès… La lune brillait d’un radieux éclat… Je ne sais pourquoi, à ce moment, je me suis rappelé avec une sorte de pieuse tristesse, en pensant à nos aïeux, tous les faits glorieux, touchants ou terribles accomplis par eux, et que l’astre sacré de la Gaule avait aussi éclairés de son éternelle lumière depuis tant de générations !… Le sacrifice d’Hêna, le voyage d’Albinik le marin et de sa femme Méroë vers le camp de César, à travers ces pays héroïquement incendiés par nos pères durant leur guerre contre les Romains… la marche nocturne de Sylvest l’esclave se rendant aux réunions secrètes des Enfants du Gui et au palais de Faustine… sa fuite du cirque d’Orange, où il avait failli être livré aux bêtes féroces ; puis, enfin, ces vaillantes insurrections dont le cours ou le décours de la lune donnait le signal, fixé d’avance par nos druides vénérés… Tous ces faits, si lointains déjà, apparaissaient en ce moment à mon esprit comme les pâles fantômes du passé…

Je fus tiré de mes réflexions par la voix joyeuse de Victorin.

– À quoi rêves-tu, Scanvoch ? Toi, l’un des vainqueurs de cette belle journée, te voilà muet comme un vaincu…

– Victorin, je pense aux temps qui ne sont plus…

– Quel songe creux !… — reprit le jeune général dans l’entraînement de son impétueuse gaieté. — Laissons le passé avec les coupes vides et les anciennes maîtresses ! Moi, je pense d’abord à la joie de ma mère en apprenant notre victoire ; puis je pense, et beaucoup, aux brûlants yeux noirs de Kidda, la bohémienne qui m’attend, car cette nuit, en la quittant à la fin du souper où elle m’avait attiré par ruse, elle m’a donné rendez-vous pour ce soir… Journée complète, Scanvoch ! Bataille gagnée le matin ! et le soir, souper joyeux avec une belle maîtresse sur ses genoux ! Ah ! qu’il fait bon être soldat et avoir vingt ans !…

– Écoute, Victorin. Tant qu’a duré chez toi la préoccupation du combat, je t’ai vu sage, grave, réfléchi, digne en tout de ta mère et de toi-même…

– Et par les beaux yeux de Kidda, ne suis-je pas toujours digne de moi-même en pensant à elle après la bataille ?

– Sais-tu, Victorin, que c’est une grave démarche que celle tentée auprès de toi par Douarnek, venant te parler au nom de l’armée ? Sais-tu que cette démarche prouve la fière indépendance de nos soldats, dont la volonté seule t’a fait général ? Sais-tu que de telles paroles, prononcées par de tels hommes, ne sont et ne seront pas vaines… et qu’il serait funeste de les oublier ?…

– Bon ! une boutâde de vétéran, regrettant ses jeunes années… paroles de vieillard blâmant les plaisirs qu’il n’a plus…

– Victorin, tu affectes une indifférence éloignée de ton cœur… Je t’ai vu touché, profondément touché du langage de ce vieux soldat…

– L’on est si content le soir d’une bataille gagnée, que tout vous plaît… Et d’ailleurs, quoique assez bourrues, ces paroles ne prouvent-elles pas l’affection de l’armée pour moi ?

– Ne t’y trompe pas, Victorin, l’affection de l’armée s’était retirée de toi… Elle t’est revenue après la victoire d’aujourd’hui ; mais prends garde, de nouveaux excès commis par toi feraient naître de nouvelles calomnies de la part de ceux qui veulent te perdre…

– Quelles gens auraient intérêt à me perdre ?

– Un chef a toujours des envieux, et pour confondre ces envieux tu n’auras pas chaque jour une bataille à gagner ; car, grâce aux dieux, l’anéantissement de ces hordes barbares assure pour jamais la paix de la Gaule !…

– Tant mieux, Scanvoch, tant mieux ! Alors, redevenu le plus obscur des citoyens, accrochant mon épée, désormais inutile, à côté de celle de mon père, je pourrai sans contrainte vider des coupes sans nombre et courtiser toutes les bohémiennes de l’univers !

– Victorin, prends garde ! je te le répète… Souviens-toi des paroles du vieux soldat…

– Au diable le vieux soldat et ses paroles !… je ne me souviens, à cette heure, que de Kidda… Ah ! Scanvoch, si tu la voyais danser avec son court jupon écarlate et son corset de toile d’argent !

– Prends garde, le camp et la ville ont les yeux fixés sur ces créatures ; ta liaison avec elles fera scandale… Crois-moi, sois réservé dans ta conduite, recherche le secret et l’obscurité dans tes amours.

– L’obscurité ! le secret ! arrière l’hypocrisie ! J’aime à montrer à tous les yeux les maîtresses dont je suis fier ! et je serai plus fier de Kidda que de ma victoire d’aujourd’hui...

– Victorin, Victorin ! cette femme te sera fatale !

– Tiens, Scanvoch, si tu entendais Kidda chanter tout en dansant et s’accompagnant d’un petit tambour à grelots… oui, si tu la voyais, tu deviendrais comme moi fou de Kidda, la

Bohémienne… Mais, — ajouta le jeune général en s’interrompant et regardant au loin devant lui, — vois donc là-bas ces flambeaux… Bonheur du ciel ! c’est ma mère… Dans son inquiétude, elle aura voulu se rapprocher du champ de bataille pour savoir des nouvelles de la journée… Ah ! Scanvoch, je suis jeune, impétueux, ardent aux plaisirs, jamais ils ne me lassent, j’en jouis avec ivresse… Pourtant, je t’en fais le serment par l’épée de mon père ! je donnerais toutes mes joies à venir pour ce que je vais éprouver dans quelques instants, lorsque ma mère me pressera sur sa poitrine !

Et en disant ceci, il s’élança à toute bride et sans m’attendre vers Victoria, qui s’approchait en effet. Lorsque je les eus rejoints, ils étaient tous deux descendus de cheval ; Victoria tenait Victorin étroitement embrassé, lui disant avec un accent impossible à rendre :

– Mon fils, je suis une heureuse mère !…

À la lueur des torches que portaient les cavaliers de l’escorte de Victoria, je remarquai seulement alors que sa main droite était enveloppée de linges. Victorin dit avec anxiété :

– Seriez-vous blessée, ma mère ?

– Légèrement, — répondit Victoria. Puis, s’adressant à moi, elle me tendit affectueusement la main :

– Frère, te voilà, mon cœur est joyeux…

– Mais cette blessure, qui vous l’a faite ?

– La femme franque qu’Ellèn et Sampso ont conduite près de moi…

– Elwig ! — m’écriai-je avec horreur. — Oh ! la maudite !… elle s’est montrée digne de sa race maudite !…

– Scanvoch ! — me dit Victoria d’un air grave, — il ne faut pas maudire les morts… Celle que tu appelles Elwig n’existe plus…

– Ma mère, — reprit Victorin avec une anxiété croissante, — ma chère mère, vous nous l’attestez, cette blessure est légère ?

– Tiens, mon fils, regarde.

Et pour rassurer Victorin, elle déroula la bande dont sa main droite était enveloppée.

– Tu le vois, — ajouta-t-elle, — je me suis seulement coupée à deux endroits la paume de la main en tâchant de désarmer cette femme…

En effet, les blessures de ma sœur de lait n’offraient aucune gravité.

– Elwig armée ! — ai-je dit en tâchant de rappeler mes souvenirs de la veille. — Où a-t-elle trouvé une arme ? À moins qu’hier soir, avant de nous rejoindre à la nage, elle ait ramassé son couteau sur la grève, et l’ait caché sous sa robe.

– Mais, cette femme, à quel moment a-t-elle voulu vous frapper, ma mère ? Vous étiez donc seule avec elle ?

– J’avais prié Scanvoch de faire conduire cette Elwig chez moi vers le milieu du jour, dans la pensée d’être secourable à cette femme. Ellèn et Sampso me l’ont amenée… Je m’entretenais avec Robert, chef de notre réserve, nous causions des dispositions à prendre pour défendre le camp et la ville en cas de défaite de notre armée. On fit entrer Elwig dans une pièce voisine, et la femme et la belle-sœur de Scanvoch laissèrent seule l’étrangère, pendant que j’envoyais chercher un interprète pour me faire entendre d’elle. Robert, notre entretien terminé, me demanda des secours pour la veuve d’un soldat, j’entrai dans la chambre où m’attendait Elwig, je voulais prendre quelque argent dans un coffre où se trouvaient aussi plusieurs bijoux gaulois, héritage de ma mère…

– Si le coffre était ouvert, — m’écriai-je songeant à la sauvage cupidité de la sœur du grand roi Néroweg, — Elwig aura voulu, en vraie fille de race pillarde, s’emparer de quelque objet précieux.

– Tu l’as dit, Scanvoch ; au moment où j’entrais dans cette chambre, la femme franque tenait entre ses mains un collier d’or d’un travail précieux ; elle le contemplait avidement. À ma vue, elle a laissé tomber le collier à ses pieds ; puis, croisant ses deux bras sur sa poitrine, elle m’a d’abord contemplée en silence d’un air farouche : son pâle visage s’est empourpré de honte ou de rage ; puis, me regardant d’un œil sombre, elle a prononcé mon nom ; j’ai cru qu’elle me demandait si j’étais Victoria, je lui fis un signe de tête affirmatif en lui disant : « Oui, je suis Victoria. » À peine avais-je prononcé ces mots, qu’Elwig s’est jetée à mes pieds ; son front touchait presque le plancher, comme si elle eût humblement imploré ma protection… Sans doute cette femme a profité de ce moment pour tirer son couteau de dessous sa robe sans être vue de moi, car je me baissais pour la relever, lorsqu’elle s’est redressée, les yeux étincelants de férocité, en me portant un coup de couteau, et répétant avec un accent de haine : Victoria ! Victoria !

À ces paroles de sa mère, quoique le danger fût passé, Victorin tressaillit, se rapprocha de ma sœur de lait, et prît entre ses deux mains sa main blessée qu’il baisa avec un redoublement de pieuse tendresse.

– Voyant le couteau d’Elwig levé sur moi, — ajouta Victoria, — mon premier mouvement fut de parer le coup et de tâcher de saisir la lame en m’écriant : « À moi, Robert ! » Celui-ci, au bruit de la lutte, accourut de la pièce voisine ; il me vit aux prises avec Elwig… Mon sang coulait… Robert me crut dangereusement blessée ; il tira son épée, saisit cette Elwig à la gorge, et la tua avant que j’aie pu m’opposer à cette inutile vengeance… Je regrette la mort de cette Franque, venue volontairement près de moi.

– Vous la plaignez, ma mère, — dit vivement Victorin, — cette créature pillarde et féroce, comme ceux de sa race ! Vous la plaignez ! et elle n’a sans doute suivi Scanvoch qu’afin de trouver l’occasion de s’introduire près de vous pour vous voler et vous égorger ensuite !

– Je la plains d’être née d’une telle race, — reprit tristement Victoria ; — je la plains d’avoir eu la pensée d’un meurtre !

– Croyez-moi, — ai-je dit à ma sœur de lait, — la mort de cette femme met un terme à une vie souillée de forfaits dont frémit la nature… Fassent les dieux que, comme Elwig, son frère, le roi Néroweg, ait aujourd’hui perdu la vie, et que sa race soit éteinte en lui, sinon je regretterais toujours de n’avoir pas achevé cet homme… Je ne sais pourquoi, il me semble que sa descendance sera funeste à la mienne…

Victoria me regardait, surprise de ces paroles, dont elle ne comprenait pas le sens, lorsque Victorin s’écria :

– Béni soit Hésus, ma mère ! c’est un jour heureux pour la Gaule que celui-ci !… Vous avez échappé à un grand danger, nos armes sont victorieuses, et les Franks sont chassés de nos frontières…

Puis, s’interrompant et prêtant au loin l’oreille, Victorin ajouta :

– Entendez-vous, ma mère ? entendez-vous ces chants que le vent nous apporte ?…

Tous nous avons fait silence, et ces refrains lointains, répétés en chœur par des milliers de voix, vibrantes de la joie du triomphe, sont venus jusqu’à nous à travers la sonorité de la nuit :

» — Ce soir nous disons : Combien étaient-ils donc, ces barbares ?

» — Ce soir nous disons : Combien étaient-ils donc, ces Franks ?… »