Les Nibelungen/12

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Anonyme
Traduction par Émile de Laveleye.
Librairie internationale, A. Lacroix, Verboekhoven et Cie (p. 111-119).

XII. COMMENT GUNTHER INVITA SIEGFRID À UNE FÊTE.

La femme de Gunther pensait toujours en elle-même : « Pourquoi dame Kriemhilt porte-t-elle si haut la tête ? Siegfrid son époux n’est-il pas notre homme-lige ? Depuis longtemps il n’est pas venu nous servir. »

Voilà ce qu’elle portait dans son cœur, et elle gardait le silence. Ce lui était une grande peine qu’ils lui restassent ainsi étrangers. Elle aurait voulu savoir pourquoi les hommes du Nîderlant lui rendaient si rarement hommage.

Elle voulut demander au roi s’il ne serait pas possible qu’elle revit encore Kriemhilt. Elle lui parla secrètement de ce qu’elle avait dans le cœur. Ce discours plut médiocrement au prince.

— « Comment, dit le puissant roi, les ferions-nous venir jusqu’en ce pays ? Cela serait impossible : ils règnent trop loin d’ici. Je n’oserais point les inviter à venir. » La dame lui répondit avec hauteur :

— « Quand l’homme du roi serait encore plus riche et plus fier, il devrait exécuter ce que son maître lui ordonne. » Gunther sourit pendant qu’elle parlait. Quand il voyait Siegfrid, il ne songeait guère à réclamer de lui son service.

Elle reprit : — « Cher seigneur, pour m’obliger aide-moi à faire venir ici Siegfrid et ta sœur, afin que je les voie encore une fois. En vérité, rien ne me serait plus agréable.

« Comme il m’est doux de penser aux vertus de ta sœur, à son cœur si haut placé, quand nous étions assises côte à côte au temps où je devins ta femme. Elle peut avec raison aimer le beau Siegfrid. »

Elle le pria si longtemps qu’enfin le roi répondit : « Tu sais que je ne verrais nuls hôtes avec plus de plaisir. Tu ne dois point me supplier davantage ; j’enverrai vers eux mes messagers, afin qu’ils se rendent ici aux bords du Rhin. »

Alors la reine dit : — « Fais-moi connaître qui tu veux leur envoyer, et en combien de jours nos amis si chers arriveront dans le pays. Que je sache quels sont les messagers que tu vas expédier. »

— « Je le ferai, dit le prince. J’y enverrai trente de mes hommes. » Puis il les manda devant lui et leur ordonna de porter son message au pays de Siegfrid. De joie Brunhilt leur donna plusieurs magnifiques vêtements.

Le roi parla : — « Guerriers, vous direz en mon nom que j’invite le fort Siegfrid et ma sœur à se rendre ici. Ajoutez que nul au monde ne m’est plus cher qu’eux.

« Engagez-les à se rendre tous deux ici aux bords du Rhin. Ma femme et moi leur en serons éternellement reconnaissants. Avant le prochain solstice d’été, lui et ses hommes verront ici bien des gens prêts à lui faire grand honneur.

« Portez aussi mon hommage au roi Sigemunt et dites-lui que moi et mes fidèles nous lui sommes toujours dévoués. Dites aussi à ma sœur qu’elle ne laisse point de chevaucher vers ses amis. Jamais fête ne sera plus digne d’elle. »

Brunhilt, Uote et tout ce qu’il y avait de dames envoyèrent leurs salutations à maintes femmes aimables et à maints vaillants guerriers du pays de Siegfrid. Les messagers partirent, emportant les paroles du roi.

Ils étaient équipés pour le voyage et avaient reçu chevaux et vêtements. Ils sortirent du pays et se hâtèrent d’arriver au but de leur course. Le roi les avait fait accompagner par une bonne escorte.

En trois semaines ils parvinrent chevauchant au pays où ils étaient envoyés. Ils trouvèrent le héros en la Marche de Norwége, au Burg de Nibelung. Chevaux et gens étaient fatigués du long chemin.

On vint dire à Siegfrid et à Kriemhilt que des cavaliers étaient arrivés qui portaient des vêtements comme on a coutume d’en porter chez les Burgondes. La reine sauta du lit où elle reposait.

Elle ordonna à une de ses suivantes d’aller à la fenêtre, d’où elle vit le brave Gêre au milieu de la cour, suivi de ses compagnons envoyés avec lui. Quelle douce nouvelle après si longue peine de cœur !

Elle dit au roi : — « Voyez-vous ceux qui sont arrivés dans la cour avec le brave Gêre ? Ils nous sont envoyés par mon frère Gunther des bords du Rhin. » — Le fort Siegfrid répondit : — « Qu’ils soient les bien-venus. »

Tous les serviteurs accoururent là où l’on voyait les étrangers. Chacun de son côté dit aux messagers des choses amicales, les plus gracieuses qu’il put trouver. Le seigneur Sigemunt était bien joyeux de leur venue.

On donna des logements à Gêre et à ses hommes, et on prit soin des chevaux. Puis les messagers se rendirent à l’endroit où siégeaient Siegfrid et Kriemhilt. Ils le firent ainsi parce qu’on les invita à entrer au palais.

Le roi et sa femme se levèrent aussitôt. Gêre du pays des Burgondes et ses compagnons d’armes, les hommes de Gunther, furent tous bien reçus. On pria Gêre le très riche d’aller occuper un siège.

— « Permettez-nous, avant d’aller nous asseoir, de vous délivrer notre message. Il convient que nous, étrangers, nous restions debout, malgré la fatigue du chemin ; nous vous dirons ce dont nous ont chargé Gunther et Brunhilt, qui vivent avec grande splendeur,

« Et aussi dame Uote, votre mère. Le jeune Gîselher, le seigneur Gêrnôt et vos parents les plus dévoués nous ont envoyés ici, et du fond du pays des Burgondes ils vous offrent leurs services. »

— « Que Dieu les récompense, dit Siegfrid, j’ai toute confiance en leur affection et fidélité comme en celles d’un ami. Ainsi fait aussi leur sœur. Maintenant, dites-nous comment se passe la noble existence de nos amis.

« Depuis que nous les avons quittés, a-t-on molesté nos braves parents, voilà ce qu’il faut me faire savoir. Je les aiderai toujours avec fidélité à repousser toute attaque, et leurs ennemis gémiront des exploits que j’accomplirai. »

Le margrave Gêre, un bon chevalier, parla ainsi : — « Ils vivent en toute vertu, gloire et honneur. Ils vous invitent à une fête aux bords du Rhin. N’en doutez point, ils vous verront avec bien grand plaisir.

« Et ils prient votre femme de vous accompagner quand l’hiver aura pris fin. Ils désirent vous voir avant le prochain solstice d’été. » Le fort Siegfrid dit : — « Cela se fera difficilement. »

Mais Gêre du pays des Burgondes reprit : — « Votre mère Uote, Gêrnôt et Gîselher vous font prier de ne point refuser. Je les entends chaque jour déplorer que vous viviez si loin d’eux. » Cette nouvelle fit grand plaisir à la belle Kriemhilt.

Gêre était son parent. Le roi le fit asseoir ; puis sans tarder on versa le vin aux hôtes. Voici venir Sigemunt qui avait aperçu les messagers. Le vieux roi parla amicalement aux Burgondes :

— « Guerriers, hommes de Gunther, soyez les bienvenus ; depuis que mon fils Siegfrid a obtenu Kriemhilt pour femme, on aurait dû vous voir plus souvent en ce pays afin d’établir l’amitié entre nous. »

Ils répondirent que, s’il le voulait, ils viendraient volontiers et que le plaisir ferait oublier bien des fatigues. On fit asseoir les messagers et on leur apporta de la nourriture. Siegfrid fit donner à ses hôtes des mets en abondance.

Il leur fallut rester là neuf jours pleins. Enfin les guerriers rapides se plaignirent qu’ils ne pourraient plus retourner jusqu’en leur pays. Le roi Siegfrid avait envoyé quérir ses amis.

Il leur demanda conseil : devait-il se rendre aux bords du Rhin ? — « Gunther qui est mon ami, et ses parents, me font convier à une fête. Je m’y rendrais très volontiers si ses terres n’étaient pas si loin. « Ils prient aussi Kriemhilt de m’accompagner. Maintenant conseillez-moi, mes fidèles, comment arriver jusque-là ? Quand je devrais conduire une armée à travers trente pays, la main de Siegfrid servira bien Gunther jusqu’au bout. »

Ses guerriers répondirent : — « Si vous avez l’intention de faire le voyage pour assister à cette fête, voici ce que, suivant nous, il vous faudra faire. Vous prendrez mille guerriers pour chevaucher avec vous vers le Rhin, afin que vous paraissiez avec honneur parmi les Burgondes. »

Le seigneur Sigemunt des Nîderlanden prit la parole : — « Si vous vous rendez à la fête, faites-le-moi savoir. Si vous n’en faites point fi, je vous accompagnerai là-bas. Je conduirai cent épées qui augmenteront votre troupe. »

— « Mon père chéri, répondit Siegfrid le hardi, si vous voulez chevaucher avec nous, j’en serai très joyeux. D’ici en douze jours je sortirai du pays. » On donna chevaux et vêtements à tous ceux qui en désiraient.

Le noble roi ayant l’intention de faire le voyage, on renvoya les guerriers rapides et valeureux. Par eux il fit dire aux parents de sa femme qu’il se rendrait bien volontiers à la fête.

Siegfrid et Kriemhilt, ainsi l’avons-nous entendu dire, firent tant de présents aux messagers, que leurs chevaux ne purent tout emporter dans leur pays. C’était un homme si riche ! Joyeux ils conduisaient devant eux leurs bêtes de somme.

Siegfrid et aussi Sigemunt habillèrent leurs hommes. Eckewart, le comte, fit chercher les plus beaux vêtements de femme qu’on put se procurer dans toutes les terres de Siegfrid.

On commença de préparer les selles et les boucliers. Aux chevaliers et aux dames qui devaient l’accompagner, on donna ce qu’ils voulurent, afin que rien ne leur manquât. Il désirait amener à ses amis maints hôtes de grande lignée.

Les messagers se hâtèrent par les chemins afin de rentrer dans leur patrie. Gêre, la bonne épée, arrivé au pays burgonde, y fut parfaitement reçu. De leurs chevaux et de leurs haquenées tous descendirent devant la salle de Gunther.

Jeunes et vieux accoururent, comme on fait, pour demander des nouvelles. Le bon chevalier leur dit : — « Ce que je vais dire au roi, vous l’entendrez à l’instant. » Il se rendit avec ses compagnons là où se trouvait Gunther.

De joie le roi sauta de son siège. Brunhilt la belle leur fut bien reconnaissante de leur prompt retour. Gunther dit aux messagers : — « Comment se porte Siegfrid, dont j’ai reçu tant de marques d’affection ? »

Le brave Gêre répondit : — « II a rougi de plaisir, lui et votre sœur aussi. Jamais nul homme n’envoya à ses amis d’aussi bonnes paroles que ne le font à vous le seigneur Siegfrid et son père. »

La femme du riche seigneur interrogea le margrave : — « Dites-moi, Kriemhilt vient-elle aussi ? Son beau corps a-t-il conservé ce charme qui fascinait ? » — « Certainement elle vient, » répondit Gêre la bonne épée.

Uote pria les messagers de se rendre aussitôt devers elle. On aurait bien pu deviner, sans attendre ses questions, ce qu’elle désirait savoir : Kriemhilt était elle en bonne santé ? Comment l’avaient-ils trouvée et viendrait-elle bientôt ?

Ils ne cachèrent pas au palais tous les présents qu’ils avaient reçus du chef Siegfrid. Ils firent voir l’or et les vêtements aux hommes des trois princes. On donna de grandes louanges à la générosité du héros.

— « Pour lui, dit Hagene, donner est chose facile. Quand il vivrait éternellement, il ne pourrait tout dissiper. Sa main tient enfermé le trésor des Nibelungen. Ah ! puisse ce trésor venir un jour au pays des Burgondes ! »

Toute la suite se réjouit de ce que les étrangers allaient arriver. Matin et soir, les hommes des trois princes étaient sans cesse en activité. On commença de préparer maints sièges de seigneur.

Hûnolt le hardi et Sindolt, la bonne épée, avaient grande besogne. Comme ils étaient l’un écuyer tranchant et l’autre échanson, ils dressèrent plus d’un banc ; Ortwîn leur vint en aide. Gunter leur en était reconnaissant.

Comme Rûmolt, le chef des cuisines, dirigeait bien ceux qu’il avait sous ses ordres ! Que de larges chaudrons, que de casseroles et que de vases on voyait réunis ! Il fallait préparer les vivres pour ceux qui allaient venir dans le pays.

L’ouvrage des femmes n’était pas moindre, car elles apprêtaient les vêtements. Les nobles pierreries travaillées dans de l’or jetaient au loin leur éclat, et quand elles s’en paraient, chacun les regardait avec complaisance.