Les Nibelungen/13

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Anonyme
Traduction par Émile de Laveleye.
Librairie internationale, A. Lacroix, Verboekhoven et Cie (p. 119-124).

XIII. COMMENT ILS SE RENDIRENT À LA FÊTE

Mais laissons-là toutes leurs fatigues et disons comment dame Kriemhilt et ses vierges se rendirent du pays des Nibelungen vers le Rhin. Jamais haquenées ne transportèrent plus splendides vêtements.

On envoya par la route beaucoup de chevaux de bât, portant les coffres. Et voici que chevauchent avec leurs compagnons Siegfrid, la vaillante épée, et la reine, tous deux pleins de joyeuses pensées. Depuis lors, de grands malheurs vinrent les frapper.

Ils laissèrent chez eux le petit enfant de Siegfrid, le fils de Kriemhilt ; il n’en pouvait être autrement. De ce voyage de fête, il lui arriva grande infortune : jamais plus le petit enfant ne vit son père ni sa mère.

Le seigneur Sigemunt cheminait aussi avec eux. S’il avait pu prévoir ce qui devait survenir bientôt pendant ces réjouissances, certes il n’y aurait pas assisté. Jamais en des personnes plus chères, plus grand malheur ne pouvait l’atteindre.

Ils envoyèrent des messagers en avant pour annoncer leur arrivée. Un grand nombre des fidèles d’Uote et des hommes de Gunther s’avancèrent à leur rencontre. Le roi se prépara en hâte à aller au devant de ses hôtes.

Il alla trouver Brunhilt là où elle se trouvait assise : — « Ainsi que ma sœur t’a reçue quand tu arrivas en ce pays, de même tu recevras la femme de Siegfrid. » — « Je le ferai volontiers, répondit-elle, car, non sans raison, je lui suis dévouée corps et âme. »

— « Ils nous arrivent demain matin, reprit le roi puissant. Si tu veux les recevoir, il faut te hâter, afin que nous ne les attendions pas ici dans le burg. Jamais hôte aussi cher n’est venu vers moi. »

Elle ordonna aussitôt à ses femmes et à ses vierges de chercher de beaux vêtements, les plus riches qu’on pût trouver, afin que sa suite s’en revêtit en l’honneur des étrangers. Point n’est besoin de dire qu’elles le firent volontiers.

Les hommes de Gunther venaient en hâte lui offrir leurs services. Il appela à lui tous ses guerriers. Et voilà la reine qui magnifiquement chevauchait : que de salutations furent faites aux hôtes chéris !

Avec quelles démonstrations de joie on reçut les étrangers ! Il semblait même que dame Kriemhilt n’avait pas si bien reçu Brunhilt à son arrivée au pays des Burgondes. Ils furent heureux ceux qui virent tout cela !

Maintenant voici venir aussi Siegfrid avec ses hommes. De toutes parts, dans la plaine, les guerriers chevauchaient de côté et d’autre en troupes formidables. Personne ne pouvait éviter la foule et la poussière.

Quand le chef du pays aperçut Siegfrid et Sigemunt, comme il leur parla affectueusement ! « Soyez les très bien venus pour moi et pour mes amis. Nous sommes fiers et heureux de votre voyage à notre cour. »

— « Que Dieu vous récompense ! dit Sigemunt, cet homme fidèle à l’honneur. Depuis que Siegfrid acquit votre amitié, j’avais dans l’âme le désir de vous connaître. » Le roi Gunther répondit : » — « La joie m’en a été accordée. »

Siegfrid fut reçu, comme il lui revenait, avec les plus grands honneurs : nul ne lui voulait de mal. Gîselher et Gêrnôt déployèrent une grande activité. Jamais on n’accueillit aussi cordialement des hôtes chéris.

Les femmes des deux rois s’avancèrent l’une vers l’autre. Chacun s’empressa de descendre de cheval : mainte dame charmante fut déposée sur le gazon par la main des guerriers. Comme il y en avait là d’infatigables à rendre service aux femmes !

Les deux gracieuses reines s’accostèrent. Leurs saluts réciproques, qui se firent si affectueusement, causèrent une grande joie au cœur de maint chevalier. On voyait là bien des héros, qui ne se lassaient pas d’obliger les dames.

Les personnes de la suite se serrèrent la main. C’était un plaisir pour les hommes de Gunther et de Siegfrid de voir l’échange des nombreuses salutations et les tendres baisers que se donnaient les dames richement vêtues.

Ils ne s’arrêtèrent pas plus longtemps et cheminèrent vers la ville. Le roi ordonna qu’on montrât à ses hôtes le plaisir qu’on avait à les recevoir. On exécuta devant les jeunes vierges plus d’une joute brillante.

Hagene de Troneje et Ortwîn firent bien voir toute leur vigueur. Nul n’osait désobéir à leurs ordres, et ils rendirent maints services aux étrangers chéris.

Devant la porte du burg, on entendit retentir les boucliers sous les coups et sous les chocs. Le roi et ses hôtes attendirent longtemps avant de passer outre ; le temps s’écoulait vite parmi ces divertissements.

Joyeux ils chevauchèrent devant le vaste palais. On voyait de tous côtés flotter, sur les selles des dames richement vêtues, des caparaçons bien coupés et magnifiquement ornés. Les hommes de Gunther s’avancèrent.

Sans retard ils conduisirent les étrangers à leurs appartements. Pendant ce temps, Brunhilt jetait ses regards sur Kriemhilt, qui était vraiment belle. L’éclat de son teint luttait avec avantage contre la splendeur de l’or.

On entendait retentir de tous côtés dans la ville de Worms les cris de joie des guerriers. Gunther ordonna à Dancwart, son maréchal, de prendre soin d’eux. Celui-ci s’occupa aussitôt de loger convenablement toute leur suite.

Dans les salles et en plein air, on servait à manger : jamais hôtes ne furent mieux traités. Tout ce qu’ils désiraient était à leur disposition. Le roi était si riche que nul n’essuya un refus.

On les servait en toute affection, sans nul mélange d’inimitié. Le roi s’assit à table avec ses hôtes. On pria Siegfrid d’occuper la place qu’il avait eue jadis. Maints vaillants hommes allèrent prendre leur siège avec lui.

Douze cents guerriers étaient assis là à table, en cercle. Brunhilt, la reine, pensait en elle-même que leur homme-lige était le plus riche du monde. Pourtant elle lui voulait encore assez de bien pour ne point le mettre en péril.

Vers le soir, le roi présidant au banquet, plus d’un riche vêtement fut souillé de vin répandu ; car les échansons devaient suffire à toutes les tables. Le service était fait avec une activité extraordinaire.

Quand la fête se fut prolongée assez longtemps, on engagea dames et damoiselles à aller prendre du repos. Le roi montrait de la bienveillance à chacun, de quelque pays qu’il fut venu. On les traita tous avec honneur et bienséance.

Quand la nuit fut à sa fin et que le jour parut, la main des femmes tira des coffres de voyage de riches vêtements sur lesquels brillaient maintes pierres précieuses. On prépara plus d’un splendide costume.

Avant qu’il fit tout à fait jour, un grand nombre de chevaliers et d’écuyers parurent dans la salle. On entendait les sons d’une messe du matin qu’on chantait pour le roi. Maint jeune guerrier s’y rendit, ce dont Gunther leur sut gré.

Le bruit des trompes résonnait au loin avec grand fracas. Le tapage des flûtes et des trompettes était si fort, que Worms la très grande en retentissait tout entière. De tous les côtés les héros au fier courage arrivèrent sur leurs destriers.

Une joute animée commença dans la plaine entre plusieurs braves chevaliers ; il y en avait là un grand nombre. Cela donnait bon courage même aux jeunes cœurs. On voyait briller sous le bouclier maint et maint guerriers valeureux.

Les nobles dames étaient assises aux fenêtres, ainsi que les belles vierges. Leurs vêtements étaient richement ornés. Elles regardaient les divertissements de ces héros intrépides. Le roi avec ses amis commença aussi de chevaucher.

Ainsi passèrent-ils le temps ; certes il ne parut pas long. On entendit dans la cathédrale le son de toutes les cloches. Alors on amena les haquenées, et les dames partirent. Maint homme courageux suivait les nobles reines.

Elles mirent pied à terre sur l’herbe, devant l’église. Brunhilt était encore bien disposée envers ses hôtes. Ils entrèrent, portant la couronne, dans la vaste nef. Depuis lors, l’affection fit place à une épouvantable jalousie.

Après qu’elles eurent entendu la messe, elles se remirent en marche avec la même pompe ; on les vit pleines de joie se diriger vers le banquet. Leur gaîté ne cessa point durant toute cette fête, jusqu’au onzième jour.

La reine roulait cette pensée dans son esprit : « Je ne puis pas attendre plus longtemps. Quelque peine qu’il m’en coûte, il faut que Kriemhilt me dise pourquoi son mari, qui est notre homme-lige, nous a privés si longtemps du service qu’il nous doit. Je ne veux point renoncer à faire cette question. »

Ainsi elle attendit le moment que le diable lui conseilla. Elle transforma les fêtes et les plaisirs en douleurs et en larmes. Ce qui lui tenait au cœur devait venir au jour. Pour cela maint pays fut plongé par elle dans l’affliction.