Les Nibelungen/25

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Anonyme
Traduction par Émile de Laveleye.
Librairie internationale, A. Lacroix, Verboekhoven et Cie (p. 225-237).

XXV. COMMENT TOUS LES SEIGNEURS SE RENDIRENT CHEZ LES HIUNEN

Les hommes du roi, chargés de ces fonctions, firent préparer partout, dans le palais et dans les salles, des sièges magnifiques pour les hôtes chéris qui devaient arriver. Depuis lors il advint, par le fait de ces derniers, de bien grands malheurs au roi.

Maintenant laissons-les occupés à leurs préparatifs. Jamais guerriers d’une âme plus haute ne se rendirent chez un roi en plus superbe façon. Ils avaient tout ce qu’ils désiraient, des armes et des vêtements.

Le prince du Rhin habilla ses hommes au nombre de mille et soixante, ainsi que je l’ai appris, et neuf mille varlets, afin de se rendre à la fête. Ceux qui restèrent dans leur patrie les pleurèrent depuis lors.

On apporta à la cour à Worms tous les effets nécessaires. Un vieil évêque de Spire dit à dame Uote : — « Nos amis veulent se rendre à cette grande fête ; que Dieu les protège ! »

La noble Uote parla à ses enfants : — Ô bons héros ! demeurez ici. J’ai rêvé cette nuit d’une effroyable calamité. Tous les oiseaux de ce pays étaient morts. »

— « Celui qui s’en rapporte aux songes, dit Hagene, celui-là ne sait jamais dire la vérité sur ce qui intéresse son honneur. Je désire que mes maîtres, après avoir pris congé, se rendent à la cour d’Etzel.

« Nous chevaucherons avec plaisir vers le pays des Hiunen, où la main des vaillants guerriers servira leurs rois, ainsi que nous le verrons à la fête de Kriemhilt. »

Hagene conseilla le voyage. Depuis lors il s’en repentit. II s’y serait bien opposé, si Gêrnôt ne l’avait attaqué par des paroles injurieuses. Lui rappelant Siegfrid, l’époux de Kriemhilt, il disait : — « C’est pour ce motif que Hagene veut renoncer au grand voyage à la cour d’Etzel. »

Hagene de Troneje répondit : — « Jamais je n’agis par crainte. Accomplissez, ô héros, ce que vous avez pris la résolution de faire. Je vous accompagnerai volontiers au pays d’Etzel. » Depuis lors il brisa maints casques et maints boucliers.

Les vaisseaux étaient prêts et un grand nombre de guerriers se trouvaient là ; on chargea tout ce qu’ils avaient de vêtements ; on travailla jusqu’au soir. Bientôt ils quittèrent le pays très joyeusement.

On établit sur l’herbe, de l’autre côté du Rhin, les tentes et les huttes à l’endroit où l’on voulait camper. La belle femme du roi le pria de demeurer près d’elle. Cette nuit encore, elle serra son beau corps dans ses bras.

Un bruit de trompettes et de flûtes s’éleva le matin de bonne heure, au moment du départ. L’ami embrassa encore tendrement ceux qu’il aimait. La femme du roi Etzel les sépara bientôt d’une façon si cruelle !

Les fils de la belle Uote avaient un homme-lige hardi et fidèle. Au moment de leur départ il avoua en secret au roi ce qu’il avait sur le cœur ; il dit : « II me faut gémir de ce que vous fassiez ce voyage à la cour du roi Etzel. »

Il s’appelait Rûmolt, et c’était un héros à la main prompte. Il ajouta : — « À qui comptez-vous laisser vos gens et votre pays ? Personne ne peut-il donc, ô guerriers, vous détourner de votre projet ? L’invitation de Kriemhilt ne me parait pas de bon aloi. »

— « Que le pays te soit confié et aussi mon petit enfant, répondit le roi, et protège bien les femmes : telle est ma volonté. Console le cœur de celui que tu verras pleurer. La femme du roi Etzel ne nous fit jamais de mal. »

Les chevaux étaient prêts pour les rois et pour leurs hommes. Maints chevaliers, qui menaient vie honorable, se séparèrent, avec de tendres baisers, de leurs belles femmes, qui devaient, bientôt, les pleurer amèrement.

Quand les guerriers rapides partirent sur leurs chevaux, on vit les femmes demeurer là tout affligées. Leur cœur leur prédisait que cette longue séparation devait leur causer de grands chagrins. Pareilles appréhensions attristent toujours l’âme.

Quand les rapides Burgondes se mirent en marche, un cri de désolation traversa le pays ; des deux côtés des monts, hommes et femmes pleuraient. Mais, quoi que fissent leurs gens, eux ils partirent joyeux.

Mille héros Nibelungen, portant le haubert, les suivaient : ils laissaient dans leur patrie maintes belles femmes qu’ils ne revirent plus. La blessure de Siegfrid faisait toujours souffrir Kriemhilt.

Les hommes de Gunther dirigèrent leur course vers le Mayn, à travers l’Osterfranken. Hagene les conduisit, car il connaissait la route. Leur maréchal était Dancwart, le héros du pays burgonde.

Tandis qu’ils chevauchaient de l’Osterfranken vers le Swanevelt, on pouvait les admirer pour leur superbe allure, ces héros dignes de louange. Au douzième matin, le roi arriva à la Tuonouwe.

Hagene de Troneje marchait en avant de toute la troupe, et souvent il vint en aide aux Nibelungen. Le guerrier hardi mit pied à terre sur le sable, et en hâte, il attacha son cheval à un arbre.

L’eau était débordée et toutes les barques cachées. Les Nibelungen eurent grand souci, ne sachant comment traverser le fleuve, qui était excessivement large. Plusieurs superbes chevaliers mirent pied à terre.

— « Prince du Rhin, dit Hagene, de graves accidents peuvent nous survenir. Tu peux t’en convaincre toi-même : l’eau est débordée et le courant est très fort. Oui, je crains que nous ne perdions ici maints bons guerriers. »

— « Que voulez-vous me dire, répondit le fier Gunther. De par votre valeur ! ne nous découragez point davantage. Cherchez plutôt le moyen de nous faire arriver à l’autre bord, de façon que nous amenions avec nous nos chevaux et nos bagages. »

— « Je ne suis pas si fatigué de la vie, dit Hagene, que je veuille me noyer dans ce fleuve si large. Avant cela, plus d’un homme succombera par ma main au pays d’Etzel ; j’en ai du moins la bonne volonté.

« Vous, bons et vaillants chevaliers, demeurez au bord de l’eau, j’irai moi-même chercher le long du fleuve les bateliers qui nous passeront dans le pays de Gelpfrât. » Et le fort Hagene saisit son excellent bouclier.

Il était bien armé : outre le bouclier, il portait solidement fixé son heaume très brillant, et sur sa cotte de mailles, une très large épée, qui, des deux tranchants, coupait d’une effroyable façon.

Il cherchait et recherchait les nautonniers. Tout à coup il entendit bruire les eaux ; il se mit à écouter : c’étaient des femmes blanches qui faisaient ce bruit dans une source limpide. Elles voulaient se rafraîchir et baignaient ainsi leur corps.

Hagene les aperçut ; il se glissa invisible jusque près d’elles. Comme elles fuirent rapidement quand elles le virent ! Elles étaient fières de lui avoir échappé. Le héros prit leurs vêtements et ne leur fit nul autre mal.

L’une de ces femmes des eaux, son nom était Hadburc, parla : — « Noble chevalier Hagene, si vous nous rendez nos vêtements, nous vous ferons connaître comment se passera votre voyage à la cour des Hiunen. »

Semblables à des oiseaux, elles planaient autour de lui sur les flots. Il lui parut que leurs sens étaient puissants et subtils. Il en fut d’autant plus disposé à croire ce qu’elles allaient lui dire. Elles l’instruisirent clairement de ce qu’il désirait savoir.

Hadburc dit : — « Vous pourrez bien chevaucher au pays d’Etzel. Je vous donne ma foi pour garant que jamais héros ne se seront mieux présentés dans nul royaume, et n’auront reçu d’aussi grands honneurs. En vérité, vous pouvez le croire. »

Hagene se réjouit en son cœur de ce discours. Il leur donna leurs vêtements sans plus tarder. Quand elles eurent revêtu leurs voiles merveilleux, elles exposèrent au vrai ce que devait être le voyage dans le pays d’Etzel.

L’autre femme des eaux prit la parole, elle s’appelait Siglint : — « Hagene, fils d’Aldrian, je veux t’avertir. Pour ravoir ses vêtements, ma tante t’a menti. Si tu arrives chez les Hiunen, tu seras terriblement trompé.

« Il faut t’en retourner, il en est encore temps. Votre destinée est telle, vaillants héros, qu’il vous faut mourir au pays d’Etzel. Ceux qui s’y rendront ont la mort sur leurs pas. »

Mais Hagene répondit : — « Vous trompez sans nécessité. Comment se pourrait-il faire que nous soyons tous tués là par l’inimitié d’une seule personne. » Elles commencèrent alors de lui exposer plus clairement leur prédiction.

L’une d’elles parla : — « Il doit en être ainsi : nul d’entre vous n’en réchappera, nul, excepté le chapelain du roi. Nous le savons de science certaine, il retournera sain et sauf au pays de Gunther. »

L’audacieux Hagene répondit en colère : — « Il me serait trop difficile de dire à mes maîtres que nous devons tous perdre la vie chez les Hiunen. Maintenant indique-nous un moyen pour traverser le fleuve, ô la plus sage des femmes ! »

Elle dit : — « Puisque tu ne veux pas renoncer à ce voyage, sache que là-haut, au bord des ondes, s’élève un logis. Tu y trouveras un nautonnier et nulle part ailleurs. » Il crut à la réponse qu’elle faisait à sa demande.

L’autre parla encore au guerrier impatient : — « Attends un moment, sire Hagene, tu es vraiment trop pressé. Apprends encore mieux comment tu arriveras à l’autre bord. Le seigneur de cette Marche s’appelle Else.

« Son frère se nomme Gelpfrât la bonne épée ; il est prince dans le Beierlant. Vous aurez des obstacles à vaincre, si vous voulez traverser la Marche. Il faudra bien vous mettre en défense, et en agir très prudemment avec le nautonnier.

« Il est d’une humeur si féroce, que vous n’en reviendrez point, si vous n’êtes pas courtois avec cet homme fort. Désirez-vous qu’il vous passe, accordez-lui bonne récompense. Il garde ce pays et il est dévoué à Gelpfrât.

« S’il ne vient point de ton côté, appelle-le de par delà le fleuve et dis-lui que tu te nommes Amelrîch. C’est le nom d’un brave héros qui, pour certaine inimitié, quitta ce pays. Aussitôt qu’il entendra ce nom, le nautonnier viendra vers toi. »

L’orgueilleux Hagene s’inclina devant les femmes ; il n’eu dit pas davantage et demeura silencieux. Il remonta le flot le long de la rive jusqu’à ce qu’il vît la demeure à l’autre bord.

Il se mit à appeler à haute voix jusqu’au delà du fleuve : — « Viens ici me prendre, dit le brave guerrier, et je te donnerai pour salaire un bracelet en or très rouge ; car, sache-le bien, il est absolument nécessaire que je passe. »

Le nautonnier était si riche, qu’il ne lui convenait pas d’être aux ordres des gens. Aussi acceptait-il rarement un paiement quelconque, et ses serviteurs étaient aussi très fiers. Hagene restait toujours de ce côté-ci de l’eau.

Alors il cria avec tant de force, que tous les échos du fleuve retentirent de la puissance de sa voix ; car le héros était excessivement fort : — « Viens me prendre, moi, Amelrîch. Je suis un des hommes d’Else qui ai quitté le pays par suite d’une grande inimitié. »

Il lui présenta, au bout de son épée levée en l’air, un bracelet d’or rouge, beau et brillant, afin qu’il le passât dans la terre de Gelpfrât. Le fier nautonnier saisit lui-même la rame en sa main.

Il était d’humeur très difficile, ce batelier ! Le désir d’une grande récompense lui amena une mauvaise fin. Il voulut gagner l’or rouge de Hagene et il reçut ainsi une mort affreuse par l’épée du chevalier.

Le nautonnier rama vigoureusement jusqu’à l’autre bord. Ayant entendu nommer quelqu’un qu’il ne trouva pas, il entra dans une terrible colère quand il vit Hagene, et, furieux, il adressa la parole au héros :

— « Il est possible que votre nom soit Amelrîch. Mais vous ne ressemblez guère à celui que je croyais ici, lequel est mon frère de père et de mère. Maintenant que vous m’avez trompé, vous resterez à l’autre bord. »

— « Non point, par Dieu le tout puissant, répondit Hagene. Je suis un guerrier étranger et d’autres chevaliers sont confiés à mes soins. Acceptez donc de bonne amitié la récompense que je vous offre pour me passer à l’autre rive, je vous en serai vraiment très reconnaissant. »

Le nautonnier reprit : — « Non, cela ne peut se faire. Mes seigneurs bien-aimés ont des ennemis, et pour ce motif, je ne mène aucun étranger dans ce pays. Si vous aimez à vivre, descendez vite de ma barque sur le rivage. »

— « N’agissez pas ainsi, dit Hagene, mon cœur en est attristé. Acceptez de ma main, par amitié, cet or très pur et passez à l’autre bord nos mille chevaux et autant d’hommes. » Le farouche nautonnier reprit : — « Non, jamais je ne le ferai. »

À ces mots il leva une forte rame large et pesante et frappa sur Hagene, qui, du coup, tomba sur ses genoux au fond de la barque : il en éprouva grande douleur. Jamais le héros de Troneje n’avait rencontré si féroce batelier.

La fureur de celui-ci redoubla contre l’orgueilleux étranger. Il asséna sur la tête de Hagene un coup de son aviron avec tant de force, qu’il le brisa en éclats. C’était un homme fort ; mais il devait en arriver malheur au batelier d’Else.

Plein de colère, Hagene saisit promptement le fourreau de son épée et en tire la bonne lame ; il lui abat la tête et la jette à terre. Bientôt les Burgondes apprirent ce qui venait d’arriver.

Au moment où il frappa le batelier, la barque fut emportée par le courant, ce qui le dépita fortement. Avant qu’il parvint à la ramener, il sentit la fatigue. C’est qu’il employait toutes ses forces, l’homme du roi Gunther.

Il ramait à coups si précipités, que la forte rame se rompit dans ses mains. Il voulait arriver jusqu’aux guerriers qui se trouvaient sur le bord. Mais il n’y avait point d’autre rame ; il lia les débris en hâte, Avec une courroie de bouclier, qui était un cordon étroit. Descendant le courant, il mena la barque vers une forêt, où il trouva son maître sur le rivage. Maints vaillants hommes coururent à sa rencontre.

Les bons chevaliers l’accueillirent avec force salutations. Quand ils virent fumer dans la barque le sang sorti de la terrible blessure que Hagene avait faite au batelier, ils se mirent à l’interroger vivement.

Le roi Gunther, voyant couler le long du bateau le sang encore chaud, prit la parole : — « Dites-moi, sire Hagene, qu’est-il advenu du batelier ? Votre terrible force lui a, j’imagine, enlevé la vie. »

Il répondit par un mensonge : — « J’ai trouvé la barque près d’un saule sauvage, et ma main l’a détachée. Je n’ai vu ici aujourd’hui aucun batelier, et par mon fait nul n’a souffert aucun dommage. »

Gêrnôt, le prince burgonde, parla : — « Il me faudra en ce jour pleurer la mort d’amis bien-aimés, puisque nous n’avons pas les bateliers nécessaires pour nous conduire à l’autre bord. C’est pourquoi mon âme est inquiète. »

Hagene s’écria à haute voix : — Vous, varlets, déposez sur l’herbe les bagages. J’étais, si je ne m’abuse, le meilleur nautonnier qu’on pût trouver sur les bords du Rhin. Oui, je vous passerai dans le pays de Gelpfrât, j’en ai la conviction. »

Afin d’arriver plus vite à l’autre bord, ils poussèrent, à force de coups, les chevaux dans le fleuve ; ceux-ci nagèrent si bien, que l’eau n’en engloutit pas un seul ; mais quelques-uns dérivèrent par suite de la fatigue.

La barque était énorme, forte et très large. Elle transporta à l’autre bord en une fois cinq cents hommes et plus avec leur suite, les vivres et leurs armes. Maints bons chevaliers durent se mettre aux rames, en ce jour.

Ils portèrent dans le bateau leur or et leurs vêtements, puisqu’ils devaient faire la traversée. Hagene les dirigeait ; il conduisit ainsi à l’autre bord, dans le pays inconnu, maints beaux guerriers.

Il transporta à l’autre rive mille nobles chevaliers, ainsi que ses propres guerriers. Il y en avait même davantage. Il passa aussi les neuf mille varlets. De tout le jour, la main de l’audacieux héros de Troneje ne se reposa point.

Tandis qu’il les conduisait sains et saufs sur les ondes, il pensa, la bonne épée, à l’étrange prédiction que lui avaient faite les sauvages femmes des eaux. Peu s’en fallut qu’il n’en coûtât la vie au chapelain du roi.

Il alla trouver le prêtre près des objets sacrés. La main de celui-ci était appuyée sur les reliques ; mais cela ne pouvait le sauver. Quand Hagene le regarda, le pauvre serviteur de Dieu dut se trouver mal à l’aise.

D’un mouvement rapide, il le lança hors de la barque. Plusieurs s’écrièrent : « Arrêtez, seigneur, arrêtez. » Gîselher le jeune commença de s’irriter, mais Hagene n’écouta rien, qu’il n’eût exécuté son projet.

Gêrnôt, le prince burgonde, parla : — « Hagene, à quoi vous sert maintenant la mort du chapelain ? Si un autre avait agi de la sorte, vous en seriez affligé. Pour quelle faute avez-vous pris ce prêtre en haine ? »

Le prêtre nageait bien ; il se fût sauvé, si quelqu’un lui était venu en aide ; mais il n’en put être ainsi, car le fort Hagene (grande était sa colère) le repoussa au fond de l’eau : ce qui ne parut bon à personne.

Le pauvre chapelain voyant qu’il n’aurait nul secours, se dirigea vers l’autre rive ; mais son angoisse était grande. Quand il ne put plus nager, la main de Dieu le soutint et enfin il aborda vivant sur le sable de l’autre bord.

Il se releva, le pauvre prêtre, et secoua ses habits. Hagene reconnut à cela qu’il n’y avait pas à éviter le sort qu’avaient prédit les sauvages femmes des eaux. Il se dit : — « Tous ces guerriers doivent perdre la vie. »

Quand ils eurent déchargé la barque et emporté tout ce que les vaillants hommes des trois rois y avaient mis. Hagene la brisa en pièces qu’il jeta dans les flots. Les bons et valeureux guerriers s’en étonnèrent grandement.

« Pourquoi faites-vous cela, frère, dit Dancwart ; comment passerons-nous le fleuve, quand nous reviendrons chevauchant de chez les Hiunen vers les pays du Rhin ? » Hagene lui dit plus tard qu’ils n’y retourneraient plus.

Mais en ce moment le héros de Troneje répondit : — « Je le fais de crainte que nous n’ayons quelque lâche avec nous, qui voudrait s’enfuir poussé par la crainte. Celui-là trouvera dans le fleuve une mort honteuse. »

Quand le chapelain du roi vit Hagene briser le navire, il lui adressa de nouveau la parole de l’autre rive : — « Assassin sans loyauté, que vous ai-je fait pour que vous vouliez ainsi me noyer, moi, innocent de tout crime ? »

Hagene lui répondit : — « Laissons-là ces discours. Sur ma foi, il me peine fort que vous vous soyez aujourd’hui échappé de mes mains. Je le dis sans moquerie. » Le pauvre chapelain reprit : — « Certes, j’en remercie Dieu.

« Je vous crains peu, soyez-en sûr. Cheminez vers les Hiunen, moi je repasse le Rhin. Que Dieu ne vous permette plus de revoir le Rhin, voilà ce que je désire ardemment, car vous m’avez presque enlevé la vie. »

Ils emmenaient avec eux un homme du pays des Burgondes, un héros au bras vaillant. Son nom était Volkêr. Quelles que fussent ses dispositions, il parlait toujours avec éloquence. Tout ce que faisait Hagene recevait l’approbation de ce joueur de viole.

Leurs chevaux étaient prêts, leurs bêtes de somme chargées. Ils n’avaient encore éprouvé dans le voyage aucune contrariété qui les affligeât, si ce n’est l’accident du chapelain du roi ; celui-là dut s’en retourner à pied jusqu’au Rhin.