Les Nibelungen/28

La bibliothèque libre.
Anonyme
Traduction par Émile de Laveleye.
Librairie internationale, A. Lacroix, Verboekhoven et Cie (p. 256-261).

XXVIII COMMENT KRIEMHILT REÇUT HAGENE.

Quand les Burgondes arrivèrent dans le pays, le vieil Hildebrant, de Vérone, l’apprit et il dit à son maître qu’il en avait souci. Il le pria de bien recevoir les chevaliers adroits et vaillants.

Wolfhart l’agile fit amener les chevaux. Maints forts guerriers chevauchèrent avec Dietrîch dans la plaine, où ils voulaient saluer les étrangers. On avait dressé en cet endroit mainte belle tente.

Quand Hagene les vît s’avancer de loin, il dit très courtoisement à ses maîtres : — « Maintenant, guerriers rapides, descendez de vos coursiers, et allez à la rencontre de ceux qui veulent vous recevoir.

« Voici venir une troupe qui m’est bien connue. Ce sont les guerriers très agiles de l’Amelungen-lant. L’homme de Vérone les conduit ; ils portent l’âme très haute : ne dédaignez nul des hommages qu’on vous rendra. »

Descendus de cheval, maints chevaliers et varlets se tenaient à côté de Dietrîch, et c’était à bon droit. Ils s’avancèrent vers les étrangers jusqu’au lieu où ces héros s’étaient arrêtés, et saluèrent avec affabilité ceux du pays burgonde.

Vous désirez sans doute ouïr ce que le chef dit aux fils d’Uote, quand il les vit ainsi venir à sa rencontre. Ce voyage l’affligeait, et il s’imaginait que Ruedigêr le savait et le leur avait dit.

— « Soyez les bienvenus, seigneurs Gunther et Gîselher, Gêrnôt et Hagene, et vous aussi Volkêr et Dancwart le rapide. Ne savez-vous pas que Kriemhilt pleure encore toujours le héros du Nibelungen-lant ? »

— « Elle peut pleurer longtemps, dit alors Hagene, il y a mainte année qu’il est tombé frappé à mort. Elle doit chérir maintenant le roi des Hiunen. Siegfrid ne reviendra plus ; il y a longtemps qu’il est mis en terre. »

— « Laissons là maintenant les blessures de Siegfrid. Aussi longtemps que dame Kriemhilt vivra, de grands malheurs sont à craindre. » Ainsi parla Dietrîch, le seigneur de Vérone. « C’est pourquoi prenez garde à vous, soutien des Nibelungen. »

— « Comment me garderais-je ? dit le noble roi. Etzel nous a expédié des messagers, qu’aurais-je pu demander de plus, afin que nous chevauchions vers son pays. Et ma sœur Kriemhilt m’a aussi envoyé ses invitations. »

— « Je vous donnerai un conseil, dit Hagene : priez le seigneur Dietrîch et ses bons chevaliers de vous mieux expliquer quelles sont les intentions de dame Kriemhilt. »

Ils se mirent à parler entre eux, les trois puissants rois, Gunther, Gêrnôt et le sire Dietrîch : — « Maintenant, dites-nous, noble et bon chevalier de Vérone, comment vous avez connu les dispositions de la reine ? »

Le seigneur de Vérone parla : — « Que vous dirai-je ? J’entends chaque matin la femme d’Etzel pleurer, les sens perdus, et se plaindre au Dieu du ciel de la mort du fort Siegfrid. »

— « Maintenant nous ne pouvons éviter les dangers dont vous nous parlez, dit l’homme hardi ; Volkêr, le joueur de viole et moi nous irons à la cour, et nous verrons bien ce qui peut nous arriver chez les Hiunen, à nous, guerriers agiles. »

Les intrépides Burgondes chevauchèrent vers la cour. Ils s’avancèrent magnifiquement, suivant la coutume de leur pays. Maint brave guerrier parmi les Hiunen admirait la prestance et l’armure d’Hagene de Troneje.

Comme on faisait le récit — il circulait partout — qu’il avait tué Siegfrid du Nîderlant, le plus fort de tous les hommes, l’époux de Kriemhilt, on s’interrogeait beaucoup touchant Hagene.

Ce héros était bien fait, cela est certain, il était large d’épaules ; ses cheveux étaient mêlés d’une teinte grise ; ses jambes étaient longues, son visage effrayant, sa démarche imposante.

On installa les chefs burgondes dans leurs logements. La suite de Gunther fut éloignée d’eux : c’était un conseil de la reine, qui lui portait une violente haine. Il en résulta que plus tard on égorgea les serviteurs dans leur logis.

Dancwart, le frère de Hagene, était maréchal. Le roi lui recommanda instamment sa suite, afin qu’il en prit soin et qu’il lui donnât à profusion ce dont elle avait besoin. Le héros des Burgondes leur portait à tous un cœur dévoué.

Kriemhilt, la belle, alla, suivie de ses compagnes, recevoir les Nibelungen avec une âme fausse. Elle baisa Gîselher et le prit par la main. Voyant cela, Hagene de Troneje attacha plus fortement son casque.

— « Après de semblables salutations, dit Hagene, de rapides guerriers peuvent bien prendre souci : on salue différemment le roi et ses hommes-liges. Nous n’avons pas fait un heureux voyage, en nous rendant à cette fête. » — Elle dit : — « Soyez le bienvenu pour ceux qui vous voient volontiers. Moi je ne vous salue pas pour l’amitié que vous me portez. Dites-moi, que m’apportes-vous de Worms d’outre-Rhin, pour que vous soyez tellement le bienvenu pour moi ?

— « Que signifient ces paroles ? répondit Hagene ; est-ce que les guerriers doivent maintenant vous apporter des présents ? Je vous savais très riche, si j’ai bien compris ce qu’on m’a dit, et c’est pourquoi je n’ai pas apporté avec moi en ce pays de présents pour vous. »

— « Eh bien, maintenant vous m’en direz davantage. Le Trésor des Nibelungen, qu’en avez-vous fait ? Il m’appartenait, vous le savez très bien. Voilà ce que vous auriez dû m’apporter, ici, au pays d’Etzel. »

— « En vérité, madame Kriemhilt, il y a bien des jours que je n’ai visité le trésor des Nibelungen. Mes maîtres m’ordonnèrent de le couler dans le Rhin, et là il doit rester jusqu’aux derniers jours. »

La reine reprit : — « Je l’avais bien pensé ! Vous ne m’avez rien apporté en ce royaume, de tous ces biens qui étaient à moi et dont je disposais. Et à cause de cela, j’ai eu grande affliction et mainte sombre journée. »

— « Je vous apporte le diable, dit Hagene. Je suis assez chargé de mon bouclier, de ma cotte de mailles, de mon heaume brillant et de mon épée en ma main ; voilà pourquoi je ne vous apporte rien. »

— « Je ne parle pas de la sorte parce que je désire plus d’or. J’en ai tant à donner que je puis me passer de vos dons. Un meurtre et deux vols, commis à mes dépens, voilà ce dont moi, infortunée, je voudrais recevoir satisfaction. »

Alors la reine s’adressa à tous les guerriers : — « On ne portera aucune arme dans la salle. Vous, héros, vous me les remettrez. Je les ferai bien garder. » — « Par ma foi, dit Hagene, il n’en sera point ainsi.

« Non, douce fille de roi, je ne désire point cet honneur, que vous portiez au logis mon bouclier et les autres pièces de mon armure. Aussi vrai que vous êtes une reine, mon père ne m’apprit pas cela. Je veux être mon propre camérier ! »

— « Hélas ! ô douleur ! dit dame Kriemhilt, pourquoi mon frère et Hagene ne veulent-ils pas donner à garder leurs boucliers ? Ils sont prévenus. Si je savais qui l’a fait, je le vouerais à la mort. »

À ces mots, le seigneur Dietrîch répondit avec colère : — « C’est moi qui ai averti ces riches et nobles princes et l’audacieux Hagene, le guerrier burgonde. Mais, femme de l’enfer, vous ne m’en ferez pas porter la peine. »

La femme d’Etzel fut saisie de confusion. Elle craignait grandement Dietrîch. Elle le quitta aussitôt sans dire un mot ; mais elle lança sur ses ennemis des regards furieux.

En ce moment, deux guerriers se prirent par la main. L’un était le seigneur Dietrîch et l’autre Hagene. Le héros très magnanime parla courtoisement : — « Votre arrivée chez les Hiunen m’afflige véritablement,

« Parce que la reine vous a parlé de la sorte. » Hagene de Troneje répondit : — « Nous aviserons à tout cela. » Ils s’avancèrent chevauchant côte à côte, ces deux hommes vaillants. Ce que voyant, le roi Etzel se prit à interroger :

« Je voudrais bien savoir, dit le roi très puissant, quel est le chef que le sire Dietrîch a reçu là si amicalement. Il porte le cœur haut : quel que soit son père, il est certes un bon guerrier ! »

Un des fidèles de Kriemhilt répondit au roi : — « Il est né à Troneje. Son père se nomme Âldriân. Quelque gracieusement qu’il se comporte, c’est un homme terrible. Je vous ferai bientôt remarquer, que je ne vous ai pas menti. »

— « Comment connaitrais-je qu’il est si terrible ? » dit le roi : il ignorait encore tous les pièges cruels dans lesquels la reine entraîna depuis ses parents, au point qu’elle n’en laissa pas un s’en retourner de chez les Hiunen.

« Je connais bien Âldriân, car il fut mon homme-lige.

Il s’acquit ici, près de moi, gloire et grand honneur. Je le fis chevalier et lui donnai mon or. Comme il m’était fidèle, je lui devais être attaché ;

» C’est pourquoi je connais tout ce qui regarde Hagene. Deux beaux enfants étaient en otages chez moi, lui et Walter d’Espagne. Ici ils devinrent hommes. Je renvoyai Hagene en sa patrie. Walter s’enfuit avec Heltegunt. »

Il se remémorait ainsi des faits qui s’étaient passés autrefois. Il revoyait son ami de Troneje, qui dans sa jeunesse lui avait rendu de grands services. Bientôt, en sa vieillesse, Hagene lui tua maint ami très chéri.