Les Nibelungen/34

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Anonyme
Traduction par Émile de Laveleye.
Librairie internationale, A. Lacroix, Verboekhoven et Cie (p. 299-302).

XXXIV. COMMENT ILS JETÈRENT LES MORTS HORS DE LA SALLE

Après une telle fatigue, tous les chefs s’assirent, et Volkêr et Hagene sortirent de la salle. Ils s’appuyèrent sur leurs boucliers, ces hommes audacieux, et ils eurent ensemble un sérieux entretien.

Gîselher, la bonne épée du pays burgonde, parla : — « Nous ne pouvons pas encore, chers amis, nous livrer au repos. Il nous faut porter les morts hors de ce palais, car, je vous le dis en vérité, nous serons attaqués derechef.

« Il ne faut pas qu’ils restent plus longtemps sous nos pieds. Avant que les Hiunen parviennent à nous vaincre dans le combat, nous leur ferons encore maintes blessures, qui seront pour moi une grande consolation. Oui, s’écria Gîselher, j’en ai le ferme espoir. »

— « Je suis heureux d’avoir de semblables maîtres, dit Hagene ; le conseil que notre jeune seigneur nous donne aujourd’hui, est vraiment digne d’une vaillante épée. C’est pourquoi, Burgondes, vous pouvez en être très joyeux. »

Ils suivirent l’avis donné et portèrent hors de la porte sept mille corps, qu’ils jetèrent en bas et qui tombèrent à terre devant les degrés de la salle. Les lamentables cris de leurs parents se firent alors entendre.

Plusieurs d’entre eux avaient des blessures si légères, que bien soignés ils eussent pu guérir. Mais par suite de cette chute terrible, ils devaient succomber. Tous leurs amis en gémirent, car c’était pour eux une peine amère.

Le ménestrel Volkêr, ce héros intrépide, prit la parole : — « Maintenant je vois la vérité de ce que l’on m’a dit. Les Hiunen sont des lâches ; ils pleurent comme des femmes. Oh ! bien plutôt ils devraient soigner les blessés.

Un margrave, croyant qu’il parlait ainsi à bonne intention et voyant un de ses parents gisant dans le sang, le prit dans ses bras et voulut l’emporter. Mais le hardi joueur de viole retendit mort d’un coup de pique.

Les autres voyant cela, prirent aussitôt la fuite. Ils se mirent tous à maudire le ménestrel ; mais celui-ci brandit un javelot dur et acéré qu’un des Hiunen avait dirigé contre lui,

Et le lança au loin, au delà de la foule, jusqu’à l’extrémité du burg ; il indiqua ainsi aux hommes d’Etzel un endroit plus éloigné de la salle, où ils devaient s’arrêter. Tous craignaient sa force indomptable.

Plusieurs milliers d’hommes se tenaient devant le palais. Volkêr et Hagene se mirent à parler au roi Etzel et à lui dire toute leur pensée. Ils en eurent depuis des soucis ces bons et vaillants héros.

— « C’est une grande consolation pour les peuples, dit Hagene, de voir les chefs combattre toujours à leur tête. C’est ainsi que fait ici chacun de mes maîtres, qui fendent les casques et font ruisseler le sang le long de leurs épées.

Etzel était brave, et saisit son bouclier : — « Soyez prudent, dit dame Kriemhilt, offrez plutôt aux guerriers de l’or, plein votre bouclier ; car si Hagene vous atteint, vous êtes un homme mort.

Le roi était si brave qu’il ne voulait point reculer, ainsi que le font souvent de riches princes de nos jours. On dut l’entrainer de ce lieu, en saisissant les courroies de son bouclier. Hagene, le farouche, commença de le railler.

— « C’est à coup sûr une parenté éloignée qui unit Etzel à Siegfrid. Il aima Kriemhilt avant que jamais vous l’ayez vue. Pourquoi donc, ô roi sans courage, as-tu comploté contre moi ? »

La femme du noble roi entendit ce discours. La colère de Kriemhilt fut grande qu’on osât ainsi se moquer d’elle en présence des hommes d’Etzel, et elle reprit ses machinations contre les étrangers.

Elle dit : — « Celui qui tuera Hagene et qui m’apportera ici sa tête, recevra de l’or rouge plein le bouclier d’Etzel. Et je lui donnerai en outre pour récompense de bons burgs et des terres. »

— « Je ne sais pas pourquoi ils tardent tant, dit le ménestrel, jamais je ne vis guerriers se conduire si lâchement, quand on leur offrait une si grande récompense. Pour ce motif, jamais le roi ne doit leur rendre sa faveur. »

Etzel, le très puissant, était dans l’angoisse et dans l’affliction. Il pleurait amèrement ses parents et ses fidèles qui avaient été tués. Des guerriers très valeureux de maints pays se tenaient à ses côtés et pleuraient avec le roi sur ses grandes infortunes.

— « Je vois là-bas rester lâchement immobiles, maintes gens qui mangent honteusement le pain du roi et qui l’abandonnent maintenant dans cette rude extrémité. Honte à jamais sur eux ! »

Les meilleurs d’entre eux pensaient : — « Il nous dit la vérité. » Mais nul ne fut plus profondément blessé au cœur que Irinc, le héros du Tenelant. Et bientôt on en fit l’expérience.