Les Nouveaux Romans anglais

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Les Nouveaux Romans anglais
Revue des Deux Mondes3e période, tome 88 (p. 91-120).
LES
NOUVEAUX ROMANS
ANGLAIS

F. -C. Philips : As in a looking glass, 1886 ; The dean and his daughter, 1887 ; The strange adventures of Lucy Smith, 1887. — Mrs Forrester’s Society Novels. — Vernon Lee : Amour dure, 1887. — Hamilton Aïdé : Introduced to Society, 2 vol., Chapman and Hall ; Passages in the Life of a Lady, 3 vol. ; Hurst and Blackett. London, 1887. — Rider Haggard : King Solomon’s Mines, 1886 ; Allan Quatermain, vol., 1887 ; She, 2 vol., 1887 ; Jess, 1887. — Thomas Hardy : The Woodlanders, 2 vol., 1887 ; Macmillan. — M.-L. Woods : A village Tragedy, 1888. — Maxwell Gray : The Silence of dean Maitland, 2 vol., 1887.

Un trait caractéristique de ce moment-ci, c’est la surabondance, l’abus des traductions. A mesure que l’étude des langues, en se répandant davantage, semble les rendre moins utiles, elles se multiplient sous la plume d’interprètes pleins de zèle plutôt que de talent. Les femmes, empressées aujourd’hui à se tacher les doigts d’encre, adoptent avec une sorte de frénésie ce genre de besogne, n’hésitant pas, quand le meilleur fait défaut, à fouiller le médiocre, voire le mauvais. Nous ne savons si ces versions, très souvent imparfaites, contribuent à mettre le public au courant de la littérature anglaise, mais certainement elles ont pour premier effet de l’en dégoûter. On n’entend partout que ce cri : « Le roman baisse en Angleterre. Il a perdu ses anciennes qualités sans en acquérir de nouvelles. » Ne nous faisons pas trop vite l’écho de pareils bruits ; rappelons-nous que la critique signalait déjà ce prétendu déclin, cette dégénérescence, à l’heure où le talent si original et si puissant de George Eliot allait inaugurer la forme la plus élevée du réalisme. Il y a des temps d’arrêt durant lesquels la nature rassemble dans le silence toutes ses forces pour produire un esprit d’élite au milieu de la pénurie environnante. Peut-être la littérature romanesque, en Angleterre, traverse-t-elle simplement une période de transition. Quoi qu’il en soit, ceux qui ne la connaissent que par l’intermédiaire des traducteurs doivent s’en prendre d’abord de leurs désappointemens aux maladresses de ces mains téméraires qui mutilent sous prétexte d’adapter, ou qui croient s’acquitter suffisamment de leur tâche en rendant d’une façon presque littérale le sens d’un roman remarquable par la forme autant que par le fond. Imaginez tel de nos romanciers soumis à semblable épreuve, grâce aux bons soins de quelque femme du monde, naïvement persuadée qu’il suffit d’écrire un livre comme on écrit une lettre. Vous pourrez concevoir ainsi la triste surprise d’un Henry James en voyant les plus jolies de ses nouvelles paraître à l’étranger sans aucune des finesses de cette langue nerveuse et souple et savamment travaillée qui est sienne, ou encore un de ses longs romans si bien émondé qu’il ne reste rien des détails les plus intéressans au point de vue psychologique. De ce que des œuvres excellentes auront été défigurées de la sorte, il ne s’ensuit pas que nous ayons eu tort de les recommander ici à l’estime des délicats.

Les traducteurs sont devenus l’effroi de tous les romanciers qui se piquent d’apporter dans leur style un peu de soin, une note personnelle ; malheureusement, cette armée envahissante ne se laisse pas repousser ; quand on lui refuse un permis de chasse, elle braconne sans scrupule ni merci, et, après tout, l’Angleterre n’a pas le droit de se plaindre, ayant donné la première le mauvais exemple avec une audace que nous n’avons jamais égalée. Récemment encore, sur un théâtre de Londres, on dénaturait après beaucoup d’autres une pièce bien connue, signée d’un nom célèbre, sous prétexte que la wickedness, la méchanceté, — lisez sous ce voile hypocrite l’adultère de la femme, — ne peut être supportée. Tout autant qu’en France et peut-être davantage, on paraît ignorer chez nos voisins que la traduction, si elle est quelquefois impossible, est toujours un art difficile qui exige de rares qualités, non-seulement intellectuelles, mais morales, pour ainsi dire, car il faut au traducteur, en outre d’une probité scrupuleuse, une sympathie large, et cet amour du beau qui conduit à l’abstraction de toute personnalité, au désintéressement, au sacrifice. Il lui faut encore tous les dons de l’écrivain, sauf, bien entendu, le plus grand : l’imagination, laquelle deviendrait presque un danger si la copie trop personnelle devait s’écarter du modèle ; enfin, il lui faut le sens aiguisé de la critique qui permet de s’assimiler une forme littéraire, d’en démonter les rouages pour ainsi dire, d’en surprendre les secrets, de manière à faire passer le génie d’une langue dans une autre, comme par la transcription musicale on fait passer un chant, avec tous ses effets, de cet instrument-ci sur celui-là. C’est ce que paraît ignorer complètement le grand nombre des ouvriers ou négligens ou trop novices qui s’appliquent à ce genre spécial, genre ingrat, nous en convenons, parce que l’effort reste obscur et presque ignoré, ne profitant qu’au talent étranger qu’il met en lumière. L’unique souci des espèces d’agences créées depuis quelque temps est de satisfaire l’impatience du public, en lui livrant la traduction presque à l’heure où paraît le livre original. Cet empressement donne encore un désavantage aux traducteurs consciencieux, qui, fatalement, arrivent derniers dans le steeple-chase, ayant tenu à faire œuvre d’art plutôt que de commerce.

Combien faut-il que les romans de Dickens, de Thackeray ou d’Eliot aient de valeur profonde pour qu’en dépit des outrages qui leur ont été infligés, nous reconnaissions leurs beautés éclatantes ! Mais beaucoup d’œuvres très distinguées, d’ailleurs, ne possèdent pas la même force de résistance et encourent, sous le déguisement dont on les affuble, des mépris fort injustes. La question est donc celle-ci : sans nous préoccuper davantage du plus ou moins de fidélité des traductions et en laissant de côté les auteurs qui, comme Rhoda Broughton et Ouida, ont conquis en France leurs lettres de naturalisation, chercher les causes de la défaveur où semblent tombés chez nous, non pas tous les romans écrits en langue anglaise, puisque les productions américaines conservent une certaine vogue jusqu’à présent, mais le roman anglais proprement dit, celui qui se publie de notre côté de l’Atlantique.


I

Peut-être, réflexion faite, sommes-nous en partie responsables de cet amoindrissement. Comme le disait M. Forgues ici même, la transfusion du sang est une opération délicate, surtout lorsque les tempéramens diffèrent autant que peuvent différer notre tempérament et celui de nos voisins. D’un côté, il y a tendance invincible à juger tous les sujets, même esthétiques, au point de vue de la morale ; de l’autre, il y a un dédain de plus en plus marqué pour cette science vieillie, l’éthique, surtout quand il s’agit de l’appliquer aux questions littéraires. En Angleterre, le roman français est donc, presque sans distinction, proclamé wicked : les plus austères, ceux qui s’en tiennent aux ouvrages d’une pureté irréprochable, qu’ont signés Mrs Oliphant, miss Thackeray ou l’auteur de John Halifax, se garderaient bien d’y jeter les yeux ; ceux qui, convertis par Jane Eyre, ont accepté tacitement la recherche de la vérité psychologique avec ses bons et ses mauvais côtés, le lisent et reconnaissent volontiers sa supériorité au point de vue littéraire, mais en lui reprochant néanmoins d’enlaidir encore dans la fiction des choses déjà repoussantes dans la réalité, de traîner l’imagination du lecteur sur des détails qui la salissent. Leurs exigences sont celles de Baldwin en ses dialogues éloquents et subtils[1] ; ils veulent que quiconque entreprend de peindre un caractère humain, une émotion humaine, soit tenu de l’élargir, de l’idéaliser, pour répondre au besoin qu’a notre esprit d’éprouver un plaisir qui ne soit pas gâté, comme dans la vie, par l’intervention choquante des choses basses.

Une troisième catégorie de lecteurs (comment n’y en aurait-il pas de maintes sortes dans ce pays par excellence des circulating libraries, où l’un des besoins essentiels de l’existence est de dévorer gloutonnement ce qui s’imprime, sans grand souci parfois de la qualité), une troisième catégorie de lecteurs qui n’est pas, cela va sans dire, la moins nombreuse, se jette sur nos mauvais livres, quitte à les charger ensuite d’anathèmes, rappelant cette dame anglaise qui, après s’être amusée prodigieusement à Niniche ou à la Belle Hélène, disait aux témoins de sa gaîté : « Je n’ai pas compris ; je ne comprends que le français de Fénelon ou de Racine ; je ne comprends jamais le français des variétés. » C’est pour satisfaire à la fois cette pruderie et cette curiosité que s’écrivent les Society Novels, dont la fortune grandit de jour en jour et qui dérivent de notre roman de mœurs contemporaines. L’adultère est remplacé par le divorce, et ce sont généralement des veuves ou des jeunes filles qui s’y rendent coupables des fautes ou des folies imputées chez nous à la femme mariée ; voilà toute la différence, avec une autre qui n’est pas à leur avantage, c’est qu’ils n’exigent pour être goûtés ni grande culture ni grande réflexion. Les qualités qui se trouvent dans quelques-uns de nos romans naturalistes, l’observation serrée, la recherche scientifique, un certain pessimisme poignant, l’étude attentive de ce qui est humain, fût-ce du plus vilain côté de l’humanité, toutes ces choses qui, au point de vue de l’art du moins, peuvent servir d’excuse, n’existent ni chez M. Philips, ni chez Mrs Forrester, ni chez leurs pareils.

— Le roman n’est malheureusement, en Angleterre, qu’un passe-temps ; il se lit encore plus mal qu’il ne s’écrit, nous disait dernièrement un romancier anglais d’un tout autre ordre, en admirant le sérieux, les connaissances de toute espèce que suppose l’appréciation d’un récit philosophique, — tel que la Bête de M. Cherbuliez, par exemple.

Voilà l’explication du succès limité qu’a obtenu Miss Brown[2], si remarquable au point de vue psychologique, et du peu de bruit que font les petites nouvelles du même auteur. L’une d’elles, Amour dure, où une chronique italienne du XVIe siècle côtoie un cas de folie toute moderne, où la légende sanglante d’une sœur de Lucrèce Borgia et de Bianca Capello, Medea da Carpi, s’entremêle aux hallucinations d’un Polonais enthousiaste nourri de philosophie allemande, serait digne pourtant de prendre place parmi les récits semi-fantastiques à la suite de la Vénus d’Ille. Mais ces sortes de choses ne peuvent être un régal que pour les délicats. Sans contredit, le Doyen et sa fille[3] se laisse lire et surtout feuilleter beaucoup plus facilement. M. Philips n’a ni le secret d’émouvoir ni celui de faire penser ; il est clever, il est habile, brillant, il amuse ; on ne lui en demande pas davantage. Avouons à notre honte que le premier de ses romans, As in a looking glass, traduit simultanément en plusieurs langues, obtint presque autant de succès en France, en Allemagne et en Italie qu’en Angleterre, parmi les lecteurs d’une même sorte, cela va sans dire. Au reste, si les récits mondains de Ouida, notamment la Princesse Zourof, n’eussent pas suffi déjà pour avertir les mères de famille fidèles à un vieux préjugé, As in a looking glass eût prouvé une bonne fois que les romans anglais ne peuvent plus être mis indistinctement aujourd’hui entre les mains des demoiselles.

Rien de plus grossier, en somme, que le journal où cette demi-déclassée, Mrs Despard, contemple « comme dans une glace, » avec cynisme, sa jolie figure qui n’est plus de la première jeunesse, son esprit fort drôle et son âme assez noire. Cette aventurière, veuve de deux maris vivans, et qu’un pacte inavouable lie à un chevalier d’industrie de la pire espèce, bien qu’il ait été dans les gardes de la reine, ce mauvais sujet femelle, vole à une belle et honnête fille, par des calomnies indignes, son fiancé qui l’adore. Elle se fait épouser dans le seul dessein de devenir riche, après quoi elle voudrait nous attendrir sur l’amour tardif qui lui vient, on ne sait comment, pour ce troisième mari pris au piège et sur la nécessité où elle se trouve à la fin d’avaler une dose mortelle de chloral pour échapper aux tentatives de chantage de son ancien complice. Peu de vraisemblance, malgré des prétentions évidentes au réalisme, nulle délicatesse : à quoi bon ? C’est moderne, c’est vif, c’est hardi, c’est semé de slang et même d’argot. L’héroïne censée femme du monde, ou du moins encore tolérée dans le monde, qui fait sauter la banque à Monte-Carlo et qui va seule à l’Eden, connaît les marques de tous les vins comme un sommelier de restaurant, dit zut et flûte avec une désinvolture charmante. Sa conduite et ses propos nous confirment dans une opinion depuis longtemps formée, à savoir que, s’il n’y a pas de meilleure société au monde que la bonne société anglaise, sans distinction de caste, il n’y a rien de plus horrible que la mauvaise société du même pays, et qu’entre les deux groupes si tranchés, si hostiles, situés aux antipodes l’un de l’autre, on chercherait en vain ces mille nuances intermédiaires qui ailleurs existent et sont séparées même par des différences si peu saisissables que souvent elles se confondent. La galanterie mondaine, représentée par Mrs Despard, est froide, égoïste, calculatrice, étrangement positive. Lena tient aux bonnes choses de la vie, telles que l’argent, le plaisir, la toilette, l’indépendance, les dîners succulens arrosés de Champagne, la camaraderie libre et familière avec de beaux garçons. Très sensible aux avantages physiques, elle l’est également aux chèques que lui offrent ses amoureux vieux et jeunes, sans plus d’hésitation qu’elle n’apporte de scrupule à les accepter quand ses nombreux créanciers la talonnent. L’ennui, c’est qu’il faut partager avec le capitaine Fortinbras, émule élégant de Monsieur Alphonse. Malgré tout cela, le croiriez-vous ? Lena n’est pas précisément wicked, parce qu’elle a eu soin de divorcer avant d’écrire les lettres compromettantes qui la mettent à la merci de Fortinbras, et parce qu’elle fait ses coups (nous empruntons son langage) pour le bon motif, pour gagner un mari. Voilà les derniers compromis du cant, voilà le degré d’hypocrisie qui mérite un laisser-passer à la peinture du vice ; l’essentiel, c’est que l’adultère ne soit pas commis ; le reste est excusé sans peine dans les régions un peu fast auxquelles sont dédiés les romans de Philips : romans-réclames où se rencontrent les noms de tous les habilleurs de la rue de la Paix, où coule à flots le soda and brandy, où la quantité de foie gras, de sandwiches aux perdreaux et autres victuailles, absorbée entre les repas d’hôtel, donne l’idée de la capacité inouïe d’un estomac de coquette anglaise. Nous l’excusons, étant si prodigieusement agissante, d’avoir bon appétit ; nous comprenons moins qu’elle le souhaite en français d’antichambre à ceux de ses adorateurs qui s’en vont dîner. Elle devrait laisser ce bon appétit, le chasse-café, voire même le pistolet, nom trop technique du petit pain, à sa femme de chambre, si abondante en locutions parisiennes de l’ordre d’une espèce de type, d’un monsieur sérieux, etc.. Évidemment, Lena Despard s’imagine rivaliser d’esprit avec les fringantes petites femmes de Gyp ; mais, pour de bons juges, la ressemblance n’est que caricature. Cependant, tout cela n’est pas ennuyeux, quoique si vulgaire. Il y a de la verve, on ne peut le nier, un large courant d’animal spirits, beaucoup de vie, de mouvement et de naturel ; il y a surtout des silhouettes vraiment comiques d’insulaires en voyage qui ne peuvent être croquées avec ce luxe de détails piquans que par un compatriote cosmopolite. Du reste, nous ne voyons rien de bien relevé à singer l’accent des Anglais quand ils parlent français, des Français quand ils parlent anglais et des Américains quand ils parlent du nez ; mais l’imitation est parfois d’une bouffonnerie irrésistible.

Les caractères proprement dits sont peu variés, malgré la multitude des personnages, tous fort expressifs à la surface : c’est presque invariablement la même dame plus ou moins viveuse et qui sait ce qu’elle veut, le même amoureux large d’épaules et de robuste encolure, tantôt un peu stupide et vraiment trop facile à duper, comme Algy de As in a looking glass, tantôt paré, comme le Sabine de the Dean and his daughter, des dons et des connaissances de l’admirable Crichton en personne.

Le Doyen de son dernier livre est peut-être la figure la plus solidement construite et la plus curieuse en même temps que la plus révoltante qu’ait encore peinte M. Philips. Ce doyen n’est au commencement qu’un clergyman ivrogne (nous voilà bien loin du Vicaire de Wakefield), qui vit misérablement dans un presbytère avec sa jolie fille, absolument abandonnée à elle-même depuis qu’elle existe. Sir Henry Carew, son ancien camarade d’université, passe par là, s’éprend d’un caprice de libertin usé pour cette fleur sauvage, et obtient qu’un marché, conduit avec le plus parfait décorum, la lui livre en échange des fonctions de doyen, qu’il assure par son influence au vénérable père de miss Maude. Une rente assez forte accompagne cette haute dignité ecclésiastique, et voilà notre petite campagnarde mariée à un ambassadeur, devenue lady Carew, menant un train princier dans les grandes capitales, faisant partout sensation par ses diamans et sa beauté. Croyez-vous qu’elle se trouve heureuse dans ce luxe, au sortir d’un village où, vêtue de cotonnade, elle se nourrissait bien souvent, faute de meilleure chère, tandis que le ministre cuvait son vin, des œufs crus qu’elle allait voler au poulailler ? Non pas, car elle se sent vendue ; sa fierté se révolte à l’idée d’avoir été jetée par la cupidité de son père aux fantaisies de son mari ; père et mari, elle les hait tous les deux avec une énergie quelque peu déconcertante, même quand on a l’habitude du ton peu respectueux des héroïnes de miss Rhoda Broughton à l’égard de leurs proches. Mais que ne passerait-on pas aux héroïnes si franches, si spontanées, si séduisantes et souvent si malheureuses de miss Broughton ? Sans doute, elles n’ont pas la dignité des figures de miss Austen ou de miss Burney, mais elles n’ont pas non plus leur froideur ; naïvement passionnées, instinctivement généreuses, toujours sincères et jamais corrompues, elles nous charment à la façon de chaudes et sympathiques créatures vivantes, et nous leur pardonnons, comme à des enfans gâtés, de manquer de vénération. Il n’en est pas de même pour la fille du doyen, qui n’a rien de particulièrement attachant, si fâcheux que puisse être son lot en ce monde. Pourquoi n’est-elle pas allée parader à Constantinople avec son vieux mari ? Elle aurait échappé à la fascination de ce dangereux Sabine, qui, membre du club des voyageurs, a vu les montagnes Rocheuses, entendu le tonnerre des chutes du Zambèze, tué l’ours blanc au Spitzberg, parcouru toutes les parties du globe de ce pas allongé, silencieux qu’il a en commun avec les grands animaux de proie, de même que l’aisance de ses mouvemens est celle qui ne s’acquiert qu’à la salle d’armes. Impossible de résister à un pareil déploiement de muscles ; et cependant les deux ou trois heures que lady Carew a passées à bord de son yacht ont été fort innocemment employées, mais la femme de chambre qui la surveille n’en croit rien et télégraphie des accusations odieuses au mari absent. Un procès scandaleux s’ensuit, qui rappelle un peu l’affaire Colin Campbell. Vraiment il faut croire que, si les héroïnes de la fiction anglaise contemporaine n’ont plus rien de commun avec celles d’il y a cinquante ou même vingt-cinq ans, ce n’est pas entièrement la faute des peintres, imitateurs de l’école française, mais un peu aussi celle des modèles, à moins que la vivacité de certains portraits ne suffise à exercer une influence malsaine, ne suggère des exemples tentateurs… Toujours la même question : les mauvaises mœurs produisent-elles de mauvais romans ou les mauvais romans de mauvaises mœurs ? Nous croyons pour notre part que l’action est réciproque, et que les classes dirigeantes, comme on les nomme, sont responsables du mal tout autant que la littérature en vogue.

Heureusement, il reste en Angleterre une majorité qui ne se laisse pas diriger, qui tient aussi haut que jamais le drapeau du self respect, du self control, et qui peut encore fournir des caractères au véritable roman de mœurs. Le grand monde de convention, frivole d’un bout de la terre à l’autre, que nous montrent M. Philips et ses émules, n’est en réalité que le monde dit élégant, l’espèce de ramassis confus, tapageur et plus ou moins doré qui, pour les parvenus et dans la chronique des petits journaux, représente le high life aux yeux du snobbisme cosmopolite.

Mais revenons au procès Carew contre Carew avec l’athlétique Sabine comme co-respondent en cette affaire de criminal conversation. La justice anglaise l’expédie sommairement, et le divorce est prononcé contre lady Carew. Elle a du moins la satisfaction d’entendre traiter son père comme il le mérite par un éloquent avocat. Décidément le doyen, en expliquant la Bible à sa fille, a trop négligé de lui faire remarquer l’impérieuse nécessité du manteau jeté par les fils de Noé sur l’ivrognerie de leur père. Encore Cham se borna-t-il à rire, son émule féminin dénonce, commente et insiste si bien que l’horreur qu’elle cherche à nous inspirer pour un père indigne rejaillit sur elle-même. Avoir fait raconter une telle histoire par l’héroïne, c’est en vérité le comble du mauvais goût. Injustement répudiée, lady Carew, en guise de dédommagement, se trouve libre avec une grosse pension ; aussitôt que les convenances le permettront, quand le bruit suscité autour de ce faux adultère se sera éteint, elle pourra épouser Sabine, qui va faire un tour en yacht pour remplir cet intervalle.

De son côté, la divorcée s’enferme, — non pas au couvent, il n’est pas de couvent pour les filles de doyens, — mais dans un coquet entresol de la rue Royale, à Paris. Et quand nous disons qu’elle s’enferme, la métaphore est hardie, — car sa vie se passe à courir les magasins, les théâtres, en compagnie d’une amie complaisante, dont le rôle dans tout ce récit est fort douteux, Mrs Fortescue, veuve très consolée, très indépendante, grande mangeuse, elle aussi, de foie gras et de sandwiches aux crevettes, grande buveuse de Champagne, éprise, comme il convient, de toutes les jouissances positives qui ne vont pas jusqu’à la wickedness. C’est dans la douce retraite qu’elle s’est choisie que lady Carew apprend la perte de ce funeste yacht qui lui a toujours porté malheur. Sabine ne reviendra pas. Elle est au désespoir ; mais ne croyez pas que ce désespoir dure plus que de raison chez une personne sensée, résolue à tirer de l’existence le meilleur parti possible. Cependant la poursuite d’un certain prince Balanikof, aussi grand de taille et aussi large d’épaules que feu Sabine, mais avec une figure kalmouke, lui fait fuir Paris, car ce Russe, qui offre son cœur avec trois cent mille livres de rente, a déjà une femme quelque part ; d’ailleurs le tsar ne lui permettrait en aucun cas d’épouser la fille d’un membre du clergé protestant, fût-il dean.

Le soin de sa vertu, joint à l’embarras de sa fausse position, force lady Carew à une vie de juif errant, jusqu’au moment où la nostalgie du home vient la prendre à l’étranger. Elle rentre en Angleterre, sous un nom d’emprunt qui défie les curiosités, et demande à la province un peu de repos et de considération. Pour obtenir cela, jusqu’où ne va-t-elle pas en fait de sacrifices au cant ! Elle porte des robes d’une élégance sévère, ne se permet que peu de bijoux et refuse les danses tournantes. Sa modestie, sa beauté, séduisent un clergyman de bonne mine, le révérend Sébastien Meadowswelt, qui l’épouserait volontiers, si l’aveu tardif du divorce ne le faisait reculer devant ce qu’il croit être une transgression grave aux lois religieuses. Notre fausse veuve est donc encore contrainte à changer de résidence et de nom ; nous la voyons, en ses successives métamorphoses, chercher par tout le royaume un mari quelconque qui la fuit toujours au dernier moment. Cette chasse sert de prétexte à des aperçus assez amusans de la vie de province. Peut-être le capitaine Maltby consentirait-il à se brouiller avec sa famille et à quitter son régiment pour l’amour d’elle ; mais la prétendue Mrs Gascoigne (c’est son nom du moment) n’accepte pas ce sacrifice ; elle serait bien près de mettre le grappin sur lord Aswhell, un digne jeune homme qui s’applique à fermer les yeux, si son mari n’apparaissait fort mal à propos pour tout ébruiter. En vérité, il faut plaindre cette pauvre créature, qui ne souhaite que de vivre sagement, confortablement, et qui revient toujours bredouille d’aventures si près de réussir ! Son courage faiblirait s’il n’était soutenu par quelques petites fugues à Monte-Carlo et à Trouville, où elle retrouve Mrs Fortescue, le Casino avec ses bals et ses « petits chevaux, » les menus délicats et un peu de flirtation. Tout cela vaut mieux, elle finit par le comprendre, que le board dans le Lincolnshire, chez un curé de campagne, qui lui fait manger des dîners froids le dimanche, pour laisser les servantes aller à l’église. Aussi cédera-t-elle, vers la dernière page, aux conseils de son bon sens, qui se trouvent d’accord avec ceux de Mrs Fortescue, en acceptant les offres du fidèle et patient Balanikof. Les roubles russes vont lui permettre de refuser les guinées de son mari. Pour le coup, la voici décidément wicked, que ce soit de gré ou de force ; le rideau tombe sur cette chute imprévue. Nous n’aurons plus à noter qu’un trait, mais bien brutal, bien caractéristique, un trait de caricature cruelle à la Hogarth. L’ignoble dean a demandé de l’argent à sa fille ; elle se donne le plaisir de lui envoyer une somme fournie par Balanikof et de lui en dire la provenance. Et le volume finit par la lettre du doyen, chef-d’œuvre de cynisme, dans laquelle il bénit sa chère enfant, en la félicitant de ce qu’il feint de prendre pour une union morganatique, justifiable devant l’église.

Peut-être trouverait-on difficilement dans les romans français rien de plus violemment réaliste, quoique the Dean and his daughter passe, aux yeux de bien des gens, pour une attaque dirigée contre le divorce ou pour un plaidoyer attendri en faveur de la femme divorcée. Les coups sont rudes, sans doute, mais enfin ils sont portés pour la bonne cause. Quant aux fautes contre le goût, celles-là ne comptent pas apparemment, sinon nul ne lirait M. Philips, dont les ouvrages atteignent, au contraire, un nombre considérable d’éditions.

Mrs Forrester a, elle aussi, et depuis plus longtemps, beaucoup de succès. A peine Viva, Once Ayain, Omnia vanitas, My Lord and My Lady, etc., méritent-ils d’être cités comme œuvres d’art ; mais, s’il est vrai que le roman soit toujours, dans une certaine mesure, le reflet des mœurs, nous ne pouvons nous empêcher de remarquer que les mœurs des hautes classes, dont cette plume frivole se plaît à retracer les intrigues, ne valent pas mieux que les nôtres. Il y a cependant quelques petites différences : chez nous l’ivrognerie compte pour une moins large part dans les vices des hommes du monde ; les femmes ont moins souvent l’occasion de dire sans façon quand ils leur manquent de respect : Are you drunk ? Puis, les mariages d’argent sont, en France, généralement poursuivis par l’homme ; en Angleterre, ce genre d’ambition existe surtout du côté féminin. Notons, en passant, que la jeune fille n’arrête plus, comme autrefois, le flirt au seuil de l’hyménée, la beauté reçoit souvent plus d’hommages après le mariage qu’auparavant ; on ne peut nier que ce ne soit là un mauvais emprunt fait à la France ; en revanche, la France n’a pas encore emprunté à l’Angleterre la signification très élastique donnée au mot d’ami. L’Anglaise mariée n’a jamais d’amant, c’est entendu ; la plus odieuse des coquettes de Mrs Forrester désole son excellent mari au point que, n’y tenant plus, celui-ci se fait écraser sous ses yeux par un train de chemin de fer ; pourtant elle n’a pas encore peut-être manqué à la lettre de ses devoirs ; mais si le lover est défendu à l’Anglaise mariée, elle reste libre d’avoir autant de friends qu’il lui convient, et voici comment Duke Vereker est l’ami de Mrs Beauclerc. Cette angélique créature, fort malheureuse en ménage, l’a dégoûté des liaisons passagères et arrêté sur la pente des pires folies. Elle exerce sur lui une domination absolue, il passe sa vie à ses pieds, il aime tout ce qui lui appartient, jusqu’à son fils qu’il soigne, dans les maladies de l’enfance, si tendrement, que ceux qui ne le connaissent pas admirent ce jeune père ; grâce à lui, grâce à ses invitations, à ses présens, elle a une existence de plaisirs et de luxe ; le mari trouve cela fort bon ; il chasse, il voyage, il s’amuse aux frais de l’ami de sa femme ; il peut se figurer qu’il a des châteaux, un yacht, une écurie en toute propriété. Un jour que Mrs Beauclerc se plaint de n’avoir pas d’argent pour faire marcher la maison, cet époux complaisant lui répond avec simplicité : « Adressez-vous à Duke. » Il est vrai que ce conseil honteux allume l’indignation de la vertueuse Angey, qui, pour en finir, prête les mains au mariage de son platonique adorateur. Le cœur lui saigne : il l’a tant aimée d’amour, tandis qu’elle l’aimait d’amitié ! C’en est fait de son empire, mais il le faut… Duke s’attachera, avec la fidélité de terre-neuve qui lui est propre, à une jeune fille qui ne sera pas jalouse de son amie, et celle-ci donnera en soupirant sa bénédiction aux fiancés, après avoir déjoué toutes les entreprises plus ou moins perfides de son mari contre ce dénoûment qui leur enlève la poule aux œufs d’or. — Angey est folle de n’avoir pas gardé cet ami sans pareil ! Que va-t-il devenir maintenant, lui, le prodigue, le débauché, le joueur ? — voilà ce que pense le capitaine Beauclerc. Ce joli personnage appartient à l’armée, comme le Fortinbras de Philips. Espérons que les Society novels calomnient MM. les officiers de cavalerie. Ce qu’il y a de curieux, c’est la tranquillité avec laquelle Mrs Forrester expose le cas de ce ménage à trois. Elle répond de l’innocence d’Angey : à merveille ; mais sans tenir aux documens, aux preuves palpables avec la même rigueur que nos naturalistes, on voudrait cependant n’être pas forcé de croire aux salamandres qui vivent dans la flamme et ne s’y brûlent pas. Que le monde, toujours méchant, toujours jaloux, dise beaucoup de mal de Mrs Beauclerc, nous nous en étonnons moins que l’auteur, qui paraît manquer à la fois de logique et de sens moral.

Il serait fort injuste de ranger les Society novels, sans exception, dans la catégorie des livres légers dont nous venons de donner l’aperçu rapide. Quelques écrivains tirent de ces mêmes sujets un tout autre parti, utilisent ces mêmes élémens avec une tout autre compétence, un tout autre art et une intention évidente de ne, "point pactiser avec le mal, mais de le dénoncer, au contraire, au mépris des honnêtes gens. Tel est M. Hamilton Aïdé. Faire aux lecteurs de la Revue l’éloge de cet élégant romancier, serait superflu, croyons-nous ; ils n’ont pas oublié le récit d’un si vif intérêt[4] qui leur montra naguère le type curieux du grand seigneur socialiste et quelque peu bohème, débutant par une mésalliance dans le rôle de réformateur où ses aspirations généreuses, mais flottantes, ne le conduiront qu’à des échecs lamentables. Cette fois, M. Aïdé continue ses études sur la société aristocratique de son pays en y introduisant la plus aimable des barbares, une jeune héritière australienne, avide de juger par elle-même des cercles brillans du vieux monde dont les romans lui ont parlé.

Présentée dans le monde commence d’une façon vive et nouvelle. Cette richissime miss Johnstone a publié, sous le voile de l’initiale, par l’intermédiaire des journaux, qu’elle est disposée à donner le tiers de son énorme revenu, solidement fondé sur une florissante maison de commerce et sur des fermes considérables, à la famille haut placée en Angleterre qui voudra bien l’accueillir sous son toit et la faire pénétrer dans un milieu où l’on n’entre d’ordinaire que par droit de naissance. Or cette somme ronde, spontanément offerte, arrangerait fort bien les affaires de sir Norman Davenport, un beau de cinquante-six ans, dont la fortune a reçu de fortes brèches, et qui paie de plus en plus cher, à mesure qu’il avance en âge, les plaisirs dont il ne peut se passer. Le pire, c’est qu’il n’est pas dans sa maison le seul prodigue. Lorsqu’il escorte, par exemple, de jolies femmes à l’Alhambra, son fils Roger vient occuper la loge voisine en non moins galante compagnie : « Le diable emporte ce garçon, après toutes ses belles promesses ! » pense-t-il, sans trop oser, et pour cause, faire de la morale. Très certainement, les folies du jeune homme, ajoutées aux extravagances du vieillard, conduiraient les Davenport à une ruine complète, si la Providence n’y mettait bon ordre. Nous entendons par Providence l’étrange annonce insérée dans les journaux, et à laquelle on répond si bien que, références prises des deux côtés, lady Davenport, tout incapable qu’elle soit d’ordinaire, dans sa droiture, de se plier aux circonstances, consent à chaperonner une demoiselle de Melbourne, qui, du reste, ne se montrera vulgaire que dans sa toilette. Depuis longtemps, le château de Davenport est à peu près fermé ; il va se rouvrir brillamment pour le retour d’une prétendue parente, — les Davenport ont déniché des cousins imaginaires du nom de Johnstone, — et comme les chasses, les dîners, les fêtes de toute sorte auxquels on convie le voisinage sont superbes, ce voisinage, qui ne demande qu’à s’amuser, ne se montre ni trop incrédule ni trop soupçonneux. C’est le groupe des châtelains d’alentour et des invités, venus de différens côtés, qui représente dans cette jolie esquisse le grand monde anglais ; les expériences à Londres ne sont que très sommairement indiquées, mais le peu que nous voyons suffit à prouver que certains scandales de l’époque du prince de Galles, régent, se renouvellent d’aventure aujourd’hui. Le vol de diamans, qui rappelle beaucoup, par parenthèse, un épisode des Rois en exil, n’est pas inventé, comme on pourrait le croire.

Quel ménage que celui de sir Norman et de lady Davenport ! Ils vivent complètement séparés de fait, mais en sauvant les apparences. On dit partout que l’extrême froideur de la femme a rebuté le mari ; on ne songe pas à demander par quels moyens le mari a d’abord éloigné de lui sa femme. Sir Norman se ressent d’avoir été dans la diplomatie ; il lui reste une culture superficielle qui l’aide à parler de tout agréablement en plusieurs langues ; une sorte de sentimentalité que l’on chercherait en vain chez son fils, plus résolu et plus intelligent, lui a permis d’en imposer aux femmes et à lui-même. Il fait encore la cour avec conviction. Ses amis, du reste, le croient incapable de manquer à l’honneur ; mais ses créanciers et la pauvre lady Davenport sont d’un avis différent. La conduite de cette dernière envers lui ressemble à celle d’une gouvernante à la fois douce et glaciale envers le garnement confié à ses soins ; il ne la consulte jamais avant que la nécessité ne le force de faire appel à la bourse qu’elle tient d’une main ferme. Pour lui, elle représente en quelque sorte la conscience, une conscience qu’il évite le plus possible d’affronter, ayant depuis longtemps habitué la sienne à se taire. Elle est noblement sculptée, cette figure de grande dame malheureuse et sans reproche, revêtue de l’armure du silence, ce suprême refuge de la dignité chez l’Anglaise. Sa pupille improvisée s’attache à elle, en dépit de l’apparente froideur qui éloignerait une personne moins sagace. Malgré son inexpérience, Catherine Johnstone pénètre assez vite la pénible situation de l’épouse et de la mère, qui d’avance a cru devoir l’avertir discrètement des dangers qui l’attendent. Sir Norman n’a qu’un goût médiocre pour les honnêtes filles, mais Roger Davenport ne redouterait pas d’en épouser une, pourvu qu’elle fût très riche, et ce drôle est assez séduisant pour que la plus sage se laisse prendre à son prestige.

Et Catherine subit le prestige, en effet, mais sans s’y abandonner. Le combat de cette innocence, qui n’est pas l’ignorance des niaises, contre les manèges et les roueries d’une corruption profonde, nous semble des plus intéressans. La jeune « barbare » s’avance dans les régions inconnues qu’elle a voulu explorer avec la prudence d’un trappeur à travers les forêts. Aucun conseil mondain ne l’inspire, elle ne se laisse aveugler par aucune considération. Bien avant l’infâme tentative de vol qui lui donne l’entière mesure du caractère de Roger, elle a démêlé les vices de ce jeune homme, qui pourtant lui plaît ou plutôt l’éblouit. Elle paie en cachette une partie de ses dettes pour lui laisser une chance de se relever ; elle reçoit le dernier soupir de la femme qu’il a perdue, cette charmante et frivole Mrs Courtlandt, dont elle couvre les défaillances du manteau de sa robuste honnêteté ; elle se montre hardie et généreuse jusqu’au bout, tout en gardant adroitement son cœur et sa dot contre les entreprises des ambitieux. Il ne tiendrait qu’à elle d’être duchesse ; la riche proie que leur jette l’Australie n’est pas sans tenter une nuée déjeunes élégans, joueurs et viveurs dont les allures sentent le club et le turf, tout en gardant quelque chose de cette distinction tenace qui résulte de l’hérédité, de l’habitude, et qui résiste même à l’abaissement du caractère. La rustique Catherine Johnstone serait quelquefois bien près de s’y tromper, mais son bon sens imperturbable la sauve. Elle n’est pas très jolie, et elle le sait ; le vernis du monde lui manque, elle le sent mieux encore ; comment se ferait-elle illusion sur les mobiles de ces beaux messieurs munis de parchemins authentiques ? C’est un plaisir que de voir cette brave fille seule, entièrement livrée à elle-même, se défendre si bien et avec une telle aisance ; néanmoins, on ne respire que lorsque son choix s’est posé, après quelques vertiges passagers, sur un homme digne de la comprendre. Il n’est plus jeune, la quarantaine a sonné pour lui, et il remplit dans la maison les modestes fonctions de précepteur. Sa tâche ingrate est de lutter contre l’affectation esthétique du ridicule Malcolm, le plus jeune des Davenport ; mais, tout réservé qu’il soit par situation et par humeur, il mérite que miss Johnstone le remarque, qu’elle s’attache à lui, qu’elle finisse par s’offrir. Naturellement, il fera autant de difficultés pour accepter les millions d’Australie que les autres ont mis de cynisme à les poursuivre. Il est pourtant amoureux tout de bon, et il le prouvera en se dévouant corps et âme à l’aimable excentrique dont il a d’abord refusé la main, une main trop pleine d’or, qu’il accepte malgré tout, avant la dernière ligne du second volume, cela va sans dire. Catherine sera heureuse par le cœur, comme elle mérite de l’être ; elle n’éprouvera pas le besoin de prolonger ou de renouveler son épreuve d’acclimatation dans le grand monde, quoiqu’elle y ait gardé, en somme, quelques amis dignes d’elle.

Le cachet de ce roman, c’est qu’une parfaite connaissance de la société que l’auteur met en scène s’y joint à une complète indépendance d’opinion. Roger Davenport, qui menace de devenir croupier si l’on ne paie pas ses dettes et qui dérobe l’écrin de sa mère, sir Norman, qui a devancé son fils et remplacé déjà par des pierres fausses ces diamans, que la loi d’un héritage par substitution empêche de vendre, sont heureusement des types exceptionnels dans tous les pays ; on rencontrerait plus aisément l’impertinence de lady Retford, les façons de joueuse de la duchesse de Deal, le parfum d’écurie qu’exhale la bonne humeur de lord Mountjoy, les grimaces efféminées et prétentieuses de l’esthète Malcolm, la stupidité de lord Rassencourt, le mauvais ton d’un capitaine Thane, les faiblesses d’une Mrs Courtlandt, le papillon qui se brûle à la flamme et qui en meurt.

La société anglaise des hautes sphères où il nous transporte peut reprocher à M. Aidé de ne l’avoir pas ménagée ; mais si les Mrs Courtlandt et les Roger Davenport du jour sont en droit de lui en vouloir, il a pour lui les Imogène Craven et les John Darville d’autrefois, ayant écrit depuis sur la vie d’une dame en 1814, 1815, 1816[5], un roman qui pourrait bien n’être qu’une biographie d’aïeule : du moins le charme particulier aux miniatures anciennes, aux bouquets desséchés, aux lettres d’amour jaunies sous la pâle faveur qui les retient dans un tiroir à l’ambre, s’exhale de l’histoire un peu longue de cette admirable Anglaise du meilleur temps. Les douairières pardonneront à M. Aidé tous ses péchés contre leurs petites-filles. Celles-ci réclament un ragoût plus pimenté que la peinture de l’existence irréprochable d’une beauté en robe à taille courte et en cothurnes, tendre et résignée, habile à jouer de la harpe. Elles ne haïssent pas ce qui leur secoue les nerfs violemment, et lisent, de préférence aux Passages de la vie d’une dame sous George III, Dynamite[6], ou les Aventures étranges de Lucy Smith[7]. Dans ce dernier roman, qui nous montre comment une jeune institutrice sans place s’y prit pour vendre ses rêves et pour rompre ensuite un contrat incommode, M. Philips, toujours « dans le mouvement, » a fait un adroit mélange de plusieurs choses en vogue : le magnétisme, la science occulte et les scandales de Londres, sous forme de roman sensationnel. Le réveil du gros roman à sensation n’a pas contribué médiocrement, depuis quelques années, à l’abaissement du genre de littérature qui nous occupe. Les terribles inventions de Hugh Conway éclipsèrent tout à coup celles de miss Braddon et de Wilkie Collins, dont on était quelque peu revenu ; elles firent leur chemin à la fois en Angleterre et sur le continent. N’a-t-on pas dévoré en France le Secret de la neige, vivant ou mort, Affaire de famille, etc. ? Ce qui, joint à la perversion du Society novel, semblerait indiquer, en somme, que les deux pays exercent l’un sur l’autre, au point de vue des mœurs et du goût, une assez mauvaise influence.


II

Un autre romancier connu à l’étranger presque autant que chez lui, c’est M. Rider Haggard, dont le premier ouvrage, King Solomon’s Mines, obtint un succès dangereux pour son auteur ; il faut attribuer, en effet, aux éloges démesurés de la presse la fécondité prodigieuse qui lui fît produire en deux ans cinq ou six volumes, parmi lesquels Jess est seul digne de remarque.

Nous reconnaissons du reste que Jess et les Mines de Salomon suffiraient à établir la réputation de M. Rider Haggard, pourvu qu’elle ne fût pas surfaite. C’est l’excès de l’admiration qui- impose forcément quelque sévérité à la critique. Certes, ce livre à demi sérieux, à demi fantastique, les Mines de Salomon, est amusant d’un bout à l’autre ; le sujet en est bien charpenté, habilement conduit, les nombreux personnages vivent et nous attachent. Voilà beaucoup de mérites ; mais si l’on vante trop haut le génie inventif, la parfaite originalité de M. Rider Haggard, nous cesserons d’être d’accord avec la masse de ses lecteurs. Cette expédition merveilleuse dans le Kakuanaland nous semble participer à la fois de Monte-Cristo et des Voyages extraordinaires de Verne, le tout fort joliment accommodé avec assaisonnement de péripéties étranges et de paysages inédits. Avant tout, ils sont sympathiques, les trois aventuriers partis ensemble de Durban : Allan Quatermain, vieux chasseur d’éléphans ; le parfait gentleman, sir Henry Curtis, et le capitaine Good, de l’armée navale. Leur but est de rechercher un voyageur disparu ; ils ne le rencontreront qu’à la fin, après avoir découvert, au risque de leur vie, dans une partie de l’Afrique inaccessible jusque-là aux hommes blancs, le fameux trésor de Salomon, gardé par des montagnes couvertes de neige, les mamelles géantes de la reine de Saba, que précèdent cent trente milles de désert. Les ruines d’une cité qui ne serait autre qu’Ophir gisent à peu de distance ; il ne faut donc pas s’étonner de la beauté d’une route qui, à demi disparue sous les sables et les matières refroidies d’antiques éruptions de lave, apparaît tout à coup aussi belle que celle du Saint-Gothard, avec laquelle les ingénieurs modernes lui trouveraient de grandes ressemblances. Mais, avant d’arriver à cette route, les trois intrépides compagnons sont souvent bien près de périr de faim, de soif et de froid. On les suit avec un mélange d’enthousiasme et d’angoisse au milieu des horreurs de leur odyssée. Un indigène de haute mine, qui n’est autre, malgré son long exil parmi les Zoulous, que le roi légitime de Kakuanaland, un roi dépossédé dès son enfance, s’est joint à eux et leur sera d’un grand secours. Tous cependant périraient dès leur arrivée au milieu de populations féroces, qui sacrifient sans pitié les étrangers, s’ils ne réussissaient à passer pour des magiciens invulnérables, grâce à l’effet des armes à feu et autres sorcelleries très naturelles, grâce aussi à la vénération qu’inspirent le monocle et le faux râtelier de Good, surpris au moment même où il faisait sa toilette, à demi rasé, les jambes nues et sans autre vêtement qu’une chemise de flanelle. L’obligation où il se trouve de garder cette apparence burlesque pour être fidèle à son rôle une fois adopté n’est pas le moindre élément de gaîté du récit ; jamais on n’a autant parlé de trousers en Angleterre ; le temps où ils étaient des inexpressibles semble passé, la pruderie britannique est venue à composition. Sans le pantalon de Good, nous aurions du reste trop de tragédie, les tableaux sanglans de sacrifices humains alternant sans trêve avec des combats, qui, n’étaient les fusils des trois aventuriers, nous reporteraient à l’Iliade. Finalement, Ignosi, le prince exilé, remonte sur le trône de ses pères et invite ses amis anglais à puiser dans les richesses de cette caverne d’Aladdin, la chambre du trésor de Salomon. Une sorcière, peut-être contemporaine de ce grand roi, l’effroyable Gagool, les introduit au plus profond de « l’empire de la Mort, » dont elle seule connaît les issues mystérieuses ; puis, par une noire perfidie, les y laisse enfermés au milieu des monceaux de diamans et de monnaie d’or frappée de caractères hébraïques. Cet épisode est le point culminant de l’émotion ; mais, qu’on se rassure, il y a quelque part un chemin souterrain, et nos aventuriers, trop heureux de sortir sains et saufs, regagnent finalement la libre Angleterre. Seul Quatermain, en sa qualité de trafiquant, s’est chargé, en cette conjoncture extrême, de cinq ou six pierres qui représentent une fortune.

Malgré ses enfantillages que l’on n’a pas le temps d’apercevoir, tant l’intérêt se soutient, en grandissant toujours, ce récit d’aventures est l’un des meilleurs que nous ayons lus. Malheureusement, l’auteur voulut donner une suite à son chef-d’œuvre. Or, chacun sait que les suites sont presque toujours des tentatives manquées. Allan Quatermain a le tort d’être en deux volumes, avec beaucoup de remplissage, et de nous faire toucher du doigt, en les répétant à satiété, les procédés assez vulgaires auxquels une fois nous nous étions laissé prendre. Tout d’abord, on n’est pas fâché de se retrouver en face du même trio de personnages, victorieux des maléfices de Gagool, et rentrés dans un home où ils s’ennuient. Le démon des voyages leur parle de nouveau à l’oreille ; ils retournent au pays des Cafres pour une expédition plus difficile encore. De l’île de Lamu au nord de Zanzibar, les explorateurs se rendent au mont Kenia et ensuite au mont Lakakisera, à la découverte d’une race blanche qui habite plus loin des territoires inconnus. Nous ne faisons aucune difficulté pour les accompagner jusqu’au dernier point navigable de la rivière Tana, où nous assistans à un combat inégal et d’autant plus intéressant entre les braves gens de la mission écossaise, chez lesquels on reçoit une hospitalité aussi cordiale que dans les vrais Highlands, et une bande nombreuse de Masai sanguinaires qui ont enlevé la petite-fille du clergyman ; mais là s’arrête notre plaisir. Nous n’aimons guère le voyage involontaire qui suit, sur la rivière souterraine où flamboie dans l’obscurité une colonne de feu à chapiteau en forme de rose. Ce Styx africain conduit les voyageurs en pleine féerie, au milieu des chimériques habitans du Zu-Vendi, gouvernés par deux reines jumelles, l’une blonde et belle comme le jour, l’autre brune et belle comme la nuit, sauvagesses de keepsake, qui deviennent toutes les deux amoureuses du brave capitaine Cartis, lequel, après maintes tribulations, finit par épouser celle qui ressemble le plus à une Anglaise, et par devenir roi de cette région du centre de l’Afrique, où il introduira la Bible et élèvera en gentleman un fils qui nous donnera peut-être un jour (il n’y a pas de raison pour que cela finisse) une suite à la suite des Mines de Salomon. Ce qui nous a rendu peut-être dur à l’excès pour Allan Qualermain, c’est l’inconvenance du rôle attribué dans ses pages au Français de la troupe, un certain Alphonse, cuisinier de son état, ridicule, avec sa petite taille et ses grosses moustaches, vantard, hâbleur et poltron au demeurant. On voudrait en vain nous faire croire que cette caricature lourdement crayonnée, sans verve et sans esprit, doit servir de pendant à celles des jeunes misses dont les longues dents et les pieds invraisemblables défraient depuis des siècles les plaisanteries gauloises. Il y a là un parti-pris tout autrement offensant et qui peut-être mettra fin à la faveur avec laquelle les premières productions de M. Rider Haggard ont été accueillies chez nous.

Si les aventures d’Allan Quatermain sont trop longues et d’une couleur locale fort douteuse, que dire de celles de She, qui embrassent des milliers d’années et ne sont pas près de finir, pour peu que les réincarnations continuent. C’est à notre avis un pur galimatias, qui a le tort suprême d’être prétentieux autant qu’il est vide.

Un beau jeune Anglais, à cheveux jaunes, du nom de Léo Vincey, possède par héritage un fragment de poterie ancienne sur lequel est relatée l’histoire de la princesse égyptienne Amenartas, appartenant à la race royale des Pharaons, pour l’amour de laquelle le Grec Kallikrates, prêtre d’Isis, rompit autrefois ses vœux. Poursuivi par la vengeance de la déesse outragée, il prit la fuite, gagna la côte de Lybie et atteignit les cavernes de Kôr, où il eut à choisir entre le trépas et la furieuse passion d’une reine blanche, magicienne puissante, qui avait connaissance de toutes choses, et dont la beauté surhumaine ne devait jamais mourir. Il resta fidèle à Amenartas, et son cadavre ne sortit jamais des cavernes de Kôr. Léo Vincey, descendant de Kallikrates, ressemble trait pour trait à cet aïeul infortuné. Il part pour l’Afrique, et, sur une côte inexplorée jusque-là, au nord des chutes du Zambèse, trouve, régnant sur un peuple de nègres sanguinaires, une femme blanche mystérieuse, enveloppée de la majesté d’une vie sans fin, qui n’est autre qu’Ayesha, Elle, la rivale d’Amenartas ; ombre féminine de l’éternité, elle garde encore dans son sein l’orage des passions humaines. Soudain, Elle reconnaît l’objet de son amour, et, déterminée à le retenir cette fois, elle entreprend de lui faire traverser les flammes de vie d’où l’on sort inaccessible à la vieillesse. Pour lui donner l’exemple, elle s’y jette la première ; mais tout à coup ses prérogatives l’abandonnent : Elle se transforme en momie. Amenartas est vengée.

Peut-être M. Rider Haggard lui-même serait-il assez embarrassé de nous donner la clé de cette allégorie, écrite d’un style tantôt pompeux et tantôt négligé. Nous l’engageons à laisser de côté la sorcellerie africaine, à se complaire un peu moins aussi dans les scènes sanglantes de rixes et de tortures, et à revenir enfin aux personnages humains vivant dans des conditions ordinaires, ou tout au moins vraisemblables, fût-ce au milieu de paysages exotiques. Telle est cette intéressante Jess, dont le péché ressemble beaucoup à celui de Madeleine. Comme dans le roman de Mme Caro, œuvre émouvante qui a été imitée bien des fois, mais non pas égalée, l’héroïne de M. Rider Haggard se sacrifie avec une générosité dans laquelle il entre trop d’imprudence et trop d’orgueil pour qu’elle puisse longtemps se soutenir. Vaillante, exaltée, sûre d’elle-même à l’excès, Jess laisse l’homme qu’elle adore à sa sœur cadette, amoureuse, elle-même, de cet ex-officier de l’armée anglaise, devenu éleveur d’autruches dans le Transvaal. Jamais John Neil ne saurait ce qu’elle éprouve, si les circonstances ne les plaçaient ensemble, seuls tous les deux, en face d’un péril mortel. Vous rappelez-vous l’une des nouvelles les plus passionnées de George Sand, la scène brûlante où Melchior en pleine tempête, voyant le naufrage imminent, saisit entre ses bras celle qu’il lui est défendu d’aimer, et s’abîme avec elle dans les voluptés qui devaient leur charmer la mort, mais qui, le navire étant sauvé par miracle, les conduisent à la démence et au suicide ? La situation est analogue, mais ici l’aveu vient de Jess. Se croyant sûre de périr avec le fiancé de sa sœur, elle s’abandonne à la passion irrésistible que, follement, elle a cru pouvoir dompter. Cette fois aussi, le salut surgit à l’improviste, un salut qu’elle maudirait s’il ne lui restait le pouvoir de se sacrifier encore, en tuant de sa main Franck Muller, un ennemi qui menace le bonheur et le repos de cette sœur trop aimée. Après quoi elle meurt d’épuisement et d’un broken heart. La fin est vraiment trop arrangée à souhait : il faut que Jess disparaisse, il faut que le hasard lui fasse rencontrer son amant avant d’expirer, et tout cela, en effet, a lieu sans grand souci de la vraisemblance. Dans les étranges paysages du Transvaal, l’impossible, après tout, choque moins qu’ailleurs, et puis on pardonne beaucoup de choses à M. Rider Haggard en faveur de son premier chapitre, où le combat d’une autruche contre un jeune officier, qui n’aurait pas le dessus si une charmante demoiselle ne lui prêtait main forte, est raconté de la façon la plus pittoresque. Les Figures de Cafres, de Boers, de métis, de Hottentots, sont toutes bien posées et suffisamment caractéristiques. Nous avions toujours cru pourtant que les vieux colons hollandais de l’Afrique du Sud formaient une population hospitalière et patriarcale. M. Rider Haggard en fait, au contraire, un tableau peu flatteur. Rappelons-nous qu’il est Anglais, et que le moment qu’il entreprend de peindre est celui où ses compatriotes, battus par les Boers, se virent forcés d’évacuer leurs possessions. Il y a un peu d’histoire contemporaine dans ce récit palpitant, d’où se détache un beau caractère de femme, tout ardeur et toute spontanéité. Le héros est bien nul pour être aimé à la fois par deux jolies filles, mais une certaine pénurie explique le cas excessif que Jess et Bessie font de ce garçon paisible qui, sans préméditation et sans malice, passe de la blonde à la brune, épouse l’une consciencieusement et continue tout bas à regretter l’autre. Du reste, en d’autres lieux même que le Transvaal, l’amour ne se mesure pas au mérite, et l’on aime presque toujours la créature de son imagination. Nous ne chercherons donc pas de mauvaise querelle à M. Rider Haggard, et nous le prierons au contraire de s’en tenir à la voie qu’il a inaugurée en écrivant Jess. C’est là qu’il trouvera dorénavant ses véritables succès. La mine de Salomon est épuisée : il n’y a plus rien à en tirer.


III

Au sortir de la rivière souterraine qui conduit à l’empire quasi fabuleux de Zu-Vendi, au sortir des cavernes de Kôr et de toute cette féerie africaine qui ne s’appuie pas, quoi qu’en dise son brillant évocateur, sur de bien sérieuses autorités, on se retrouve avec plaisir dans les fraîches campagnes anglaises, observées avec une sympathie si profonde et si sincère par M. Thomas Hardy, l’écrivain qui, depuis George Eliot, nous a donné l’impression la plus juste et la plus intéressante de la vie rustique. Cette vie-là offre bien moins de poésie en Angleterre que chez nous ; d’abord le costume local manque, les paysans ont l’air d’ouvriers mal vêtus ; et puis le morcellement de la propriété, s’il fait tort ailleurs à la beauté du paysage, s’il empêche le superbe développement des forêts, s’il ne souffre rien de comparable à l’aspect aristocratique du comté de Kent tout entier, qui ressemble à un parc immense, ce morcellement égalitaire, résultat des révolutions, implique une joyeuse indépendance dont le reflet se retrouve sur les visages et dans les mœurs. Les cultures chez nos voisins sont moins variées, le ciel surtout est moins riant, le climat moins favorable à la gaîté, la nature trop civilisée, trop perfectionnée, trop utilisée par l’industrie, la religion enfin n’a aucune de ces pompes extérieures qui s’harmonisent si bien avec la floraison des aubépines, avec l’heure des semailles ou celle des moissons ; elle fait du dimanche le jour le plus morne, le plus silencieux de la semaine. Pour toutes ces raisons et pour d’autres encore qui tiennent au caractère et aux habitudes des classes inférieures, à leur esprit lourd, éminemment pratique et terre à terre, le roman champêtre est bien plus difficile à écrire en Angleterre qu’en France, où les divers patois ont des tournures savoureuses, expressives, que l’on chercherait en vain dans la bouche même des personnages d’Adam Bede. Bien entendu, nous ne parlons pas ici de l’Ecosse, qui à sa langue, ses usages, sa couleur à part, mais de la campagne anglaise proprement dite, domaine de George Eliot et de M. Hardy. The Woodlanders nous font faire connaissance avec la vie forestière. Great Hintock et Little Hintock ne doivent pas être loin du rivage méridional que l’on atteint en suivant une route de diligence abandonnée qui part de Bristol ; ils sont situés dans une région de grands bois qui alternent avec des vergers, et leur population fournit les acteurs d’un drame qui, entrecoupé d’idylles charmantes, n’a que le tort de laisser déborder en trois volumes plus d’épisodes surajoutés qu’il n’en faudrait pour défrayer l’intérêt de trois romans distincts. M. Hardy n’est pas en progrès, loin de là, depuis qu’a paru le beau livre, Far from the madding crowd[8]. Il tombe de plus en plus dans une insupportable diffusion. Trois volumes pour nous expliquer que la fille du marchand de bois Melbury a payé bien cher l’éducation distinguée que son père lui a fait donner au loin, puisque son mariage avec Giles Winterborne, un paysan sublime, qui ne comprend plus ses « mots de dictionnaire, » en devient impossible, c’est vraiment trop. Les fatalités de l’isolement intellectuel livrent Grâce Melbury au seul égal qu’elle ait dans le pays, à Fitzpiers, jeune médecin sans principes qui la trompe et finalement enlève la dame du château. Naturellement, la délaissée retrouve un ami dans le pauvre Winterborne. Avec la générosité quasi chevaleresque qu’il apporte dans tous ses actes, l’homme de la nature, l’humble forestier meurt pour Grâce, pour son honneur, pour son salut. On est assez dégoûté, à la fin, de voir l’objet d’un pareil dévouaient se réconcilier avec Fitzpiers ; ceci est un sacrifice aux lecteurs timorés qu’a pu scandaliser la scène hardie qui devrait clore le roman, lorsqu’en présence du cadavre de Giles Winterborne, Grâce châtie d’un mot vengeur son indigne mari : elle s’est donnée à Giles, elle a été sa maîtresse. La jeune femme fait d’autant plus fièrement cette déclaration qu’elle n’a en réalité rien à se reprocher, sauf un excès de vertu quelque peu égoïste.

The Woodlanders sont composés avec négligence et renferment plus d’une scène puérile et maladroite ; mais quel joli roman en un volume on tirerait de ces neuf cents pages indigestes ! L’histoire de la vente des cheveux de Marty South, le silencieux sacrifice de ce cœur simple, ferait à lui seul une nouvelle touchante, en y joignant la mort du vieux South, cette espèce de sylvain qui croit son existence attachée à celle du gros arbre dont la chute devient, en effet, le signal de son dernier soupir. A recueillir aussi comme une perle, la scène quasi shakspearienne de la nuit de la Saint-Jean, quand les garçons guettent derrière chaque taillis les jeunes filles parties folâtres pour interroger l’oracle, ces surprises, ces poursuites, le jeu coquet qui finit si mal entre le docteur et l’effrontée Suke Damson ; cette futaie éclairée par la lune où, fidèles à une tradition légendaire, les amoureux se fuient et se rejoignent, est un adorable décor, et combien pathétique le tableau de la fin, Marty au cimetière ! En maint autre endroit se montrent aussi frappantes que jamais les rares qualités du romancier : ce sentiment de la nature qui se passe de longues descriptions, découvrant toujours le détail juste et caractéristique, un mélange discret de poésie et de réalisme, la verve comique jaillissant de l’observation minutieuse et spirituelle, la grâce ou la grandeur idyllique prêtée aux travaux des champs, la finesse des portraits. Resserré, condensé, ce livre aurait une véritable valeur. Tel qu’il est, il semble ennuyeux ; l’action se perd dans les détails accumulés. Nous engagerions volontiers M. Hardy à s’armer d’une serpe et d’une cognée pour donner de l’air, pour ouvrir des sentiers, pour ménager des échappées dans cette belle forêt trop touffue qui lui est familière, et qu’il nous ferait aimer davantage en abrégeant un peu la route sur laquelle il faut le suivre. Bien peu de promeneurs vont jusqu’au bout, tant la course est longue et souvent monotone.

La prolixité où se noie le talent reconnu de M. Hardy fait apprécier davantage le tour sobre, ferme et concis d’un autre talent, féminin celui-là, et qui en est à son coup d’essai, mais le coup d’essai est un coup de maître. On a prononcé encore, à propos d’Une Tragédie au village[9], le nom de George Eliot ; certainement, il serait facile d’établir des points de comparaison entre ce petit roman, qui n’est guère qu’une nouvelle, et les premiers récits où l’auteur des Scènes de la vie cléricale greffa le langage des paysans sur son style si pur et si élevé. Comme dans les livres d’Eliot encore, la pitié, une pitié plus large que les femmes ne la conçoivent d’ordinaire, car elle s’étend aux pires conséquences de la misère et de l’abandon, la pitié jointe au sentiment profond de la justice se dégage d’un drame de tous les jours, simplement exposé. L’humble héroïne est une pauvre orpheline, une délicate enfant des villes, recueillie chez des parens rigides, fermiers dans l’Oxfordshire, qui se méfient de sa gentillesse, ayant sans cesse présent à l’esprit, si l’on peut appeler esprit cet entendement obtus, que sa mère a jadis mal tourné. Par leurs mauvais traitemens, leurs soupçons injurieux, ces puritains de village la jettent comme malgré elle dans les bras du seul être au monde qui lui ait jamais témoigné de l’affection, le laboureur Jess, un rustre assez stupide, mais profondément honnête, que l’ignorance et la pauvreté empêchent seules de légitimer sur-le-champ ses amours, des amours qu’aurait pu illustrer Bastien Lepage. Cette pastorale tout entière est d’un réalisme qui étonne, quand on connaît le rang social et l’élégante personnalité de son auteur ; les moutons n’y portent point de rubans roses, les amoureux y sont muets dans leur tendresse autant que les a arbres, les plantes et les êtres, à peine plus consciens, avec lesquels ils partagent les bienfaits inégalement répartis de la mère nature ; » la rudesse des physionomies et des propos, l’implacable pharisaïsme de certains church-goers, la brutalité, l’avarice, l’entêtement bestial des paysans, les préjugés étroits et cruels d’une petite bourgeoisie campagnarde, rien de tout cela n’est voilé ni adouci.

Annie supporte patiemment les humiliations dont on l’abreuve, tant qu’elle a auprès d’elle son brave compagnon, mais la veille même du jour où ils vont enfin se marier, un accident horrible enlève Jess. L’enfant qui va naître n’a plus de père, l’abandonnée ne voit pour lui et pour elle d’autre ressource que le suicide. Elle l’a commis d’intention, quand Dieu, plus clément que les hommes, la délivre. Et qui donc blâmera cette malheureuse d’avoir voulu mourir ? Certes, ce n’est pas Mrs Woods ; elle a pour les misérables le sentiment si admirablement rendu par l’Ackermann anglaise, miss Mary Robinson, dans une de ses poésies[10], ce sentiment qui conduit à se demander devant une prostituée du dernier ordre : « Qui donc répondra pour le crime ? Est-ce elle, l’amant, ou les frères ? .. Ou moi qui n’ai pas fait un geste ? » L’auteur de A Village tragedy ne se prononce ni pour ni contre ses personnages, les laisse s’expliquer, et se borne à les faire vivre d’une vie si intense que leurs passions, leurs peines, les fatalités dont ils sont victimes s’imposent à notre imagination comme si nous en étions témoins. Annie a traversé les pires épreuves, mais enfin l’hôpital et l’épouvantable workhouse lui seront épargnés. L’anneau de Jess au doigt, ce pauvre anneau qu’il rapportait de la ville quand le train l’a écrasé, elle échappera au jugement du monde, qui ressemble fort dans un village à ce qu’il est ailleurs, avec la grossièreté apparente de plus. Peut-être sera-t-il admis, là où elle va, que la fidélité, le dévoûment réciproques, la souffrance supportée en commun, établissent un lien sacré entre deux êtres ; mais c’est ce que refusent de reconnaître l’huissier, un libertin dans son temps, la blanchisseuse, qui a eu des malheurs effacés par ses noces tardives, la femme du vicaire, charitable pourtant, mais qui prépare à regret du bouillon pour les pécheresses, et tous ces fermiers, à cheval sur la respectability, qui n’ont eu d’amour ici-bas que pour l’épargne sordide, pour ce qui se vend au marché, pour leurs dindons, pour la terre. Les moindres traits sont d’une vérité poignante ; nous n’en reprocherons que quelques-uns à Mrs Woods, ceux qui rendent inutilement répulsive la figure de l’idiot, moins originale d’ailleurs que les autres. Nous avions déjà vu de ces êtres, inférieurs à la bête par leurs appétits haineux, jouer le rôle aveugle du destin dans des romans qui ne valent pas celui-ci.


IV

Encore une œuvre de début, une œuvre de femme, qui est en même temps une œuvre supérieure : the Silence of dean Maitland, par Maxwell Gray ; seulement, on retombe ici dans ce que les collectionneurs de documens humains appellent « le vieux jeu, » c’est-à-dire que l’imagination joue son rôle dans l’arrangement de ce drame, fondé pourtant, assure-t-on, sur la pure vérité. Quant à cela, du reste, peu nous importe ; les mots : « c’est arrivé, » ne devraient avoir de prestige que pour l’enfance. Passé cet âge, on sait bien que l’art consiste à chercher et à choisir dans la vérité vécue ce qui est du domaine des émotions intellectuelles ; c’est ce qu’a fait sans doute Maxwell Gray, avec des préoccupations de moraliste et de psychologue qui séparent son livre, tout émouvant qu’il soit, du genre sensationnel auquel, sur le simple énoncé du sujet, on le soupçonnerait d’appartenir.

Cyril Maitland, celui qui doit devenir un jour le grand doyen de Belminster (décidément les romanciers en veulent à ces personnages infiniment vénérables d’ordinaire, les deans), l’éloquent, le prestigieux Cyril Maitland, n’était encore que diacre quand sa vertu, austère cependant et poussée jusqu’à l’ascétisme, s’est fondue au feu de la tentation. Il a oublié une minute ses devoirs de clergyman et ses fiançailles avec l’aimable miss Everard ; il s’est laissé gagner par la passion que sa beauté d’archange et le charme qui le servira si bien plus tard pour la conduite des âmes inspirent à une fille du peuple ardente et superbe, Anna Lee. Après quoi, il reçoit les derniers ordres, épouse celle qui est son égale par l’éducation, et se persuade sans trop de peine qu’en pourvoyant aux besoins d’un enfant qui va naître, il effacera ses torts ; mais il a compté sans la colère du vieux Lee, qui, ayant découvert la faute de sa fille, poursuit le séducteur, le provoque et le contraint presque au meurtre, car Cyril était en état de légitime défense. On trouve Benjamin Lee mort dans un bois, l’enquête s’ouvre, et ce n’est pas le véritable assassin qui est arrêté, mais son plus intime ami, son camarade d’université, son futur beau-frère, le docteur Everard, contre lequel les preuves paraissent s’accumuler d’une façon écrasante. Et Cyril hésite à parler, et le besoin qu’il a de l’estime des hommes l’arrête, et le malheureux Everard est condamné, sur le faux témoignage d’Anna Lee, qui veut sauver celui qu’elle aime encore, à vingt ans de travaux forcés. Seule, Lilian, la sœur jumelle de Cyril, a foi, malgré les apparences, dans l’innocence d’Everard ; patiente et dévouée, elle l’attendra, et le jour où il revient brisé, vieilli, après un châtiment immérité, elle sera là, prête à lui tendre les bras, à devenir sa femme comme elle l’avait promis. Cyril est alors sur le point de passer évêque de Warham, le siège le plus important de l’Angleterre ; il a monté triomphalement tous les degrés de la hiérarchie ecclésiastique, il a satisfait cette soif de considération qui est le trait dominant de son caractère ; ses vertus, ses talens sont célèbres ; ses remords sont depuis longtemps étouffés chez lui sous des sophismes qui lui font donner le pas aux devoirs de sa vocation sur ceux de sa conscience. Que faudra-t-il pour le précipiter du haut de ce trône de mensonge ? Un regard de celui qu’il a perdu, un regard de pitié, un mot de miséricorde. Everard pardonne, et, devant cet acte véritablement évangélique, le triple airain dont s’enveloppait le cœur du prêtre indigne tombe, et ce cœur se brise, à moins que vous ne préfériez croire que l’opium, dont il use souvent, aide à la mort subite du doyen, qui, après avoir confessé publiquement sa faute devant le clergé, devant le peuple, dans une scène magnifique et grandiose dont la cathédrale de Belminster est le théâtre, reste immobile d’une immobilité qui est celle de la mort, la tête appuyée au rebord de cette chaire où sa voix éloquente vient de retentir pour la dernière fois.

Tel est en substance ce sujet qui eût tourné si aisément au mélodrame. On peut se représenter sans peine ce que miss Braddon en eût fait, tandis que, sous la plume de Maxwell Gray, l’œuvre vaut surtout par l’étude des caractères, aussi solides, d’un dessin aussi juste et aussi serré que si le récit où ils se meuvent n’était pas romanesque, — qualité devenue très rare, par parenthèse, dans les romans de nos jours.

Qu’un jeune clergyman, voué à la plus haute piété, même à des macérations excessives, éprouve une fois la vérité du mot de Pascal : « Qui fait l’ange fait la bête, » qu’une défaillance passagère ait pour lui des conséquences incalculables, il n’y a là rien que de banal et d’assez vulgaire ; ce qui nous intéresse, c’est la manière dont sa chute est préparée dès ce premier chapitre, qui s’ouvre avec tant d’ampleur sur un morceau si réel de la campagne anglaise où se groupent, à l’arrière-plan, ces comparses auxquels George Eliot excellait à donner la couleur et la vie. Maxwell Gray, lui aussi, possède une puissance rare pour faire manœuvrer la foule des personnages secondaires qui se mêlent naturellement à l’action et donnent leur avis sur ce qui se passe mieux que ne ferait l’auteur. Un trait insignifiant en apparence, une remarque jetée incidemment, suffisent à nous mettre au fait, appelant notre attention sur le grain de sénevé qui va se développer, pousser des branches. C’est dans ce développement que réside tout l’intérêt. Une séduction, une erreur judiciaire, voilà, certes, des matériaux bien souvent employés ; mais comme le jeu des passions les renouvelle ! Quelle poignante étude de l’orgueil dans l’âme d’Anna Lee, par exemple ! D’abord ce n’est que l’innocent orgueil de sa beauté ; ce sentiment, qui la rend si réservée, si respectueuse d’elle-même avec ses pareils, la livre sans défense à l’homme d’une condition supérieure qui la traite en dame ; c’est l’orgueil encore qui lui dicte un excès de désintéressement quand elle veut élever son fils sans le secours de personne, et son abnégation quand elle se retire du chemin de l’infidèle pour le laisser se marier, et son endurcissement dans le crime après le faux témoignage qui envoie Everard au bagne. Mal et bien, tout chez elle sort d’une même passion qui la gouverne. D’autre part, quel est le point faible de Cyril ? L’amour de la vaine louange, le besoin d’être apprécié, vénéré. Cette faiblesse apparaît dès ses premières paroles de la façon la plus naturelle et la plus excusable à la fois ; elle est presque justifiée par de grands talens, de hautes aspirations. De là, cependant, toutes les indignités de sa vie ; de là le plaisir qu’il prend à l’adoration aveugle d’Anna Lee, de là l’espèce de cruauté dont il fait preuve envers elle aussitôt que la crainte du scandale s’empare de lui, de là son silence devant la condamnation de son meilleur ami, de là ses longues années de ministère sacrilège. Il est faible, faible autant qu’est fort l’innocent qui fut sa victime et qui, lui, bien qu’il n’ait rien d’un ange, bien qu’il ne soit qu’un honnête homme, accomplit au bagne une mission sublime, en élevant vers le bien, par ses paroles et ses exemples, la pensée des coupables qui l’entourent. Il a traversé l’enfer du désespoir et du doute, ce n’est que par la lutte qu’il est arrivé à la résignation, à la puissance de comprendre que l’on peut remplir au fond d’une prison une tâche aussi belle que le serait n’importe quelle responsabilité honorable, acceptée à la face du monde. Celle qui l’aime et qui croit en lui, cette Liban qui représente das ewig weibliche de Goethe, l’éternel féminin qui nous attire au ciel, lui a dit : « Les desseins de Dieu sont insondables ; il vous a placé où vous êtes avec des intentions aussi déterminées que celles qui lui font placer un roi sur son trône, le prêtre à l’autel, ou la fleur au soleil. »

C’est Everard, expiant pour un autre et travaillant dans l’abjection à une œuvre de salut, qui est en réalité le prêtre. La gloire de Cyril retombe au contraire sur sa tête en charbons ardens. Tout le bien qu’il fait depuis des années ne lavera jamais chez lui cette petite tache élargie dans la luxure et dans le sang, et que l’hypocrisie rend indélébile. En vain se croit-il nécessaire à la grandeur de l’église, en vain se persuade-t-il que ses expériences, bien qu’ignominieuses pour lui, sont utiles aux âmes, puisqu’elles l’aident à les diriger, son prestige de voyant, d’inspiré, de prophète, n’est que mensonge. Artiste, il l’est assurément, et virtuose merveilleux, mais il n’est que cela. De ses souffrances, de son repentir, il fait de l’éloquence, de la poésie, de la littérature. Jamais il n’est plus persuasif que quand il parle en ses sermons des joies de l’innocence qu’il a perdue, des délices de la paix qu’il ne connaît plus, du crime de Judas qui est le sien. Pure virtuosité,.. il se souvient, il utilise, — il se donne à lui-même l’illusion d’une pénitence stérile.

Un signe de la vigueur du caractère anglais, c’est le dédain que la plupart des écrivains et des penseurs de ce pays témoignent pour le repentir sentimental. Comme le faisait remarquer un pénétrant commentateur de Shakspeare[11], l’auteur du Roi Jean et de Richard III nous intéresse aux forts qui ont commis le mal en sachant ce qu’ils voulaient ; il laisse sans récompense humaine les bons qui trouvent ailleurs, plus haut, en eux-mêmes, le prix de leur vertu, et, certainement, toute autre morale distributive est mesquine autant qu’elle est fausse ; — mais le repentir ne se rencontre que chez ceux de ses personnages qu’il nous conduit à mépriser. Ce repentir, en effet, est-il autre chose que l’attribut de la faiblesse, quand il ne prend pas la forme active de la réparation ? Accepter les conséquences de nos actes et en triompher jusqu’à redevenir maîtres de notre destinée, voilà tout le devoir. La morale de Maxwell Gray est inflexible, aussi éloignée de cet hugotisme qui s’apitoie systématiquement sur le galérien, la prostituée et autres victimes des préjugés, que de ce jésuitisme qui admet les expiations secrètes, les pèlerinages en terre sainte entrepris sous le cilice par ces bons chevaliers du moyen âge, lesquels, après avoir violé la plupart des commandemens, revenaient absous et mouraient en odeur de sainteté ; le Chrysostôme de Belminster leur ressemble, jusqu’au moment où il comprend bien tard qu’il n’y a que la vérité qui serve. Sans doute, on pourra trouver quelque chose d’un peu voulu et qui ressemble trop à une leçon dans le contraste de la fausse vocation de Maitland et du véritable apostolat d’Everard, mais l’impression en est puissante. Pour les Anglais de bonne et franche race, il faut que, coupable ou vertueux, le personnage sympathique d’un roman soit fort. Paul Ferroll, le héros homicide du roman de ce nom, a tué sa femme afin d’en épouser une autre ; nul ne songe à le lui reprocher ; il semble en lisant qu’il avait le droit d’écarter tout ce qui s’opposait à un pareil amour, et de ne laisser subsister sous le ciel qu’elle et lui, s’il le fallait pour assurer leur bonheur ; mais ceux qui excusent, qui respectent Paul Ferroll, condamneraient le scepticisme élégant ou la non moins élégante névrose de certains héros de M. Bourget. Aussi les nouveaux society novelists ont-ils soin de prêter à leurs personnages repréhensibles, pour les faire accepter, un excès d’audace inconciliable avec l’épithète d’effete, qui résume tous les pires résultats de la sensualité, de la mollesse, de l’épuisement, et que si volontiers on nous applique.

Évidemment, the Silence of dean Maitland n’est pas une de ces œuvres d’art à la mode chez nous, et qui dédaignent de rien prouver. Il est rempli d’enseignemens qui semblent quelquefois détachés de la Morale en actions, par exemple le dialogue entre Everard sorti de prison et le juge qui l’a condamné. Tout ce personnage d’Everard est trop parfait ; pas le moindre petit défaut à sa cuirasse ; mais en Angleterre, personne ne s’en plaindra, non plus que de l’imperturbable sublimité de Lilian. Notre genre de réalisme serait peut-être disposé à tourner en ridicule l’éternelle jeunesse, l’éternelle beauté que cette admirable fille apporte en récompense à l’objet de son éternel amour, lorsque celui-ci sort du bagne avec des mains de maçon et l’empreinte de toutes les souffrances sur son visage vieilli. Peut-être aurait-il tort. Qui donc n’a eu l’occasion de remarquer le privilège que gardent certaines femmes exceptionnellement pures et bienfaisantes d’échapper à l’effet des années ? Qui donc n’a hésité à déterminer l’âge de certains visages au teint calme, au sourire d’enfant, qu’éclaire un regard limpide où se reflètent les tendresses contenues ? Quelques grands peintres ont fixé l’image de cette beauté indestructible qui laisse paraître l’âme, et l’immatérialité d’un type anglais particulier, essentiellement virginal, se prête au miracle en question. S’il est rare, c’est que le miracle intime de l’amour qui éclaire et qui transfigure est assez rare aussi. Inclinons-nous devant Lilian, quand elle ne serait que le symbole de ce qu’il y a de noble chez la femme. L’idéal de la perversité féminine nous est offert assez souvent ailleurs pour faire compensation, Il est probable que les futurs traducteurs du Dean Maitland n’hésiteront pas à pratiquer de larges coupures dans les scènes d’intérieur, qui alternent avec les événemens dramatiques comme pour nous en reposer ; certes, on pourrait abréger un peu les services religieux et prendre moins souvent le thé chez ces vénérables patriarches, les vieux Maitland, dans le plus charmant des presbytères de campagne ; mais nous ne voudrions Voir disparaître aucun des personnages de ces tableaux intimes, depuis lord Ingram Swaynstone, un spécimen, commun en Angleterre, de jeune homme accompli au physique, d’une bonne humeur qui tient à la régularité des digestions, à l’équilibre parfait du système nerveux que ne trouble aucun fardeau intellectuel trop lourd, jusqu’au chat Marc-Antoine, cette imposante divinité domestique étudiée avec autant de soin dans sa nature intime et ses habitudes que sa seigneurie elle-même. Le chien a souvent joué en littérature un rôle important, mais jamais encore le chat n’avait reçu de pareils honneurs, quoique Daniel Deronda renferme, dessinée avec amour, la silhouette de l’angora Hafiz.

Gens et bêtes contribuent tous, pour leur part très définie, à la conduite de l’action dans le roman de Maxwell Gray. Il n’y a de hors-d’œuvre que le récit, facile à supprimer tout entier, de l’évasion manquée d’Everard ; mais ne regretterions-nous pas bien des épisodes touchans ou ingénieux : l’entrevue fortuite du fugitif avec sa sœur, la femme de Cyril, qui ne le reconnaît pas ; l’espèce de vague divination qui vient, au contraire, à la jeune veuve de son frère, lorsqu’elle voit ce vagabond qui ressemble à l’époux, présent à sa pensée dans la mort d’une façon aussi intense que dans la vie ; bien d’autres détails encore qui font monter aux yeux du lecteur le plus blasé cette larme dont se moquent comme d’un hommage vulgaire, n’ayant rien à faire avec l’art, ceux qui ne savent pas la provoquer ?

Malgré ses longueurs, ses inégalités, ses défaillances, the Silence of dean Maitland reste un ouvrage remarquable, et il ne faut pas médire de l’état d’une littérature romanesque qui a produit dans la même année, sous la plume de trois femmes, une robuste machine de cette sorte, un échantillon de réalisme ému et sincère, tel que A village tragedy, et un bijou d’art ciselé à la Cellini, comme Amour dure. De pareils pis-aller permettent d’attendre avec patience un événement, une révélation de premier ordre, une nouvelle Jane Eyre, un second Adam Bede.


TH. BENTZON.

  1. Baldwin, a book of dialogues, by Vernon Lee ; Fisher Unwin, 1886. London.
  2. Voir la Satire de l’esthéticisme dans la Revue du 15 mars 1887.
  3. The dean and his daughter, by F. -C. Philips. London, 1887.
  4. Voir Un Poète du grand monde, dans la Revue du 15 août, des 1er et 15 septembre 1881.
  5. Passages in the life of a lady, 3 vol., 1887.
  6. Voir le Roman étrange en Angleterre, dans la Revue du 15 avril 1888.
  7. The Strange adventures of Lucy Smith, by F. -C. Philips, 1887.
  8. Voir, dans la Revue du 15 décembre 1875, le Roman pastoral en Angleterre, par M. Léon Boucher.
  9. A village tragedy, by Margaret L. Woods. London, 1887 ; Bentley and Son.
  10. Le Bouc émissaire. Poésies de miss Mary Robinson, traduites de l’anglais par M. James Darmesteter. Paris, 1888 ; Lemerre.
  11. Répertoire de Shakspeare, lectures et commentaires, par Jane Brown.