Les Ogresses (Paul Arène)/Le samedi de Manon

La bibliothèque libre.
Charpentier (p. 61-66).

LE SAMEDI DE MANON


— « Une tuile, s’écria Manon, voilà la tante qui arrive… »

Et, froissant le télégramme bleu qu’elle envoya rouler en boule dans un cornet de faux Japon :

— « Ils avaient bien besoin, vos chemins de fer, d’inventer ces voyages à prix réduits ! »

Puis, réflexion faite, elle ajouta :

— « Bonne personne, la tante ! Pas assez dans le mouvement ; mais bonne personne tout de même. »

Je me hasardai à interroger :

— « Quelle tante ? »

Là-dessus, Manon se redressa, sévère et digne, en fleur de vertu :

— « Ma tante, monsieur, ma vraie tante !… Il n’est pas encore défendu d’avoir une tante, que je sache ? Femme, d’ailleurs, des plus respectables… veuve depuis vingt ans et vingt ans de sagesse… elle habite une petite ville de province, ou plutôt un village, très loin, passé Fontainebleau… Je serai ravie de la voir, de la recevoir… Une chose seulement me taquine, c’est qu’elle me croit toujours dans les modes. »

Il faut supposer que le jeune télégraphiste chargé de la dépêche avait rencontré en route un patronet porteur de vol-au-vent, et que, suivant l’immuable coutume des deux corporations, ils s’étaient attardés quelques heures à faire sur le trottoir leur partie de billes, car, presque aussitôt, le timbre sonna, et, par la portière soulevée, une tête de soubrette apparut annonçant :

— « La tante à madame. »

Pauvre Manon !

Tandis qu’un peu surprise, un peu troublée, elle murmurait : « Chère tante !… » et tâchait de se donner des façons sérieuses contre lesquelles protestaient, hélas ! les bracelets de ses bras nus et son transparent déshabillé de dentelles, la tante, la tante à Madame, ayant circulairement promené sur les tentures, les bibelots et les meubles un de ces coups d’œil méprisants et longs, à cils mi-fermés, qui font qu’on a l’air de regarder avec des pincettes, prononça ces simples mots en manière de remerciement et de bienvenue :

— « Assez haut perché, ton magasin ! »

Ma place n’était pas là. Je pris congé pour laisser libre cours à ces effusions familiales, et je sortis en me disant :

— « Joli samedi pour Manon !… »

Mais j’avais tort de douter d’elle. Au surplus, le hasard, qui arrange toujours les choses, allait prendre plaisir, pendant cette journée, à me mettre sur son chemin.

D’abord, au restaurant où je l’entrevis sous la marquise à jours, entre deux corbeilles de verdure, en train de régaler sa tante d’un perdreau froid. Manon tout aimable, empressée, la tante vaguement boudeuse, goûtant au vin du bout des lèvres, et acceptant le filet et l’aile sans se départir d’un quant-à-soi vertueux et provincial.

Puis au bois de Boulogne, en voiture, dans une voiture louée, s’il vous plaît ! avec un cocher à livrée puce constellée d’énormes boutons. Manon avait bien fait les choses.

La tante semblait adoucie. D’abord plantée au coin, hargneusement, le dos incrusté dans la capote, et comme furieuse des plaisirs impurs qu’on lui offrait, elle s’était peu à peu rapprochée de la jolie fille en corsage rose, et maintenant, lorsque quelqu’un saluait Manon au passage, elle souriait, immobile sous son chapeau embroussaillé d’étonnantes fleurs, et ce sourire voulait dire : « Après tout, pour une modiste, ma nièce a de belles relations. »

La tante et la nièce durent aller aux courses… L’après-midi, je perdis leurs traces, et je passai mon temps, philosophiquement, sur les bords d’un petit lac moussu, à émietter du pain aux canards.

J’avais précisément pour ce jour-là, vers les cinq heures, rendez-vous avec un ami, dans un cabaret aux abords du Bois, que tous les Parisiens connaissent.

Il y règne sous les arbres une fraîcheur agréable, et le décor, fait de kiosques dressés au milieu de vertes pelouses, est d’une suffisante rusticité.

Nous nous apprêtions donc à boire une boisson glacée en attendant qu’un groupe de musiciens au teint de mulâtres, vêtus de costumes d’hospodars, nous fissent oublier les platitudes de l’existence par quelque symphonie de leur répertoire exotique, quand j’aperçus Manon et la tante installées déjà devant une table voisine de la nôtre.

C’était le moment de l’affluence.

À chaque minute, des promeneurs arrivaient, les uns à cheval, très raides, tirant gloire de leurs reins cambrés ; d’autres en voiture avec des dames, parfois des amies de Manon. Et tous, seuls ou par groupes, s’asseyaient aux tables, pendant que chevaux et voitures allaient se ranger le long d’un mur au fond du jardin, que les garçons à veste courte faisaient leur perpétuel va-et-vient, et que, par-dessus les haies de lilas taillés, cuisiniers et marmitons respirant le bon air avant de redescendre aux cuisines, jetaient des regards curieux sur ces joies à eux interdites.

Puis la musique commença, étrange, sauvagement rythmée, avec des alternances de joie folle et de vague mélancolie.

Mais je n’écoutais pas la musique. Machinalement intéressé, j’observais Manon et sa tante, cherchant d’après leur physionomie où pouvaient s’en aller leurs pensées.

Très sérieuse, comme imprégnée de vertu, Manon songeait… sans doute au paisible village qu’annonce une allée de peupliers, au vieux pont sous lequel court la rivière, au petit jardin, à la maison blanche, à toute une poésie provinciale dont la bonne tante, avec les couleurs de ses joues et les pompons de son chapeau, était le vivant et le voyant symbole.

La tante souriait, conquise à Paris.

Les idées légèrement troublées par le vin fin et la promenade, elle se sentait fière au milieu de tout ce beau monde inconnu dont Manon, sa nièce Manon, faisait partie, et quelqu’un l’eût bien étonnée en lui parlant de ce qu’au village on appelle vertu. Ses préjugés s’étaient envolés, son austérité s’était fondue, une flamme luisait dans ses yeux que décidément elle avait beaux.

Elle contemplait les cavaliers, les amazones, s’étonnant de voir un chasseur chaussé de souliers en drap mou pareils à ceux que portent les prêtres, s’empresser, pour abaisser le marchepied, au devant des petites dames à bas rouges.

Un moment, fort émue, elle poussa le coude de Manon. Un cheval venait de s’oublier sur le gravier de l’allée, et le jardinier arrivait pour enlever le corps du délit à l’aide d’une pelle et d’un petit balai. Ce n’est rien que cela ! mais le cheval avait si grand air en s’oubliant ; le jardinier, pour remplir sa fonction, affectait une allure si pénétrée et si révérencieuse ; que la tante, subitement, venait d’avoir la vision et le sentiment d’une existence supérieure auprès de laquelle, par comparaison, ses vingt ans de vie en province lui faisaient l’effet d’un lointain rêve.