Les Opinions de Jérôme Coignard/07

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Calmann-Lévy (p. 115-128).


VII

LE NOUVEAU MINISTÈRE (Suite et fin).


Après le souper, comme la soirée était belle, M. l’abbé Jérôme Coignard fit quelques pas dans la rue Saint-Jacques où s’allumaient les lanternes, et j’eus l’honneur de l’accompagner. Il s’arrêta sous le porche de Saint-Benoit-le-Bétourné, et, me montrant de sa belle main grasse, faite pour les démonstrations scolastiques aussi bien que pour les caresses délicates, l’un des bancs de pierre rangés des deux côtés sous des statues très gothiques accompagnées de barbouillages obscènes :

— Tournebroche, mon fils, me dit-il, si vous m’en croyez, nous prendrons le frais un moment sur ces vieilles pierres luisantes, où tant de gueux sont venus, avant nous, reposer leurs misères. Il se peut que deux ou trois de ces innombrables malheureux y aient échangé entre eux des propos excellents. Nous risquerons d’y attraper des puces. Mais étant, mon fils, dans l’âge des amours, vous croirez que ce sont celles de Jeannette la vielleuse ou de Catherine la dentellière, qui ont coutume d’y amener leurs galants à la brune, et leur piqûre vous sera douce. C’est une illusion permise à votre jeunesse. Pour moi, qui ai passé l’âge des charmantes erreurs, je me dirai qu’il ne faut pas trop accorder aux délicatesses de la chair et que le philosophe ne doit pas s’inquiéter des puces, qui sont, comme le reste de l’univers, un grand mystère de Dieu.

Ce disant, il s’assit en prenant soin de ne point déranger un petit Savoyard et sa marmotte qui dormaient leur sommeil innocent sur le vieux banc de pierre. Je pris place à son côté. L’entretien qui avait rempli le dîner de midi me revenant à l’esprit :

— Monsieur l’abbé, demandai-je à ce bon maître, vous parliez tantôt des ministres. Ceux du roi n’imposaient à votre esprit ni par leur habit et leur carrosse, ni par leur génie, et vous les jugiez avec la liberté d’une âme que rien n’étonne. Puis, considérant le sort de ces officiers dans l’état populaire (s’il venait jamais à s’établir), vous nous les représentiez misérables à l’excès, et moins dignes de louanges que de pitié. Seriez-vous contraire aux gouvernements libres, renouvelés des républiques de l’antiquité ?

— Mon fils, répondit mon bon maître, je suis de moi-même enclin à aimer le gouvernement populaire. L’humilité de ma condition m’y porte, et les Saintes Écritures, dont j’ai fait quelque étude, m’affermissent dans cette préférence, car le Seigneur a dit dans Ramatha : « Les anciens d’Israël veulent un roi afin que je ne règne point sur eux. Or, voici quel sera le droit du roi qui vous gouvernera : Il prendra vos enfants pour conduire ses chariots, et il les fera courir devant son char. Il fera de vos filles ses parfumeuses, ses cuisinières et ses boulangères. Filias quoque vestras faciet sibi unguentarias et focarias et panificas. Cela est dit expressément au livre des Rois, où l’on voit encore que le monarque apporte à ses sujets deux présent funestes, la guerre et la dîme. Et s’il est vrai que les monarchies sont d’institution divine, il est également vrai qu’elles présentent tous les caractères de l’imbécillité et de la méchanceté humaines. Il est croyable que le Ciel les a données aux peuples pour leur châtiment : Et tribuit eis petitionem eorum.


Souvent dans sa colère, il reçoit nos victimes ;
Ses présents sont souvent la peine de nos crimes.


» Je pourrais, mon fils, vous rapporter plusieurs beaux endroits des auteurs anciens où la haine de la tyrannie est rendue avec une admirable vigueur. Enfin, je crois avoir toujours montré quelque force d’âme en méprisant les grandeurs de chair et j’ai, tout autant que le janséniste Blaise Pascal, le dégoût des trognes à épée. Toutes ces raisons parlent dans mon cœur et dans mon esprit pour le gouvernement populaire. J’en ai fait le sujet de méditations que je mettrai quelque jour par écrit dans un ouvrage de ce genre dont on dit qu’il faut casser l’os pour trouver la moelle ; je veux vous faire entendre que je composerai un nouvel Éloge de la folie, qui semblera frivole à la frivolité, mais où les sages reconnaîtront la sagesse prudemment cachée sous la marotte et le bonnet vert. Bref, je serai un autre Érasme ; j’instruirai, à son exemple, les peuples par un docte et judicieux badinage. Et vous trouverez, mon fils, dans un chapitre de ce traité, tous les éclaircissements au sujet qui vous intéresse ; vous y connaîtrez la condition des ministres placés dans la dépendance des états ou assemblées populaires.

— Ah ! monsieur l’abbé, m’écriai-je, combien j’ai hâte de lire ce livre ! Quand pensez vous qu’il sera écrit ?

— Je ne sais, répondit mon bon maître. Et, à vrai dire, je crois que je ne l’écrirai jamais. Les desseins que forment les hommes sont souvent traversés. Nous ne disposons pas de la moindre parcelle de l’avenir, et cette incertitude, commune à toute la race d’Adam, est chez moi portée à l’extrême par un long enchaînement d’infortunes. C’est pourquoi, mon fils, je désespère de pouvoir jamais composer cette facétie respectable. Sans vous faire sur ce banc un traité politique, je vous dirai du moins comment j’eus l’idée d’introduire dans mon livre imaginaire un chapitre où paraîtraient la faiblesse et la malice des serviteurs que prendra le bonhomme Démos, quand il sera le maître, s’il le devient jamais, ce dont je ne décide point : car je ne me mêle pas de prophétiser, laissant ce soin aux pucelles, qui vaticinent à l’exemple des sibylles telles que la Cumane, la Persique et la Tiburtine, quarum insigne virginitas est et virginitatis præmium divinatio. Venons-en donc à notre sujet. Il y a de cela vingt ans environ, j’habitais la plaisante ville de Séez, où j’étais bibliothécaire de M. l’Évêque.

» Des comédiens errants, qui passaient d’aventure, jouèrent, dans une grange, une tragédie assez bonne. J’y allai et vis paraître un empereur romain dont la perruque était ornée de plus de lauriers qu’un jambon de la foire Saint-Laurent. Il s’assit dans un fauteuil de chanoine ; ses deux ministres, en habit de cour, avec leurs grands cordons, prirent place à ses côtés sur des tabourets ; et tous trois formèrent le Conseil d’État sur les quinquets qui puaient excessivement. Dans la suite des délibérations, l’un des conseillers traça un portrait satirique des consuls aux derniers temps de la République. Il les montrait impatients d’user et d’abuser de leur puissance passagère, ennemis du bien public, jaloux de leurs successeurs, en qui ils étaient seulement assurés de trouver les complices de leurs rapines et de leurs concussions. Voici comme il parlait :


Ces petits souverains qu’on fait pour une année,
Voyant d’un temps si court leur puissance bornée,
Des plus heureux desseins font avorter le fruit,
De peur de le laisser à celui qui les suit.
Comme ils ont peu de part aux biens dont ils ordonnent,
Dans le champ du public largement ils moissonnent,
Assurés que chacun leur pardonne aisément,
Espérant à son tour un pareil traitement.


» Or, mon fils, ces vers qui, par l’exactitude sentencieuse, rappellent les quatrains de Pibrac, sont plus excellents, pour le sens, que le reste de la tragédie, qui sent un peu trop les frivolités pompeuses de la Fronde des princes et qui est toute gâtée par les galanteries héroïques d’une manière de duchesse de Longueville, qui y paraît sous le nom d’Émilie. J’ai pris soin de les retenir afin de les méditer. Car on trouve de belles maximes, même dans des ouvrages de théâtre. Ce que le poète dit en ces huit vers des consuls de la République romaine s’applique également aux ministres des démocraties, dont le pouvoir est précaire.

» Ils sont faibles, mon fils, parce qu’ils dépendent d’une assemblée populaire incapable également des vues grandes et profondes d’un politique et de l’imbécillité innocente d’un roi fainéant. Les ministres ne sont grands que s’ils secondent, comme Sully, un prince intelligent ou s’ils tiennent, comme Richelieu, la place du monarque. Et qui ne sent que le Démos n’aura ni la prudence obstinée d’un Henri IV, ni l’inertie favorable d’un Louis XIII ? À supposer qu’il sache ce qu’il veut, il ne saura ni comment sa volonté doit être faite ni seulement si elle est faisable. Commandant mal, il sera mal obéi et se croira toujours trahi. Les députés qu’il enverra à ses états généraux entretiendront par d’ingénieux mensonges ses illusions jusqu’au moment de tomber sous ses soupçons injustes ou légitimes. Ces états procéderont de la médiocrité confuse des foules dont ils seront issus. Ils rouleront d’obscures et multiples pensées. Ils donneront pour tâche aux chefs du gouvernement d’exécuter des volontés vagues dont ils n’auront pas eux-mêmes conscience, et leurs ministres, moins heureux que l’Œdipe de la fable, seront dévorés tour à tour par le Sphinx aux cent têtes, pour n’avoir pas deviné l’énigme dont le Sphinx lui-même ignorait le mot. Leur plus grande misère sera de se résigner à l’impuissance, et de parler au lieu d’agir. Ils deviendront des rhéteurs, et de très mauvais rhéteurs, car le talent, apportant avec lui quelque clarté, les perdrait. Ils devront s’étudier à parler pour ne rien dire, et les moins sots d’entre eux seront condamnés à mentir plus que les autres. En sorte que les plus intelligents deviendront les plus méprisables. Et s’il s’en trouve encore d’assez habiles pour conclure des traités, régler les finances et pourvoir aux affaires, leurs connaissances ne leur serviront de rien, car le temps leur manquera, et le temps est l’étoffe des grandes entreprises.

» Cette condition humiliante découragera les bons et donnera de l’ambition aux mauvais. De toutes parts, les incapacités ambitieuses s’élèveront du fond des bourgades aux premiers emplois de l’État, et comme la probité n’est pas naturelle à l’homme, mais qu’elle doit y être cultivée par de longs soins et par des artifices continus, on verra des nuées de concussionnaires s’abattre sur le trésor public. Le mal sera beaucoup accru par l’éclat du scandale, puisqu’il est difficile de rien cacher dans le gouvernement populaire, et, par la faute de plusieurs, tous deviendront suspects.

» Je n’en conclus point, mon fils, que les peuples seront alors plus malheureux qu’ils ne sont aujourd’hui. Je vous ai fait assez entendre dans nos précédents entretiens que je ne crois pas que le sort de la nation dépende du prince et de ses ministres, et que c’est accorder trop de vertu, aux lois que d’en faire les sources de la prospérité ou de la misère publiques. Néanmoins la multitude des lois est funeste, et je crains encore que les états généraux n’abusent de leur faculté législatrice.

» C’est le péché mignon de Colin et de Jeannot de faire des ordonnances en gardant leurs moutons et de dire : « Si j’étais roi !… » Quand Jeannot sera roi, il promulguera plus d’édits en un an que n’en colligea dans tout son règne l’empereur Justinien. C’est par cet endroit encore que le règne de Jeannot me semble redoutable. Mais celui des rois et des empereurs fut généralement si mauvais qu’on n’en peut craindre un pire, et Jeannot ne fera pas beaucoup plus de sottises, sans doute, ni de méchancetés que tous ces princes ceints de la double ou triple couronne qui depuis le déluge couvrent le monde de sang et de mines. Son incapacité même et sa turbulence auront cela d’excellent, qu’elles rendront impossibles ces savantes correspondances d’État à État, qu’on nomme diplomatiques et qui n’aboutissent qu’à allumer artistement des guerres inutiles et désastreuses. Les ministres du bonhomme Démos, sans cesse talonnés, bousculés, humiliés, bourrés, culbutés et plus assaillis de pommes cuites et d’œufs durs que le pire arlequin du théâtre de la foire, n’auront point de loisirs pour préparer poliment dans la paix et le secret du cabinet, sur le tapis vert, des carnages, en considération de ce qu’on appelle l’équilibre européen et qui n’est que la fortune des diplomates. Il n’y aura plus de politique étrangère et ce sera un grand bonheur pour la malheureuse humanité.

À ces mots, mon bon maître se leva et reprit de la sorte :

— Il est temps de rentrer, mon fils, car je sens le serein me pénétrer par le défaut de mes habits, qui sont percés en divers endroits. Aussi bien, à demeurer plus longtemps sous ce porche, nous risquerions d’effaroucher les galants de Catherine et de Jeannette qui attendent ici l’heure du berger.