Les Opinions de Jérôme Coignard/08

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Calmann-Lévy (p. 129-140).


VIII

MM. LES ÉCHEVINS


Ce soir-là nous allâmes, mon maître et moi, sous la tonnelle du Petit-Bacchus, nous trouvâmes Catherine la dentellière, le coutelier boiteux et le père qui m’engendra. Ils étaient assis tous trois à la même table devant un pot de vin dont ils avaient pris assez pour être plaisants et sociables.

On venait d’élire dans les formes deux échevins sur quatre, et mon père en discourait selon son état et son génie.

— Le malheur, disait-il, est que les échevins sont gens de robe et non point rôtisseurs, et qu’ils tiennent leur magistrature du roi et non des marchands, notamment de la corporation des rôtisseurs parisiens dont je suis porte-bannière. S’ils étaient de mon choix, ils aboliraient la dîme et la gabelle et nous serions tous heureux. À moins que le monde ne marche à reculons comme les écrevisses, un jour viendra où les échevins seront élus par les marchands.

— N’en doutez point, dit M. l’abbé Coignard, les échevins seront élus un jour par les patrons et par les apprentis.

— Prenez garde à ce que vous dites là, monsieur l’abbé, répliqua mon père, inquiet et fronçant les sourcils. Quand les apprentis se mêleront de nommer les échevins, tout sera perdu. Du temps que j’étais apprenti, je ne songeais qu’à mettre à mal le bien et la femme de mon patron. Mais depuis que j’ai une boutique et une femme, j’entends les intérêts publics, qui sont liés aux miens.

Lesturgeon, notre hôte, apporta un pot de vin. C’était un petit homme roux, agile et rude.

— Vous parlez des nouveaux échevins, dit-il, les poings sur les hanches. Je souhaite seulement qu’ils en sachent autant que les anciens, qui pourtant n’étaient pas bien connaisseurs de l’intérêt public. Mais ils commençaient d’apprendre leur état. Vous savez, maître Léonard (il parlait à mon père), que l’école où les enfants de la rue Saint-Jacques vont apprendre leur Croix-de-Dieu est bâtie de bois et qu’il suffirait d’un fusil et d’un copeau pour la faire flamber comme un vrai feu de la Saint-Jean. J’en avisai messieurs de l’Hôtel de Ville. Ma lettre ne péchait pas par le style, car je l’avais fait écrire, pour six blancs, à un secrétaire qui tient échoppe sous le Val-de-Grâce. J’y représentais à MM. les échevins que tous les petits gars du quartier étaient en danger quotidien de griller comme des andouilles, ce qui était à considérer, eu égard à la sensibilité des mères. M. l’échevin qui s’occupe des écoles me répondit poliment au bout d’un an, que le danger que couraient les petits gars de la rue Saint-Jacques éveillait toute sa sollicitude, et qu’il était jaloux de le conjurer ; qu’en conséquence, il envoyait aux écoliers ci-dessus désignés une pompe à incendie. « Le roi, ajoutait-il, ayant, dans sa bonté, construit une fontaine en commémoration de ses victoires à deux cents pas de l’école, l’eau ne saurait manquer, et les enfants apprendront en peu de jours à manier la pompe que la Ville consent à leur octroyer. » En lisant cette lettre, je sautai au plafond. Et, retournant au Val-de-Grâce, je dictai au secrétaire une réponse qui était tournée comme ceci :

« Monseigneur l’Édile, Monseigneur, il y a dans la maison d’école de la rue Saint-Jacques deux cents marmots dont le plus ancien est âgé de sept ans. Voilà de beaux pompiers, Monseigneur, pour faire jouer votre pompe ! Reprenez-la et faites bâtir une maison d’école en pierre et moellon. »

» Cette lettre, comme la première, me coûta six blancs, avec le cachet. Mais je ne perdis point mon argent, car je reçus, après vingt mois, une réponse par laquelle M. l’échevin m’assurait que les marmots de la rue Saint-Jacques étaient dignes de la sollicitude de l’échevinage parisien, qui aviserait à leur sûreté. J’en suis là. Si mon échevin quitte la place, il me faudra tout recommencer et payer encore douze blancs au secrétaire du Val-de-Grâce. C’est pourquoi, maître Léonard, bien que persuadé qu’il se trouve à la maison de ville des figures qui seraient mieux placées à la foire, pour y faire Jocrisse, je n’ai guères envie d’y voir entrer de nouveaux visages et je tiens à garder l’échevin à la pompe.

— Moi, dit Catherine, c’est au lieutenant-criminel que j’en veux. Il laisse Jeannette la vielleuse rôder chaque jour, entre chien et loup, sous le porche de Saint-Benoît-le-Bétourné. C’est une honte. Elle va par les rues en marmotte et traîne des jupes salies dans tous les ruisseaux. On devrait réserver les lieux publics aux filles assez bien nippées pour s’y montrer avec honneur.

— Oh ! dit le coutelier boiteux, j’estime que le trottoir est à tout le monde et j’irai quelque jour, à l’exemple de Lesturgeon, notre hôte, chez le secrétaire du Val-de-Grâce pour qu’il rédige en mon nom une belle supplique en faveur des pauvres colporteurs. Je ne puis pousser ma voiture aux bons endroits sans être tout de suite inquiété par les sergents, et dès qu’un laquais ou deux servantes s’arrêtent à mon étalage, survient un grand coquin noir qui m’ordonne, au nom de la loi, d’aller déballer ma pacotille ailleurs. Tantôt je suis sur le terrain loué par les gens du marché, tantôt je me trouve proche M. Leborgne, coutelier juré. Une autre fois je dois céder la chaussée au carrosse d’un évêque ou d’un prince. Et me voilà endossant le harnais et tirant la bricole, heureux si, profitant de mon embarras, le laquais et les chambrières ne m’ont pas emporté, sans payer, un étui, des ciseaux ou quelque bel eustache de Châtellerault. Je suis las de souffrir la tyrannie ; je suis las d’éprouver l’injustice des gens de justice. Je sens un grand besoin de révolte.

— Je connais à ce signe, dit mon bon maître, que vous êtes un coutelier magnanime.

— Je ne suis point magnanime, monsieur l’abbé, reprit modestement le boiteux, je suis vindicatif, et le ressentiment m’a poussé à vendre en secret des chansons contre le roi, ses maîtresses, et ses ministres. J’en garde un assez bel assortiment dans la bâche de ma voiture. Ne me trahissez pas. Celle des douze mirlitons est admirable.

— Je ne vous trahirai pas, répondit mon père ; pour moi une bonne chanson vaut un verre de vin et même davantage. Je ne dis rien non plus des couteaux, et je suis aise, bonhomme, que vous vendiez les vôtres ; car il faut que tout le monde vive. Mais convenez qu’on ne peut souffrir que les vendeurs ambulants fassent concurrence aux marchands qui ont pris boutique à loyer et payent la taxe. Rien n’est plus contraire à l’ordre et à la bonne police. L’audace de ces traîne-misère est inouïe. Jusqu’où irait-elle si on ne la réprimait ? L’an passé, un paysan de Montrouge ne venait-il pas arrêter devant la rôtisserie de la Reine Pédauque sa charrette pleine de pigeons qu’il vendait tout cuits deux liards et un sou moins cher que je ne vends les miens. Et le rustre criait d’une voix à briser les vitres de ma boutique : « À cinq sous les beaux pigeons ! » Je le menaçai vingt fois de ma lardoire. Mais il me répondait stupidement que la rue est à tout le monde. J’en portai plainte à M. le lieutenant-criminel, qui me fit justice en me débarrassant du vilain. Je ne sais ce qu’il est devenu ; mais je lui garde rancune du mal qu’il m’a fait ; car à voir mes pratiques ordinaires lui acheter ses pigeons par couples, voire par demi-douzaines, je pris une jaunisse dont je restai longtemps mélancolique. Je voudrais qu’on lui mît sur le corps, avec de la glu, autant de plumes qu’il en a tirées aux volatiles qu’il vendait toutes cuites à ma barbe, et qu’ainsi emplumé de la tête aux pieds, il fût conduit par les rues, au cul de sa charrette.

— Maître Léonard, dit le coutelier boiteux, vous êtes dur aux pauvres gens. C’est ainsi qu’on pousse à bout les malheureux.

— Monsieur le coutelier, je vous conseille, dit en riant mon bon maître, de faire faire à Saint-Innocent, par quelque écrivain à gages, une satire de maître Léonard et de la vendre avec vos chansons sur les douze mirlitons du roi Louis. Il conviendrait de blasonner un peu notre ami qui, dans un état quasi servile, aspire non point à la liberté, mais à la tyrannie. Je conclus de tous vos discours, messieurs, que la police des villes est d’un art difficile, qu’il y faut concilier des intérêts opposés et souvent contraires, que le bien public est formé d’un grand nombre de maux particuliers, et qu’enfin il est déjà merveilleux que des gens enfermée dans des murailles ne s’y entre-dévorent pas. C’est un bonheur qu’il faut attribuer à leur poltronnerie. La paix publique est fondée uniquement sur le faible courage des citoyens qui se tiennent en respect les uns les autres par la peur qu’ils se font réciproquement. Et le prince, en inspirant à tous l’épouvante, leur assure l’inestimable bienfait de la paix. Quant à vos échevins, dont le pouvoir est faible, et qui ne sont pas capables de vous nuire ni de vous servir beaucoup, et dont le mérite consiste surtout dans leur grande canne et leur perruque, ne vous plaignez point trop de ce qu’ils soient choisis par le roi et placés, peu s’en faut, depuis le dernier règne, au rang d’officiers de la couronne. Amis du prince, ils sont les ennemis de tous les citoyens indistinctement, et cette inimitié est rendue supportable à chacun par l’égalité parfaite avec laquelle elle se répand sur tous. C’est une pluie dont nous ne recevons, les uns et les autres, que quelques gouttes. Un jour, quand ils seront nommés par le peuple (comme on dit qu’ils le furent aux premiers temps de la monarchie), les échevins auront dans la cité même des amis et des ennemis. Élus par les marchands payant loyer et dîme, ils maltraiteront les colporteurs. Élus par les colporteurs, ils vexeront les marchands. Élus par les artisans, ils seront contraires aux maîtres, qui font travailler les artisans. Ce sera une cause incessante de disputes et de querelles. Ils formeront un conseil tumultueux, où chacun agitera les intérêts et les passions de ses électeurs. Pourtant j’imagine qu’ils ne feront pas regretter nos échevins actuels, qui ne dépendent que du prince. Leur vanité turbulente amusera les citoyens qui s’y contempleront comme dans un miroir grossissant. Ils useront médiocrement d’une médiocre puissance. Sortis de l’état populaire, ils seront aussi incapables de le développer que de le contenir. Les riches s’épouvanteront de leur audace et les misérables accuseront leur timidité, quand il eût fallu seulement reconnaître leur bruyante impuissance. Au reste, capables de tâches communes et administrant le bien public avec cette insuffisance suffisante qu’on atteint toujours et qu’on ne dépasse jamais.

— Ouf ! dit mon père. Vous avez bien parlé, monsieur l’abbé. Maintenant, buvez !