Les Opinions de Jérôme Coignard/14

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Calmann-Lévy (p. 196-205).


XIV

LES SÉDITIEUX


Ce jour-là, ayant fait, mon bon maître et moi, notre visite accoutumée à l’Image Sainte-Catherine, nous trouvâmes, dans la boutique, le célèbre M. Rockstrong, monté au plus haut de l’échelle pour dénicher des bouquins dont il est curieux. Car on sait qu’il se plaît, dans sa vie agitée, à rassembler des livres précieux et de belles estampes.

Condamné par le Parlement d’Angleterre à la prison perpétuelle pour avoir participé à l’attentat de Monmouth, il habite la France d’où il envoie incessamment des articles aux gazettes de son pays[1]. Mon bon maître se laissa choir, à son habitude, sur un escabeau, puis levant les yeux sur l’échelle où M. Rockstrong se démenait avec cette agilité d’écureuil qu’il a gardée au déclin de l’âge :

— Dieu merci ! dit-il, je vois, monsieur le rebelle, que vous vous portez bien et que vous êtes toujours jeune.

M. Rockstrong tourna vers mon bon maître des yeux ardents qui éclairaient un visage bilieux.

— Pourquoi, demanda-t-il, gros abbé, m’appelez-vous rebelle ?

— Je vous appelle rebelle, monsieur Rockstrong, parce que vous n’avez pas réussi. On est rebelle quand on est vaincu. Les victorieux ne sont jamais rebelles.

— L’abbé, vous parlez avec un cynisme dégoûtant.

— Prenez garde, monsieur Rockstrong ! cette maxime n’est pas de moi, elle est d’un très grand homme : je l’ai trouvée dans les papiers de Jules César Scaliger.

— Eh bien ! l’abbé, ce sont là de vilains papiers. Et cette parole est infâme. Notre perte, due à l’indécision de notre chef, et à une mollesse qu’il paya de sa vie, n’altère point la bonté de notre cause. Et les honnêtes gens, vaincus par les coquins, demeurent honnêtes gens.

— Monsieur Rockstrong, il m’est pénible de vous entendre parler d’honnêtes gens et de coquins dans les affaires publiques. Ces termes simples pouvaient suffire à désigner le bon et le mauvais parti dans ces combats d’anges qui furent livrés au Ciel, avant la création du monde, et que votre compatriote Jean Milton a chantés avec une excessive barbarie. Mais sur ce globe terraqué les camps ne sont jamais, tant s’en faut, si exactement divisés, qu’on puisse discerner, sans préjugé ou complaisance, l’armée des purs de l’armée des impurs, ni seulement distinguer le côté du juste du côté de l’injuste. En sorte qu’il faut bien que le succès demeure le seul juge de la bonté d’une cause. Je vous fâche, monsieur Rockstrong, en disant qu’on est rebelle quand on est vaincu. Pourtant, lorsqu’il vous arriva de monter au pouvoir, vous n’endurâtes point la rébellion.

— L’abbé, vous ne savez ce que vous dites. J’ai toujours eu hâte de passer du côté des vaincus.

— Il est vrai, monsieur Rockstrong, que vous êtes un naturel et constant ennemi de l’État. Vous êtes endurci dans votre inimitié par la force de votre génie, qui se plaît aux ruines et s’amuse à détruire.

— L’abbé, m’en faites-vous un crime ?

— Monsieur Rockstrong, si j’étais un homme d’État et un ami du prince, à la façon de M. Roman, je vous tiendrais pour un illustre criminel. Mais je ne professe pas avec assez de ferveur la religion des politiques pour être beaucoup épouvanté de l’éclat de vos forfaits, et de vos attentats qui font plus de bruit que de mal.

— L’abbé, vous êtes immoral.

— Ne m’en blâmez pas trop sévèrement, monsieur Rockstrong, si c’est seulement à ce prix qu’on peut être indulgent.

— Je n’ai que faire, mon gros abbé, d’une indulgence que vous partagez entre moi, qui suis une victime, et les scélérats du Parlement qui m’ont condamné avec une révoltante injustice.

— Vous êtes plaisant, monsieur Rockstrong, de parler de l’injustice des lords !

— N’est-elle point criante ?

— Il est vrai, monsieur Rockstrong, que vous fûtes condamné sur un réquisitoire ridicule du lord chancelier, pour une collection de libelles dont aucun, en particulier, ne tombait sous le coup des lois de l’Angleterre ; il est vrai que, dans un pays où l’on peut tout écrire, vous fûtes puni pour quelques écrits pleins de sel ; il est vrai que vous fûtes frappé dans des formes inusitées et singulières dont la majestueuse hypocrisie cachait mal l’impossibilité de vous atteindre par des voies légales ; il est vrai que les milords qui vous jugèrent étaient intéressés à votre perte, puisque le succès de Monmouth et le vôtre les eût infailliblement tirés à bas de leurs fauteuils. Il est vrai que votre perte était décidée d’avance dans les conseils de la Couronne. Il est vrai que vous échappâtes par la fuite à une sorte de martyre médiocre à la vérité, mais pénible. Car la prison perpétuelle est une peine, alors même qu’on peut raisonnablement espérer d’en sortir bientôt. Mais il n’y a là ni justice ni injustice. Vous fûtes condamné pour raison d’État, ce qui est extrêmement honorable. Et plus d’un parmi les lords qui vous condamnèrent avait conspiré avec vous vingt ans auparavant. Votre crime fut de faire peur aux gens en place, et c’est un crime impardonnable. Les ministres et leurs amis invoquent le salut de l’État quand ils sont menacés dans leur fortune et dans leurs emplois. Et ils se croient volontiers nécessaires à la conservation de l’empire, car ce sont pour la plupart des gens intéressés et sans philosophie. Ce ne sont pas pour cela des méchants. Ils sont hommes, et c’est assez pour expliquer leur pitoyable médiocrité, leur niaiserie et leur avarice. Mais qui donc leur opposiez-vous, monsieur Rockstrong ? D’autres hommes également médiocres et plus avides encore, étant plus affamés. Le peuple de Londres les eût subis comme il subit les autres. Il attendit votre victoire ou votre défaite pour se prononcer. En quoi il fit preuve d’une singulière sagesse. Le peuple est bien avisé, quand il estime qu’il n’a rien à gagner ni à perdre à changer de maître.

Ainsi parla l’abbé Coignard, et M. Rockstrong, le visage brûlé, les yeux en feu, la perruque flamboyante, lui cria avec de grands gestes, du haut de son échelle :

— L’abbé, je conçois les voleurs et toutes les espèces de coquins de la Chancellerie et du Parlement. Mais je ne vous conçois pas, vous qui, sans intérêt apparent, par malice pure, soutenez des maximes qu’ils ne professent eux-mêmes que pour leur profit. Il faut que vous soyez plus méchant qu’eux, puisque vous l’êtes avec désintéressement. Vous me passez, l’abbé !

— C’est signe que je suis philosophe, répondit doucement mon bon maître. Il est dans la nature des vrais sages de fâcher le reste des hommes. Anaxagore en fut un illustre exemple. Je ne parle pas de Socrate, qui n’était qu’un sophiste. Mais nous voyons qu’en tout temps et dans tous les pays, la pensée des âmes méditatives fut un sujet de scandale. Vous vous croyez, monsieur Rockstrong, très distinct de vos ennemis, et aussi aimable qu’ils sont odieux. Souffrez que je vous dise que c’est là le pur effet de votre orgueil et de votre fier courage. En fait, vous avez en commun avec ceux qui vous ont condamné toutes les faiblesses et toutes les passions humaines. Si vous avez plus de probité que beaucoup d’entre eux et un esprit d’une vivacité incomparable, vous êtes inspiré d’un génie de haine et de discorde qui vous rend très incommode dans un pays policé. L’état de gazetier, dans lequel vous excellez, a poussé jusqu’à la dernière perfection la partialité merveilleuse de votre esprit, et victime de l’injustice vous n’êtes point un juste. Ce que je dis là me brouille du coup avec vous et avec vos ennemis, et je suis bien sûr de n’obtenir jamais du ministre de la feuille un gros bénéfice. Mais je prise la liberté de la pensée plus haut qu’une bonne abbaye ou qu’un gros prieuré. J’aurai fâché tout le monde, mais j’aurai contenté mon cœur, et je mourrai tranquille.

— L’abbé, répliqua M. Rockstrong en riant à demi, je vous pardonne, parce que je vous crois un peu fou. Vous ne faites pas de différence des coquins et des honnêtes gens et vous ne préférez point un état libre à un gouvernement despotique et prévaricateur. Vous êtes un lunatique d’une espèce particulière.

— Monsieur Rockstrong, dit mon bon maître, allons boire un pot de vin au Petit-Bacchus et je vous y expliquerai, en vidant mon gobelet, pourquoi je suis tout à fait indifférent à la forme du gouvernement et pour quelles causes je ne me soucie pas de changer de maître.

— Volontiers, dit M. Rockstrong, je suis curieux de boire avec un si méchant raisonneur que vous.

Il sauta lestement en bas de son échelle et nous allâmes tous trois au cabaret.



  1. Je n’ai pas trouvé mention de ce M. Rockstrong dans les mémoires relatifs à l’attentat de Monmouth. (Note de l’éditeur.)