Les Opinions de Jérôme Coignard/16

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Calmann-Lévy (p. 220-229).


XVI

L’HISTOIRE


Monsieur Roman posa sur le comptoir une demi-douzaine de volumes.

— Je vous prie, monsieur Blaizot, dit-il, de me faire envoyer ces livres. Il s’y trouve la Mère et le Fils, les Mémoires de la Cour de France et le Testament de Richelieu. Je vous serai reconnaissant d’y joindre ce que vous avez reçu de nouveau en matière d’histoire et particulièrement ce qui concerne la France depuis la mort d’Henri IV. Ce sont là des ouvrages dont je suis extrêmement curieux.

— Vous avez raison, monsieur, dit mon bon maître. Les livres d’histoire sont remplis de bagatelles très propres au divertissement d’un honnête homme, et l’on est assuré d’y trouver une infinité de contes agréables.

— Monsieur l’abbé, répondit M. Roman, ce que je recherche chez les historiens, ce n’est point un divertissement frivole. C’est un grave enseignement, et je suis au désespoir si j’y découvre des fictions mêlées à la vérité. J’étudie les actions humaines en vue de la conduite des peuples et je cherche dans les histoires des maximes de gouvernement.

— Je ne l’ignore pas, monsieur, dit mon bon maître. Votre traité de la Monarchie est assez connu pour qu’on sache que vous avez conçu une politique tirée des histoires.

— De la sorte, dit M. Roman, j’ai le premier, tracé aux princes et aux ministres des règles dont ils ne peuvent s’écarter sans danger.

— Aussi vous voit-on, monsieur, au frontispice de votre livre, sous la figure de Minerve, présentant à un roi adolescent le miroir que vous tend la muse Clio, éployée au-dessus de votre tête, dans un cabinet orné de bustes et de tableaux. Mais souffrez que je vous dise, monsieur, que cette muse est une menteuse et qu’elle vous tend un miroir trompeur. Il y a peu de vérités dans les histoires, et les seuls faits sur lesquels on s’accorde sont ceux que nous tenons d’une source unique. Les historiens se contredisent les uns les autres chaque fois qu’ils se rencontrent. Bien plus ! Nous voyons que Flavius Josèphe, qui a suivi les mêmes événements dans ses Antiquités et dans sa Guerre des Juifs, les rapporte diversement en chacun de ces ouvrages. Tite-Live n’est qu’un assembleur de fables ; et Tacite, votre oracle, me fait tout l’effet d’un menteur austère qui se moque du monde avec un air de gravité. J’estime assez Thucydide, Polybe et Guichardin. Quant à notre Mézeray, il ne sait ce qu’il dit, non plus que Villaret et l’abbé Vély. Mais je fais le procès aux historiens et c’est à l’histoire qu’il le faut faire.

» Qu’est-ce que l’histoire ? Un recueil de contes moraux ou bien un mélange éloquent de narrations et de harangues, selon que l’historien est philosophe ou rhéteur. Il s’y peut trouver de beaux morceaux d’éloquence, mais l’on n’y doit point chercher la vérité, parce que la vérité consiste à montrer les rapports nécessaires des choses et que l’historien ne saurait établir ces rapports, faute de pouvoir suivre la chaîne des effets et des causes. Considérez que chaque fois que la cause d’un fait historique est dans un fait qui n’est point historique, l’histoire ne la voit point. Et comme les faits historiques sont liés étroitement aux faits qui ne sont pas historiques, il en résulte que les événements ne s’enchaînent point naturellement dans les histoires, mais qu’ils y sont liés les uns aux autres par de purs artifices de rhétorique. Et remarquez encore que la distinction entre les faits qui entrent dans l’histoire et les faits qui n’y entrent point est tout à fait arbitraire. Il en résulte que, loin d’être une science, l’histoire est condamnée, par un vice de nature, au vague du mensonge. Il lui manquera toujours la suite et la continuité sans lesquelles il n’est point de connaissance véritable. Aussi bien voyez-vous qu’on ne peut tirer des annales d’un peuple aucun pronostic pour son avenir. Or, le propre des sciences est d’être prophétiques, comme il se voit par les tables où les lunaisons, les marées et les éclipses se trouvent calculées à l’avance, tandis que les révolutions et les guerres échappent au calcul.

M. Roman représenta à M. l’abbé Coignard qu’il ne demandait à l’histoire que des vérités confuses, il est vrai, incertaines, mélangées d’erreur, mais infiniment précieuses par leur objet, qui est l’homme.

— Je sais, ajouta-t-il, combien les annales humaines sont mêlées de fables et tronquées. Mais à défaut d’une suite rigoureuse de causes et d’effets, j’y découvre une sorte de plan qu’on perd et qu’on retrouve, comme les ruines de ces temples à demi ensevelis dans le sable. Cela seul serait pour moi d’un prix inestimable. Et je me flatte encore que l’histoire, à l’avenir, formée de matériaux abondants et traitée avec méthode, rivalisera d’exactitude avec les sciences naturelles.

— Pour cela, dit mon bon maître, n’y comptez point. Je croirais plutôt que l’abondance croissante des mémoires, correspondances et papiers d’archives rendra la tâche difficile aux historiens futurs. M. Elward, qui consacre sa vie à étudier la révolution d’Angleterre, assure que la vie d’un homme ne suffirait pas à lire la moitié de ce qui fut écrit pendant les troubles. Il me souvient d’un conte que M. l’abbé Blanchet me fit à ce sujet, et que je vais vous dire tel qu’il se retrouvera dans ma mémoire, regrettant que M. l’abbé Blanchet ne soit pas ici pour le conter lui-même, car il a de l’esprit.

» Voici cet apologue :

» Quand le jeune prince Zémire succéda à son père sur le trône de Perse, il fit appeler tous les académiciens de son royaume, et, les ayant réunis, il leur dit :

» — Le docteur Zeb, mon maître, m’a enseigné que les souverains s’exposeraient à moins d’erreurs s’ils étaient éclairés par l’exemple du passé. C’est pourquoi je veux étudier les annales des peuples. Je vous ordonne de composer une histoire universelle et de ne rien négliger pour la rendre complète.

» Les savants promirent de satisfaire le désir du prince, et s’étant retirés, ils se mirent aussitôt à l’œuvre. Au bout de vingt ans, ils se présentèrent devant le roi, suivis d’une caravane composée de douze chameaux, portant chacun cinq cents volumes. Le secrétaire de l’académie, s’étant prosterné sur les degrés du trône, parla en ces termes :

» — Sire, les académiciens de votre royaume ont l’honneur de déposer à vos pieds l’histoire universelle qu’ils ont composée à l’intention de Votre Majesté. Elle comprend six mille tomes et renferme tout ce qu’il nous a été possible de réunir touchant les mœurs des peuples et les vicissitudes des empires. Nous y avons inséré les anciennes chroniques qui ont été heureusement conservées et nous les avons illustrées de notes abondantes sur la géographie, la chronologie et la diplomatique. Les prolégomènes forment à eux seuls la charge d’un chameau et les paralipomènes sont portés à grand’peine par un autre chameau.

» Le roi répondit :

» — Messieurs, je vous remercie de la peine que vous vous êtes donnée. Mais je suis fort occupé des soins du gouvernement. D’ailleurs j’ai vieilli pendant que vous travailliez. Je suis parvenu, comme dit le poète persan, au milieu du chemin de la vie, et, à supposer que je meure plein de jours, je ne puis raisonnablement espérer d’avoir le temps de lire une si longue histoire. Elle sera déposée dans les archives du royaume. Veuillez m’en faire un abrégé mieux proportionné à la brièveté de l’existence humaine.

» Les académiciens de Perse travaillèrent vingt ans encore ; puis ils apportèrent au roi quinze cents volumes sur trois chameaux.

» — Sire, dit le secrétaire perpétuel d’une voix affaiblie, voici notre nouvel ouvrage. Nous croyons n’avoir rien omis d’essentiel.

» — Il se peut, répondit le roi, mais je ne le lirai point. Je suis vieux ; les longues entreprises ne conviennent point à mon âge ; abrégez encore et ne tardez pas.

» Ils tardèrent si peu qu’au bout de dix ans ils revinrent suivis d’un jeune éléphant porteur de cinq cents volumes.

» — Je me flatte d’avoir été succinct, dit le secrétaire perpétuel.

» — Vous ne l’avez pas encore été suffisamment, répondit le roi. Je suis au bout de ma vie. Abrégez, abrégez, si vous voulez que je sache, avant de mourir, l’histoire des hommes.

» On revit le secrétaire perpétuel devant le palais, au bout de cinq ans. Marchant avec des béquilles, il tenait par la bride un petit âne qui portait un gros livre sur son dos.

» — Hâtez-vous, lui dit un officier, le roi se meurt.

» En effet le roi était sur son lit de mort. Il tourna vers l’académicien et son gros livre un regard presque éteint, et dit en soupirant :

» — Je mourrai donc sans savoir l’histoire des hommes !

» — Sire, répondit le savant, presque aussi mourant que lui, je vais vous la résumer en trois mots : Ils naquirent, ils souffrirent, ils moururent.

» C’est ainsi que le roi de Perse apprit sur le tard l’histoire universelle.