Les Origines du capitalisme moderne/2

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Chapitre II


LE CAPITALISME AU DÉBUT
DES TEMPS MODERNES


1. La théorie de W. Sombart sur la genèse du capitalisme. — La société capitaliste ne pouvait naître que de l’accumulation des capitaux. La question qui se pose tout d’abord, c’est donc de savoir d’où pouvait provenir cette accumulation à l’aurore des temps modernes.

À en croire W. Sombart, le commerce, tel qu’il se pratiquait au Moyen âge, était incapable de la produire. Cet auteur a recueilli un certain nombre de données sur la faiblesse des profits commerciaux, qui paraissent assez impressionnantes, mais qui sont trop peu nombreuses pour entraîner pleinement la conviction. Puis, il faut soigneusement distinguer le commerce local et le commerce interurbain ou international, qui va sans cesse en se développant dans les derniers siècles du Moyen âge. L’économie urbaine n’a jamais été aussi « fermée » (geschlossen) que se l’imagine Bücher[1]. Ainsi, le commerce de la laine et des draperies, tel qu’il se pratiquait en Italie et aux Pays-Bas, semble bien être au moins la source primitive ou l’une des sources des grosses fortunes qui se créèrent alors en ces contrées. Considérons encore que le commerce est loin d’être vraiment spécialisé : le commerce des marchandise et celui de l’argent ne se trouvent-ils pas souvent réunis dans les mêmes mains ? L’on sait aussi que maintes fois les orfèvres prêtaient de l’argent, faisaient l’office de banquiers.

Ce qui est vrai (et voilà ce qui semble vraiment solide dans la théorie de Sombart), c’est que l’accumulation des capitaux est souvent le fait de personnages, qui percevaient des impôts, des taxes pour le compte du Saint-Siège, des rois, ou même les revenus des grands propriétaires fonciers, — ecclésiastiques ou laïques. Nous admettrons encore, avec W. Sombart, que le prêt à intérêt, tel que le pratiquaient Lombards et Juifs, peut être considéré comme une des sources du capitalisme.

Les exploitations minières ont joué aussi, à cet égard, un rôle assez important, comme le, prouve l’exemple des Fugger. Sans doute, il faut tenir compte encore de la plus-value, souvent énorme, des biens fonciers, qui se produit dans les villes, à mesure qu’elles croissent en population et en richesse[2]. Cette plus-value profite surtout au patriciat des villes, qui bien souvent s’allie et arrive à se mêler avec la noblesse rurale, comme le montre M. Pirenne dans ses Étapes de l’histoire sociale du capitalisme. Mais ce patriciat, qui d’ailleurs a pour source première le commerce, semble jouer, un rôle moins actif, en ce qui concerne le capitalisme naissant, que les hommes nouveaux ; ce sont les nouveaux riches, comme le dit encore M. Henri Pirenne, qui ont toujours joué le rôle le plus actif.


2. Les grandes puissances financières en Italie et en Allemagne. Les bourses. — Si l’on veut comprendre les origines du capitalisme financier, il convient de considérer les grandes puissances financières, qui se sont constituées dès la fin du Moyen âge. Leur développement, comme le montre Richard Ehrenberg, a été surtoutla conséquence du crédit public, que rendait nécessaire la formation des grands États, princiers ou monarchiques. Ces États ont de plus en plus besoin d’argent, car leurs services militaires, diplomatiques et financiers ne cessent de grandir.

Ainsi s’expliquent l’activité financière des Italiens (Florentins, Lucquois, Génois, etc.) en Angleterre, aux Pays-Bas, en France, et celle des marans (juifs portugais convertis) à Anvers. En Allemagne, les Fugger, d’Augsbourg, d’abord marchands, puis propriétaires de mines de cuivre et d’argent et banquiers, ont été les prêteurs attitrés des Habsbourg, et l’on sait le rôle qu’ils ont joué, au moment de l’élection de Charles-Quint. D’autres maisons d’Augsbourg et de Nüremberg ont été de grandes puissances financières dans la première moitié du XVIe siècle ; tels les Tucher, les Imhof. Les banquiers allemands tiennent aussi une place considérable à l’étranger ; par exemple, à Lyon, celui que l’on a appelé « le bon Kleberg, » et qui a été, pendant des années, le personnage le plus important de cette ville.

On comprend qu’il ait pu se constituer, dès cette époque, une grande accumulation de capitaux, si l’on songe que le taux de l’intérêt s’élevait souvent à plus de 50 %, et que les forces financières ont été grandement accrues par les sociétés commerciales, les syndicats et les monopoles.

Un fait significatif, c’est que les foires, qui jouaient un si grand rôle lorsque le grand commerce avait encore un caractère uniquement périodique, perdent peu à peu leur ancienne importance, à mesure que se développe le commerce sédentaire et urbain[3]. L’on voit se créer, dès le XVIe siècle, des bourses mondiales, comme Anvers et Lyon, qui vont prendre de plus en plus leur place.

Dans les foires, les tractations financières n’étaient nées qu’à l’occasion et à la suite des transactions commerciales. Dans les bourses, les marchandises ne sont plus apportées elles-mêmes ; on ne trafique que sur les valeurs qui les représentent. Lyon, d’ailleurs, a dû son importance encore plus à la finance qu’au commerce, et son développement est en partie l’œuvre des rois de France. C’est la place où se négocient de préférence les emprunts publics, où affluent les banquiers, dont la plupart sont originaires de l’Italie ou de l’Allemagne du Sud. Lyon finira par perdre sa prépondérance bancaire, mais elle se transformera en une grande ville industrielle.

Ehrenberg, dans son bel ouvrage, Das Zeitalter der Fugger, montre qu’au XVIe siècle l’importance passe des foires aux bourses, tant pour le commerce des marchandises que pour le commerce de l’argent. Dans les foires, les transactions n’avaient lieu que de loin en loin ; dans les bourses, au contraire, c’est chaque jour de l’année que l’on négocie marchandises et valeurs. Les bourses ont donc fortement contribué à la concentration des opérations commerciales et financières. Elles sont ouvertes « aux marchands de toutes nations », comme le dit l’inscription placée sur le fronton de la Bourse d’Anvers, dont la création, en 1531, a été un événement de première importance.

Grâce aux bourses, les événements politiques et l’opinion influent beaucoup sur les affaires ; ainsi s’explique l’origine des gazettes, qui donnent aux trafiquants les nouvelles qu’ils ont besoin de connaître. Les bourses agissent, tout à la fois, sur le crédit des particuliers car il importe fort à un homme d’affaires d’avoir en bourse une bonne renommée, une buona ditta, suivant l’expression italienne, — et sur le crédit public. Rien de plus important aussi pour une place de commerce que le « cours de la bourse » et le taux de l’intérêt, qui s’établit à la bourse, et qui est en relation étroite avec les événements et les vicissitudes du crédit public.


3. La spéculation sur les capitaux. — C’est aussi au XVIe siècle, — et dès la première moitié de ce siècle -, que s’épanouit la spéculation sur les capitaux. Elle consiste dans le marché à prime, véritable pari sur les prix et sur le cours du change, et surtout dans l’arbitrage, portant sur la différence des prix et du change qui s’établit entre plusieurs places : spéculation qui pouvait permettre, dans l’espace de quinze ou de vingt jours, de gagner jusqu’à 5 %. L’arbitrage, déjà pratiqué, au Moyen âge, par les Italiens, suppose beaucoup de flair et une véritable science, une science difficile, car, pour le pratiquer, il faut tenir compte d’une, foule d’éléments divers.

Autre trait caractéristique : le progrès des assurances maritimes qui, pratiquées d’abord en Italie, puis en Portugal, se développèrent beaucoup au XVIe siècle, notamment à Anvers. On arrive à plus de fixité dans le montant des primes. Mais la spéculation sévit de plus en plus sur les assurances, qui, en 1564, faisaient vivre, et grassement, 600 personnes ; les courtiers, très peu honnêtes, favorisaient les fraudes de toutes sortes, au profit des assureurs ou des assurés ; ce fut seulement en 1559 que le souverain essaya de réglementer les assurances. Il y avait souvent un grand nombre d’assureurs pour un seul navire, mais il n’existait pas encore de compagnies d’assurances, C’est aussi au XVIe siècle, à Anvers, qu’on commence à pratiquer l’assurance sur la vie, ou plutôt sur les voyages, souvent à l’insu de l’assuré, ce qui provoqua les pires fraudes et même des crimes[4].

On comprend la relation qui existe entre l’assurance et la spéculation, car l’assurance, même pratiquée honnêtement, comporte toujours un « risque », tout au moins pour l’assureur, risque qui s’atténuera lorsque l’institution sera devenue plus régulière.

Le goût du jeu sous toutes ses formes caractérise aussi une société dans laquelle s’est développée la spéculation. De là, l’organisation de loteries, comme la grande loterie de 1565-1567, qui devait profiter surtout à la gouvernante Marie et à ceux qui l’avaient organisée. De là aussi, la pratique des paris : à Anvers, l’on parie sur le sexe des enfants à naître, — ce qui donne lieu souvent à des fraudes —, sur la durée du trajet accompli par un cheval pour un certain parcours, sur la date d’un événement historique, etc.[5]. C’est aussi dans ce milieu fiévreux de l’Anvers du XVIe siècle que l’on voit s’agiter tout un monde de faiseurs de projets, plus ou moins chimériques, de donneurs d’avis, de brasseurs d’affaires et aussi d’inventeurs et ingénieurs ; bon nombre d’entre eux sont de simples ; chevaliers d’industrie, mais il est aussi des figures bien intéressantes : tels, un Gaspard Ducci ou un Leonardo di Benavento.

La grande conséquence des progrès de la spéculation, c’est la mobilisation des capitaux, la transformation des marchandises en valeurs, qui les représentent ou sont censées les représenter. On peut dire que même les biens fonciers commencent à se mobiliser, grâce aux hypothèques.

4. Les progrès du crédit public et les crises financières. — Un autre phénomène nouveau, ce sont les crises financières internationales, qui sont provoquées par le développement du crédit public.

En France, le cardinal de Tournon essaie de faire du crédit public une institution régulière ; il centralise au profit du Roi tous les dépôts des banques lyonnaises, promettant un intérêt d’au moins 10 %. Puis, dans la même place de Lyon, en 1554, c’est la création du « grand parti », véritable emprunt public, pour lequel on s’adresse à toutes les bourses, même aux plus humbles. Les souscripteurs reçoivent des obligations. Ce fut une fureur ; même les domestiques confient leurs économies au « grand parti » ; les étrangers ne sont pas les moins empressés.

Mais bientôt, voici la débâcle : le papier baisse de plus en plus, d’abord de 15 %, puis, en 1559, de 30 et même de 50 %. Et, au même moment, l’État espagnol subit une crise analogue.

Ces banqueroutes atteignent gravement tous les manieurs d’argent : 20 millions de ducats, c’est-à-dire 250 millions de francs, ont été, sinon engloutis, tout au moins gravement compromis ; le crédit public a été cruellement atteint. Les guerres de religion entraînent une autre crise très grave ; elles ont eu pour conséquence la chute des places d’Anvers et de Lyon, toutes deux gagnées, en grande partie, à la cause de la Réforme.

Une nouvelle banqueroute de l’État espagnol, en 1575, détermine une autre crise très grave. Elle ébranle la prospérité des foires espagnoles (de Medina del Campo, de Villalon, etc.). où se traitaient de grandes affaires, et où les Fugger et les banquiers génois jouaient un rôle prépondérant. La banqueroute atteint principalement Nicolo Grimaldi, des financiers espagnols, comme Espinosa, des capitalistes de Séville et de Burgos, ainsi que beaucoup de particuliers.

On comprend que les princes, dont les besoins d’argent croissaient sans cesse, aient servi la cause du capitalisme, M. H. Pirenne le montre très fortement, en ce qui concerne les Pays-Bas. Les artisans urbains ne combattent si vivement le régime monarchique que parce qu’il menace l’exclusivisme municipal, auquel le triomphe du capitalisme Serait funeste ; tel est le sens véritable de la révolte de Gand de 1477 et des troubles qui l’ont suivie. En fait, Philippe le Bon sacrifie Bruges à Anvers, qui représente l’esprit nouveau ; aux intérêts d’Anvers, qui se livrait au lucratif « apprêtage » des draps anglais, il sacrifie, vers 1500, l’industrie drapière de la Flandre et du Brabant.

On le voit, on ne saurait nier la relation qui existe entre le développement desmonarchies, des grands États, et les progrès du capitalisme. Les emprunta des princes, les besoins du crédit public ont singulièrement augmenté l’importance des grandes puissances financières, des Fugger et de leurs émules.


5. Le développement des banques. — Un trait caractéristique de l’époque, c’est le progrès des banques, fondées principalement par des Italiens, qui, dès le Moyen âge, avaient l’expérience de ces entreprises, et aussi par des Allemands.

Ces banques étaient des banques de dépôt. Grâce à l’argent qu’apportaient des hommes de toutes les classes (nobles, comme marchands), le banquier peut tenter de vastes spéculations. Tel, Ambroise Hœchstetter, qui voulut accaparer le marché dumercure, et qui finit par se ruiner et ruiner ses commanditaires. À Lyon, se créèrent de nombreuses banques, — surtout italiennes et allemandes[6] —, qui firent de cette ville une grande place internationale pour le commerce de l’argent.

Le développement des banques introduit des mœurs nouvelles. C’est ce que montre avec force Lodovico Guiccardini, qui nous a laissé une description si vivante de l’Anvers du XVIe siècle :

« Autrefois, les nobles qui avaient des fonds disponibles les mettaient en terres, ce qui donnait du travail à beaucoup de gens et fournissait au pays le nécessaire. Les marchands employaient leurs capitaux à leur négoce régulier, de façon à égaliser entre les différentes contrées la disette et la surabondance ; ils utilisaient des hommes sans nombre et augmentaient les revenus des princes et des villes. Aujourd’hui, au contraire, une partie de la noblesse et des marchands (la première par l’intermédiaire des seconds, et les autres ouvertement), pour éviter les peines et les périls de l’activité professionnelle régulière, consacrent tous leurs capitaux disponibles au commerce de l’argent, qui les attire par ses gains élevés et sûrs. »


6. Influence prépondérante du capitalisme commercial. Il est aussi une source du capitalisme financier. Quelque influence qu’aient exercée sur la genèse du capitalisme le commerce de l’argent et la spéculation, ils n’en constituent pas, semble-t-il, la source la plus féconde  ; réduits à eux-mêmes, ils ne sauraient fonder une puissance économique solide et durable. Ehrenberg le montre fort bien, lorsqu’il compare les foires de Gênes et celles de Francfort.

Les foires de Gênes prirent une grande importance après la chute d’Anvers, et elles restèrent florissantes pendant un demi-siècle. Leur caractéristique, c’est qu’il ne s’y opère pas de trafic de marchandises, qu’on ne s’y livre qu’à des transactions financières : transactions particulièrement actives, puisqu’on y trouve des instruments de change pour les principales places de commerce. La couronne d’Espagne a souvent affaire aux foires de Gênes pour ses besoins financiers. On s’y livre à des spéculations de toutes sortes ; elles ont donc favorisé, sur une grande échelle, la concentration des capitaux. Mais, comme elles ne constituaient pas un centre commercial, elles rappel-lent le passé, plutôt qu’elles n’annoncent l’avenir ; ce fut comme le dernier éclat de la vie économique du Moyen âge.

Francfort, dès la fin du Moyen âge, avait été la place la plus importante de l’Allemagne de l’Ouest. La chute d’Anvers accrut aussi beaucoup sa puissance. Mais les foires qui s’y tinrent n’avaient pas un caractère purement financier ; on s’y livrait à des transactions commerciales très actives. Leur progrès avait été plus lent que celui des foires de Gênes, mais elles furent, par contre, plus solides et eurent un succès plus durable. Même pendant la guerre de Trente ans, elles se maintinrent, et, la place de Francfort continua à jouer un grand rôle au XVIIIele siècle, bien qu’elle fût, dans une certaine mesure, dépendante d’Amsterdam. Ce qui prouve sa prospérité, c’est que le taux de l’intérêt n’y fut jamais très élevé ; il ne dépassa guère 5 à 6 % et descendit même plus bas.

Si nous considérons l’Angleterre du XVIe siècle, nous voyons que l’éclosion du capitalisme financier y est singulièrement favorisée par le développement de l’industrie et les progrès du capitalisme commercial. L’industrie drapière, dont la valeur de production fait plus que doubler dans la seconde moitié du siècle, a besoin de capitaux et ceux-ci lui sont fournis par les marchands exportateurs. L’industrie minière, en progrès également, ne peut s’en passer.

C’est aussi le développement de l’exportation qui pose de plus en plus lit question des changes étrangers[7]. Londres sans doute ne possède pas l’organisation financière d’Anvers ou de Lyon, mais cette place, grâce à ses transactions commerciales, se trouve en relations directes avec les grands marchés de l’étranger, surtout avec Anvers, Hambourg, Lyon et Rouen.

Les changes internationaux rapportent de grands profits et donnent lieu à une active spéculation. On ne saurait les confondre avec le change des monnaies, car, en eux, il entre deux autres éléments : le taux de l’intérêt et la variation journalière des changes.

Comme le montre un écrivain contemporain d’Henri VIII, Thomas Gresham, bien des marchands, enrichis par le commerce du drap, trouvent plus avantageux de se livrer à des spéculations sur les changes que de continuer leur ancien négoce ; ils trafiquent surtout sur le marché d’Anvers, et, sans grands risques, leurs opérations leur rapportent souvent du 16 %. Voilà un exemple frappant des liens qui existent entre les transactions commerciales et les opérations bancaires au XVIe siècle.


7. Le prêt à intérêt : la doctrine de l’Église et les pratiques nouvelles. — On comprend donc qu’en Angleterre, comme dans toute l’Europe occidentale, se pose la question si importante du prêt à intérêt et de la valeur d’échange de l’argent.

La doctrine canonique, qui réprouve le prêt à intérêt, règne en maîtresse au Moyen âge. Cependant si, à cette époque comme dans l’antiquité, on ne conçoit le placement de l’argent que sous forme d’usure, on finit par admettre que le prêt peut être légitime, lorsqu’il s’agit d’une commandite, qui comporte des risques et un dédommagement. L’Église distingue les prêts stériles et les prêts productifs. En Angleterre, à l’époque d’Henri VII, le cardinal-chancelier Morton déclare au Parlement :

Sa Grâce (le Roi) vous prie de prendre en considération toute entreprise commerciale ou industrielle, telle que les manufactures du royaume, de diminuer l’emploi stérile et bâtard que l’on fait de l’argent en le consacrant à l’usure et à des trafics illégaux ; on doit destiner cet argent à son usage naturel, c’est-à-dire au commerce et aux métiers loyaux et royaux.

N’oublions pas non plus que l’Église considère aussi comme légitime le bail à rente, qui n’est qu’un prêt déguisé. Mais, comme le remarque fortement le professeur W. Ashley, à mesure que les relations commerciales s’étendent, l’argent prend de plus en plus le caractère de capital. Et, ainsi que le dit M. Tawney, « la doctrine traditionnelle, qui se proposait de protéger les paysans et les artisans contre les prêteurs sur gages, n’était pas applicable aux fabricants de drap, aux propriétaires de mines, aux maîtres de forges, qui avaient besoin de capitaux ».

Cependant, la doctrine scolastique subsistait, et, pour les négociants et les hommes d’affaires, qui restaient fidèles à la foi catholique, il y avait là un cas de conscience singulièrement embarrassant. C’est ce qui explique la curieuse consultation que les marchands espagnols d’Anvers, en 1532, chargèrent leur confesseur, le franciscain Jean-Baptiste, de demander à l’Université de Paris. Cette curieuse consultation écrite, qui nous a été conservée et que publie M. Goris[8], montre que les théologiens catholiques n’ont renoncé à aucune des idées traditionnelles. Ils rejettent l’intérêt de change, comme illicite et usuraire, ils réprouvent tout élément spéculatif dans le commerce et n’admettent que le remboursement des frais que le prêteur a eu à subir ; ils condamnent absolument le « change de retour », le « change sec ».

Mais il est bien évident que la pratique ne pouvait s’en tenir à ces règles rigides. Les souverains espagnols eux-mêmes, si bons catholiques que fussent Charles Quint et Philippe II, durent reconnaître la légitimité de l’intérêt, pourvu qu’il fût relativement modéré, qu’il ne dépassât pas 12 % ; n’étaient-ils pas de grands emprunteurs ?

En Angleterre, à l’époque des Tudors, l’autorité publique fut aussi très embarrassée par la question du prêt à intérêt et des changes. Elle voyait qu’il était impossible de s’en tenir à l’ancienne conception de l’Église, de continuer à considérer le prêt comme « le péché maudit ». Elle commence à concevoir que ce qui est punissable, ce n’est pas le paiement d’une somme raisonnable et légitime pour l’argent prêté, mais uniquement les exactions, auxquelles peut donner lieu le prêt à intérêt. En 1545, un acte royal autorisa l’intérêt de 10 % ; il fut, il est vrai, abrogé en 1552, mais, dès 1571, il est remis en vigueur. La cause du prêt à intérêt est gagnée en Angleterre, malgré la résistance de l’Église anglicane, malgré l’opposition de bien des écrivains, comme Thomas Wilson, dont le Discourse upon usury, de 1572, ne fait aucune concession aux idées nouvelles. Et cependant Th. Wilson, comme le remarque M. Tawney, n’était nullement un théologien, mais un haut fonctionnaire, un magistrat cultivé, très au fait des questions économiques.


8. L’influence de la Réforme calviniste. — D’ailleurs, la Réforme religieuse, la réforme calviniste surtout, va singulièrement contribuer à faire triompher la conception moderne du capitalisme ; c’est ce qui a été bien mis en lumière par deux savants allemands, Max Weber, puis Troeltsch. La doctrine de Calvin, en ce qui concerne le prêt à intérêt, s’oppose absolument à la doctrine de l’Église catholique ; c’est qu’il n’établit pas de hiérarchie entre le « spirituel » et le « temporel » ; il considère comme louables le travail, l’exercice sérieux de la profession, et partant comme légitime l’acquisition des richesses. À ce point de vue, sa doctrine se rapproche de la conception juive, et nous aurons plus tard à en examiner les conséquences. L’individualisme, qui caractérise la réforme calviniste, cadre bien avec l’individualisme des centres capitalistes en formation au XVIe siècle, et c’est un fait bien remarquable que des villes comme Lyon et surtout Anvers aient été gagnées si fortement aux nouvelles idées religieuses. L’on verra plus loin que ce sont précisément les puritains, comme les Juifs, qui comptent parmi les agents les plus actifs du capitalisme moderne.

D’autre part, il est certain que l’expansion du capitalisme a contribué, à l’épanouissement de la Renaissance. il faut tenir compte ici, non seulement de la richesse et du, luxe qui permettaient aux mécènes d’encourager les arts, mais aussi de l’indépendance de l’esprit, que l’organisation économique nouvelle favorisait. L’artiste, échappant au lien corporatif, devient singulièrement plus libre. Les relations plus actives entre les divers pays donnent à l’esprit une plus grande ouverture. C’est, au fond, toujours l’individualisme qui est en jeu, que l’on envisage les progrès du capitalisme ou l’éclosion de la Renaissance et de la Réforme[9].

Ouvrages à consulter.


Bonzon, La banque à Lyon, aux xvie, xviie et xviiie siècles (Revue d’Histoire de Lyon, an. 1902 et 1903).

William Ashley, Histoire et doctrines économiques de l’Angleterre, trad. fr., 1900, 2 vol. in-8o ; — L’évolution économique de l’Angleterre, trad. fr., Paris, 1925.

Burgon, Life of Gresham, 2 vol. in-8o.

Richard Ehrenberg, Das Zeitalter der Fugger, Iéna, 1896, 2 vol., in-8o.

J. A. Goris, Les colonies marchandes méridionales à Anvers de 1488 à 1567 (Travaux de l’Université de Louvain), 1925, in-8o.

Henri Hauser, Spéculation et spéculateurs au xvie siècle (dans Travailleurs et marchands de l’ancienne France, Paris, 1920).

Lodovico Guiccardini, Descrittioni di tutti Paesi Bassi.

Paul Huveun, Essai historique sur le droit des marchés et des foires, Paris, 1897.

Henri Pirenne, Histoire de Belgique, t. III ; — Les étapes de l’histoire sociale du capitalisme (Mémoires de l’Académie de Belgique, 1914).

Schanze, Englische Handelspolitik gegen das Ende des Mittelalters, 1881.

Werner Sombart, Der moderne Kapitalismus, 4e éd., 1922, 4 vol. in-8o ; — Les Juifs et la vie économique, 1911, trad. fr., Paris, 1923 ; — Le Bourgeois, 1913, trad. fr., 1925.

Jacob Strieder, Zur Genesis des modernen Kapitalismus.

Troeltsch, Die sozialen Lehren der christlichen Kirchen und Gruppen, Tübingen, 1912.

Marcelin Vigne, La banque à Lyon du xve au xviiie siècle , Paris et Lyon, 1902 (thèse de droit).

Max Weber, Die protestantische Ethik und der Geist des Kapitalismus, 1904-1905 (Reproduit dans les Gesammette Aufsaetze zur Religionssoziologie, Tübingen, 1920).

Thomas Wilson, A discourse upon usury (1572), éd. Tawney Londres, 1925 (avec une excellente introduction).


  1. Dans son célèbre ouvrage, Die Entstehung der Volkwirthschaft.
  2. Sur tout ce qui précède, cf. W. Sombart, Der moderne Kapitalismus, 2e partie, chap. 10 et 11.
  3. Sur cette question, voy. André Allix, Les foires (La Géographie, 1923).
  4. Voy. A. Goris, Les colonies marchandes méridionales à Anvers de 1488 à 1565, Louvain, 1925.
  5. Ibid., p. 401 et suiv., 425 et suiv.
  6. Il y en eut aussi de suisses et d’espagnoles, et les banquiers d’origine lyonnaise deviennent nombreux, dès le XVIe siècle.
  7. Voy. Th. Wilson, A discourse upon usury (1572), édit. Tawney, Introduction, Londres, 1925.
  8. Ouv. cité, p. 510 et suiv.
  9. Voy. les payes si suggestives d’H. Pirenne, Histoire de Belgique, t. III, p. 285 et suiv.