Les Pères de l’Église/Tome 1/Discours préliminaire

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DISCOURS PRÉLIMINAIRE.


Un grand changement se prépare dans le monde ; nous sommes témoins de deux phénomènes que n’ont point vus les siècles passés et qui sont d’autant plus dignes d’attention, qu’ils portent en eux le germe et le principe de modifications toutes nouvelles et d’un avenir tout nouveau pour nos sociétés civilisées. Le premier de ces phénomènes, c’est que l’esprit humain est arrivé à une universalité et à un degré de développement inconnus aux âges antérieurs ; le second, c’est qu’en se développant il s’est tellement écarté de la vérité, qu’il a parcouru le cercle de toutes les erreurs imaginables, et que de progrès en progrès il est arrivé aux dernières limites du faux, au-delà desquelles il n’a plus rien à inventer. En un mot, il semble impossible désormais qu’il grandisse plus qu’il n’a grandi et qu’il se trompe plus qu’il ne s’est trompé en tout ce qui concerne la religion, la morale et la société. Développement prodigieux des intelligences, et leur égarement égal à leur développement : ne séparons point ces deux choses qui tiennent si étroitement l’une à l’autre, mais considérons-les ensemble pour en tirer l’instruction qu’elles renferment.

Il est manifeste que les esprits sont plus avancés aujourd’hui qu’ils ne l’ont jamais été. Pas un principe bon ou mauvais ne circule maintenant dans la société, que toutes les conséquences n’en soient apperçues et déduites immédiatement. Cette logique savante et rigoureuse est le caractère général de notre civilisation présente. Il n’y a plus d’inconséquents par ignorance, il n’y a que des inconséquents par spéculation et par intérêt.

Il n’en était pas ainsi autrefois. Les idées nouvelles qui se répandaient de temps à autre dans les esprits avaient besoin d’y germer et de s’y élaborer longtemps avant de produire au dehors des effets quelconques, parce qu’il s’en fallait bien qu’on fût généralement aussi avancé qu’on l’est à présent dans cet art du raisonnement qui procède avec rapidité de conséquences en conséquences. Leurs effets étaient plus ou moins bornés, parce qu’on était loin d’avoir généralement acquis cette pénétration et cette étendue d’esprit qui embrassent d’un coup d’œil, comme nous le faisons, toutes les conséquences d’un principe, et le poussent aussi loin qu’il peut aller.

Jetez un regard sur les mille sectes hérétiques et schismatiques qui, depuis la naissance du Christianisme, se sont succédé presque sans interruption pour troubler et déchirer l’Église de Jésus-Christ, conformément à cette parole de saint Paul : « Il faut qu’il y ait des hérésies afin que l’on reconnaisse ceux qui ont une foi éprouvée. » Oportet hæreses esse ut qui probati sunt, manifesti fiant.

D’où vient que toutes ces sectes se sont bornées plus ou moins dans leurs progrès ? Qu’est-ce donc qui les a arrêtées ? Assurément, ce n’est pas la haine qu’elles portaient à l’Église catholique, ni le désir qu’elles avaient de lui faire le plus de mal possible ; cette haine et ce désir étaient poussés chez elles au dernier degré de fureur, mais c’est qu’elles ne concevaient pas toute la portée de leur principe et ne savaient pas en tirer toutes les conséquences. Elles ont toutes été inconséquentes, chacune d’elles rejetant une ou plusieurs des croyances chrétiennes, et aucune ne les rejetant toutes ; les unes et les autres prenant de la religion, selon la diversité de leur génie ou des temps, ce qui leur convenait d’en prendre, et retranchant du corps de ses dogmes ce qui leur plaisait d’en retrancher. L’ignorance des peuples a pu, dans les anciens, ne pas appercevoir de telles contradictions ; on n’en produirait point de semblables aujourd’hui sans soulever contre soi toutes les intelligences. Elles sont généralement si développées, qu’elles ne souffrent plus ni les demi-vérités, ni les demi-erreurs. Il ne s’élève plus d’hérésie nouvelle, parce que, dans ses progrès actuels, l’esprit humain ne connaît point d’autre alternative que d’embrasser ou de rejeter la religion tout entière, et que tout le monde comprend qu’il faut être tout à fait catholique ou tout à fait incrédule.

Et, dans la vérité, il n’y a point de milieu entre l’un et l’autre pour qui raisonne. Si vous adoptez le principe catholique, il y a pour vous nécessité de croire sans exception, ni restriction, ni examen, tout ce qu’enseigne une Église que vous reconnaissez pour infaillible. Si vous rejetez le principe, il y a pour vous impossibilité de rien croire de ce qu’enseigne cette même Église, que vous supposez sujette à l’erreur ; car sa faillibilité fait naître le doute, le rend légitime et raisonnable. Or, le doute exclut la foi. Il n’y a donc point de milieu entre tout croire et ne rien croire.

Le Christianisme en lui-même est un corps de doctrine où toutes les parties sont si admirablement liées entre elles, où les croyances et les pratiques, les mystères et les enseignements qu’ils donnent, le culte et la morale dont il est la base, sont si inséparablement unis les uns aux autres, qu’il est impossible à une raison éclairée d’admettre un seul dogme sans les admettre tous, ou d’en rejeter un seul sans les rejeter tous. Donc toutes les hérésies qui ont mutilé et morcelé le Christianisme ont été inconséquentes.

Ils étaient inconséquents, les sabelliens, ces hérétiques du 3e siècle, qui niaient le mystère de la très-sainte Trinité, ne reconnaissant qu’une seule personne en Dieu, et qui, en même temps, admettaient les mystères de l’incarnation et de la rédemption, mystères où l’on fait profession de croire en Dieu le Père tout-puissant et en Jésus-Christ son fils unique ; où l’on adore également le Père, qui a engendré son Fils de toute éternité, et le Fils, qui est né du Père avant tous les siècles, le Père, qui a envoyé son Fils à la terre, et le Fils, qui s’est fait homme, et qui s’est offert en sacrifice à son Père pour les péchés des hommes. Il implique contradiction que le Père soit une même personne que le Fils, et le Fils une même personne que le Père ; car on ne peut pas être Père et Fils à l’égard de soi-même ; on ne s’engendre pas soi-même ; on ne s’envoie pas soi-même ; on ne s’offre pas en sacrifice à soi-même. Si Jésus-Christ n’était pas une autre personne que le Père, « ses discours, remarque très-judicieusement l’abbé Fleury, seraient obscurs et insensés, lorsqu’il dit qu’il procède du Père, que le Père l’a envoyé, que le Père et lui ne sont qu’un. Ce serait dire : Je procède de moi ; je me suis envoyé moi-même ; moi et moi nous sommes un. Il n’y a de sens à ces paroles qu’en disant que Jésus-Christ est une autre personne que le Père, quoiqu’il soit le même Dieu. »

C’est ainsi que les mystères se prouvent et se soutiennent réciproquement, tout incompréhensibles qu’ils sont pour une raison bornée, mais orgueilleuse, qui a tant de peine à croire l’intelligence infinie lui révélant des vérités infinies.

Ils étaient inconséquents les ariens, qui, dans le 4e siècle, niaient la divinité de Jésus-Christ, sans prétendre rien changer ni à sa morale ni à son culte. Ils ne voyaient donc pas que la foi en un Dieu crucifié pour le salut des hommes est le fondement nécessaire des vertus chrétiennes qui, sans cette foi et sans l’exemple qu’elle propose, n’auraient pas de motif suffisant et seraient impraticables ; ils ne voyaient donc pas que le culte chrétien, les prières, les sacrements, et surtout le plus auguste des sacrements, sont l’adoration continuelle du même Dieu qui s’est immolé pour nous sur la croix, et qui s’immole encore tous les jours sur les autels, mais d’une manière mystique et non sanglante.

Ils étaient inconséquents, les novatiens qui, tout à la fois, niaient la rémission des péchés commis après le baptême, et admettaient le symbole des apôtres, où il est dit sans restriction : je crois la rémission des péchés.

Ils étaient inconséquents, les pélagiens qui, d’une part, niaient le mystère du péché originel, et de l’autre reconnaissaient la nécessité de baptiser les enfants. Le baptême est institué pour la rémission des péchés ; comment ne concluaient-ils pas que, si le baptême est nécessaire aux enfants, c’est qu’ils naissent coupables de péché, enfants de colère, ainsi que parle l’Écriture ?

Ils étaient inconséquents, les donatistes qui réduisaient la vraie Église à leur petit nombre, et qui, dans la récitation du symbole des apôtres, disaient avec tous les catholiques : je crois la sainte église catholique. Catholique signifie universel.

Ils étaient inconséquents, les macédoniens qui, vers la fin du 4e siècle, vinrent attaquer la divinité du Saint-Esprit, tout en confessant celle du Fils. Ils baptisaient au nom du père, du fils et du saint-esprit ; ils croyaient qu’il n’y avait point de baptême, si le Saint-Esprit n’y était pas invoqué à l’égal du Père et du Fils. Comment n’en inféraient-ils pas que le Saint-Esprit est Dieu comme le Père et le Fils, le même Dieu que le Père et le Fils ?

Ils étaient inconséquents, les nestoriens qui, au 5e siècle, s’élevèrent contre la foi de l’Église sur l’ineffable mystère de l’union hypostatique du Verbe éternel avec la nature humaine, divisant Jésus-Christ en deux personnes : l’une divine, l’autre humaine ; supposant deux Jésus-Christ bien distincts et bien différents : l’un Dieu, l’autre homme ; ne voyant que l’homme qui soit né de la vierge Marie, et par là dépouillant la sainte Vierge de son titre de mère de Dieu ; n’attribuant qu’à l’homme la passion et la mort du Sauveur, et par là ôtant aux actes de la rédemption leur mérite infini, et à Dieu la satisfaction infinie qu’exigeait sa majesté outragée par les péchés des hommes.

Quoi ! les nestoriens défendaient contre l’arianisme le symbole de Nicée, et ils ne s’apercevaient pas que leur propre doctrine en était l’abjuration et le renversement ! Quel manque de perspicacité ! Que dit l’Église dans ce symbole ? Qu’elle croit en un seul seigneur Jésus-Christ : Et in unum Dominum Jesum-Christum. Il n’y a donc qu’un seul Jésus-Christ, qu’une seule personne en Jésus-Christ, et non pas deux personnes, deux Jésus-Christ. Et quelle est la personne qui a pris un corps dans le sein de la vierge Marie, qui a souffert sous Ponce-Pilate, et répandu jusqu’à la dernière goutte de son sang sur la croix pour nous hommes, et pour notre salut, propter nos homines et propter nostram salutem ? La foi de Nicée répond que c’est « Jésus-Christ, fils unique de Dieu, né du Père avant tous les siècles, Dieu de Dieu, lumière de lumière, Dieu vrai du Dieu vrai, engendré et non fait, consubstantiel au Père. » Il faut donc croire, quelque incompréhensible que cela soit pour nous, que le fils unique de Dieu, Dieu de Dieu, s’est uni la nature humaine d’une manière si intime et si parfaite, que ce n’est pas une fiction, mais une réalité, que ce n’est pas une figure, mais une vérité exacte et précise, de dire que Dieu est né de la vierge Marie, et que la vierge Marie est la mère de Dieu ; que le fils de Dieu, impassible comme Dieu, s’est fait chair, et verbum caro factum est, afin de pouvoir souffrir pour nous, s’immoler pour nous, et nous racheter par une rançon d’un prix infini ; en un mot, il faut croire que tous les actes de Jésus-Christ, selon sa nature humaine, étaient les actes de sa personne divine unie hypostatiquement à la nature humaine, ne faisant qu’un avec elle, étant le principe de ses affections, de ses volontés, de ses actions.

Ils étaient inconséquents, les eutychiens qui, pour défendre contre le nestorianisme l’unité de personne en Jésus-Christ, s’imaginèrent de confondre ses deux natures, au point de dire que la nature humaine avait été absorbée par la nature divine, comme une goutte d’eau l’est par la mer, ou comme la matière combustible jetée dans une fournaise est absorbée par le feu ; que, par cette absorption, il n’y avait plus rien d’humain en Jésus-Christ, et que l’humanité s’était comme fondue et convertie en la Divinité.

Ces hérétiques admettaient aussi le symbole de Nicée. Comment avaient-ils l’esprit assez peu clairvoyant pour ne pas voir que leur hérésie était condamnée par ce même symbole où l’Église fait profession de croire « en Jésus-Christ, fils unique de Dieu…, qui est descendu des cieux, a été incarné dans le sein de la vierge Marie, par l’opération du Saint-Esprit, et a été fait homme, et homo factus est. » Il a été fait homme ! Il n’avait donc pas seulement les apparences d’homme ; il était donc véritablement homme ; il avait donc un corps et une âme unis à sa divinité !

Ils étaient inconséquents, les monothélites qui, au 7e siècle, prétendirent qu’il ne fallait reconnaître en Jésus-Christ qu’une seule volonté, la volonté divine, en le reconnaissant toutefois pour Dieu et homme tout ensemble. Contradiction choquante ! C’était nier et affirmer, détruire et établir la même chose. Jésus-Christ, s’étant fait homme, a pris les attributs essentiels de l’humanité, lesquels sont un corps et une âme douée de volonté. Il y a donc en Jésus-Christ une volonté humaine, non fictive, mais réelle, non absorbée, mais gouvernée par la Divinité. C’est pour cela que les théologiens catholiques l’appellent une volonté divinement humaine.

Elle est inconséquente, cette Église grecque qui, depuis plusieurs siècles, se tient séparée de nous pour deux articles de foi qu’elle professait avec nous avant sa séparation et qu’il lui a plu de rejeter : la primauté du pape, successeur de saint Pierre, centre de l’unité catholique, chef de l’Église universelle, et l’article du symbole où nous disons que le Saint-Esprit procède du Fils comme du Père, Filioque procedit. Par son schisme, l’Église grecque condamne l’Église romaine, et elle ne voit pas qu’en la condamnant elle se condamne elle-même. Elle condamne l’Église romaine, puisqu’elle lui impute deux erreurs en matière de foi ; elle se condamne elle-même, puisqu’elle ne peut nier de bonne foi qu’elle ait autrefois partagé avec nous les croyances qu’elle rejette maintenant comme erronées ; tous ses Pères et tous ses conciles l’attestent. Elle ne se trompe pas, dira-t-elle, depuis qu’elle a fait schisme. Soit ; mais elle s’est trompé auparavant, et cela suffit pour qu’elle conclue, quand elle voudra raisonner, qu’elle est une fausse Église, car la vraie Église n’est ni une Église qui se trompe, ni une Église qui s’est trompée. Quand donc les Grecs seront assez avancés pour tirer toutes les conséquences de leur schisme, ou ces conséquences les ramèneront à l’unité catholique, ou elles les précipiteront dans l’incrédulité. Point de milieu, pour ceux qui raisonnent, entre le catholicisme et l’incrédulité.

Non, point de milieu, pour les esprits conséquents, entre le catholicisme et l’incrédulité. On va le voir par l’expérience.

Au 16e siècle, un nouveau principe fut proclamé en opposition au principe catholique par Luther et Calvin, les deux plus grands hérésiarques qui aient troublé l’Église. Ils dirent que nulle autorité vivante ne doit être invoquée pour la décision des controverses religieuses ; qu’il est honteux et dégradant pour l’homme de se laisser imposer la foi par des hommes, et que l’Église romaine, qui prétend être crue sur sa parole, et sans permettre le libre examen de ce qu’elle commande de croire, est une Église qui s’oppose au progrès des intelligences et les asservit sous son joug intolérable. Ils dirent qu’en matière de science, il n’y a qu’une seule lumière à consulter, un seul guide à suivre, la raison ; que chaque particulier est juge compétent de la doctrine et légitime interprète de l’Écriture-Sainte ; que chaque particulier a le droit de donner à l’Écriture-Sainte le sens qui satisfait sa raison et de rejeter celui qui ne la satisfait pas ; enfin, qu’en religion comme en philosophie, on doit admettre comme vrai ce que l’on conçoit, rejeter comme faux ce que l’on ne comprend pas.

Ce principe, comme une étincelle, embrasa les esprits auxquels la renaissance des lettres venait d’imprimer un essor inattendu, et qui, sortis depuis peu de l’ignorance, déjà s’enflaient d’orgueil. Ce principe reçut un très-grand développement ; mais il ne reçut pas tout le développement dont il était susceptible. La preuve de son développement c’est qu’il fit naître, partout où il se répandit, d’innombrables sectes divisées les unes des autres sur d’innombrables points, mais formant ensemble une seule armée contre l’ancienne Église. La preuve qu’il ne reçut pas tout le développement dont il était susceptible, c’est qu’il tendait à tout détruire et que pourtant les protestants s’arrêtèrent dans la carrière d’innovation qu’ils avaient embrassée. Ils gardèrent encore des vestiges de Christianisme, des croyances, des cérémonies et des pratiques catholiques ; et en cela ils furent inconséquents. Pourquoi le furent-ils ? Était-ce modération ou timidité de leur part ? Non certes, car pour se substituer à l’ancienne religion, ils remplirent le monde de calomnies et de guerres ; mais ils n’étaient pas encore assez avancés pour appercevoir les dernières conséquences de leur principe, ni même assez corrompus pour ne pas reculer devant elles s’ils les eussent apperçues.

C’est à la philosophie moderne née du protestantisme qu’il a été réservé de ne reculer devant rien. Nous disons que la philosophie moderne est née du protestantisme, et cela est d’une vérité incontestable ; car c’est le principe protestant qui a fait les déistes, les sceptiques, les matérialistes et les athées. Voici quelle a été la progression de ce principe.

Luther avait dit : Il faut interpréter l’Écriture dans un sens que conçoive la raison et qui la satisfasse, parce qu’il est de la dignité de l’être raisonnable de n’écouter que la raison et de ne se rendre qu’à l’évidence. Or, la raison ne conçoit nullement qu’il n’y ait plus ni pain, ni vin après la consécration : elle conçoit tout le contraire. Les yeux, le tact, l’odorat, le goût, ces quatre sens ne se réunissent-ils pas pour lui attester que le même pain et le même vin continuent d’être ce qu’ils étaient auparavant ? Donc les paroles de Jésus-Christ : Ceci est mon corps, ceci est mon sang, ne signifient pas que le pain et le vin soient substantiellement changés en son corps et en son sang, mais que le pain et le vin existent conjointement avec le corps et le sang. Donc il n’y a point transsubstantiation, mais impanation.

Très-bien, répondit Calvin, mais la raison ne conçoit pas non plus que Jésus-Christ soit présent en corps, en âme et en divinité dans l’Eucharistie ; elle ne conçoit pas que le même corps qui a été formé dans le sein de la vierge Marie et attaché à la croix se reproduise un million de fois par jour dans le million de messes qui se disent par jour. Donc les paroles de Jésus-Christ : Ceci est mon corps, ceci est mon sang, signifient seulement que le pain est la figure de son corps et le vin la figure de son sang.

À merveille, répliqua Socin ; mais il n’est pas moins impossible à la raison de concevoir un Dieu qui se fait homme, qui souffre et qui meurt. Donc, tous les passages où l’Écriture paraît établir la divinité de Jésus-Christ doivent être interprétés et pris dans un sens métaphorique.

Mais pourquoi ne pas aller plus loin, ont dit à leur tour les philosophes ? Pourquoi s’arrêter dans les conséquences du principe de la réforme ? Un principe vrai ne produit pour conséquences que des vérités. Pourquoi donc ne pas s’en servir pour réformer l’Évangile tout à fait, au lieu de se borner à remplacer son sens naturel par des sens figurés qui sont de pure invention ? Le sens naturel choque la raison ! Il lui offre des incompréhensibilités qui la révoltent ! Eh bien, qu’en faut-il conclure ? Tout simplement que l’Évangile ne vient pas de Dieu, il n’y a point de révélation faite par Dieu. Parmi les religions répandues sur la terre, où en trouver une qui ait autant de titres à la croyance des hommes que la religion chrétienne ? Donc, si celle-ci est fausse, toutes les autres le sont à plus forte raison. Il ne reste donc que la religion naturelle. Voilà comment les philosophes modernes ont été amenés par les conséquences du principe protestant à se déclarer anti-chrétiens et déistes.

Ces apôtres du déisme sont-ils demeurés attachés à la religion naturelle ? Pas plus qu’à la religion révélée. Ils n’ont pu s’entendre ni sur les dogmes, ni sur les préceptes dont ils composeraient leur religion naturelle, rencontrant partout des difficultés insolubles, des obscurités non moins impénétrables que les mystères révélés.

Faut-il rendre un culte à Dieu, et quel culte faut-il lui rendre ? Ils n’en savent rien ; et, en effet, l’homme n’a aucun moyen de savoir quel culte est agréable à Dieu, si Dieu ne le lui révèle point. Ainsi, dès le premier pas ils sont obligés de confesser leur ignorance sur la religion naturelle, car la religion consiste essentiellement à régler le culte divin.

Faut-il prier Dieu ? Ils n’en savent rien. Ils disent là-dessus le pour et le contre. J.-J. Rousseau condamne la prière non-seulement comme inutile, mais comme injurieuse à Dieu.

Dieu est-il le créateur du ciel et de la terre, ou n’est-il que le moteur et l’ordonnateur de la matière éternelle ? Est-ce la matière qui pense en nous, ou bien est-ce une substance distinguée du corps ? L’homme, qui dans cette vie ne sent et ne pense que par les organes du corps, peut-il sentir et penser après que la mort a dissous ces organes ? Ils n’en savent rien. Toutes ces questions sont insolubles pour eux. Et comment ne le seraient-elles pas ? Leur principe est de ne croire que ce qu’ils comprennent. Or, ils ne comprennent, ainsi que nous, ni que la matière soit éternelle, ni qu’elle soit créée, ni que la substance qui pense en nous soit matérielle, ni qu’elle soit immatérielle.

Les déistes ont-ils pu, du moins, se fixer sur un système de morale ? Pas plus que sur un système de doctrine. Voltaire et Rousseau ont fait l’apologie du suicide.

Du principe de Luther et de Calvin, que dans la religion, comme dans les sciences, on ne doit croire que ce que l’on conçoit clairement, les déistes avaient conclu à l’inadmissibilité de la religion chrétienne, dont les dogmes sont si profondément au-dessus de toutes les intelligences humaines. La nature leur offrant d’autres mystères non moins inexplicables, ils conclurent ensuite du même principe au doute universel de toute religion soit positive, soit naturelle, au doute de tout ce qui intéresse la vie morale de l’homme.

Voltaire, tout à la fois le plus fanatique ennemi qu’ait eu la religion chrétienne, et le plus infatigable défenseur qu’ait eu le déisme, a fini par douter lui-même des deux dogmes capitaux qu’il avait enseignés pendant cinquante ans de suite, comme base de toute société et de toute philosophie : l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme. Le 12 octobre 1770, il écrivait à d’Alembert : « Tout ce qui m’environne est l’empire du doute, et le doute est un état désagréable. Y a-t-il un Dieu, tel qu’on le dit, une âme telle qu’on l’imagine ? Des relations, telles qu’on les établit ? Y a-t-il quelque chose à espérer après le moment de la vie ?… Tous les êtres sont-ils égaux devant le grand être qui anime la nature ? L’âme de Ravaillac est-elle égale à celle d’Henri IV, ou ni l’un ni l’autre n’aurait-il d’âme ? Que le héros philosophe débrouille tout cela ; pour moi je n’y entends rien. »

D’Alembert lui répondit le 30 du même mois : « Je vous avoue que, sur l’existence de Dieu, je ne vois que le scepticisme de raisonnable. Qu’en savons-nous ? est pour moi la réponse à presque toutes les questions de métaphysique. »

Voilà les philosophes passant du déisme au scepticisme, toujours sous l’impression du grand principe de la réforme protestante.

Sont-ils restés sceptiques ? Nullement ; le même principe les a tous précipités, à peu d’exception près, dans un matérialisme et un athéisme dogmatiques.

L’esprit humain n’est pas fait pour le scepticisme. Douter de choses dont dépend un bonheur ou un malheur éternel est un état contre nature qui incessamment remplit l’âme d’inquiétude et de trouble. Quelle vie agitée que celle d’un homme qui se dit à lui-même : Il y a peut-être un Dieu qui est présent partout et qui voit jusqu’à mes plus secrètes pensées ; il y a peut-être une loi qu’il a donnée aux hommes, et cette loi est peut-être celle que je repousse ; il y a peut-être une autre vie où sont punies les infractions de la loi de Dieu sur la terre. Affreux peut-être ! cruelle incertitude !

Pour s’en délivrer et pour en délivrer leurs frivoles et crédules sectateurs, les philosophes n’ont fait que donner plus de développement et d’extension au principe de Luther et de Calvin, sur lequel ils avaient établi leur déisme.

Ils ont dit :

Quand on part d’un principe vrai, on ne risque rien d’en tirer et d’en réaliser toutes les conséquences, quelles qu’elles soient, certain que l’on est que les conséquences d’un principe vrai ne peuvent jamais être des erreurs. Or, nous partons d’un principe vrai, car c’est le principe qui a opéré les grandes réformes du 16e siècle et produit toutes nos lumières actuelles. Il ne s’agit donc plus que d’en faire sortir les conséquences qu’il renferme.

On ne doit admettre pour vrai que ce qui est conforme aux idées claires et distinctes que nous avons des choses. Tel est le procédé des sciences et surtout des mathématiques. Donc il faut rejeter, non-seulement comme douteux, mais comme faux, ce dont on n’a nulle idée, ce qu’il n’est possible à aucune intelligence de comprendre. C’est par ce raisonnement que Luther a rejeté, non comme douteux, mais comme faux, le mystère de la transsubstantiation ; Calvin, comme faux, le mystère de la présence réelle ; Socin, comme faux, le mystère de la divinité de Jésus-Christ.

Donc, par le même raisonnement, il faut rejeter, non comme douteux, mais comme faux, le spiritualisme ou le théisme : le spiritualisme, parce que nous n’avons idée que des choses matérielles, et qu’esprit est un mot que personne au monde ne peut définir, et par conséquent un mot vide de sens. Le théisme, parce qu’il nous est impossible de comprendre un être infini qui, de son infinité, remplisse l’espace infini ; qui, dans son intelligence, embrasse le passé, le présent et l’avenir ; qui, par un acte de sa volonté, ait fait de rien tout ce qui est ; parce qu’il nous est impossible d’accorder son infaillible prescience avec la liberté humaine, sa suprême sagesse avec les maux physiques et moraux qui règnent dans le monde, et son infinie bonté avec des supplices sans fin, dont on dit qu’il punit des fautes d’un moment.

C’est ainsi que, pour avoir rejeté l’autorité de l’Église catholique en ce qui concerne la foi, l’esprit humain, devenu de nos jours plus raisonneur et plus conséquent qu’il ne l’était aux temps des hérésies, s’est jeté, de conséquences en conséquences, d’erreurs en erreurs, dans les plus monstrueux égarements où il soit possible de tomber. L’athéisme n’est pas une erreur seulement, mais le comble de l’erreur, la cause génératrice de toutes les erreurs, l’aliment de toutes les corruptions, une erreur, pour ainsi dire, infinie, au-delà de laquelle le génie même de l’enfer ne saurait rien inventer. Qu’imaginer, en effet, qui aille plus loin et qui soit pire que l’athéisme ? Avec l’athéisme, il n’y a ni juste ni injuste, ni bonne ni mauvaise action, ni vertu ni vice ; avec l’athéisme, l’homme n’espérant rien après cette courte vie, n’a et ne peut avoir d’autre but que de satisfaire ses passions ou féroces ou abjectes, n’a et ne peut avoir d’autres règles de conduite que celles que lui suggèrent la cupidité et l’égoïsme ; enfin, « la seule vraie morale, disent les athées, est celle qui se déduit des principes physiques de l’organisation et de la conservation de notre corps. » (Catéchisme de Saint-Lambert ; les Ruines, par Volney ; Commentaires sur l’Esprit des lois, par Destutt-Tracy.) Cela est affreux, mais très-conséquent.

Et ces doctrines d’immortalité et d’anarchie ont été hautement professées, non par quelques individus, mais par des masses d’individus ; enseignées, non dans quelques livres, mais dans des milliers de livres mis, par la petitesse du format et la vileté du prix, à portée non-seulement de la jeunesse des écoles, mais des classes du peuple. Ces coupables doctrines, nous les avons vues dominantes à la fin du 18e siècle, érigées en système public de gouvernement, et donnant, pour la première fois, au monde effrayé et stupéfait, l’horrible spectacle d’un peuple régénéré par l’athéisme et gouverné par le meurtre, la confiscation, le pillage et l’incendie. Nous les avons vues reproduites encore dans les quinze années de la restauration, pour pervertir et pousser à la révolte une nouvelle jeunesse qui, élevée dans d’autres principes, aurait fait la gloire et la félicité de la patrie.

Hélas ! ces mêmes doctrines règnent encore sur une partie trop nombreuse de notre société. Qui ne reconnaît leur influence malfaisante dans cette frénésie des suicides, devenus si fréquents aujourd’hui, que l’on dirait que c’est une nouvelle mode qui s’établit parmi nous ; dans cet égoïsme insociable, qui sépare l’homme de l’homme, dessèche dans les âmes tous les sentiments généreux et dissout jusqu’aux liens des familles ; dans cet esprit de cupidité, qui considère la bonne foi comme une duperie et qui ne s’applique qu’à combiner l’astuce et la fraude pour s’enrichir aux dépens, soit de l’état, soit des particuliers ; dans ces jalousies et ces haines effrénées qui ne rêvent que destructions et ruines pour se satisfaire ; enfin, dans ce matérialisme politique qui ne sait opposer que la force physique aux progrès d’une contagion toute morale ?

Ainsi se trouvent démontrées les deux propositions que nous avons avancées au commencement de ce discours : la première, que depuis près d’un siècle les esprits sont généralement plus développés qu’ils ne l’étaient auparavant ; la seconde, qu’ils se sont corrompus en se développant et à proportion qu’ils se sont développés.

Leur développement se prouve par la facilité qu’ils ont d’appercevoir et de déduire toutes les conséquences, jusqu’à la dernière, d’un principe quelconque. Il n’en était pas ainsi dans les siècles passés. Nous avons fait voir que les hérésies n’avaient pas cette étendue de raisonnement, et qu’elles ont été, toutes, inconséquentes plus ou moins. Le premier hérésiarque qui a rejeté l’autorité de l’Église catholique en un point de foi aurait dû, s’il avait raisonné conséquemment, la rejeter dans tous les points, cette autorité étant la même pour enseigner le point rejeté et les points admis. C’est pourtant ce que n’ont fait ni les sabelliens, ni les ariens, ni les novatiens, ni les pélagiens, ni les donatistes, ni les macédoniens, ni les nestoriens, ni les eutychiens, ni les monothélites, ni les Grecs schismatiques.

Les protestants sont les premiers qui aient proclamé nettement qu’il ne fallait s’en rapporter à aucune autorité dans la décision des questions de foi, et que la raison seule en était le juge compétent. Avec ce principe, ils ont retranché de la religion ce qu’ils ont voulu, les uns plus, les autres moins, mais sans arriver à la conclusion définitive, qui était de retrancher toute la religion. En effet, la raison ne peut rien décider ; d’une part, parce qu’elle est nécessairement suspecte de partialité dans des questions qui sont si élevées au-dessus d’elle, et qu’il est si naturel qu’elle veuille les abaisser à son niveau ; de l’autre, parce qu’elle varie selon les individus, et que nul individu n’est obligé d’obéir à la raison d’un autre. Loin d’appaiser les disputes, la raison n’est qu’un principe éternel de disputes. Si donc il n’existe pas, pour fixer la foi, une autorité visible et infaillible, il s’ensuit qu’il n’existe aucun moyen de démêler le vrai Christianisme à travers tant de contradictions, au milieu de tant de sociétés opposées qui se disent également chrétiennes. Donc, par les conséquences de leur principe, les protestants auraient dû rejeter tout le Christianisme.

C’est ce qu’a fait la philosophie moderne née du principe de Luther et de Calvin, et qui, en poursuivant ce principe, a passé successivement à l’abjuration de la religion chrétienne, puis au déisme, puis au scepticisme, puis au matérialisme, puis à l’athéisme.

Elle a montré à la fois plus d’étendue d’esprit et plus de corruption de cœur que toutes les sectes qui l’ont précédée. Plus d’étendue d’esprit : elle a vu ce qui avait échappé à celle-ci, toutes les conséquences d’un principe mis à la place du principe catholique. Plus de corruption de cœur : elle n’a pas reculé devant l’absurdité, l’immoralité et l’horreur de ces conséquences ! Elle n’a pas quitté le principe à cause d’elles ! Au contraire, ces conséquences destructives de toute morale et de toute société, elle s’est étudiée à les développer logiquement comme autant de corollaires de géométrie ; elle les a répandues et prônées comme des conquêtes du génie sur les préjugés, comme des lumières nouvelles qui allaient éclairer, affranchir les hommes ! Ô prodige de perversité ! D’où vient-elle ? De l’orgueil, de cet orgueil satanique qui se précipite imperturbablement dans tous les excès, plutôt que de confesser qu’il s’est trompé et qui dit : Périsse le monde, plutôt que notre principe !

Tels sont, disons-le encore, les égarements où l’esprit humain a été entraîné, de conséquence en conséquence, par l’abandon du principe catholique. Que fera-t-il désormais ? Il lui est impossible de rester inactif ; il cesserait d’être, s’il cessait de penser. De quel côté va-t-il donc porter son activité ? Est-ce encore vers l’erreur, ou enfin vers la vérité ? Est-ce l’erreur encore qui sera préférée, ou bien est-ce la vérité enfin qui l’emportera ?

L’erreur ! mais l’esprit humain est rassasié et fatigué d’erreurs, car il a épuisé toutes les manières de se tromper sur Dieu, l’âme, l’avenir, les dogmes et la morale de la religion.

L’erreur ! mais toutes les erreurs qui ont eu cours pendant dix-huit siècles sont usées par la discussion et flétries par l’expérience ; elles ne sauraient plus faire illusion à personne. Comme l’erreur ne plaît que par sa nouveauté, on ne peut séduire les esprits qu’en leur offrant quelque chose de nouveau qui n’ait pas encore été essayé. Eh bien ! imaginez, si vous le pouvez, une erreur nouvelle après l’athéisme qui surpasse toutes les erreurs imaginables ! Il n’y a donc plus d’erreur à créer, puisqu’on est arrivé aux dernières barrières de l’erreur. Il n’y a donc plus que la vérité à embrasser ; elle seule aura tous les attraits de la nouveauté pour ceux qui sortiront des voies de l’erreur.

Quel sera donc le changement qui doit infailliblement naître du développement actuel des esprits ?

Leur logique inflexible et très-éclairée sous le rapport, non des principes, mais de la déduction des conséquences, repousse tous les partis intermédiaires ; elle n’admet plus de milieu, comme en effet il n’y en a point, entre le catholicisme et l’athéisme. Il faut donc qu’ils optent pour l’un ou pour l’autre. C’est du choix qu’ils feront que résultera pour la société un changement heureux ou funeste. Reviendront-ils à la foi catholique pour ne pas tomber dans les abîmes de l’athéisme, ou seront-ils athées pour ne pas être catholiques ? Dans le premier cas, l’Europe, replacée sur son antique fondement, le Christianisme, refleurira sous le règne renaissant des bonnes mœurs. Dans le second cas, c’en est fait de nos vieilles sociétés ; elles tomberont en ruine et en dissolution. Mais l’Église, qui ne tombe pas, verra de tous les côtés des peuples nouveaux accourir dans son sein pour remplacer les pertes qu’elle aura faites ; alors s’accompliront les temps prédits de la conversion des Juifs et de celle des nations que la lumière de l’Évangile, jusqu’ici, n’a pas éclairées. « Malheur, dit Bossuet, malheur à qui perd la foi ! Mais la lumière va son train, et le soleil achève sa course. »

Qu’avons-nous à craindre ? Qu’avons-nous à espérer ?

Nous avons à craindre que la cupidité et l’égoïsme, qui sont si dominants aujourd’hui, que les intérêts matériels et athées, qui sont poursuivis si généralement et avec tant d’ardeur, ne prévalent encore sur la raison et la conscience. Dieu seul peut modérer cet élan des âmes vers les biens de la terre et faire triompher le bon principe du mauvais ; mais nous ignorons les desseins de Dieu.

Cependant des signes non équivoques d’amélioration se manifestent dans ce pays qui a été si longtemps ravagé par l’incrédulité moderne, sous le nom de philosophie. Réjouissons-nous de ces heureux présages ; ils nous sont donnés par Dieu.

Il est certain qu’à Paris, et dans presque toutes les villes du royaume, les églises ont été plus fréquentées cette année qu’elles ne l’ont été l’année dernière, plus l’année dernière que l’année précédente. Il y a donc un véritable progrès en bien. Il est certain aussi qu’une partie de cette jeunesse, que le libéralisme avait rendue anti-chrétienne pour la rendre révolutionnaire, revient à la religion, et qu’elle y revient avec l’ardeur et la franchise qui appartiennent à cet âge. Les œuvres de licence et d’impiété que le 18e siècle a produites en si grand nombre, et qu’on a reproduites avec tant de scandale sous la restauration, ont perdu leur vogue. Les librairies en regorgent ; le peu qui s’en débite est destiné à la régénération des Portugais et des Espagnols révolutionnés ; mais en France, on n’en achète plus. Il serait d’un très-mauvais ton aujourd’hui de déclamer contre la religion et ses ministres ; et M. le comte de Montlosier ne ferait pas ses diatribes contre le parti prêtre, la vie dévote et les jésuites, si elles étaient à faire. On ne serait pas reçu non plus à débiter dans un salon, comme autrefois, quelques-uns des sarcasmes de Voltaire. Leur sel s’est affadi ; ils n’inspirent que le dégoût, depuis qu’il est reconnu que le mensonge et la calomnie en font l’assaisonnement.

Aux livres d’incrédulité succèdent aujourd’hui les livres religieux ; il paraît tous les jours de ceux-ci, et ils sont tous recherchés d’un public qui veut sérieusement s’instruire.

C’est dans cette disposition des esprits que nous entreprenons une nouvelle et grande publication, celle des Pères de l’Église, traduits en français.

Jamais époque ne fut plus favorable pour cette grande œuvre. Tous les points du catholicisme ont été successivement attaqués et successivement défendus. Dans les premiers siècles de l’Église, il ne s’élevait de nouvelles erreurs que lorsque les erreurs anciennes avaient été anéanties. Les Pères, qui avaient combattu les anciennes, ne pouvaient donc servir à détruire les nouvelles. Il fallait de nouvelles armes contre de nouveaux adversaires. Mais aujourd’hui notre siècle ne s’attachant à aucune erreur particulière et les reproduisant toutes, quoi de plus nécessaire que de lui opposer les réponses qui ont été faites à toutes les erreurs, l’ensemble de toutes les preuves du catholicisme, et tous les témoignages rendus à la vérité !

Les trois premiers siècles de l’Église ne présentent pas seulement le combat de la religion contre le paganisme, mais encore contre la philosophie dont elle réformait toutes les erreurs. C’étaient des philosophes que saint Justin, Athénagore, Tatien, saint Clément d’Alexandrie, saint Cyprien, sortis des écoles de Platon, d’Aristote, pour entrer dans la religion chrétienne, et qui montrent aux philosophes de nos jours que la religion chrétienne, seule, offre à l’homme la vérité, l’objet de leurs recherches.

On donne le titre de Pères de l’Église aux docteurs catholiques, grecs et latins, des six premiers siècles, dont les écrits contiennent, soit des explications des livres saints, soit des instructions dogmatiques et morales, soit la défense générale de la religion contre les païens, soit la réfutation particulière des nouveautés hérétiques. Les écrivains qui sont venus après sont nommés simplement auteurs ecclésiastiques.

Les premiers sont appelés les Pères de l’Église, parce qu’ils forment cette chaîne de tradition, qui remonte aux apôtres, cette vénérable antiquité chrétienne où l’Église a toujours puisé et puisera toujours les preuves de l’invariabilité et de la perpétuité de sa foi ; et c’est encore là une vérité qu’il est important de prouver à ce siècle qui a cru trop légèrement que des nouveautés pouvaient s’introduire dans l’Église. Rien n’est nouveau dans son enseignement. Toutes les vérités catholiques ont été reconnues, professées et défendues de la même manière. Vertus, science, éloquence, autorité de l’enseignement, tout ce qui commande l’estime et le respect des hommes, se trouve réuni dans les Pères.

Quel ensemble admirable de héros chrétiens nous offre la liste des Pères de l’Église pendant six cents ans ! Quelle suite presque non interrompue de saints papes, de saints évêques, de saints prêtres, de confesseurs, de martyrs, d’hommes évangéliques, qui ont étendu la foi par la sainteté de leur vie et la sublimité de leurs exemples, autant que par la puissance de leurs paroles ! Il y a, sans doute, quelques exceptions à faire à cet égard ; mais elles sont en si petit nombre, que l’usage général est de dire les saints Pères ou les Pères de l’Église. On sait que l’orgueil du savoir et d’une grande renommée égara Origène et Tertullien. Ils tombèrent dans des erreurs capitales ; mais, en même temps que l’Église a condamné leurs erreurs, elle a conservé avec honneur les écrits immortels qu’ils avaient composés dans le sein de l’unité catholique ; organes reconnus de la vérité, Origène et Tertullien sont cités avec autorité dans toutes les chaires chrétiennes, comme saint Chrysostôme et saint Augustin.

Il n’y a point d’exagération à dire que les Pères, en général, étaient les hommes les plus savants de leur temps, non-seulement dans les lettres sacrées, dont ils faisaient leur étude de tous les jours, mais encore dans les lettres profanes, dont ils s’étaient instruits à fond, pour mieux démontrer aux païens les folies de tous leurs cultes divers, et aux philosophes les absurdités de tous leurs systèmes de philosophie. Quelle connaissance de la mythologie et de l’histoire des siècles passés, quelle richesse d’érudition dans saint Clément d’Alexandrie, dans Origène, dans Eusèbe de Césarée, dans saint Jérôme ! Que de faits historiques, que de personnages de l’antiquité, de poëtes, d’historiens, de philosophes nous seraient inconnus sans eux !

Si nous cherchons une autre science plus importante, où trouverons-nous plus que chez les Pères de cette vraie philosophie qui, se servant d’une exacte dialectique, remonte aux premiers principes, à la connaissance du vrai bon et du vrai beau, pour établir, par une suite de conséquences bien déduites, les règles des mœurs et l’art de rendre les hommes fermes dans la vertu, en éclairant leur raison ? Qui a surpassé en ce genre saint Augustin ? Quel esprit plus élevé, plus pénétrant, plus méthodique, plus modéré ? Quelqu’un a-t-il posé des principes plus sûrs et en a-t-il tiré des conséquences mieux suivies ? Quelqu’un a-t-il des pensées plus sublimes ou des réflexions plus ingénieuses ? Qui n’admire pas saint Augustin, dit l’abbé Fleury, ne lui ôte rien ; mais il se fait tort à soi-même en montrant qu’il n’a pas l’idée de la vraie philosophie. Parmi les Grecs, vous verrez cette même philosophie, solide et sublime, dans les livres de saint Basile contre Eumonien, dans les discours de saint Grégoire de Naziance sur la théologie, dans les traités de saint Athanase contre les païens et les ariens. Quelle force, quelle logique, quelle clarté dans les preuves que les Pères nous donnent de la divinité de la religion chrétienne ! Quel monument de raison, que ce livre des Prescriptions de Tertullien contre les hérétiques ! Comme en réfutant les hérésies nées de son temps, il réfute d’avance, par les règles qu’il pose, toutes les hérésies à naître dans les siècles futurs !

Les protestants n’ont rien omis pour décrier les Pères de l’Église. On le conçoit : ils trouvaient leur condamnation dans la doctrine constante de ces grands hommes. Mais il est juste de dire que la vérité a triomphé quelquefois, chez eux, de l’esprit de secte. Elle leur a quelquefois arraché des aveux précieux, et nous ne saurions rien citer de plus concluant en l’honneur des saints Pères que l’éclatant témoignage qui leur est rendu par un célèbre écrivain calviniste, longtemps lui-même un des plus violents détracteurs de la tradition de l’Église catholique. Rien de plus péremptoire que le témoignage d’un ennemi ; c’est la voix de la conscience qui parle plus haut que les passions.

Voici en quels termes le ministre Daillé a rétracté ses anciennes diatribes contre les saints Pères :

« Leurs écrits, dit-il, renferment des leçons de morale et de vertu très-capables d’inspirer les plus grands efforts. Ils contiennent plusieurs choses qui servent à confirmer les fondements du Christianisme, plusieurs observations très-utiles pour entendre l’Écriture-Sainte et les mystères qu’elle enseigne. L’unanimité des Pères est, par elle-même, une preuve de la vérité de la religion chrétienne. N’est-ce pas un phénomène admirable que tant de grands hommes, doués de tous les talents et de toute la capacité possible, nés en différents climats, se soient accordés, pendant 1500 ans, malgré la diversité de leurs inclinations, de leurs mœurs, de leur esprit, à croire les preuves du Christianisme, à rendre les mêmes adorations à Jésus-Christ, à prêcher les mêmes vertus, à recevoir les mêmes Évangiles, à y découvrir, les mêmes mystères ?… Il n’est pas vraisemblable que tant d’hommes célèbres par la beauté de leur génie, par l’étendue et la pénétration de leurs lumières, dont le mérite est incontestablement prouvé par leurs ouvrages, aient été assez imbécilles pour fonder leur foi et leurs espérances sur la doctrine de Jésus-Christ, pour lui sacrifier leurs intérêts, leur repos et leur vie, sans en avoir évidemment senti le pouvoir divin. Préférerons-nous aux suffrages unanimes des Pères les préventions et les clameurs d’une poignée d’incrédules ou d’athées qui blasphèment ce qu’ils ignorent, et qui ne se rendent pas moins suspects par le déréglement de leurs mœurs que par l’injustice de leurs déclamations ? » (De vero usu Patrum. Lib. 2, cap. 6.)

Ainsi l’antiquité chrétienne est honorée par ceux-là même qui font profession de s’en écarter en tout ce qui contrarie leurs inventions de secte.

Que dirons-nous de l’éloquence des Pères ?

Ne prenons pas l’éloquence pour ce qui n’en est que la forme ; ne la confondons pas avec la pureté du langage et l’élégance de la diction. On peut être froid écrivain avec ces deux qualités ; de même on peut être éloquent sans elles. Saint Paul écrivant dans un grec demi-barbare en est-il moins fort pour prouver, convaincre, émouvoir ? n’est-il pas, tour-à-tour, terrible, aimable, tendre, véhément ? Voilà de la vraie éloquence.

Tout homme est de son siècle plus ou moins. Les Pères vécurent dans les siècles de la décadence du goût et de la corruption des langues grecque et latine. Est-il étonnant que leurs écrits se ressentent des défauts de leur âge ? Il faut donc savoir distinguer ce que le malheur des temps a mis dans ces grands hommes, comme dans les autres écrivains de leur siècle, d’avec ce que la grandeur de leur génie et l’héroïsme de leurs sentiments leur inspiraient de vif, de pénétrant, d’affectueux pour persuader et entraîner leurs auditeurs.

« Un Père de l’Église, un docteur de l’Église, quel nom ! Quelle tristesse dans leurs écrits ! Quelle sécheresse ! Quelle froide dévotion et peut-être quelle scholastique ! disent ceux qui ne les ont jamais lus ; mais plutôt quel étonnement pour tous ceux qui se sont fait une idée des Pères si éloignée de la vérité, s’ils voyaient dans leurs ouvrages plus de tour et de délicatesse, plus de politesse et d’esprit, plus de richesse, d’expression et plus de force de raisonnement, des traits plus vifs et des grâces plus naturelles que l’on en remarque dans la plupart des livres de ce temps qui sont lus avec goût, qui donnent du nom et de la vanité à leurs auteurs ! Quel plaisir d’aimer la religion et de la voir crue, soutenue, expliquée par de si beaux génies et par de si solides esprits, surtout lorsqu’on vient à connaître que, pour l’étendue de lumières, pour la profondeur et la pénétration, pour les principes de la pure philosophie, pour leur application et leur développement, pour la justesse des conclusions, pour la dignité du discours, pour la beauté de la morale et des sentiments, il n’y a rien, par exemple, qu’on puisse comparer à saint Augustin, que Platon et que Cicéron ! » C’est ainsi que s’exprime La Bruyère.

On trouve dans les Apologies de saint Justin, d’Athénagore, de Tatien, de saint Clément d’Alexandrie, des traits d’une éloquence admirable.

Tertullien a des pensées obscures et des métaphores outrées ; mais la grandeur de ses sentiments est souvent admirable.

Saint Cyprien a de l’enflure et de la dureté africaine ; cela ne pouvait guère être autrement dans son siècle et dans son pays. Mais on voit partout une grande âme, une âme éloquente qui exprime ses sentiments d’une manière noble et touchante.

Saint Augustin a des pointes et des jeux de mots : c’était encore un défaut qu’on aimait dans son temps et auquel son esprit vif et subtil lui donnait une pente naturelle. Mais à côté de ce défaut, quelle abondance d’idées élevées et de sentiments tendres ! Quel talent pour la persuasion ! Quelle vigueur de raisonnement pour remuer les esprits ! Quelle douceur pour s’insinuer dans les cœurs !

Saint Ambroise a aussi quelques jeux de mots ; mais cet abus de l’esprit est chez lui bien rare. Sa lettre à l’empereur Théodose est pleine d’une force et d’une persuasion inimitables. Que de regrets tendres et éloquents, quel épanchement d’une pieuse douleur, quand il parle de la mort de son frère ! comme les larmes coulent de ses yeux, et comme il en fait répandre !

Saint Chrysostôme est diffus, mais pur dans sa diction. Il ne cherche point de faux ornements. Tout, chez lui, tend à la persuasion, et il mérite bien le titre de grand orateur que les siècles lui ont décerné.

Saint Grégoire de Naziance est plus concis et plus poétique, mais un peu moins appliqué à la persuasion. Cependant ses adieux à Constantinople, l’éloge funèbre de son ami, saint Basile, et surtout sa lettre à une vierge qui était tombée, sont d’une véritable éloquence.

Pour bien apprécier le mérite des Pères de l’Église, il faudrait les comparer, non à Démosthène et à Cicéron, séparés d’eux par tant de siècles, mais aux orateurs profanes de leur temps qui ont acquis le plus de célébrité, par exemple, saint Basile à Libanius. Quelle différence entre l’un et l’autre ! Que saint Basile est solide et naturel ! Que Libanius est vain, affecté, puéril !

Mais pourquoi parler ici des orateurs profanes ? Ce n’est pas de l’éloquence humaine qu’il faut chercher dans les saints Pères. C’est un nouveau genre d’éloquence dont le monde n’avait point d’idée avant le Christianisme, de même qu’il n’en avait aucune des sublimes et héroïques vertus que le fils de Dieu est venu prêcher à la terre ; une éloquence qui est autant au-dessus de l’éloquence humaine que les intérêts de la vie éternelle sont au-dessus de ceux de la vie mortelle, une éloquence qui a son principe dans l’amour de Dieu dont les Pères étaient embrasés, et ses modèles dans l’Écriture-Sainte dont ils se nourrissaient sans cesse.

Leur mission était d’inspirer à leurs auditeurs l’amour des humiliations, des souffrances, de la mort même, pour qu’ils devinssent semblables à Jésus-Christ. De tels sentiments sont au-dessus de la nature. Il fallait donc que la parole qui les répandait fût animée par un esprit tout divin.

Qu’on lise saint Ignace, est-ce un homme que l’on entend ? Oui, mais c’est un homme que la foi et l’amour ont élevé au-dessus de l’humanité. Il n’y a qu’une religion d’amour, il n’y a que la religion d’un Dieu mort sur la croix pour le salut des hommes, qui puisse produire dans un faible mortel une abnégation si entière de toute affection terrestre, un désir si ardent de souffrir et de mourir à l’exemple du Sauveur, une joie si inconcevable au milieu même des supplices qu’il endure pour la foi.

Si leur éloquence est si grande, que dire de leur autorité ? Observons qu’on ne doit point s’attacher aux sentiments particuliers des Pères, mais à leurs sentiments universels. Les opinions individuelles et isolées, quelle que soit la gravité de leurs auteurs, n’ont pas d’autorité dans une Église qui a pour règle de foi ce qui a été cru toujours, partout et par tout le monde. Quod semper, quod ubique, quod ab omnibus creditum est, id pro catholicâ fide tenendum. (Vincent de Lérins.)

D’après la même règle, l’autorité des docteurs d’une Église particulière, quelque nombreux et quelque unanimes qu’ils soient, n’est pas suffisante pour établir un point de doctrine ; car cette doctrine n’est pas catholique, puisqu’elle n’est que celle d’une Église particulière. Ainsi la doctrine de saint Cyprien et des évêques d’Afrique, sur l’invalidité du baptême reçu dans le schisme et l’hérésie, a disparu devant la tradition de l’Église romaine et des autres Églises.

Mais il faut croire, comme étant la foi catholique, ce que les Pères de différents siècles et de différents pays enseignent unanimement sur le sens de l’Écriture-Sainte, sur les dogmes et la morale de la religion ; car l’unanimité de leur enseignement prouve qu’ils enseignent ce qui a été cru toujours et partout.

Ils enseignent ce qui a été cru toujours.

Parmi les Pères dont les écrits sont venus jusqu’à nous, les uns, tels que saint Clément, pape, saint Ignace, évêque d’Antioche, saint Polycarpe, évêque de Smyrne, ont reçu la doctrine de la foi de la bouche même des apôtres ; les autres l’ont reçue des disciples des apôtres ; le plus grand nombre l’a reçue de la tradition qui s’est conservée dans les Églises apostoliques, particulièrement dans la première de toutes, l’Église romaine, et qui remonte aux apôtres par une succession non interrompue de pasteurs.

On ne peut pas douter de la fidélité des Pères apostoliques. Ils ont transmis la doctrine à leurs successeurs telle qu’ils l’avaient reçue de leurs maîtres ; et la preuve qu’ils n’y ont rien ôté ni ajouté, c’est qu’ils ont répandu leur sang pour attester et confirmer cette même doctrine. « J’en crois volontiers, dit Pascal, des témoins qui se font égorger. » Quand saint Ignace écrivait à l’Église de Rome que le seul pain et le seul vin dont il avait besoin pour se préparer au martyre, c’était la chair et le sang de Jésus-Christ, n’est-ce pas la foi romaine comme la foi d’Antioche, la foi de saint Pierre et de saint Paul, qui avaient instruit les Romains, comme la foi de saint Jean qui l’avait instruit lui-même, qu’il proclamait ?

On ne peut pas non plus douter de la fidélité des Pères du 2e siècle, qui n’ont pas vu les apôtres, il est vrai, mais qui ont été instruits par leurs disciples et successeurs immédiats. Ces Pères sont aussi des martyrs et des saints, et ils protestent qu’il n’y a rien de plus sacré pour eux que de garder intact le dépôt de la foi qui leur vient des apôtres par les évêques qui leur ont succédé. C’est par l’autorité de cette tradition qu’ils combattent les hérésies de leur temps.

L’apôtre des Gaules, saint Irenée, évêque de Lyon et martyr, apprend qu’un évêque d’Orient, nommé Florin, est tombé dans l’hérésie. Il avait connu, dans sa première jeunesse, ce personnage à Smyrne, où ils suivaient ensemble, n’étant l’un et l’autre que simples fidèles, les prédications de saint Polycarpe, disciple de saint Jean, l’apôtre bien-aimé de Jésus-Christ. Saint Irenée entreprend de ramener Florin à la foi ; que lui écrit-il ? Une seule chose : qu’il ne lui est pas permis de s’écarter de la tradition apostolique qui leur a été enseignée par le bienheureux Polycarpe.

« Ce n’est point là, lui mande-t-il, la doctrine que nous ont transmise les évêques qui nous ont précédés et qui ont été les disciples des apôtres ! Étant fort jeune encore, je vous ai vu à Smyrne chez le bienheureux Polycarpe, lorsque, vivant avec éclat à la cour de l’empereur, vous veniez voir ce saint évêque et que vous tâchiez d’acquérir son estime.

« Je me souviens aussi parfaitement de ce qui se passait alors que de ce qui est arrivé depuis. Les choses que l’on a vues ou apprises dans son enfance se gravent dans l’esprit avec l’âge et ne s’oublient jamais. Je pourrais dire le lieu où était assis le bienheureux Polycarpe, lorsqu’il nous annonçait la parole de Dieu : je le vois encore. Quelle gravité dans sa démarche partout où il passait ! quelle sainteté dans toute la conduite de sa vie ! quelle majesté sur son visage et dans toute sa personne ! Il me semble encore l’entendre nous raconter comment il avait conversé avec saint Jean et plusieurs autres qui avaient vu Jésus-Christ. Avec quel ravissement il nous parlait des miracles et de la doctrine du Verbe, qu’il avait recueillis de la bouche même de témoins oculaires et auriculaires !

« J’écoutais toutes ces choses ; je les gravais, non sur des tablettes, mais dans le plus profond de mon cœur. Je puis donc protester devant Dieu que, si cet homme apostolique avait entendu parler de quelque erreur semblable aux vôtres, il eût à l’instant bouché ses oreilles et fait éclater son indignation par ce mot qui lui était ordinaire : Mon Dieu ! à quels temps m’avez-vous réservé ? »

Vous voyez, dans le passage que nous venons de citer, que les Pères du 2e siècle ont pour maxime invariable de suivre la doctrine que leur ont transmise les évêques qui les ont précédés, et qu’il leur suffit, pour confondre les novateurs, de leur dire : Ce n’est point là la doctrine qui nous a été transmise. C’est donc ce qui a été toujours ouï qu’ils font profession d’enseigner.

« Les apôtres, dit ailleurs saint Irenée, ont confié le dépôt de la foi aux évêques qui devaient leur succéder dans le gouvernement des Églises. Aucun de ces évêques n’a enseigné autre chose que ce que nous croyons aujourd’hui. Nous le savons par ceux qui leur ont succédé sans interruption ; nous les connaissons si parfaitement, qu’il nous serait facile d’en donner la liste exacte ; mais nous devons surtout recourir à l’Église la plus grande, la plus ancienne, et qui est connue de tout le monde, à l’Église fondée à Rome par les glorieux apôtres Pierre et Paul. Elle conserve la tradition qu’elle a reçue de ses fondateurs, et cette tradition est venue jusqu’à nous par une succession non interrompue. Par là, nous confondons tous ceux qui embrassent l’erreur ; car c’est à cette Église, à cause de sa prééminente principauté, propter potiorem principalitatem, que chaque Église particulière, chaque fidèle, doit recourir, comme à la fidèle dépositaire de la tradition des apôtres. » (Lib. 2, Contrà hæreses.)

La tradition des apôtres, conservée particulièrement à Rome par une suite non interrompue d’évêques qui se sont transmis ce dépôt de main en main, de successeurs en successeurs, de siècle en siècle, voilà la règle de tous les docteurs de l’Église, sans exception d’un seul de tous les Pères plus ou moins voisins, plus ou moins éloignés des temps apostoliques. Tous frappent de réprobation toute nouveauté dogmatique, par cela seul que c’est une nouveauté ; tous disent, comme saint Irenée aux hérétiques : « Ce n’est point là la doctrine que nous ont transmise les évêques qui nous ont précédés ; ce n’est point celle de l’Église de Rome, la fidèle dépositaire de la tradition des apôtres. » Donc l’unanimité des Pères sur un dogme prouve que c’est un dogme qui a toujours été cru, un dogme apostolique, quod semper creditum.

Elle prouve aussi que c’est un dogme catholique, c’est-à-dire un dogme cru partout et par tout le monde, quod ubique, quod ab omnibus creditum.

Le très-grand nombre des docteurs de l’Église ont été des évêques qui annonçaient aux fidèles la parole de Dieu, par le devoir de leur ministère pastoral ; quelques-uns, de savants prêtres qui la prêchaient sous la surveillance et l’autorité de leurs évêques. Ces docteurs enseignèrent la foi chrétienne dans tous les pays où il y avait des Églises chrétiennes, en Égypte et dans la Palestine, dans l’Asie mineure et dans la Grèce, en Italie et sur les côtes d’Afrique, en Espagne et dans les Gaules.

Or, il est impossible qu’ils aient été unanimes pour enseigner comme dogme catholique, c’est-à-dire comme dogme cru universellement, ce qui n’était que leur croyance particulière. Direz-vous que leur unanimité a été fortuite ou concertée ? Fortuite ! c’est un mot vide de sens. Concertée ! c’est une absurdité. Est-ce qu’il pouvait y avoir concert entre des personnes placées à de si grandes distances les unes des autres, qu’elles ne se voyaient et ne se connaissaient même pas ?

Les Pères n’ont pu ni se tromper, ni tromper sur la foi de l’Église.

Ils n’ont pu se tromper. La foi de l’Église est un fait public et éclatant. Ce que croit l’Église, elle veut qu’on le croie partout ; elle repousse de son sein quiconque diffère d’elle sur quelque point que ce soit. Donc tout le monde sait ce que croit l’Église ; donc il est impossible de prendre même involontairement un dogme particulier pour un dogme catholique.

Les Pères, tromper ! Quelle indigne supposition envers des personnages si graves, si éminents en vertus, et qui protestent tous qu’il n’est permis à personne de rien changer à la foi établie et reçue partout ! « Bien qu’il y ait dans le monde diversité de langues, dit encore saint Irenée, il n’y a pour tous les peuples chrétiens qu’une seule et même tradition, de sorte que les Églises d’Allemagne, d’Espagne, des Gaules, de l’Orient, de l’Égypte ou de la Libye, celles mêmes qui se sont établies dans les régions les plus lointaines, n’ont pas une croyance qui les distingue les unes des autres. Il n’y a qu’une seule et même foi. Ni tout le génie des orateurs n’y peut rien ajouter, ni toute leur faiblesse n’en peut rien diminuer. » (Contrà hæreses.)

Les Pères, tromper ! Est-ce qu’ils auraient pu le faire, quand ils auraient pu le vouloir ? Est-ce que la foi du clergé et des fidèles ne se serait pas à l’instant soulevée contre eux ? Est-ce qu’on ne leur aurait pas dit de toutes parts : « Ce n’est point là ce que nous croyons ; ce n’est point là ce que nous enseigne l’Église ? » Quels cris d’indignation et de réprobation la ville entière de Constantinople ne fit-elle pas éclater contre Nestorius, son propre évêque, quand il osa prêcher que la Sainte-Vierge n’était pas la mère de Dieu ? Il en est arrivé de même à tous les novateurs qui ont entrepris d’introduire quelque dogme particulier. On les a toujours combattus par l’universalité comme par l’antiquité de la foi de l’Église ; car l’Église est catholique aussi bien qu’apostolique dans sa foi. Croire aujourd’hui ce que l’on croyait hier et croire demain ce que l’on croit aujourd’hui, voilà sa maxime de tous les temps.

Il est donc impossible que ce que les Pères de différents pays comme de différents siècles enseignent unanimement, que ce qu’ils enseignent, non-seulement sans réclamation, mais dans l’unité de communion avec les autres pasteurs de l’Église, principalement avec le chef des pasteurs et des fidèles, ne soit pas un dogme cru partout et par tout le monde, un dogme catholique : Quod ubique, quod ab omnibus creditum est, id pro catholicâ fide tenendum.

Telle est l’autorité des saints Pères : elle est si grande, que le concile de Trente, session 4, défend à toute personne de donner à l’Écriture-Sainte un sens contraire à l’interprétation unanime des Pères. Mille ans auparavant, le concile In Trullo avait porté le même décret.

Tout ce que nous venons de dire démontre l’importance d’une entreprise qui a pour but de répandre la connaissance et le goût de la sainte antiquité.

En publiant en français des ouvrages écrits dans des langues mortes et familières à bien peu de monde, nous les mettons à la portée de plusieurs classes de lecteurs ; et heureusement ils ne sont pas rares aujourd’hui, ceux qui désirent acquérir une instruction solide et étendue sur la religion ! En rassemblant dans une seule collection tant d’ouvrages épars et en les publiant d’après l’ordre des temps où ils ont été écrits, nous faisons voir par cela même que la doctrine qu’ils renferment est une doctrine transmise par une succession non interrompue qui en prouve la vérité.

Où sont aujourd’hui les ecclésiastiques qui ont le moyen d’acheter les éditions in-folio des Pères, ou le loisir d’aller les compulser dans les bibliothèques publiques ? Les sources de l’antiquité sont donc fermées au très-grand nombre d’entre eux. C’est pour réparer ce grave inconvénient que nous leur offrons à tous une collection d’un format commode. Ayant désormais sous la main les écrits des Pères, non à la vérité dans leurs textes originaux, mais dans une traduction dont l’exactitude ne sera ni contestée, ni contestable, du moins nous l’espérons, par personne, ils pourront consulter à leur aise ces précieux monuments de l’antiquité, ou plutôt en faire l’objet d’une étude sérieuse et suivie. Ils doivent en effet étudier les saints Pères ; ils doivent se pénétrer de leur esprit pour prêcher comme ils prêchaient, et de leur doctrine pour appuyer leurs prédications non-seulement sur l’Écriture-Sainte, mais encore sur la tradition qui l’explique et qui en confirme les oracles ; ils doivent étudier les saints Pères pour montrer aux fidèles que les vérités qui leur sont enseignées aujourd’hui ont été crues toujours, partout et par tout le monde : Quod semper, quod ubique, quod ab omnibus creditum est.

Nous nous appliquons à reproduire dans notre traduction le mouvement et les inspirations des auteurs, aussi bien que le sens de leurs paroles. On y retrouvera donc leurs grandes pensées, leurs sentiments affectueux, leurs saintes maximes, leurs puissants moyens de persuasion et l’art de la conduite des âmes, qu’ils possédaient si parfaitement. En un mot, rien n’est plus nécessaire aux ministres de la religion que l’étude de la vénérable antiquité, et tout notre soin est de la leur rendre facile.

Sans doute, elle n’est pas d’une égale nécessité pour les autres classes de lecteurs. Il suffit aux simples fidèles de croire ce qu’enseigne l’Église, et leur foi pour n’être pas savante n’en repose pas moins sur un fondement inébranlable, sur la parole de Dieu, qui a promis que les portes de l’enfer ne prévaudraient point contre son Église et qu’il serait avec elle tous les jours jusqu’à la fin du monde : Et ecce vobiscum sum omnibus diebus usque ad consommationem seculi. Toutefois, une instruction plus forte et plus étendue ne laisse pas d’être très-utile à ceux qui peuvent se la procurer. Dieu a multiplié les preuves de la vérité ; il les a proportionnées à la diversité des esprits et à la différence des conditions. Il y a des preuves simples, mais convaincantes, pour ceux qui ne sont en état ni de faire des recherches ni de s’appliquer à de longs raisonnements ; il y en a aussi qui exigent de l’étude, des connaissances, et qui sont pour les esprits plus cultivés. L’homme, à mesure que son intelligence se développe, est plus porté à douter ; mais dans un esprit droit, que les passions n’obscurcissent pas, les doutes sont toujours prévenus par l’accroissement des preuves. Plus on étudie la religion, plus on y découvre de nouvelles lumières qui fortifient les premières convictions.

Le peuple ne peut certainement pas remonter aux sources de la foi, à la tradition ancienne ; il n’a certainement ni le moyen, ni le temps de lire les Pères de l’Église ; mais cela ne lui est nullement nécessaire. Dieu qui appelle tous les hommes, ignorants ou savants, à la connaissance de la vérité, ad agnitionem veritatis, et qui veut que la soumission de tous soit raisonnable, rationabile sit obsequium vestrum, Dieu a donné à l’artisan, à l’ouvrier, un moyen court et sûr de discerner la vraie Église au milieu de tant de sectes opposées, qui toutes se disent l’Église de Jésus-Christ.

Ce moyen est bien simple, c’est de sentir son impuissance et le besoin d’une autorité visible et infaillible qui décide toutes les questions, sans l’engager dans une discussion dont il est évidemment incapable. D’un côté, il entend les sectes qui lui crient : Examinez le texte original des Écritures, les éditions, les versions, les divers sens des passages dont on dispute, et jugez vous-même et par vous-même qui de nous ou de l’ancienne Église que nous avons quittée explique mieux la parole de Dieu ; d’un autre côté, il entend cette ancienne Église qui, seule, lui dit : Ne décidez point de telles questions vous-même, parce que vous ne le pouvez pas ; mais reconnaissez votre incapacité et confiez-vous à la bonté de Dieu : il m’a promis son esprit pour vous préserver de l’erreur. À qui voulez-vous que cet artisan donne la préférence ? Est-ce aux sectes qui lui demandent l’impossible, ou à l’ancienne Église qui ne lui demande que ce qui convient à son impuissance et à la bonté de Dieu ? « Représentons-nous un paralytique qui veut sortir de son lit, parce que le feu est à la maison. Il s’adresse à cinq hommes qui lui disent : Levez-vous, courez, percez la foule et sauvez-vous de cet incendie. Enfin, il trouve un sixième homme qui lui dit : Laissez-moi faire, je vais vous emporter dans mes bras. Croira-t-il les cinq hommes qui lui conseillent de faire ce qu’il sent bien qu’il ne peut pas ? Ne croira-t-il pas plutôt celui qui est le seul à lui promettre le secours proportionné à son impuissance ? Il s’abandonne sans raisonner à cet homme, et se borne à demeurer souple et docile entre ses bras. Il en est de même d’un homme humble dans son ignorance. Il ne peut écouter sérieusement les sectes qui lui crient : Examinez, discutez, décidez, lui qui sent qu’il ne peut ni examiner, ni discuter, ni décider. Mais il est consolé d’entendre l’ancienne Église qui lui dit : Sentez votre impuissance, soyez docile, confiez-vous à la bonté de Dieu qui ne vous a pas laissé sans secours pour arriver à lui. Laissez-moi faire, je vous porterai dans mes bras[1]. »

Rien n’est plus simple et plus court, rien n’est plus proportionné à la faiblesse humaine, à la condition des classes laborieuses, que ce moyen d’arriver à la vérité. Disons aussi qu’il convient à tout le monde sans exception, aux savants comme aux ignorants, aux esprits cultivés par les lettres comme à ceux qui ne le sont pas ; car ce qui conduit les uns à la vérité ne peut pas conduire les autres à l’erreur. Et d’ailleurs, quel est l’homme, quelque intelligent qu’il se croie, qui ne sente pas et ne confesse pas, s’il a de la bonne foi, l’impuissance où il est de décider par lui-même tant de questions controversées et des questions si hautes, qu’elles dépassent et confondent toutes les intelligences humaines ? Quel est l’homme qui ne sente pas le besoin d’une autorité visible et infaillible pour fixer ses incertitudes ? Donc le raisonnement que nous venons de faire pour le peuple est également applicable à toutes les classes, également convaincant pour tous les esprits.

Mais cela n’empêche pas que la lecture des Pères de l’Église, dont nous publions la traduction, ne soit très-utile aux gens du monde qui voudront y consacrer une partie de leurs loisirs. Ils y puiseront nécessairement de nouveaux et puissants moyens de conviction ; car un grand fait sortira pour eux de cette lecture, un fait évident, positif, palpable, péremptoire ; un fait qui démontre, lui seul, abstraction faite de tant d’autres preuves, que la foi chrétienne ne vient pas des hommes, mais de Dieu.

Il vous sera impossible, en effet, de lire ces monuments d’une si haute et si vénérable antiquité, sans vous écrier d’admiration à chaque page que vous lirez : Eh ! c’est précisément, c’est mot pour mot ce que nous croyons aujourd’hui ! Vous y verrez cette tradition qui remonte sans interruption jusqu’aux apôtres, enseignant de siècle en siècle tout ce que l’Église enseigne aujourd’hui, n’enseignant rien de plus ni de moins que ce qu’elle enseigne ; enseignant, comme elle, les mêmes mystères, les mêmes dogmes, la même morale, les mêmes vertus de charité, d’humilité et d’amour pour la croix du Sauveur, les mêmes sacrements, le même culte divin, le même culte de la sainte Vierge et des saints, la même confiance dans la protection de la mère de Dieu et dans l’intercession des saints, la même invocation des anges gardiens, enfin les mêmes prières pour les morts.

Ici point de discussion à engager, point de longs raisonnements à faire. Vous n’avez besoin que du témoignage de vos yeux. Lisez, et comparez ce que vous lisez avec ce que vous croyez. Quelle identité entre la foi ancienne et la foi actuelle ! En tout, les Pères parlent comme nos pasteurs, et nos pasteurs parlent comme les Pères. En tout, les anciennes décisions de la chaire apostolique sont conformes aux décisions récentes de la même chaire. C’est toujours, comme dit le concile œcuménique de Calcédoine, c’est toujours Pierre qui a parlé et qui parle par ses successeurs. On nous fait un devoir rigoureux de nous tenir inviolablement attachés à l’Église romaine, mère et maîtresse des Églises, centre de l’unité de foi qui règne entre elles toutes ; c’est aussi ce que prêchent tous les Pères sans exception. On nous dit que tous nos actes de foi doivent avoir pour fondement, non pas notre sens particulier, mais l’article du symbole, je crois en l’église catholique ; c’est aussi ce que dit toute l’antiquité.

Il est donc démontré, par la seule comparaison de la doctrine que nous lisons écrite dans les Pères et de celle que nous entendons prêcher dans nos paroisses, c’est-à-dire par le seul témoignage de nos yeux et de nos oreilles, que tout ce qu’enseigne aujourd’hui l’Église catholique, elle l’a toujours enseigné depuis les apôtres ; il est donc démontré que, durant les dix-huit siècles qui se sont écoulés depuis la naissance du Christianisme, elle n’a pas un seul jour varié dans sa foi, et que le temps, qui change tout, n’y a jamais rien changé, ni par addition, ni par diminution.

Invariabilité, perpétuité de la foi catholique ! Est-ce un fait humain ? Quand tout ce qui sort de la main de l’homme est mortel comme l’homme lui-même, ce qui ne meurt pas vient-il des hommes ? On entend tous les jours des personnes qui disent : Si nous avions été témoins des miracles de Jésus-Christ ou de ceux des apôtres ! Eh bien, si vous en aviez été témoins, vous auriez une foi inébranlable, n’est-ce pas ? Mais si vous n’avez pas vu les anciens miracles, n’avez-vous pas devant les yeux un miracle toujours subsistant : l’invariabilité, la perpétuité de la foi catholique ? Et ce miracle perpétuel ne prouve-t-il pas la vérité de ceux que vous n’avez pas vus ? Les premiers Chrétiens n’ont pas vu ce que nous voyons, la durée perpétuelle de l’Église ; mais sur la foi de ce qu’ils voyaient, ils ont cru fermement ce qu’ils ne devaient pas voir. Et vous, témoins de l’accomplissement des promesses faites à l’Église, comment, sur la foi d’une merveille si grande, si visible de la puissance de Dieu, ne croiriez-vous pas celles qu’il a opérées il y a dix-huit cents ans ?

Invariabilité, perpétuité de la foi catholique ! Direz-vous que ce n’est point là un miracle, mais un fait qui s’explique naturellement ? Examinons.

Tous les ouvrages des hommes ont des caractères qui leur sont propres et qui sont inhérents aux bornes de l’esprit humain. L’un de ces caractères est de n’atteindre que lentement, et après bien des corrections et des changements, la perfection dont ils sont susceptibles. C’est que la sagesse humaine est toujours courte par quelque endroit ; c’est qu’en revoyant son ouvrage, elle y découvre toujours quelques défauts qu’elle n’avait pas aperçus d’abord. Que de travaux, d’hésitations, de tâtonnements et de variations ; que d’essais commencés, puis abandonnés, puis recommencés ; que de temps, de siècles même il a fallu pour conduire nos sciences et nos arts au point où nous les voyons !

Il n’en est pas ainsi de la doctrine catholique. Elle a d’abord eu sa perfection ; on n’a jamais pu ni rien y ajouter, ni rien y diminuer, sans rompre l’unité et l’harmonie de l’ensemble ; les hérésies qui ont prétendu la perfectionner par des innovations n’ont montré que l’impuissance de leurs efforts. Cette doctrine est telle aujourd’hui qu’elle a toujours été, telle que l’Église l’a reçue des apôtres, telle que les apôtres l’ont reçue de Jésus-Christ ; en un mot, elle n’a jamais subi de variation dans le cours des siècles. Elle ne vient donc pas de l’esprit changeant des hommes, mais de l’esprit de Dieu, qui ne change jamais.

Les hommes font des lois, et même ce qu’ils nomment des constitutions pour leurs sociétés politiques. Mais quelque savantes que soient leurs combinaisons, ils ne feront jamais, ils ne pourront jamais faire ni un gouvernement, ni des lois qui s’adaptent à tous les temps et qui résistent à toutes les vicissitudes humaines. La raison en est qu’ils ignorent invinciblement ce que le temps apportera de changement dans les choses, et que, par conséquent, il leur est impossible de régler un avenir qu’il leur est impossible de pénétrer. Ne confessent-ils pas tous les jours leur impuissance à cet égard, quand ils disent que les lois et les constitutions doivent se modifier selon les progrès de la société ?

Il n’en est pas ainsi de la constitution et de la foi de l’Église catholique. Elles sont établies pour tous les siècles ; elles ne reçoivent de modification ni du changement des temps, ni du changement des idées, ni du changement des mœurs. De même que nous professons aujourd’hui la même foi que professaient nos pères, les pères de nos pères et leurs ancêtres jusqu’aux temps apostoliques, nous sommes gouvernés aujourd’hui par le même ministère pastoral qui les a gouvernés, par la même hiérarchie du pape, des évêques et des prêtres. En un mot, la constitution de l’Église n’est pas moins que sa doctrine hors de l’empire du temps ; dix-huit cents ans d’expériences en sont la démonstration complète. Elles ne viennent donc, ni l’une ni l’autre, de l’esprit imprévoyant des hommes, mais de l’esprit de Dieu, qui voit l’avenir, comme le présent et le passé.

Que de causes se sont rencontrées pendant dix-huit siècles, ou pour détruire entièrement, ou du moins pour changer en partie la foi chrétienne ! Elle a triomphé de toutes ces causes de changement et de destruction ; immuable, quand tout a changé autour d’elle, invincible, quand tout s’est ligué contre elle. Il y a donc une main toute puissante qui la soutient et la conserve.

Trois cents ans de persécutions sanglantes prouvèrent au monde idolâtre que la force ne pouvait rien contre la foi, et il abandonna ses idoles. Vainement la tyrannie épuisa-t-elle, dans l’immense étendue de l’empire romain, tout ce qu’elle put inventer de tortures et de supplices pour épuiser le courage des Chrétiens : la patience fut plus forte que la cruauté, et le sang des martyrs devint une semence féconde de nouveaux Chrétiens. Ils se multiplièrent plus encore qu’on immolait de victimes, bien qu’on les fît tomber par milliers, et la foi s’étendit par toute la terre, sous le fer et le feu des persécutions. Ô divine force d’une institution que nulle force humaine ne peut vaincre !

À quoi ont abouti tant d’efforts faits par tant de sectes pour introduire dans la foi catholique quelques dogmes particuliers ? Au triomphe de cette même foi. Dans le cours des siècles il n’est jamais arrivé que l’Église se soit laissée surprendre par aucune secte, qu’elle ait fait la moindre concession, adopté la moindre innovation, de quelque masque que se couvrissent les novateurs, quelque séduction, quelque ruse qu’ils employassent, quelque pouvoir qu’ils eussent reçu des princes de la terre qui les protégeaient. Mais elle a flétri toutes les sectes, grandes et petites, d’une condamnation éternelle, et l’effet en a été de rendre de plus en plus éclatante l’invariabilité, la perpétuité de sa foi ; car les décisions que fait l’Église, en matière de foi, ne sont point de nouveaux articles de foi, mais la confirmation de la foi reçue ; elles ne sont que des explications plus détaillées de la même foi, et plus propres par la précision des termes à écarter les subtilités de l’hérésie. Ainsi, le concile de Nicée expliqua l’article du symbole des Apôtres, « et je crois en Jésus-Christ, son fils unique, Notre-Seigneur, » par ces mots : « et je crois en un seul Seigneur Jésus-Christ, fils unique de Dieu, né du Père, avant tous les siècles ; Dieu de Dieu, lumière de lumière, Dieu vrai du Dieu vrai, engendré, non fait, consubstantiel au Père. » Le mot consubstantiel confondait les ariens et rendait suspectes aux simples fidèles toutes les nouvelles professions de foi, où il ne se trouvait pas. De même, dans l’exposition de la foi catholique sur l’Eucharistie, le concile de Trente a consacré un mot nouveau, le mot transsubstantiation, lequel exprime si nettement et si précisément qu’il n’y a plus ni pain ni vin après la consécration.

Deux faits également palpables sortent de la lutte des hérésies : d’un côté, invariabilité de l’Église, qui les a condamnées ; de l’autre, variation continuelle des hérésies condamnées ; témoins, sans parler de tant d’autres, témoins les protestants qui se sont partagés et se partagent encore tous les jours en milliers de sectes différentes. Pourquoi l’hérésie varie-t-elle toujours, et l’Église catholique jamais ? Tout le monde en voit la raison. L’hérésie varie, parce qu’elle est une production de l’esprit humain, et que l’homme trouve toujours quelque chose à corriger dans l’ouvrage de l’homme. L’Église catholique ne varie pas, parce que sa foi venant de Dieu, il n’est pas plus possible de la réformer qu’il ne l’est de changer le cours du soleil et des astres.

Les hérésies ont, sans contredit, causé de grands préjudices à l’Église. Elles lui ont enlevé nombre de ses enfants, et même des peuples entiers, comme ont fait Luther et Calvin. Mais voyez la fécondité qui est en elle ! À mesure qu’elle éprouvait des pertes en Allemagne et en Angleterre, elle les réparait ailleurs par de nouvelles générations de Chrétiens, et elle n’a pas cessé un moment d’être catholique, et si visiblement catholique, que, si vous demandez dans un pays protestant où se célèbre le culte catholique, on ne vous indiquera pas un temple protestant. Cette force qui rend l’Église perpétuellement féconde vient-elle des hommes ?

Ajoutons une dernière considération à ce que nous venons de dire.

Si la foi catholique était une œuvre humaine, les hérétiques auraient eu grande raison de l’attaquer, et il y a longtemps qu’ils l’auraient détruite, par la seule force du raisonnement. Qu’ont-ils voulu, pour la plupart ? Expliquer humainement et abaisser au niveau de la raison des mystères qui lui sont incompréhensibles tels qu’on les lui présente. Cette entreprise était fort naturelle et fort raisonnable : car si les mystères ne viennent pas de Dieu, leur incompréhensibilité même implique contradiction. Qu’un homme mette en circulation des opinions fausses et même absurdes, cela se voit tous les jours, et tous les jours aussi on les réfute parce qu’on les comprend. Mais un homme proposer des idées qui ne soient pas dans la sphère des idées humaines, un homme inventer et faire croire des choses qui soient au-dessus de toutes les intelligences de la même nature que la sienne ! cela est impossible. Donc il faut approprier les mystères à la raison, s’ils ne viennent pas de Dieu.

Mais, s’ils viennent de Dieu, on conçoit parfaitement l’invariabilité, la perpétuité de la foi qui les enseigne. C’est la raison infinie qui commande à la raison bornée de croire des vérités qu’elle ne peut pas comprendre ; rien n’est plus juste. C’est cette même raison infinie qui tire de ces ténèbres, impénétrables pour la raison bornée, de vives lumières qui l’éclairent en même temps et qui en font sortir les plus hautes connaissances, la morale la plus pure, les vertus les plus généreuses, comme une conséquence sort de son principe ; rien n’est plus digne de la puissance et de la sagesse de Dieu. Enfin, c’est Dieu qui veille à la conservation des incompréhensibles vérités qu’il a révélées, et qui, par cela qu’elles sont incompréhensibles, s’altéreraient bien vite, s’il n’était pas avec son Église tous les jours jusqu’à la fin du monde ; rien n’est plus nécessaire à la faiblesse humaine, et rien n’est plus conforme à la bonté de Dieu. Donc, encore une fois, l’invariabilité, la perpétuité de la foi catholique, est un fait qui ne peut s’expliquer que par l’assistance divine.

Mais voici une des plus grandes causes de changement et de destruction qui jamais ait bouleversé les sociétés et plongé l’humanité dans un abîme de maux ; nous voulons parler de l’inondation des barbares dans les 4e, 5e et 6e siècles. Que devint la religion ? Elle resta debout au milieu du torrent qui renversait tout ce qu’il rencontrait sur son passage ; elle prit la défense des opprimés autant qu’elle le put ; elle vainquit enfin les oppresseurs que nulle armée ne pouvait vaincre ; elle les convertit, et Rome chrétienne triompha de cette nouvelle et terrible épreuve, comme elle avait triomphé des persécutions de Rome païenne.

Des populations inconnues, mais nombreuses, unies entre elles par une férocité commune, mais divisées par leurs caractères, leurs mœurs, leur manière de vivre, sortant successivement du sein des forêts et des glaces du Nord, se suivant et se poussant l’une sur l’autre sans interruption, vinrent fondre sur l’empire romain comme des lions affamés et le mirent en pièces, ainsi que l’avait prédit saint Jean dans l’Apocalypse.

Pillage, incendie, destruction des monuments publics, des propriétés particulières, et même des objets d’art les plus nécessaires à la reproduction de la terre, enfin massacre des habitants sans distinction ni d’âge, ni de sexe, ni de rang, ni de condition, les barbares ne connurent pas d’autre moyen de soumettre les nations civilisées de l’Europe ; ils s’intitulaient eux-mêmes les fléaux de Dieu, et se disaient envoyés pour châtier et détruire. Païens ou ariens, longtemps ils ne respectèrent pas plus le sacré que le profane.

On ne peut lire sans frissonner d’horreur la peinture que font de cette longue et cruelle invasion les historiens contemporains. Témoins de tant de scènes de désolation et de carnage, ils se plaignent de n’avoir, pour les décrire, que des expressions trop faibles et trop au-dessous de la réalité ; ils comparent les ravages des barbares à ceux des tremblements de terre, des volcans et des déluges. L’Espagne, alors une des plus riches et des plus populeuses provinces romaines, fut envahie par les Vandales en 409, et conquise entièrement en 411. Idace, témoin oculaire, s’exprime ainsi : « Les barbares ont tout ravagé avec la plus inouïe férocité. Leurs excès ont engendré la peste et la famine, qui a été si grande, que les vivants ont été réduits à se nourrir de cadavres. » Ces mêmes Vandales, chassés de l’Espagne par d’autres barbares, les Goths qui avaient suivi leurs traces, se jetèrent sur l’Afrique en 418, et ils en firent un désert, au point que l’historien Procope dit : « L’Afrique a été tellement dépeuplée, qu’on pouvait y voyager plusieurs jours de suite sans rencontrer un seul homme. Ce n’est pas exagérer que d’avancer que, dans le cours de cette guerre, il périt au moins cinq millions d’habitants. » Les barbares fondirent aussi sur l’Italie, et Rome qui s’était enivrée du sang des martyrs fut pillée et saccagée plusieurs fois.

Ce fléau dévastateur ne fut point passager, comme le sont les fléaux de la nature. L’époque de sa plus grande violence comprend une période de 176 ans depuis la mort de l’empereur Théodose II, en 393, jusqu’au règne d’Alboin, premier roi des Lombards, en 571.

Sur la fin du 6e siècle, les peuples barbares, maîtres de tout l’Occident et d’une partie de l’Orient, s’établirent dans les vastes contrées qu’ils avaient conquises, en Thrace, en Pannonie, en Afrique, en Espagne, dans les Gaules, en Allemagne, en Angleterre, en Italie, et l’humanité put enfin respirer.

Mais contemplez les grands changements que la conquête et l’établissement des barbares introduisirent dans l’Europe entière. Dès le 7e siècle, il y restait à peine quelques vestiges des arts, de la politesse, de la littérature, de la civilisation et de la jurisprudence des Romains. Les nouveaux vainqueurs de l’Europe n’imitèrent pas ses anciens conquérants, dont ils étaient venus anéantir la puissance ; ils ne respectèrent pas les usages des peuples vaincus, mais ils firent la plus complète, la plus radicale révolution qu’on eût jamais vue dans le monde. Tout ce qui était ancien périt dans ce naufrage des nations : lois, coutumes, mœurs, gouvernements, institutions politiques, formes de justice, formes même de vêtements, langues, et jusqu’aux noms d’hommes et de pays. Tout disparut pour faire place à de nouveaux usages, de nouvelles lois, de nouveaux gouvernements, de nouvelles institutions judiciaires, de nouvelles manières de vivre et de se vêtir, de nouvelles langues, de nouvelles familles, de nouvelles nations. Oui, de nouvelles nations ; car tous les signes caractéristiques qui faisaient reconnaître les anciennes se perdirent pour toujours dans ce mélange, dans cette confusion de barbarie et de civilisation.

Où retrouver ce peuple romain autrefois le maître du monde ? Y a-t-il à Rome une seule famille qui soit en état de prouver qu’elle est issue du sang romain plutôt que du sang barbare ? Nous-mêmes, sommes-nous Gaulois plutôt que Francs, ou Francs plutôt que Gaulois ? Qui le sait ? Ô mortalité de toutes les choses humaines sans exception ! Mais au milieu de cette ruine universelle, l’Église catholique ne cessa pas un moment d’être la même société, professant les mêmes dogmes, le même culte, la même morale et gouvernée par la même succession de pasteurs, succession toujours visible et jamais interrompue. Ô immortalité de l’œuvre de Dieu !

Parlerons-nous de l’ignorance qui fut la suite de la conquête, et qui couvrit la face de l’Europe pendant plusieurs siècles ? Quoique devenus Chrétiens, les conquérants conservèrent longtemps la grossièreté de leurs mœurs, et surtout leurs habitudes de guerre, qui leur donnaient le plus profond mépris pour l’instruction ; d’un autre côté, les vaincus, dépouillés de leurs propriétés, et réduits à la condition de serfs, n’avaient plus ni le moyen ni le temps de s’instruire. Il faut dire aussi que la rareté des livres fut une cause qui entretint longtemps l’ignorance. Les Romains écrivaient sur du papier fait avec l’écorce de papyrus, qu’ils tiraient de l’Égypte. Cette contrée étant tombée au pouvoir des Sarrasins au 7e siècle, on fut réduit, dans tout l’Europe, à se servir du parchemin, dont l’excessive cherté rendit les livres très-rares.

Les hérésies du 16e siècle et leurs successeurs, les incrédules du 18e, n’ont pas manqué de fouiller dans les siècles d’ignorance pour en tirer des arguments contre la religion catholique. Il est impossible, disent-ils, qu’un clergé aussi ignorant n’ait pas changé plusieurs points de la foi. Oui, sans doute, si la foi dépendait des hommes. Mais il est de fait que les pasteurs catholiques de cette époque, si ignorants qu’ils fussent, selon vous, conservèrent et transmirent à leurs successeurs le dépôt de la foi tel qu’ils l’avaient reçu de leurs prédécesseurs ; il est de fait qu’ils enseignèrent, sans addition ni diminution, tout ce qu’enseigne aujourd’hui l’Église et tout ce qu’ont enseigné les Pères des six premiers siècles. Cette vérité est écrite dans tous les monuments qui nous restent des 7e, 8e, 9e, 10e et 11e siècles. On a mille fois défié les protestants de citer une seule variation de la foi dans ces temps où les sociétés civiles subissaient de continuelles variations. Ils n’ont pu produire que des allégations, jamais un fait positif. Qui donc préserva les pasteurs de cette époque des erreurs où leur ignorance aurait dû naturellement les entraîner, surtout en des matières qui sont si profondément élevées au-dessus de l’intelligence humaine ? Qui ? Eh ! comment ne le voyez-vous pas ? C’est celui qui a promis à ses apôtres et à leurs successeurs d’être avec eux tous les jours jusqu’à la fin du monde.

Avec l’ignorance vint le relâchement de la discipline et des mœurs. Il y eut du scandale dans la conduite, il n’y en eut point dans l’enseignement, et l’on vit la pure et sainte morale de l’Évangile constamment prêchée par ceux-mêmes qu’elle condamnait. Ennemis de la religion, continuez vos diatribes contre ses ministres ! Plus vous les décriez, plus vous prouvez que la foi ne vient pas des hommes : car si elle en venait, il y a longtemps que leurs passions et leurs vices l’auraient corrompue. Dans tous les temps, les mauvaises mœurs ont engendré les mauvaises doctrines, par la raison qu’il est dans la nature de l’homme de faire plier les maximes à ses inclinations, et de mettre son esprit d’accord avec son cœur. Qui donc a toujours préservé l’Église des mauvaises doctrines, sans la préserver toujours des mauvaises mœurs ? Répétons-le, c’est celui qui lui a promis de veiller à la pureté de son enseignement tous les jours jusqu’à la fin du monde. Disons toutefois, pour rendre hommage à la vérité, que ces siècles grossiers ne furent pas aussi dénués qu’on le prétend de science et de vertus. Rome fut toujours la plus éclairée des Églises pour les éclairer toutes, et de grands exemples de sainteté furent donnés au monde pour affaiblir la contagion des mauvais exemples.

La foi catholique a triomphé de l’ignorance des temps anciens. Nous allons la voir triompher des lumières de nos temps modernes.

Une ligue formidable fut formée par les beaux esprits du 18e siècle, sous le nom de philosophes. Ils ne se proposaient rien moins que d’effacer jusqu’aux dernières traces du Christianisme et même d’éteindre sur la terre tout sentiment religieux. De graves et fréquents avertissements furent donnés à l’autorité par les ministres de la religion. L’intérêt le plus pressant du gouvernement, comme son devoir le plus sacré, était de déjouer cette conspiration impie. Il n’en fit rien, et la révolution prédite par Voltaire, cette révolution qu’il n’aurait pas le plaisir de voir et dans laquelle les jeunes gens verraient de belles choses, éclata le 14 juillet 1789. Il peut encore exister des vieillards qui se ressouviennent d’avoir entendu, en 1780, l’un des plus éloquents et des plus vénérables prédicateurs du dernier siècle, le père Beauregard, ancien jésuite, prêchant contre les nouveaux philosophes, faire retentir tout à coup les voûtes de Notre-Dame de Paris de ces étonnantes paroles que l’événement a rendues prophétiques, très-probablement sans l’intention de celui qui les prononçait :

« La hache et le marteau sont dans leurs mains ; ils n’attendent que le moment favorable pour renverser le trône et l’autel. Oui, vos temples, Seigneur, seront dépouillés, détruits, vos fêtes abolies, votre nom blasphémé, votre culte proscrit. Mais qu’entends-je, grand Dieu ! que vois-je ? aux saints cantiques qui faisaient retentir ces voûtes sacrées en votre honneur succèdent des chants licencieux et impies. Et toi, divinité infâme du paganisme, impudique Vénus, tu viendras ici même prendre audacieusement la place du Dieu vivant, t’asseoir sur le trône du Saint des Saints, et y recevoir l’encens coupable de tes nouveaux adorateurs. »

Ces paroles s’accomplirent littéralement, treize ans après qu’elles avaient été proférées. La hache et le marteau philosophiques abattirent les croix dans toute l’étendue de la France et jusque dans les villages les plus isolés ; les Églises furent partout dépouillées et transformées en temples de la Raison. À Paris, une danseuse de l’Opéra fut portée en triomphe sur l’autel même qu’avait désigné le père Beauregard, et les adorateurs de la déesse Raison se prosternèrent, l’encensoir à la main, devant la courtisanne qui représentait la nouvelle déesse. Quel pouvoir fut donné aux disciples de Voltaire et de Diderot ! Mais, au bout de neuf ans, la déesse Raison était dans la boue et le culte divin partout rétabli.

Il leur fut donné aussi de porter la nouvelle philosophie aux peuples étrangers, les armes à la main. Ils s’emparèrent de Rome et prétendirent y ressusciter avec son sénat, ses consuls et ses tribuns, la république romaine morte depuis dix-huit cents ans. Ils mirent la main sur la personne auguste et sacrée du chef de l’Église et le conduisirent captif en France. Ils prévoyaient bien sa fin prochaine et se promettaient bien d’empêcher l’élection d’un nouveau pape. Mais Dieu veut que Pierre ait des successeurs jusqu’à la fin du monde. Le vénérable Pie VI meurt à Valence. Et voilà que les Russes pénètrent comme un torrent en Italie, et la délivrent du joug de la république française, une et indivisible. Un conclave s’assemble à Venise ; Pie VII est élevé sur la chaire de saint Pierre, et la nouvelle philosophie est encore déjouée dans ses projets de destruction contre le catholicisme.

Plus tard, le conquérant qui gouverna la France envahit aussi la capitale du monde chrétien, en chassa le pape, le dépouilla de ses états et le fit transporter, d’abord à Savone, puis à Fontainebleau. Son dessein était que le souverain pontife eût désormais pour résidence Paris, et pour palais l’Archevêché, afin de l’empêcher, par une surveillance continue, de faire, sans autorisation, aucun acte de puissance, soit temporelle, soit spirituelle. Mais Dieu veut que le chef de son Église soit indépendant, et Bonaparte, sans s’en douter, s’en va briser lui-même son propre pouvoir contre les glaces de la Russie. Ne voyez-vous pas que sa sentence était écrite de la même main qui écrivit autrefois celle de Balthazar ? Pie VII délivré retourne à Rome, et les promesses faites à l’Église continuent de s’accomplir.

De nouvelles attaques appellent de nouveaux triomphes. Cette magnifique basilique que la piété et la reconnaissance avaient consacrée à Dieu, sous l’invocation d’une vierge qui fut patronne de Paris, est redevenue Panthéon, mot qui signifie temple de tous les dieux. Nous avons vu le sac de l’église de Saint-Germain-l’Auxerrois et de l’Archevêché ; nous avons vu la hache et le marteau de l’impiété abattant de nouveau les croix des églises et les faisant rouler dans la rue au bruit des rugissements de l’enfer, selon l’énergique expression de M. de Schonen. Cette profanation fit jeter à M. Kératry un cri d’alarme et d’effroi devant la chambre des députés, qui ne le comprit pas ou feignit ne pas le comprendre : cela porte malheur, dit-il. Oui, cela porte malheur et vous le verrez ; cela vous portera malheur, si vous ne vous hâtez pas de réparer de tels scandales ; cela vous portera malheur, si vous persistez à faire travailler le jour qui est consacré à Dieu dans toutes les religions, et qui n’est un jour ordinaire que pour les athées.

Deux royaumes catholiques, le Portugal et l’Espagne, sont en proie aux fureurs combinées du protestantisme et de l’incrédulité. Les biens consacrés par la piété au culte de Dieu et à l’entretien de ses ministres y sont confisqués, les monastères fermés, les religieux massacrés ou plongés dans une affreuse misère : cela porte malheur ! Christine, Dona Maria, les instigateurs et fauteurs de leurs usurpations, le verront. Ici le passé est garant de l’avenir. Ce qu’a fait Dieu pour la religion pendant dix-huit cents ans, il le fera, n’en doutez pas, jusqu’à la fin du monde.

Ainsi l’invariabilité, la perpétuité de l’Église catholique, de son gouvernement, de sa foi, est un perpétuel miracle que nous avons sous les yeux et qui nous confirme les anciens miracles que nous n’avons pas vus. Cette invariabilité, cette perpétuité est un fait qui sera particulièrement visible et palpable pour les gens du monde qui liront cette traduction des Pères de l’Église. Nous leur demandons une seule chose, c’est qu’en lisant ils aient la pensée de comparer ce qu’ils liront avec ce qu’ils entendent prêcher dans nos églises.

S’ils lisent dans cette pensée, ils tireront de leurs lectures de nouvelles et profondes convictions, et Dieu aura béni notre travail.


  1. Fénelon, troisième Lettre sur divers sujets de métaphysique et de religion.