Les Pères de l’Église/Tome 1/Notes du tableau historique du premier siècle

La bibliothèque libre.


NOTES DU TABLEAU HISTORIQUE DU PREMIER SIÈCLE.


Rien ne fera mieux comprendre la grandeur du Christianisme et le miracle de son établissement que le dialogue suivant, qu’on a supposé entre Jésus-Christ et un philosophe[1] :

Le Philosophe à Jésus. — Quel est votre dessein en parcourant ainsi les villes et les bourgs de la Judée, pour enseigner aux peuples une doctrine nouvelle ?

Jésus. — Mon dessein est de réformer les mœurs de toute la terre, de changer la religion de tous les peuples, de détruire le culte des dieux qu’ils adorent, pour faire adorer le seul Dieu véritable ; et, quelque étonnante que paraisse mon entreprise, j’affirme qu’elle réussira.

Le Philosophe. — Mais êtes-vous plus sage que Socrate, plus éloquent que Platon, plus habile que tous les beaux génies qui ont illustré Rome et la Grèce ?

Jésus. — Je ne me pique pas d’enseigner la sagesse humaine, je veux convaincre de folie la sagesse de ces sages si vantés ; et la réforme qu’aucun d’eux n’eût osé tenter dans une ville, je veux l’opérer dans le monde entier par moi ou par mes disciples.

Le Philosophe. — Mais du moins vos disciples, par leurs talents, leur crédit, leurs dignités, leurs richesses, jetteront un si grand éclat, qu’ils effaceront le Portique et le Lycée, et qu’ils pourront aisément entraîner après eux la multitude ?

Jésus. — Non ; mes envoyés seront des hommes ignorants et pauvres, tirés de la classe du peuple, issue de la nation juive, qu’on sait être méprisée de toutes les autres ; et cependant c’est par eux que je veux triompher des philosophes et des puissances de la terre, comme de la multitude.

Le Philosophe. — Mais il faudrait du moins que vous pussiez compter sur des légions plus invincibles que celles d’Alexandre ou de César, qui portassent devant elles la terreur et l’épouvante, et disposassent les nations entières à tomber à vos pieds ?

Jésus. — Non, rien de tout cela n’entre dans ma pensée. J’entends que mes envoyés soient doux comme des agneaux, qu’ils se laissent égorger par leurs ennemis, et je leur ferais un crime de tirer l’épée pour établir le règne de ma loi.

Le Philosophe. — Mais vous espérez donc que les empereurs, que le sénat, que les magistrats, que les gouverneurs des provinces, favoriseront de tout leur pouvoir votre entreprise ?

Jésus. — Non ; toutes les puissances s’armeront contre moi, mes disciples seront traînés devant les tribunaux ; ils seront liés, persécutés, mis à mort, et, pendant trois siècles entiers, on s’efforcera de noyer dans les flots de sang ma religion et ses sectateurs.

Le Philosophe. — Mais qu’aura-t-elle donc de si attrayant, cette doctrine, pour attirer à elle toute la terre ?

Jésus. — Ma doctrine portera sur des mystères incompréhensibles. La morale en sera plus pure que celle qu’on a enseignée jusqu’ici ; mes disciples publieront de moi que je suis né dans une crèche, que j’ai mené une vie de pauvreté et de souffrances, et ils pourront ajouter que j’aurai expiré sur une croix, car c’est par ce genre de supplice que je dois mourir. Tout cela sera hautement publié, tout sera cru parmi les hommes, et c’est moi, qui vous parle, que la terre doit adorer un jour.

Le Philosophe, avec un ton de pitié. — C’est-à-dire que vous prétendez éclairer les sages par des ignorants, vaincre les puissances par des hommes faibles, attirer la multitude en combattant ses vices, vous faire des disciples en leur promettant des souffrances, du mépris, des opprobres et la mort ; détrôner tous les dieux de l’Olympe, pour vous faire adorer à leur place, vous qui devez être, dites-vous, attaché à une croix comme un malfaiteur et le plus vil des scélérats. Allez, votre projet n’est qu’une folie ; bientôt la risée publique en fera justice. Pour qu’il réussît, il faudrait refondre la nature humaine, et certes la réforme du monde moral par les moyens que vous proposez est aussi impossible que la réforme de ce monde matériel ; et, plutôt que de croire au succès de votre entreprise, je croirais que vous pouvez d’un mot ébranler la terre et faire tomber du firmament le soleil et les étoiles.

« Nulle époque, dit un des orateurs chrétiens que nous avons perdus il y a peu d’années (M. Duval), n’offre une ressemblance plus frappante avec celle qui vit naître le Christianisme que l’époque où nous vivons. Alors aussi une doctrine s’était élevée qui ravissait à Dieu son existence, au monde son auteur, à l’homme son âme, son éternité, ses vertus ; et, avec l’indifférence pour toute religion, pour toute morale, elle finit, disent les auteurs païens, par entraîner la ruine de l’empire. Alors les excès du luxe, portés à leur comble, irritaient toutes les passions. Les fortunes étaient dévorées, la probité bannie du commerce ; l’intérêt personnel, les calculs infâmes de l’usure étaient les seules règles que l’on daignât consulter. Alors aussi l’honnêteté publique était hautement outragée, les mœurs corrompues dans la source, et, si l’on en croit l’histoire, les nœuds sacrés du mariage, devenus le jouet de l’inconstance et des passions, n’étaient plus qu’un engagement à des divorces nouveaux. C’est cependant au sein de cette corruption que se formèrent des âmes pures et presque divines. Et qu’on ne dise point que les premiers Chrétiens étaient des hommes choisis, qu’un naturel heureux ou les soins de l’éducation eussent préparés à tant de vertus ; ces préparations, la philosophie en avait besoin, la religion ne les attendait pas. La philosophie perfectionne quelquefois, la religion seule sait créer. Ils étaient de tous les caractères, de toutes les conditions, depuis les premiers officiers du palais et les frères mêmes des Césars, depuis les sénateurs et les consuls, jusqu’à l’esclave de Philémon. Ils étaient de tous les pays : le Grec philosophe et le Scythe barbare, l’Égyptien superstitieux et le sage Romain, le voluptueux Asiatique, le Germain belliqueux, le Celte sauvage, avaient, dès le premier siècle, embrassé la foi de Jésus-Christ. Dès lors la trompette évangélique s’était fait entendre, depuis le centre brûlant de l’Afrique jusqu’aux rives glacées du Nord ; et toutes ces Églises étaient établies sur la même forme, réglées par les mêmes lois, admirables par les mêmes vertus. Et cependant ils étaient nés dans la nuit la plus profonde, portés dès leur naissance aux autels des dieux infâmes. La pompe des spectacles corrupteurs, la licence de ces chants, où l’on ne célébrait que des aventures scandaleuses, tous les crimes consacrés par l’exemple imposant de leurs dieux : telle fut l’éducation de leurs enfants et la religion de toute leur vie jusqu’à leur conversion. Ils voyaient la volupté embellir leurs fêtes, l’opulence enrichir leurs temples, les maîtres du monde prosternés devant la figure de Jupiter, et la philosophie tremblant à la voix d’une pythonisse ou d’un devin. Si quelques-uns furent assez sensés pour se refuser à cette croyance ridicule, ils tombaient dans les piéges d’une philosophie plus dangereuse par les doutes qu’elle inspirait, et surtout par cet amour de soi-même, de tous les genres d’idolâtrie la plus funeste et la plus difficile à guérir. Quelle préparation pour la voie évangélique ! »


  1. Conférences de M. Frayssinous.