Les Papiers posthumes du Pickwick Club/Tome I/III.

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Traduction par Pierre Grollier.
Hachette (Tome 1p. 34-46).

CHAPITRE III.

Une nouvelle connaissance. Histoire d’un clown. Une interruption désagréable et une rencontre fâcheuse.

M. Pickwick avait ressenti quelque inquiétude en voyant se prolonger l’absence de ses deux amis, et en se rappelant leur conduite mystérieuse pendant toute la matinée. Ce fut donc avec un véritable plaisir qu’il se leva pour les recevoir, et avec un intérêt peu ordinaire qu’il leur demanda ce qui avait pu les retenir si longtemps. En réponse à cette question, M. Snodgrass allait faire l’historique des circonstances que nous venons de rapporter, lorsqu’il s’aperçut qu’entre M. Tupman et leur compagnon de voyage il y avait dans la chambre un nouvel étranger, d’une apparence également singulière. C’était un homme vieilli par les soucis, dont la face creuse, aux pommettes proéminentes, avec des yeux étincelants quoique profondément encaissés, était rendue plus frappante encore par les cheveux noirs et lisses qui pendaient en désordre sur son collet. Sa mâchoire était si longue et si maigre qu’on aurait pu croire qu’il faisait exprès de retirer ses joues, par une contraction des muscles, si l’expression immobile de ses traits et de sa bouche entrouverte n’avait pas fait voir que c’était là sa physionomie habituelle. Son cou était entouré d’un châle vert, dont les larges bouts, descendant sur sa poitrine, étaient aperçus à travers les boutonnières usées d’un vieux gilet. Enfin, il avait une longue redingote noire, un pantalon de gros drap et des bottes tombant en ruines.

Les yeux de M. Snodgrass s’arrêtèrent donc sur ce personnage mal léché, et M. Pickwick, qui s’en aperçut, dit en étendant la main de son côté : « Un ami de notre nouvel ami. Nous avons découvert ce matin que notre ami est engagé au théâtre de cet endroit, quoiqu’il désire que cette circonstance ne soit pas généralement connue. Ce gentleman est un membre de la même profession, et il allait nous régaler d’une petite anecdote lorsque vous êtes entrés.

— Masse d’anecdotes, dit l’étranger du jour précédent, en s’approchant de M. Winkle et lui parlant à voix basse : singulier gaillard, pas acteur, fait les utilités, homme étrange, toutes sortes de misères. Nous l’appelons Jemmy le Lugubre. »

M. Winkle et M. Snodgrass firent des politesses au gentleman qui portait ce nom élégant, et s’étant assis autour de la table demandèrent de l’eau et de l’eau-de-vie, en imitation du reste de la société.

« Maintenant, monsieur, dit M. Pickwick, voulez-vous nous faire le plaisir de commencer votre récit ? »

L’individu lugubre tira de sa poche un rouleau de papier malpropre, et se tournant vers M. Snodgrass qui venait d’aveindre son mémorandum, il lui dit d’une voix creuse, parfaitement en harmonie avec son extérieur :

« Êtes-vous le poëte ?

— Je… je m’exerce un peu dans ce genre, répondit M. Snodgrass, légèrement déconcerté par la brusquerie de la question.

— Ah ! la poésie est dans la vie ce que la lumière et la musique sont au théâtre. Dépouillez celui-ci de ses faux embellissements et celle-là de ses illusions, que reste-t-il de réel et d’intéressant dans tous les deux ?

— Cela est bien vrai, monsieur, répliqua M. Snodgrass.

— Assis devant les quinquets, vous faites partie du cercle royal ; vous admirez les vêtements de soie de la foule brillante ; vous tenez-vous, au contraire, dans la coulisse, vous êtes le peuple qui fabrique ces beaux vêtements ; gens inconnus et méprisés qui peuvent tomber et se relever, vivre et mourir, comme il plaît à la fortune, sans que personne s’en inquiète.

— Certainement, répondit M. Snodgrass, car l’œil profond de l’homme lugubre était fixé sur lui, et il sentait la nécessité de dire quelque chose.

— Allons, Jemmy, dit le voyageur espagnol, soyons vifs, pas de croassements, ayez l’air sociable.

— Voulez-vous préparer un autre verre avant de commencer ?  » dit M. Pickwick.

L’homme lugubre accepta l’offre, mélangea un verre d’eau et d’eau-de-vie, en avala lentement la moitié, développa son rouleau de papier et commença à lire et à raconter tour à tour les événements que l’on va lire, et que nous avons trouvés inscrits dans les registres du club sous le titre de : Histoire d’un clown.

« Vous ne trouverez rien de merveilleux dans le récit que je vais vous faire. Besoins et maladie, ce sont des choses trop connues, dans beaucoup d’existences, pour mériter plus d’attention qu’on n’en accorde aux vicissitudes journalières de la vie humaine. J’ai rassemblé ces notes parce que celui qui en fait le sujet m’était connu depuis fort longtemps. J’ai suivi pas à pas sa descente dans l’abîme, jusqu’au moment où il atteignit le dernier degré de la misère, dont il ne s’est jamais relevé depuis.

« L’homme dont il s’agit était un acteur pantomime, et, comme beaucoup de gens de cet état, un ivrogne invétéré. Dans ses beaux jours, avant d’être affaibli par la débauche, il recevait un bon salaire, et s’il avait été rangé et prudent, il aurait pu le toucher encore durant quelques années ; quelques années seulement, car ceux qui font ce métier meurent de bonne heure ou du moins perdent avant le temps l’énergie physique dont ils ont abusé, et qui était leur unique gagne-pain. Celui-ci se laissa abrutir si vite qu’il devint impossible de l’employer dans les rôles où il était réellement utile au théâtre. Le cabaret avait pour lui des charmes auxquels il ne pouvait résister. Les maladies, la pauvreté l’attendaient aussi sûrement que la mort s’il continuait le même genre de vie, et cependant il le continua. Vous devinez ce qui dut en résulter. Il ne put obtenir d’engagement et il manqua de pain.

Tous ceux qui connaissent un peu le théâtre savent quelle nuée d’individus misérables, râpés, affamés, entourent toujours un vaste établissement de ce genre. Ce ne sont pas des acteurs engagés régulièrement, mais des comparses passagers, des figurants, des paillasses, etc., qui sont employés tant que dure une pantomime ou quelque féerie de Noël et qui sont remerciés ensuite, jusqu’à ce qu’une nouvelle pièce, exigeant un nombreux personnel, réclame de nouveau leurs services. Notre homme fut obligé d’avoir recours à ce genre de vie, et comme, en outre, il prit chaque soir le fauteuil dans un de ces cafés chantants de bas étage qui restent ouverts après la fermeture des théâtres, il gagna quelques shillings de plus par semaine, ce qui lui permit de se livrer à ses vieux penchants. Mais cette ressource même lui manqua bientôt, son ivrognerie l’empêchant de mériter la faible pitance qu’il aurait pu se procurer de cette manière. Il se trouva donc réduit à la misère la plus absolue ; toujours sur le point de mourir de faim, et n’échappant à cette destinée qu’en recevant quelques secours d’un ancien camarade, ou en obtenant d’être employé par hasard à l’un des plus petits spectacles. Encore, le peu qu’il attrapait ainsi était-il dépensé suivant le même système.

Vers cette époque (il y avait déjà plus d’un an qu’il vivait ainsi, sans qu’on sût de quelles ressources) je fus engagé à un des théâtres situés du côté sud de la Tamise, et je revis cet homme que j’avais perdu de vue, car j’avais parcouru la province pendant qu’il flânait dans les carrefours de Londres. La toile était tombée ; je venais de me rhabiller, et je traversais la scène, quand il me frappa sur l’épaule. Non, jamais je n’oublierai la figure repoussante qui se présenta à mes yeux lorsque je me retournai. Les personnages fantastiques de la danse des morts, les figures les plus horribles, tracées par les peintres les plus habiles, rien n’offrit jamais un aspect aussi sépulcral. Il portait le costume ridicule d’un paillasse ; et son corps bouffi, ses jambes de squelette étaient rendus plus horribles encore par cet habit de mascarade. Ses yeux vitreux contrastaient affreusement avec la blancheur mate dont toute sa face était couverte. Sa tête, grotesquement coiffée et tremblante de paralysie, ses longues mains osseuses, frottées de blanc d’Espagne, tout contribuait à lui donner une apparence hideuse, hors de nature, qu’aucune description ne peut rendre, qu’aujourd’hui encore je ne me rappelle qu’en frémissant. Il me prit à part, et d’une voix cassée et tremblante, il me raconta un long catalogue de maladies et de privations, qu’il termina comme à l’ordinaire en me suppliant de lui prêter une bagatelle. Je mis quelque argent dans sa main, et, tandis que je m’éloignais, le rideau se leva et j’entendis les bruyants éclats de rire que causa sa première culbute sur le théâtre.

Quelques jours après, un petit garçon m’apporta un morceau de papier malpropre, par lequel j’étais informé que cet homme était dangereusement malade, et qu’il me priait de l’aller voir après la comédie, dans une rue dont j’ai oublié le nom, mais qui n’était pas éloignée du théâtre. Je promis de m’y rendre aussitôt que je le pourrais, et quand la toile fut baissée je partis pour ce triste office.

Il était tard, car j’avais joué dans la dernière pièce, et comme c’était une représentation à bénéfice, elle avait duré fort longtemps. La nuit était sombre et froide, un vent glacial fouettait violemment la pluie contre les vitres des croisées ; des mares d’eau s’étaient amassées dans ces rues étroites et peu fréquentées ; une partie des réverbères, assez rares en tout temps, avaient été éteints par la violence de la tempête, et je n’étais pas sûr de trouver la demeure qui m’appelait dans des circonstances bien faites pour attrister. Heureusement je ne m’étais pas trompé de chemin et je découvris, quoique avec peine, la maison que je cherchais. Elle n’avait qu’un seul étage, et l’infortuné que je venais voir gisait dans une espèce de grenier, au-dessus d’un hangar qui servait de magasin de charbon de terre.

Une femme, à l’air misérable, la femme du paillasse, me reçut sur l’escalier, me dit qu’il venait de s’assoupir, et m’ayant introduit doucement, me fit asseoir sur une chaise auprès de son lit. Il avait la tête tournée du côté du mur, et, comme il ne s’aperçut pas d’abord de ma présence, j’eus le temps d’examiner l’endroit où je me trouvais.

Au chevet du grabat près duquel j’étais assis, on avait suspendu des lambeaux de couvertures pour préserver le malade du vent qui pénétrait, par mille crevasses, dans cette chambre désolée, et qui, à chaque instant, agitait ce lourd rideau. Sur une grille rouillée et descellée, brûlait lentement du poussier de charbon de terre. À côté, sur une vieille table à trois pieds, il y avait plusieurs fioles, un miroir brisé et quelques autres ustensiles. Un enfant dormait sur un matelas étendu par terre, et sa mère était assise auprès de lui, sur une chaise à moitié brisée. Quelques assiettes, quelques tasses, quelques écuelles, étaient placées sur une couple de tablettes : au-dessous on avait accroché des fleurets avec une paire de souliers de théâtre, et ces objets composaient seuls l’ameublement de la chambre, si l’on excepte deux ou trois petits paquets de haillons, jetés en désordre dans les coins.

Tandis que je considérais cette scène de désolation et que je remarquais la respiration pesante, les soubresauts fiévreux du misérable comédien, il se tournait et se retournait sans cesse pour trouver une position moins douloureuse. Une de ses mains sortit de son lit et me toucha : il tressaillit et me regarda avec des yeux hagards.

« John, lui dit sa femme, c’est M. Hutley que vous avez envoyé cherché ce soir, vous savez.

— Ha ! dit-il en passant sa main sur son front, Hutley ! Hutley ! voyons. Pendant quelques secondes il parut s’efforcer de rassembler ses idées, et ensuite, me saisissant fortement par le poignet, il s’écria : Oh ! ne me quittez pas ! ne me quittez pas, vieux camarade ! Elle m’assassinera. Je sais qu’elle en a envie.

— Y a-t-il longtemps qu’il est comme cela ? demandai-je à cette femme qui pleurait.

— Depuis hier soir, monsieur. John ! John ! ne me reconnaissez-vous pas ? »

En disant ces mots elle se courbait vers son lit, mais il s’écria avec un frisson d’effroi :

« Ne la laissez pas approcher ! Repoussez-la ! Je ne peux pas la supporter près de moi ! En parlant ainsi il la regardait d’un air égaré et plein d’une terreur mortelle, puis il me dit à l’oreille : Je l’ai battue, Jem. Je l’ai battue hier, et bien d’autres fois auparavant. Je l’ai fait mourir de faim, et son enfant aussi ; et maintenant que je suis faible et sans secours, elle va m’assassiner. Je sais qu’elle en a envie. Si comme moi, aussi souvent que moi, vous l’aviez entendue gémir et crier, vous n’en douteriez pas. Éloignez-la ! »

En achevant ces mots il lâcha ma main et retomba épuisé sur son oreiller.

Je n’entendais que trop ce que cela signifiait. Si j’avais pu en douter un seul instant, il m’aurait suffi, pour le comprendre, d’un coup d’œil jeté sur le visage pâle, sur les formes amaigries de sa malheureuse femme. « Vous feriez mieux de vous retirer, dis-je à cette pauvre créature, vous ne pouvez pas lui faire de bien. Peut-être sera-t-il plus calme s’il ne vous voit pas. » Elle se recula hors de sa vue. Au bout de quelques secondes, il ouvrit les yeux et regarda avec anxiété autour de lui, en demandant : « Est-elle partie ?

— Oui, oui, lui dis-je, elle ne vous fera pas de mal.

— Je vais vous dire ce qui en est, reprit-il d’une voix caverneuse. Elle me fait mal ! il y a quelque chose dans ses yeux qui me remplit le cœur de crainte et qui me rend fou. Toute la nuit dernière ses grands yeux fixes et son visage pâle ont été devant moi. Où je me tournais, elle se tournait. Quand je me réveillais en sursaut, elle était-là, tout auprès de mon lit, à me regarder. » Il s’approcha plus près de moi et ajouta d’une voix basse et tremblante : « Jem, il faut qu’elle soit mon mauvais ange ! un démon ! Chut ! j’en suis sûr. Si elle n’était qu’une femme, il y a longtemps qu’elle serait morte. Aucune femme n’aurait pu endurer ce qu’elle a enduré. »

Je me sentis frémir en pensant à la longue série de mépris et de cruautés dont un tel homme devait s’être rendu coupable, pour en conserver une telle impression. Je ne pus rien lui répondre, car quelle espérance, quelle consolation était-il possible d’offrir à un être aussi abject ?

Je restai là plus de deux heures, pendant lesquelles il se retourna cent fois de côté et d’autre, jetant ses bras à droite et à gauche, et murmurant des exclamations de douleur ou d’impatience. À la fin il tomba dans cet état d’oubli imparfait, où l’esprit erre péniblement de place en place, de scène en scène, sans être contrôlé par la raison, mais sans pouvoir se débarrasser d’un vague sentiment de souffrances présentes. Jugeant alors que son mal ne s’aggraverait pas sur-le-champ, je le quittai en promettant à sa femme que je viendrais le revoir le lendemain soir, et que je passerais la nuit auprès de lui, si cela était nécessaire.

Je tins ma promesse. Les vingt-quatre heures qui s’étaient écoulées avaient produit en lui une altération affreuse. Ses yeux, profondément creusés, brillaient d’un éclat effrayant ; ses lèvres étaient desséchées et fendues en plusieurs endroits ; sa peau luisait, sèche et brûlante ; enfin, on voyait sur son visage une expression d’anxiété farouche, qui indiquait encore plus fortement les ravages de la maladie, et qui ne semblait déjà plus appartenir à la terre. La fièvre le dévorait.

Je pris le siége que j’avais occupé la nuit précédente. Je savais, par ce que j’avais entendu dire au médecin, qu’il était à son lit de mort ; et je restai là, durant les longues heures de la nuit, prêtant l’oreille à des sons capables d’émouvoir les âmes les plus endurcies ; c’étaient les rêveries mystérieuses d’un agonisant.

Je vis ses membres décharnés, qui peu d’heures auparavant se disloquaient pour amuser une foule rieuse, je les vis se tordre sous les tortures d’une fièvre ardente. J’entendis le rire aigu du paillasse se mêler aux murmures du moribond.

C’est une chose touchante de suivre les pensées qui ramènent un malade vers les scènes ordinaires, vers les occupations de la vie active, lorsque son corps est étendu sans force et sans mouvement devant vos yeux. Mais cette impression est infiniment plus forte quand ces occupations sont entièrement opposées à toute idée grave et religieuse. Le théâtre et le cabaret étaient les principaux sujets de divagation de ce malheureux. Dans son délire, il s’imaginait qu’il avait un rôle à jouer cette nuit même, qu’il était tard et qu’il devait quitter la maison sur-le-champ. Pourquoi le retenait-on ? pourquoi l’empêchait-on de partir ? Il allait perdre son salaire. Il fallait qu’il partît ! Non ; on le retenait ! Il cachait son visage dans ses mains brûlantes, et il gémissait sur sa faiblesse et sur la cruauté de ses persécuteurs. Une courte pause, et il braillait quelques rimes burlesques, les dernières qu’il eut apprises : tout d’un coup il se leva dans son lit, étendit ses membres de squelette et se posa d’une manière grotesque. Il était sur la scène, il jouait son rôle. Encore un silence, et il murmura le refrain d’une autre chanson. Enfin, il avait regagné son café chantant ! Comme la salle était chaude ! Il avait été malade, très malade ; mais maintenant il allait bien, il était heureux ! Remplissez mon verre ! Qui est-ce qui le brise entre mes lèvres ? C’était le même persécuteur qui l’avait poursuivi. Il retomba sur son oreiller et poussa de sourds gémissements. Après un court intervalle d’oubli, il se retrouva errant dans un labyrinthe inextricable de chambres obscures, dont les voûtes étaient si basses qu’il lui fallait quelquefois se traîner sur ses mains et sur ses genoux pour pouvoir avancer. Tout était rétréci et menaçant ; et de quelque côté qu’il se tournât, un nouvel obstacle s’opposait à son passage. Des reptiles immondes rampaient autour de lui ; leurs yeux luisants dardaient des flammes au milieu des ténèbres visibles qui l’entouraient ; les murailles, les voûtes, l’air même, étaient empoisonnés d’insectes dégoûtants. Tout à coup les voûtes s’agrandirent et devinrent d’une étendue effrayante ; des spectres effroyables voltigeaient de toutes parts, et parmi eux il voyait apparaître des visages qu’il connaissait, et que rendaient difformes des grimaces, des contorsions hideuses. Ces fantômes s’emparèrent de lui ; ils brûlèrent ses chairs avec des fers rouges ; ils serrèrent des cordes autour de ses tempes, jusqu’à en faire jaillir le sang ; et il se débattit violemment pour échapper à la mort qui le saisissait.

À la fin d’un de ces paroxysmes, pendant lequel j’avais eu beaucoup de peine à le retenir dans son lit, il se laissa retomber épuisé, et céda bientôt à une sorte d’assoupissement. Accablé de veilles et de fatigues, j’avais fermé les yeux depuis quelques minutes, lorsque je sentis une main me saisir violemment par l’épaule : je me réveillai aussitôt. Il s’était soulevé et s’était assis dans son lit. Son visage était changé d’une manière effrayante ; cependant le délire avait cessé, car il était évident qu’il me reconnaissait. L’enfant qui avait été si longtemps troublé par les cris de son père, accourut vers lui en criant avec terreur, mais sa mère le saisit promptement dans ses bras, craignant que John ne le blessât dans la violence de ses transports, puis, en remarquant l’altération de ses traits, elle resta effrayée et immobile au pied du lit. Lui, cependant, serrait convulsivement mon épaule, et frappant de son autre main sa poitrine, il faisait d’horribles efforts pour articuler : c’était en vain. Il étendit les bras vers sa femme et vers son enfant ; ses lèvres blanches s’agitèrent, mais elles ne purent produire d’autre son qu’un râlement sourd, un gémissement étouffé : ses yeux brillèrent un instant ; et il retomba en arrière, mort !

Nous éprouverions la satisfaction la plus vive si nous pouvions transmettre au lecteur l’opinion de M. Pickwick sur l’anecdote que nous venons de rapporter, et nous sommes presque certain que cela nous aurait été possible, sans une circonstance malheureuse.

M. Pickwick venait de replacer sur la table le verre qu’il avait tenu dans sa main pendant les dernières phrases de ce récit ; il s’était décidé à parler, et même, si nous en croyons le mémorandum de M. Snodgrass, il avait ouvert la bouche ; quand le garçon entra dans la chambre, et dit : « Monsieur, il y a là plusieurs gentlemen. »

Lorsque M. Pickwick fut ainsi interrompu, il était sans doute sur le point de proférer quelque sentence qui aurait illuminé le monde, sinon la Tamise[1], car il examina le garçon d’un air sévère, puis il regarda successivement toute la compagnie, comme pour demander quels pouvaient être ces interrupteurs.

« Oh ! fit M. Winkle, en se levant, ce sont quelques-uns de mes amis. Faites-les entrer ; et quand le garçon se fut retiré, il ajouta : des gens fort agréables, des officiers du 97e, dont j’ai fait tantôt la connaissance d’une manière assez étrange ; ils vous plairont beaucoup. »

La sérénité de M. Pickwick fut sur-le-champ restaurée ; le garçon revint, introduisant dans la chambre trois gentlemen, et M. Winkle prit la parole : « Lieutenant Tappleton, dit-il ; M. Pickwick. Docteur Payne, M. Pickwick… vous connaissez déjà M. Snodgrass… mon ami, M. Tupman. Docteur Slammer, M. Pickwick… M. Tup… »

Ici M. Winkle s’arrêta soudainement en remarquant l’émotion profonde qui se manifestait sur la contenance de M. Tupman et du docteur.

« J’ai déjà rencontré ce gentleman dit le docteur avec énergie.

— Ha ! ha ! fit M. Winkle.

— Et cet individu aussi, si je ne me trompe, reprit le docteur Slammer, en attachant un regard scrutateur sur l’étranger à l’habit vert. Je pense que j’ai fait à cet individu, la nuit dernière, une invitation très-pressante, qu’il a jugé à propos de refuser. » En disant ces mots le docteur lança sur l’étranger un regard plein d’indignation, et commença à parler à voix basse et avec chaleur à son ami le lieutenant Tappleton.

Quand il eut fini, celui-ci s’écria : « Bah ! vraiment ? »

— Oui, répondit le docteur Slammer.

— Il faut l’assommer sur la place ! dit avec le plus grand sérieux le propriétaire du pliant.

— Je vous en prie, Payne, tenez-vous tranquille, » interrompit le lieutenant. Puis s’adressant à M. Pickwick, qui était singulièrement intrigué de ces a parte impolis, il continua en ces termes : « Voulez-vous me permettre, monsieur, de vous demander si cette personne appartient à votre société ?

— Non, monsieur, répondit M. Pickwick. C’est seulement un de nos hôtes.

— C’est, je pense, un membre de votre club ?

— Non, certainement.

— Et il ne porte jamais l’uniforme du club ?

— Non, jamais, » répliqua M. Pickwick avec étonnement.

Le lieutenant Tappleton se retourna vers son ami, le docteur Slammer, avec un léger mouvement d’épaules, qui semblait impliquer quelque doute de l’exactitude de ses souvenirs.

Le docteur paraissait enragé, mais confondu, et M. Payne considérait avec une expression féroce la contenance bienveillante de M. Pickwick.

« Monsieur, vous étiez au bal la nuit dernière, » dit tout d’un coup le docteur à M. Tupman, d’un ton qui le fit tressaillir aussi visiblement que si une épingle avait été insérée méchamment dans son mollet. Il répondit un faible « Oui ;  » mais sans cesser de regarder M. Pickwick.

« Cette personne était avec vous, » continua le docteur en montrant l’immuable étranger.

M. Tupman admit le fait.

« Maintenant, monsieur, dit le docteur à l’étranger, je vous demande encore une fois, en présence de ces gentlemen, si vous voulez me donner votre carte et vous voir traité en gentleman, ou si vous voulez m’imposer la nécessité de vous châtier personnellement sur la place.

— Arrêtez, monsieur, interrompit M. Pickwick. Je ne puis réellement pas laisser aller plus loin cette affaire sans quelques explications. Tupman, racontez-en les circonstances. »

M. Tupman, ainsi adjuré solennellement, raconta le fait en peu de paroles, passa légèrement sur l’emprunt de l’habit, s’étendit longuement sur ce que cela avait été fait après dîner, exprima un peu de repentir pour son compte, et laissa l’étranger se tirer d’affaire comme il pourrait.

Celui-ci se disposait à parler, quand le lieutenant Tappleton, qui l’avait examiné avec une grande curiosité, lui dit d’un ton dédaigneux :

« Ne vous ai-je pas vu au théâtre, monsieur ?

— Certainement, répliqua l’étranger sans se laisser intimider.

— C’est un comédien ambulant, reprit le lieutenant avec mépris ; et en se tournant vers le docteur Slammer, il ajouta : Il joue dans la pièce que les officiers du 52e ont montée pour demain sur le théâtre de Rochester. Vous ne pouvez pas pousser cela plus loin, Slammer, impossible.

— Tout à fait impossible ! répéta le hautain docteur Payne.

— Je suis fâché de vous avoir placé dans cette désagréable situation, dit le lieutenant Tappleton à M. Pickwick. Mais permettez-moi d’ajouter que le meilleur moyen d’éviter de semblables scènes, à l’avenir, serait d’apporter plus de soin dans le choix de vos compagnons. Votre serviteur, monsieur. Et en disant ces mots le lieutenant s’élança hors de la chambre.

— Et permettez-moi de dire, monsieur, ajouta l’irascible docteur Payne, que si j’avais été à la place de Tappleton, ou à celle de Slammer, je vous aurais tiré le nez, monsieur, et à tous les individus présents. Oui, monsieur, à tous les individus présents. Payne est mon nom, monsieur, le docteur Payne, du 43e. Bonsoir, monsieur. » Ayant terminé ce discours, dont les derniers mots furent prononcés d’une voix élevée, il marcha majestueusement sur les traces de son ami, et fut suivi immédiatement par le docteur Slammer, qui ne dit rien, mais qui soulagea sa bile en écrasant la compagnie d’un regard méprisant.

Pendant ces longues provocations, un abasourdissement extrême, une rage toujours croissante, avaient enflé le noble sein de M. Pickwick jusqu’au point de faire crever son gilet. Il était resté pétrifié, regardant encore la place que le docteur Payne avait occupée, quand le bruit de la porte qui se fermait le rappela à lui-même. Il se précipita, la fureur peinte sur le visage et lançant des flammes de ses yeux. Sa main était sur la serrure. Un instant plus tard elle aurait été à la gorge du docteur Payne, du 43e si M. Snodgrass ne s’était empressé de saisir son vénérable mentor par le pan de son habit et de le tirer en arrière.

« Winkle, Tupman, s’écria-t-il en même temps, avec l’accent du désespoir, retenez-le ! Il ne doit pas risquer sa précieuse vie dans une cause comme celle-ci.

— Laissez-moi ! dit M. Pickwick.

— Tenez ferme, cria M. Snodgrass, et par les efforts réunis de toute la compagnie M. Pickwick fut assis dans un fauteuil.

— Laissez-le, dit l’étranger à l’habit vert. Un verre de grog. Quel vieux gaillard, plein de courage ! Avalez ça. Hein ! fameuse boisson !  »

En parlant ainsi et après avoir préalablement goûté la rasade fumante, l’étranger appliqua le verre à la bouche de M. Pickwick, et le reste de ce qu’il contenait disparut, en peu de temps, dans le gosier du divin philosophe. Il y eut une courte pause : le grog faisait son effet, et la contenance aimable de M. Pickwick reprit rapidement son expression accoutumée, tandis que l’étranger lui disait : « Ils sont indignes de votre attention…

— Vous avez raison, monsieur, répliqua M. Pickwick. Ils n’en sont pas dignes. Je suis honteux de m’être laissé entraîner à la chaleur de mes sentiments. Approchez votre chaise, monsieur. »

Le comédien ne se fit pas prier. On se réunit en cercle autour de la table, et l’harmonie régna de nouveau. M. Winkle lui seul paraissait conserver encore quelques restes d’irritabilité. Cette disposition était-elle occasionnée par la soustraction temporaire de son habit ? Une circonstance aussi futile pouvait-elle allumer un sentiment de colère, même passager dans un cœur pickwickien ? Nous l’ignorons, mais à cette exception près, la bonne humeur était complétement rétablie, et la soirée se termina avec toute la jovialité qui en avait signalé le commencement.





  1. Allusion au proverbe : Il ne mettra pas le feu à la Tamise, qui équivaut au français : Il n’a pas inventé la poudre