Les Papiers posthumes du Pickwick Club/Tome I/V.

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Traduction par Pierre Grollier.
Hachette (Tome 1p. 59-69).

CHAPITRE V.

Faisant voir entre autres choses comment M. Pickwick entreprit de conduire une voiture, et M. Winkle de monter un cheval ; et comment l’un et l’autre en vinrent à bout.

Le ciel était brillant et calme ; l’air semblait embaumé ; tous les objets de la création étaient remplis d’un charme inexprimable, et M. Pickwick, appuyé sur le parapet du pont de Rochester, contemplait la nature, et attendait l’heure du déjeuner.

La scène qui se déroulait à ses regards aurait pu charmer un esprit bien moins admirateur des beautés champêtres. À sa gauche s’étendait une antique muraille, éboulée dans beaucoup d’endroits, mais qui, dans d’autres, dominait de sa masse sombre, les rives verdoyantes de la Medway. Des touffes de lierre couronnaient tristement les noirs créneaux, tandis que des festons de plantes marines, suspendues aux pierres dentelées, tremblaient au souffle du vent. Derrière ces ruines s’élevait le vieux château, dont les tours sans toiture, dont les murailles croulantes attestaient encore l’ancienne grandeur, lorsque le bruit des armes ou les chants de fête retentissaient sous ses voûtes splendides. De chaque côté, aussi loin que la vue pouvait s’étendre, on apercevait les bords de la rivière couverts de prairies et de champs de blé, au milieu desquels se détachaient çà et là des moulins et des églises ; paysage riche et varié, que rendaient plus admirable encore les ombres errantes des légers nuages qui flottaient dans la lumière du soleil matinal. La Medway, réfléchissant l’azur argenté du ciel, coulait silencieusement en nappes brillantes ; et parfois, avec un léger murmure, elle étincelait sous les rames des pêcheurs, qui suivaient lentement le courant, dans leurs bateaux lourds mais pittoresques.

La vue de ce riant tableau avait plongé M. Pickwick dans une agréable rêverie. Il en fut tiré par un profond soupir qu’il entendit auprès de lui, et par un léger coup frappé sur son épaule. Il se retourna et reconnut l’homme lugubre.

« Vous contempliez cette scène ? lui dit celui-ci d’une voix grave.

— Oui, monsieur, répliqua M. Pickwick.

— Et vous vous félicitiez d’être levé de si bonne heure ?  »

M. Pickwick fit un signe d’assentiment.

« Ah ! il faut se lever de bonne heure en effet, pour voir le soleil dans sa splendeur, car son éclat dure rarement pendant toute la journée. Le commencement du jour et le matin de la vie ne sont, hélas ! que trop semblables !

— Vous avez raison, monsieur.

— On dit souvent, continua l’homme lugubre, on dit souvent : le temps est trop beau ce matin, cela ne durera pas. Avec quelle justesse cette réflexion s’applique à notre existence ! Que ne donnerais-je pas pour revoir les jours de mon enfance, ou pour les oublier à jamais !

— Vous avez eu beaucoup de chagrins ? demanda M. Pickwick avec compassion.

— Oui certes, répliqua l’homme lugubre d’une voix saccadée ; plus qu’on ne pourrait le croire en me voyant aujourd’hui. Il s’arrêta une minute et reprit brusquement : Avez-vous jamais pensé, par une matinée comme celle-ci, que ce serait une chose douce et délicieuse de se noyer ?

— Non ! que Dieu me protège ! s’écria M. Pickwick, en se reculant un peu, dans la crainte que l’étranger n’eût envie de le pousser par-dessus le parapet pour faire une expérience.

— Moi, je l’ai souvent pensé, poursuivit l’homme lugubre sans avoir l’air de remarquer ce mouvement : cette eau froide et tranquille semble m’inviter, en murmurant, à y chercher le repos et l’oubli. On saute… pouf !… on se débat un instant… l’onde s’élève par-dessus votre tête… le tourbillon s’efface… l’eau redevient claire… et vos douleurs sont à jamais terminées !  »

L’œil caverneux de l’homme lugubre lançait des flammes tandis qu’il parlait ainsi. Mais cette excitation momentanée s’apaisa bientôt ; il se détourna d’un air calme, et dit :

« En voilà assez sur ce sujet : je voulais vous parler d’autre chose. Vous m’avez invité hier soir à vous lire une anecdote, et vous l’avez écoutée attentivement…

— Oui certainement, dit M. Pickwick, et je pensais…

— Je ne vous ai pas demandé votre opinion, interrompit l’homme lugubre, et je n’en ai pas besoin. Vous voyagez pour vous amuser et pour vous instruire ; supposez que je vous adresse un manuscrit curieux… Faites attention ; — non pas improbable ni extraordinaire, mais curieux comme une page du roman de la vie réelle ; — le communiqueriez-vous au club dont vous m’avez parlé si souvent ?

— Certainement, si vous le désirez ; et nous le ferons insérer dans les mémoires du club.

— Vous l’aurez donc, répliqua l’homme lugubre. Votre adresse ? »

M. Pickwick lui ayant communiqué son itinéraire probable, l’homme lugubre le nota soigneusement dans un portefeuille assez gros, ramena le savant gentleman à son hôtel, et refusant le déjeuner qu’il lui offrait, s’éloigna d’un pas lent et sombre.

Les trois compagnons de M. Pickwick l’attendaient pour attaquer le déjeuner qui était déjà disposé sur la table d’une façon fort séduisante. Ils s’assirent avec lui, et le jambon grillé, les œufs, le café, le thé et le reste, commencèrent à disparaître avec une rapidité qui témoignait, à la fois, en faveur de la bonne chère et de l’appétit des voyageurs.

« Maintenant, dit M. Pickwick, il s’agit de savoir comment nous irons à Manoir-ferme.

— Nous ferions peut-être bien de consulter le garçon, suggéra M. Tupman ; et ce judicieux conseil ayant été accueilli comme il le méritait, le garçon fut appelé et consulté.

— Dingley-dell, monsieur ? Quinze milles, monsieur ; chemin de traverse, mauvaise route… Une chaise de poste, monsieur ?

— Une chaise de poste ne tient que deux, répondit M. Pickwick.

— C’est vrai, monsieur, cependant je vous demande pardon, monsieur : nous avons une très-jolie chaise à quatre roues : deux places au fond, un siége pour le gentleman qui conduit… Oh ! je vous demande pardon, monsieur, elle ne peut tenir que trois.

— Comment donc ferons-nous ? dit M. Snodgrass.

— Peut-être qu’un de ces messieurs aimerait à faire la route à cheval, dit le garçon en regardant M. Winkle. Nous avons de très-bons chevaux de selle, monsieur. Les gens de M. Wardle, en venant à Rochester, pourraient les ramener, monsieur.

— Voilà notre affaire, s’écria M. Pickwick, Winkle, voulez-vous faire la route à cheval ? »

M. Winkle éprouvait, dans les plus secrets replis de son cœur, des doutes accablants sur sa science équestre ; mais, comme il n’aurait voulu les laisser soupçonner à aucun prix, il répondit sur-le-champ avec une noble hardiesse : « Certainement, j’en serai charmé ! » Il s’était précipité lui-même au-devant de sa destinée : il n’y avait plus à reculer.

« Amenez-les à onze heures, dit alors M. Pickwick au garçon.

— Très-bien, monsieur, » répliqua celui-ci, et il sortit.

Le déjeuner achevé, les voyageurs montèrent dans leurs chambres pour préparer les effets qu’ils voulaient emporter avec eux.

M. Pickwick avait terminé ses arrangements préliminaires, et regardait dans la rue par-dessus les stores du café, lorsque le garçon entra, et annonça que la chaise était prête, ce qui fut confirmé par l’apparition de ladite chaise derrière les susdits stores.

C’était une petite boîte verte, posée sur quatre roues ; sur le devant s’élevait une espèce de perchoir pour le cocher ; sur le derrière se trouvait un banc rétréci, pour deux patients. Cette curieuse machine était mise en mouvement par un immense cheval brun, sur lequel on pouvait étudier l’ostéologie avec beaucoup de facilité. Un valet d’écurie tenait par la bride, pour M. Winkle, un autre cheval immense, apparemment parent très-proche de l’animal du cabriolet.

« Dieu nous protège ! dit M. Pickwick, tandis qu’on mettait leurs paquets dans la voiture ; Dieu nous protège ! Qui est-ce qui va conduire ? Je n’y avais point songé.

— Vous naturellement, repartit M. Tupman.

— Naturellement, ajouta M. Snodgrass.

— Moi ! s’écria M. Pickwick.

— Il n’y a pas le plus petit danger, monsieur, insinua le valet d’écurie. Je vous le garantis pour la douceur : un enfant au maillot le conduirait.

— Il n’est pas ombrageux, hein ?

— Ombrageux ! il ne broncherait pas quand il verrait passer une charretée de singes, avec la queue en feu. »

Cette dernière recommandation était convaincante. M. Tupman et M. Snodgrass furent précieusement enfermés dans la caisse. M. Pickwick monta sur son perchoir, et appuya ses pieds sur une planche revêtue d’un tapis de toile cirée qu’il supposa être destinée à cet usage.

« Maintenant, brillant William, dit le valet d’écurie à son adjoint ; donne les rubans au gentleman. »

Brillant William, ainsi dénommé sans doute à cause de ses cheveux gras et de sa figure huileuse, plaça les guides dans la main gauche de M. Pickwick, tandis que son supérieur insinuait le fouet dans la main droite du philosophe.

« Tout beau ! cria M. Pickwick, car le grand quadrupède témoignait une inclination décidée à reculer dans la fenêtre du café.

— Tout beau ! répétèrent MM. Tupman et Snodgrass, de leur caisse.

— Il s’amuse un peu, messieurs, voilà tout, dit le premier garçon d’écurie d’un ton encourageant. Tenez-le un instant, William. »

Le substitut restreignit l’impétuosité de l’animal, et l’écuyer en chef courut aider M. Winkle à monter en selle.

« De l’autre côté, monsieur, s’il vous plaît.

— J’veux êt’ pendu, si le gentleman n’allait pas monter à l’envers !  » dit un postillon grimaçant, au garçon de l’hôtel, qui paraissait goûter une satisfaction indicible.

M. Winkle ayant reçu cet avis se hissa sur sa selle, avec autant de difficultés, à peu près, qu’il en aurait éprouvé pour monter sur un vaisseau de guerre.

« Tout va-t-il bien ? demanda M. Pickwick, tourmenté par un sentiment intuitif que tout allait mal.

— Tout va bien, répondit faiblement M. Winkle.

— En route ! cria le valet d’écurie. Tenez-le bien, monsieur. »

Et parmi les éclats de rire de tous les assistants, la voiture et le cheval de selle décampèrent, M. Pickwick sur le siége de l’un, et M. Winkle sur le dos de l’autre.

« Pourquoi donc va-t-il ainsi de travers ? demanda M. Snodgrass, de dedans sa boîte, à M. Winkle sur sa selle.

— Je n’y comprends rien du tout, » répliqua le pauvre cavalier, dont le cheval, en effet, s’avançait d’une manière excentrique, un de ses flancs en avant, la tête d’un côté de la rue, la queue de l’autre.

M. Pickwick n’avait point le loisir d’observer ce qui se passait derrière lui, car il était obligé de concentrer toutes ses facultés ratiocinantes sur la conduite de l’animal attaché à la voiture. Celui-ci déployait des singularités, fort amusantes pour un spectateur désintéressé, mais fort peu rassurantes pour ceux qui se trouvaient entraînés à sa suite. Secouant sans cesse sa tête d’une manière aussi déplaisante qu’incommode, il pesait sur les guides avec tant de force que M. Pickwick avait beaucoup de peine à le soutenir, et pour comble d’infortune il éprouvait un étrange plaisir à se jeter tout d’un coup sur un côté de la route. Là il s’arrêtait court ; puis il repartait pendant quelques minutes avec une vélocité qu’il était physiquement impossible de modérer.

Il venait d’exécuter cette manœuvre pour la vingtième fois, lorsque M. Snodgrass dit à son compagnon :

« Qu’a donc ce cheval ?

— Je n’en sais rien, répondit M. Tupman. N’est-ce pas qu’il serait ombrageux ? Cela m’en a bien l’air. »

M. Snodgrass allait répliquer, quand il fut interrompu par un cri de M. Pickwick.

« Oh ! disait-il. J’ai laissé tomber mon fouet !  »

Dans ce moment, M. Winkle, avec son chapeau enfoncé sur ses oreilles, arrivait en trottant sur l’énorme cheval, qui le secouait avec tant de violence qu’il semblait devoir le mettre en pièces.

« Winkle, lui cria M. Snodgrass. Vous qui êtes un bon garçon, ramassez donc le fouet. »

M. Winkle, se penchant en arrière, tira la bride avec tant d’efforts que son visage en devint tout noir. Lorsqu’il fut parvenu à arrêter son grand coursier, il descendit, tendit le fouet à M. Pickwick, et, saisissant les rênes, se prépara à remonter.

Nous ne saurions dire, et on le comprendra facilement, si le grand cheval, dans l’innocente gaieté de son cœur, voulut s’amuser un peu avec M. Winkle ; ou s’il s’imagina qu’il trouverait plus de plaisir à faire la route sans cavalier ; mais, quels que fussent ses motifs déterminants, le fait est que M. Winkle avait à peine touché les rênes, lorsque l’animal, baissant la tête, les fit glisser par-dessus, et s’élança en arrière de toute leur longueur.

« Bonne bête, dit M. Winkle d’une voix insinuante ; bon vieux cheval !  »

Mais la bonne bête était à l’épreuve de la flatterie, et plus M. Winkle s’efforçait de l’approcher, plus elle avait soin de se tenir à distance : tellement qu’au bout de dix minutes, et malgré toutes sortes de cajoleries et de ruses, M. Winkle et le grand cheval, après avoir continuellement tourné l’un autour de l’autre se retrouvaient exactement dans la même position. C’était une situation fort désagréable en toutes circonstances, et principalement sur une route déserte, où l’on ne pouvait se procurer aucun secours.

Ce manège s’étant prolongé encore quelque temps, M. Winkle cria à ses compagnons :

« Comment vais-je faire ? Je ne puis pas monter dessus ?

— Vous ferez bien de le conduire ainsi jusqu’à ce que nous arrivions à une barrière ; répliqua M. Pickwick de son siége.

— Mais il ne veut pas avancer ! s’écria M. Winkle, venez, je vous en prie, me le tenir un peu.

M. Pickwick était la personnification de l’obligeance et de l’humanité. Il jeta les guides sur le dos de son cheval, descendit du siége, conduisit soigneusement la voiture le long de la haie, afin de ne point embarrasser la route, et retourna vers son compagnon pour soulager sa détresse, laissant dans la voiture M. Tupman et M. Snodgrass.

Aussitôt que le cheval vit M. Pickwick s’avancer vers lui avec son grand fouet dans sa main, il fit succéder au mouvement de rotation dont il s’était amusé jusqu’alors un mouvement rétrograde si décidé, qu’il força M. Winkle, qui ne voulait pas lâcher le bout de la bride, à marcher d’une vitesse extrême du côté de Rochester. M. Pickwick courut à son secours ; mais plus M. Pickwick courait en avant, plus le cheval courait en arrière. Ses pieds sonnaient sur la route ; la poussière volait autour de lui, et, à la fin, M. Winkle, dont les bras étaient presque démantibulés, fut obligé de laisser aller la bride. Le cheval s’arrêta, regarda autour de lui d’un air étonné, se retourna, et se mit à trotter tranquillement vers son écurie, laissant là M. Winkle et M. Pickwick, qui échangèrent entre eux des regards de désappointement. Tout à coup le roulement d’une voiture à peu de distance attira leur attention ; ils tournèrent la tête : « Il ne manquait plus que cela ! s’écria M. Pickwick avec désespoir ; voilà l’autre cheval qui s’en va aussi !  »

Cela n’était que trop vrai. Le bucéphale de la chaise avait été effrayé par le bruit que faisait son compagnon ; il avait la bride sur le cou, et l’on peut sans peine imaginer le résultat. Il s’échappa, entraînant avec rapidité MM. Tupman et Snodgrass. Hélas ! leur carrière ne fut pas longue. M. Tupman, hors de lui-même, se jeta dans la haie, et M. Snodgrass suivit instinctivement son exemple. Le cheval brisa la voiture contre un pont de bois, sépara les roues du brancard, le brancard de la caisse, et, finalement, resta immobile à contempler les ruines qu’il avait faites.

Le premier soin des deux amis intacts fut d’extraire les deux amis naufragés de leur lit d’épines. Quand ils y furent parvenus, ils s’aperçurent avec une satisfaction inexprimable que ceux-ci n’avaient pas souffert de dommage sérieux, et qu’ils en étaient quittes pour de nombreuses déchirures dans leurs vêtements et dans leur peau. Tous ensemble, ils s’occupèrent alors à débarrasser le cheval des débris de la chaise ; et lorsque cette opération compliquée fut terminée, ils le placèrent au milieu d’eux, et poursuivirent lentement leur chemin, abandonnant les restes de la voiture à leur triste destinée.

Une heure de marche amena nos voyageurs auprès d’une petite auberge plantée entre deux ormes sur le bord de la route. On voyait par-devant une grande auge et une énorme enseigne ; par derrière, une ou deux meules déformées ; sur le côté, un jardin potager ; et tout autour, entassés dans une étrange confusion, des hangars ruinés et des appentis couverts de mousse. Un paysan, porteur d’une tête rousse, travaillait dans le jardin. M. Pickwick l’aperçut et lui cria : « Ohé, là bas !  » Le paysan se releva lentement, abrita ses yeux avec ses mains, et examina froidement M. Pickwick et ses compagnons.

« Ohé, là bas ! répéta M. Pickwick.

— Ohé, répondit la tête rousse.

— Combien y a-t-il d’ici à Dingley-dell ?

— Sept bons milles.

— La route est-elle bonne ?

— Non !  » rétorqua brièvement le paysan. Puis, ayant fait subir à nos voyageurs un nouvel examen, il se remit à travailler, sans s’occuper d’eux davantage.

« Nous voudrions laisser ce cheval ici, reprit M. Pickwick.

— Laisser le cheval ici ? répéta l’homme en s’appuyant sur sa bêche.

— Précisément, répondit M. Pickwick, qui s’était avancé avec son coursier jusqu’à la porte de la palissade du jardin.

— Maîtresse ! beugla l’homme à la tête rousse, en sortant du potager et en regardant le cheval d’un air soupçonneux ; maîtresse ! »

Une grande femme osseuse et toute droite du haut en bas répondit à cet appel. Elle était couverte d’un gros sarrau bleu, et sa taille se trouvait à un pouce ou deux de ses aisselles.

« Ma bonne femme, dit M. Pickwick en s’approchant et en faisant usage de sa voix la plus insinuante, pouvons-nous laisser ce cheval ici ? »

Le paysan dit quelque chose à l’oreille de la grande femme. Celle-ci regarda toute la caravane du haut en bas, et, après un instant de réflexion, répondit : « Non, je n’en avons pas le cœur !

— Le cœur ! répéta M. Pickwick ; qu’est-ce qu’elle parle de son cœur ?

— J’avons été inquiétée pour ça l’autre fois, dit la femme, en rentrant dans la maison, et je ne voulons pu rien y voir.

— Voilà la chose la plus extraordinaire qui me soit jamais arrivée dans tous mes voyages, s’écria M. Pickwick, rempli d’étonnement.

— Je crois… je crois réellement, murmura M. Winkle à ses amis, je crois qu’ils nous soupçonnent d’avoir dérobé ce cheval.

— Comment ! s’écria M. Pickwick, avec une explosion d’indignation. M. Winkle répéta modestement l’opinion qu’il venait d’émettre.

— Ohé ! l’homme ! cria M. Pickwick, irrité, pensez-vous donc que nous avons volé ce cheval ?

— Je ne le crois pas, j’en suis sûr ! répondit l’homme à la tête rouge, avec une espèce de sourire qui agita toute sa physionomie de l’une à l’autre oreille ; et en parlant ainsi, il entra dans la maison, dont il ferma soigneusement la porte.

— C’est comme un rêve ! s’écria M. Pickwick, un hideux cauchemar ! Ô ciel ! imaginez-vous un homme marchant toute une journée, poursuivi par un cheval épouvantable, dont il ne peut pas se débarrasser !

Les pickwickiens abattus se remirent tristement en route, l’énorme quadrupède, pour qui ils ressentaient le plus profond dégoût, marchant lentement sur leurs talons.

L’après-midi était fort avancée lorsque nos quatre amis, toujours suivis du malencontreux animal, arrivèrent enfin dans la ruelle qui conduisait à Manoir-ferme. Mais quoiqu’ils touchassent au terme de leurs fatigues, leur satisfaction était prodigieusement amortie par l’absurde singularité de leur apparence ; des habits déchirés, des visages égratignés, des souliers sales, des figures exténuées ; et par-dessus tout, l’affreux cheval. Oh ! combien M. Pickwick le maudissait ! De temps en temps il jetait sur lui des regards où se peignaient la haine et le désir d’une épouvantable vengeance. Plus d’une fois, il avait calculé le montant probable de ce qu’il faudrait payer pour avoir la satisfaction de lui couper la gorge ; et maintenant la tentation de l’assassiner ou de l’abandonner dans les champs déserts se présentait à son esprit avec dix fois plus de violence. Cependant il avançait toujours, et à l’un des détours de la ruelle, il fut distrait de ses horribles pensées par l’apparition soudaine de deux personnages. C’étaient M. Wardle et son fidèle serviteur, le gros garçon rougeaud.

« Eh bien ! où donc avez-vous été ? demanda le gentleman hospitalier. Je vous ai attendu toute la journée. Vous avez l’air fatigués. Quoi ! des égratignures ! pas de blessures, j’espère ?… Non… j’en suis bien aise. Vous avez versé ? N’y pensez plus, c’est un accident commun dans ce pays-ci. — Joe, damné garçon, il est encore à dormir ! Joe, prenez ce cheval et conduisez-le dans l’écurie. »

Le gros joufflu tenant en bride le fatal coursier, se traîna d’un pas paresseux derrière la compagnie, tandis que le vieux gentleman s’efforçait de consoler ses hôtes de la partie de leurs aventures qu’ils jugèrent à propos de lui communiquer.

Arrivés à Manoir-ferme, il commença par les faire entrer dans la cuisine en leur disant : « Nous allons tout réparer ici, et ensuite je vous introduirai dans le salon. — Emma, apportez l’eau-de-vie de cerises. — Maintenant, Jane, une aiguille et du fil. — Mary, des serviettes et de l’eau. Allons vite, mes filles, dépêchons. »

Trois ou quatre grosses réjouies se dispersèrent rapidement pour aller chercher les articles demandés, tandis qu’un couple de domestiques mâles, aux têtes rondes et aux larges visages, se levèrent des siéges qu’ils occupaient auprès de la cheminée comme s’ils avaient été à Noël, se plongèrent dans l’obscurité de divers recoins, et en ressortirent bientôt, armés d’une bouteille de cirage et d’une demi-douzaine de brosses.

« Allons, vite ! » répéta le vieux gentleman. Mais c’était une exhortation tout à fait inutile, car l’une des servantes versait l’eau-de-vie, l’autre apportait les serviettes, et l’un des hommes saisissant soudainement M. Pickwick par la jambe, au hasard imminent de lui faire perdre l’équilibre, brossait ses bottes avec tant d’ardeur que ses cors en rougirent au blanc. Dans le même temps, un second domestique frottait M. Winkle avec une énorme brosse, tout en produisant avec sa bouche cette espèce de sifflement que les garçons d’écurie ont l’habitude de faire entendre quand ils étrillent un cheval.

Quant à M. Snodgrass, après avoir terminé ses ablutions, il tourna son dos au feu, et savourant avec délices son eau-de-vie, il se mit à examiner la pièce où il se trouvait.

D’après la description qu’il en a faite, c’était une vaste chambre pavée de briques rouges. La cheminée paraissait immense ; le plafond s’honorait d’une garniture de bottes d’oignons, de jambons et de lard ; les murs étaient décorés de plusieurs cravaches, de deux ou trois brides, d’une selle et d’une vieille espingole rouillée. Au-dessous de celle-ci, on lisait en gros caractère : CHARGÉE, et elle devait l’être depuis plus d’un demi-siècle, s’il fallait en croire son apparence et celle de l’inscription. Un vieux coucou, au mouvement tranquille et solennel, tictaquait gravement dans un coin, tandis qu’une montre d’argent, d’une égale antiquité, se dandinait à l’un des nombreux crochets dont la muraille était semée.

« Êtes-vous prêts ? demanda le vieux gentleman à ses hôtes, quand il les vit bien lavés, bien recousus, bien brossés, bien restaurés.

— Tout à fait, répondit M. Pickwick.

— Alors, venez avec moi. » Trois des voyageurs le suivirent à travers plusieurs corridors sombres, ils furent rejoints à la porte du salon par M. Tupman, qui était resté derrière pour dérober un baiser à Emma, mais qui n’avait obtenu, pour toute récompense, qu’un certain nombre de bourrades et d’égratignures. Cependant le vieillard les introduisit en disant : « Gentlemen, soyez les bienvenus à Manoir-ferme. »