Les Papiers posthumes du Pickwick Club/Tome I/XVII.

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Traduction par Pierre Grollier.
Hachette (Tome 1p. 238-246).

CHAPITRE XVII.

Montrant qu’une attaque de rhumatisme peut quelquefois servir de stimulant à un génie inventif.

Quoique la constitution de M. Pickwick fût capable de soutenir une somme très-considérable de travaux et de fatigues, elle n’était cependant point à l’épreuve d’une combinaison de semblables assauts. Il est aussi dangereux que peu ordinaire d’être lavé à l’air de la nuit, et d’être séché ensuite dans un cabinet fermé : M. Pickwick apprit cet aphorisme à ses dépens, et fut confiné dans son lit par une attaque de rhumatisme.

Mais si les forces corporelles de ce grand homme étaient anéanties, il n’en conservait pas moins toute la vigueur, toute l’élasticité de son esprit, toutes les grâces de sa bonne humeur. La vexation même, causée par sa dernière aventure, s’était entièrement évanouie, et il se joignait sans colère et sans embarras au rire joyeux de M. Wardle, chaque fois qu’on faisait une allusion à ce sujet. Pendant deux jours notre philosophe fut retenu dans son lit et reçut de son domestique les soins les plus empressés. Le premier jour, Sam s’efforça de l’amuser en lui racontant une foule d’anecdotes ; le second jour, M. Pickwick demanda son écritoire et fut profondément occupé jusqu’à la nuit. Le troisième jour, se trouvant assez bien pour rester assis dans sa chambre, il dépêcha son valet à M. Wardle et à M. Trundle, pour les engager à venir le soir prendre un verre de vin chez lui. L’invitation fut avidement acceptée, et lorsque la société se trouva réunie, en conséquence, autour d’une table chargée de verres, M. Pickwick, avec une modeste rougeur, produisit la petite nouvelle suivante, comme ayant été éditée par lui-même, durant sa récente indisposition, d’après le récit non sophistiqué de Sam Weller.


LE CLERC DE PAROISSE,

Histoire d’un véritable amour.

Il y avait une fois, dans une toute petite ville de province, à une distance considérable de Londres, un petit homme nommé Nathaniel Pipkin. Il était clerc de la paroisse, et habitait une petite maison, dans la petite Grande-Rue, à dix minutes de chemin de la petite église. Tous les jours, depuis neuf heures jusqu’à quatre, on le trouvait en train d’enseigner à des petits enfants une petite dose d’instruction. Nathaniel Pipkin était un être doux, bienveillant, inoffensif, avec un nez retroussé, des jambes tant soit peu cagneuses, des yeux un peu louches et une allure boiteuse. Il partageait son temps entre l’église et son école, et il croyait fermement qu’il n’y avait pas dans le monde un homme aussi savant que le curé, un appartement aussi imposant que la sacristie, une institution aussi bien tenue que la sienne. Une fois, et une fois seulement dans sa vie, Nathaniel Pipkin avait vu un évêque, un évêque véritable, avec ses bras dans des manches de linon et sa tête dans une perruque. Il l’avait vu marcher, il l’avait entendu parler, lors de la confirmation ; et dans cette majestueuse cérémonie, quand l’évêque avait posé les mains sur la tête de Nathaniel Pipkin, celui-ci avait été tellement saisi d’une crainte respectueuse, qu’il avait entièrement perdu connaissance et avait été emporté, hors de l’église, dans les bras du bedeau.

C’était là une ère importante, un événement terrible dans la vie de notre héros, et c’était le seul qui eût jamais troublé le cours régulier de sa paisible existence, lorsqu’une après-midi, comme il était occupé à poser sur une ardoise un effroyable problème d’addition composée qu’il voulait faire résoudre par un coupable gamin, il s’avisa de lever les yeux, dans un accès d’abstraction mentale, et aperçut à une fenêtre, de l’autre côté de la rue, le visage riant de Maria Lobbs. Maria Lobbs était la fille unique du vieux Lobbs, le grand sellier de la Grande-Rue. Bien des fois déjà, soit à l’église, soit ailleurs, les yeux de M. Pipkin s’étaient arrêtés sur la jolie figure de Maria Lobbs ; mais les noires prunelles de Maria Lobbs n’avaient jamais été si brillantes, les joues de Maria Lobbs n’avaient jamais été si fleuries que dans cette occasion particulière. Il était donc naturel que le maître d’école n’eût pas la force de détacher ses regards du visage de miss Lobbs ; il était naturel que miss Lobbs, en s’apercevant qu’elle était contemplée par un jeune homme, retirât sa tête, fermât la croisée et abaissât le store ; il était naturel enfin que Nathaniel Pipkin, immédiatement après cela, tombât sur le coupable moutard et le giflât de tout son cœur. Tout cela était parfaitement naturel et n’avait absolument rien d’étonnant.

Mais ce qu’il y a d’étonnant, c’est qu’un homme d’un caractère timide et discret, comme Nathaniel Pipkin, un homme dont le revenu était si imperceptible, ait osé aspirer, depuis ce jour, à la main et au cœur de la fille unique de l’orgueilleux Lobbs, du grand sellier qui aurait pu acheter tout le village d’un trait de plume, sans se gêner en aucune façon ; du vieux Lobbs, qui était connu pour avoir des trésors déposés à la banque de la province et qui, suivant la voix publique, avait en outre des monceaux d’argent dans un petit coffre-fort de fer, placé sur le manteau de la cheminée, dans l’arrière-parloir ; de Lobbs, qui, au vu et au su de tout le village, garnissait sa table, les jours de fête, avec une théière, un pot à crème et un sucrier de véritable argent, lesquels, comme il avait coutume de s’en vanter dans l’orgueil de son cœur, devaient un jour devenir la propriété de l’homme assez heureux pour plaire à sa fille. Je le répète, on ne saurait suffisamment s’étonner, s’émerveiller, que Nathaniel Pipkin jetât ses regards dans cette direction ; mais l’amour est aveugle et Nathaniel était louche : ces deux circonstances réunies l’empêchèrent apparemment de voir les choses sous leur véritable point de vue.

Or, si le vieux Lobbs avait pu soupçonner, le moins du monde, l’état des affections de Nathaniel Pipkin, il aurait fait raser l’école jusque dans ses fondements, ou il aurait exterminé le maître de la surface de la terre, ou il aurait commis quelque autre atrocité encore plus hyperbolique ; car c’était un terrible vieillard que ce Lobbs, quand son orgueil était blessé, quand sa colère était excitée ; il jurait alors !!! — Quelquefois, quand il maudissait la paresse de son apprenti aux jambes grêles, on entendait rouler jusque dans la rue un tonnerre retentissant de jurons, qui faisaient trembler d’horreur Nathaniel Pipkin dans ses souliers, tandis que les cheveux de ses disciples épouvantés se dressaient sur leur tête.

Cependant, chaque soirée, quand les devoirs étaient terminés, quand les élèves étaient partis, Nathaniel Pipkin s’asseyait auprès de sa fenêtre, et faisant semblant de lire, il lançait de côté des regards qui cherchaient à rencontrer les yeux brillants de Maria Lobbs. Ô bonheur ! quelques jours à peine s’étaient écoulés, lorsque ces yeux brillants apparurent à une fenêtre du deuxième étage, occupés aussi, en apparence, à lire attentivement. Quelle délicieuse pâture pour le cœur de Nathaniel Pipkin ! Quel plaisir de rester là, ensemble, pendant des heures, et de considérer ce joli visage tandis que ces yeux charmants étaient baissés. Mais lorsque Maria Lobbs commença à lever les yeux de son livre, et à darder leurs rayons dans la direction de Nathaniel Pipkin, ses transports et son admiration ne connurent plus de bornes. À la fin, un beau jour, sachant que le vieux Lobbs était dehors, le maître d’école eut la témérité d’envoyer un baiser à Maria Lobbs, et Maria Lobbs, au lieu de fermer la fenêtre et de baisser le rideau, sourit et lui renvoya son baiser. Sur cela, et quoiqu’il en pût arriver, Nathaniel Pipkin prit la résolution de développer à Maria Lobbs, sans plus de délai, l’état de ses sentiments.

Un plus joli pied, un cœur plus gai, un visage plus riant, une taille plus gracieuse, ne passèrent jamais sur la terre aussi légèrement que le pied mignon, que le cœur d’or, que le visage heureux, que la taille séduisante de Maria Lobbs, la fille du vieux sellier. Il y avait dans ses yeux brillants une étincelle de friponnerie qui aurait enflammé un cœur bien moins susceptible que celui du maître d’école. Il y avait tant de gaieté dans le son contagieux de ses éclats de rire, que le plus farouche misanthrope n’aurait pu s’empêcher de sourire en les entendant. Le vieux Lobbs lui-même, au plus haut degré de sa férocité, ne savait pas résister aux câlineries de sa jolie fille. Lorsqu’elle se mettait après lui (ce qui pour dire la vérité arrivait assez souvent), et lorsqu’elle était secondée par sa cousine Kate, petite personne à l’air agaçant, effronté, scélérat, le pauvre bonhomme était incapable d’articuler un refus, même si elles lui avaient demandé une partie des trésors inouïs entassés dans son coffre-fort.

Par une belle soirée d’été, le cœur de Nathaniel Pipkin battit violemment dans sa poitrine d’homme, lorsqu’il vit ce couple séduisant arriver dans le champ même où tant de fois il s’était promené, à la brune, en ruminant sur les beautés de Maria Lobbs. Il avait souvent pensé, alors, à l’air dégagé avec lequel il s’approcherait d’elle pour lui peindre sa passion, s’il pouvait seulement la rencontrer. Mais maintenant qu’elle se présentait inopinément devant lui, il sentait que tout son sang refluait vers son visage, au détriment manifeste de ses jambes, qui, privées de leur portion habituelle de ce fluide, tremblaient et s’entre-choquaient violemment. Quand les deux jeunes filles s’arrêtaient pour cueillir une fleur dans la haie, ou pour écouter un oiseau, le maître d’école s’arrêtait aussi, en prenant un air profondément rêveur ; et il n’en avait pas l’air seulement, car il songeait avec égarement à ce qu’il allait devenir, quand les cousines reviendraient sur leurs pas, et le rencontreraient face à face, comme cela devait inévitablement arriver au bout d’un certain temps. Toutefois, quoiqu’il n’osât pas les rejoindre, il eût été désolé de les perdre de vue. Aussi, quand elles couraient, il courait ; quand elles marchaient, il marchait ; quand elles s’arrêtaient, il s’arrêtait ; et il aurait pu continuer ce manège jusqu’à ce que la nuit les eût surpris, si la maligne Kate n’avait regardé derrière elle, et n’avait fait à Nathaniel un signe encourageant, pour le déterminer à s’approcher. Il y avait quelque chose d’irrésistible dans les manières de Kate, aussi Nathaniel obéit-il à son invitation. Puis, avec beaucoup de confusion de sa part, et tandis que la méchante petite cousine riait de tout son cœur, Nathaniel Pipkin se mit à genoux sur l’herbe humide, et déclara sa ferme résolution de rester là pour toujours, à moins qu’il ne lui fût permis de se relever comme l’amoureux accepté de Maria Lobbs. À cette déclaration, le rire joyeux de Maria Lobbs retentit à travers la calme atmosphère du soir, sans la troubler néanmoins, tant c’était un son harmonieux. La maligne petite cousine éclata de rire encore plus immodérément, et Nathaniel Pipkin rougit plus que jamais. À la fin, Maria Lobbs, violemment pressée par le petit homme rongé d’amour, détourna la tête, et murmura à sa cousine de dire, ou du moins sa cousine dit pour elle : qu’elle se sentait très-honorée de la demande de M. Pipkin ; que sa main et son cœur étaient à la disposition de son père ; mais que personne ne pouvait être insensible au mérite de monsieur Pipkin. Comme tout cela fut fait avec beaucoup de gravité, et comme Nathaniel Pipkin reconduisit Maria Lobbs et s’efforça de lui dérober un baiser, en partant, il se mit au lit le plus heureux des petits hommes, et rêva toute la nuit qu’il amollissait le vieux Lobbs, recevait la clef du coffre-fort, et épousait Maria.

Le lendemain, Nathaniel vit le sellier partir sur son vieux bidet gris ; il vit, à la croisée, la maligne petite cousine qui lui faisait un grand nombre de signes, auxquels il ne pouvait rien comprendre ; et enfin il vit venir vers lui l’apprenti aux jambes grêles. Celui-ci dit à Nathaniel que son maître ne reviendrait pas avant le lendemain, et que ces dames attendaient M. Pipkin, pour prendre le thé, à six heures précises. Comment les leçons furent récitées ce jour-là, ni Nathaniel Pipkin, ni ses élèves ne le savent mieux que vous : mais elles furent récitées bien ou mal, et lorsque les enfants furent partis, Nathaniel Pipkin s’occupa, jusqu’à six heures sonnées, de sa toilette, avant d’être habillé à son goût. Ce n’est pas qu’il lui fallut beaucoup de temps pour choisir les vêtements qu’il devait porter, attendu qu’il n’y avait aucun choix à faire dans sa garde-robe, mais c’était une tâche pleine de difficultés et d’importance que de les nettoyer et de les mettre de la manière la plus avantageuse.

Nathaniel trouva chez le sellier une petite société choisie, composée de Maria Lobbs, de sa cousine Kate et de trois ou quatre jeunes filles folâtres, réjouies, rosées. Il eut alors une preuve positive que les rumeurs relatives aux trésors du vieux Lobbs n’étaient pas exagérées ; il vit, de ses yeux, la théière en véritable argent massif, et les petites cuillers en argent pour remuer le thé, et les tasses en véritable porcelaine, pour le boire, et les plats de même matière, qui contenaient les gâteaux et les rôties. Le seul revers de la médaille, c’était un frère de Kate, un cousin de Maria Lobbs, qu’elle appelait Henry, et qui semblait garder sa cousine pour lui tout seul, à un bout de la table. Il est délicieux de voir les membres d’une même famille avoir de l’affection l’un pour l’autre, mais cette affection peut être poussée trop loin, et Nathaniel Pipkin ne put s’empêcher de penser que Maria Lobbs devait aimer bien particulièrement tous ses parents, si elle avait pour chacun d’eux autant d’attentions que pour le cousin dont il s’agit. Ce n’est pas tout : après le thé, lorsque la maligne petite cousine eut proposé de jouer au colin-maillard, il arriva, d’une manière ou d’une autre, que Nathaniel Pipkin avait presque toujours les yeux bandés ; et chaque fois qu’il mettait la main sur le cousin, il ne manquait pas de trouver Maria Lobbs auprès de lui. La petite cousine et les autres jeunes filles étaient sans cesse occupées à le pousser, à lui tirer les cheveux, à lui jeter des chaises dans les jambes, à lui faire toutes les misères imaginables ; mais Maria Lobbs ne semblait jamais l’approcher, et une fois Nathaniel Pipkin aurait pu jurer qu’il avait entendu le bruit d’un baiser suivi d’une faible remontrance de Maria Lobbs, et des rires à demi étouffés de ses bonnes amies. Tout cela était singulier, et on ne saurait dire ce que le petit homme aurait pu faire ou ne pas faire, en conséquence, si ses pensées n’avaient pas été forcées soudainement de prendre un autre cours.

La circonstance qui força ses pensées à prendre un autre cours, c’est qu’il entendit frapper violemment à la porte de la rue, et la personne qui frappait à la porte de la rue n’était autre que le vieux Lobbs lui-même. Il était revenu inopinément, et il tapait, il tapait, comme un fabricant de cercueils, car il n’avait pas encore soupé. Aussitôt que cette nouvelle alarmante eut été communiquée par l’apprenti, les jeunes filles grimpèrent les escaliers, quatre à quatre pour se réfugier dans la chambre à coucher de Maria Lobbs, et, faute d’une meilleure cachette, le cousin et Nathaniel furent fourrés dans deux cabinets du parloir. Enfin quand la maligne petite cousine et Maria Lobbs les eurent enfermés et eurent remis la chambre en ordre, elles ouvrirent la porte de la rue au vieux Lobbs, qui n’avait pas cessé de frapper un seul instant.

Il arriva malheureusement que le vieux Lobbs avait faim, et qu’il était d’une monstrueuse mauvaise humeur. Nathaniel Pipkin l’entendait grommeler comme un vieux dogue enroué, et chaque fois que le malheureux apprenti aux jambes grêles entrait dans la chambre, le vieux Lobbs se mettait à jurer après lui comme un atroce païen, sans autre but apparent que de soulager sa poitrine par la décharge de quelques jurons surabondants. À la fin, le souper qu’on avait fait chauffer fut placé sur la table ; le vieux Lobbs tomba dessus comme la misère sur le pauvre monde, et ayant fait les plats nets en un rien de temps, il baisa sa fille et demanda sa pipe.

La nature avait placé les genoux de Nathaniel Pipkin fort près l’un de l’autre, mais ils s’entre-choquèrent à se briser lorsqu’il entendit le vieux Lobbs demander sa pipe. En effet, depuis cinq ans au moins, Nathaniel avait vu le vieux sellier fumer régulièrement, tous les soirs, dans la même pipe à fourneau d’argent, et cette pipe était suspendue précisément dans le cabinet où l’infortuné maître d’école était renfermé. Les deux jeunes filles descendirent pour chercher la pipe, montèrent pour chercher la pipe, et en un mot cherchèrent la pipe partout, excepté où elles savaient fort bien qu’elle se trouvait. Pendant ce temps, le vieux Lobbs tempêtait de la manière la plus épouvantable. Tout d’un coup il pensa au cabinet et se leva pour y regarder. Il était complétement inutile qu’un petit homme, comme Nathaniel Pipkin, cherchât à retenir la porte en dedans, quand un grand et vigoureux gaillard, comme le sellier, la tirait en dehors. Elle s’ouvrit donc et découvrit Nathaniel Pipkin debout dans le cabinet et tremblant comme un voleur. Dieu nous bénisse ! quel effroyable regard le vieux Lobbs lui jeta, en le saisissant par le collet, et en le tenant, pour le considérer, à l’extrémité de son bras.

« De par tous les diables ! que faites-vous là ? » s’écria le sellier d’une voix terrible.

Nathaniel Pipkin ne put faire de réponse, et le vieux Lobbs le secoua de toutes ses forces, pendant deux ou trois minutes, pour l’aider à mettre de l’ordre dans ses idées.

« Que faites-vous ici ? Vous êtes venu pour ma fille, apparemment ? »

Le vieux Lobbs ne disait cela qu’en manière de sarcasme, car il ne croyait pas que la présomption d’un mortel pût conduire Nathaniel Pipkin aussi loin. Quelle fut donc son indignation, lorsque le pauvre maître d’école répondit :

« C’est vrai, monsieur Lobbs, je suis venu pour votre fille, j’aime votre fille, monsieur Lobbs.

— Comment, misérable petit singe ! balbutia le vieux Lobbs, paralysé par cette étrange confession ; qu’est-ce que cela signifie ? Me dire cela à ma barbe ! Dieu me damne ! je vais vous étrangler. »

Il n’est nullement improbable que le vieux Lobbs, dans l’excès de sa rage, eût exécuté cette menace, s’il n’en avait pas été empêché par une apparition complétement inattendue : à savoir le cousin, qui, sortant de son cabinet, lui dit en s’approchant :

« Je ne puis laisser cette innocente personne qui a été invitée ici par une plaisanterie de jeune fille, prendre sur elle, d’une manière très-noble, la faute (si faute il y a) dont je suis seul coupable, et que je suis prêt à avouer. J’aime votre fille, monsieur, et je suis venu pour la voir. »

Pendant cette déclaration imprévue, le vieux Lobbs ouvrait de grands yeux, mais pas plus grands que Nathaniel. À la fin, lorsqu’il retrouva assez de souffle pour parler :

« Ah ! vous êtes venu pour voir ma fille !

— Oui, monsieur.

— Et ne vous avais-je pas défendu d’entrer ici ?

— Oui, monsieur, et sans cela je ne serais pas venu en cachette. »

Je suis fâché de rapporter cela du vieux Lobbs, mais je crois qu’il aurait assommé le cousin, si sa jolie fille, dont les yeux brillants étaient noyés de larmes, ne s’était point suspendue à son bras.

« Ne le retenez pas, Maria, dit le jeune homme. S’il a envie de frapper le fils de sa sœur, laissez-le faire. Pour toutes les richesses du monde, je ne toucherais pas un de ses cheveux blancs. »

Les yeux du vieillard s’abaissèrent sous ce reproche, et rencontrèrent ceux de Maria. J’ai déjà dit plusieurs fois que c’étaient des yeux très-brillants, et quoique alors ils fussent pleins de larmes, leur influence n’en était aucunement diminuée. Le vieux Lobbs détourna la tête pour éviter d’être persuadé par les regards de sa fille, mais la fortune voulut qu’il rencontra ceux de la maligne petite cousine, qui, à moitié effrayée pour son frère, à moitié riante et moqueuse en pensant à Nathaniel Pipkin, avait une physionomie si touchante et si comique à la fois, qu’elle devait nécessairement séduire l’homme qui la regardait, jeune ou vieux. Elle passa son bras d’un air câlin dans le bras du sellier, et elle lui chuchota quelque chose à l’oreille ; et il eut beau faire, le vieux Lobbs, il ne put s’empêcher de sourire, tandis qu’une larme coulait en même temps sur sa joue.

Cinq minutes après, les jeunes filles furent tirées de la chambre à coucher de Maria, avec beaucoup de ricanements et de rougeur ; puis, tandis que les jeunes gens s’arrangeaient pour être parfaitement heureux, le vieux Lobbs aveignit sa pipe et la fuma : c’est une circonstance remarquable, que cette pipe de tabac fut précisément la plus douce et la plus consolante qu’il eût jamais fumée de sa vie.

Nathaniel Pipkin jugea convenable de garder son secret. Par ce moyen il se trouva graduellement en grande faveur auprès du riche sellier, qui lui apprit à fumer en mesure. Pendant un grand nombre d’années, on put les voir tous les deux, assis le soir dans le jardin du vieux Lobbs, fumant et buvant en grande pompe. Nathaniel se rétablit apparemment bientôt de sa passion, car, dans le registre de la paroisse, nous trouvons son nom parmi ceux des témoins du mariage de Maria Lobbs avec son cousin. Il paraît en outre, d’après un autre document, que dans la nuit des noces, il fut conduit au violon du village pour avoir, dans un état complet d’ivresse, commis dans les rues différents excès, dont l’apprenti aux jambes grêles s’était rendu fauteur et complice.