Les Papiers posthumes du Pickwick Club/Tome I/XXII.

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Traduction par Pierre Grollier.
Hachette (Tome 1p. 309-325).

CHAPITRE XXII.

M. Pickwick se rend à Ipswich, et rencontre une aventure romantique, sous la figure d’une dame d’un certain âge, en papillotes de papier brouillard.

« C’est ça le matériel de ton gouverneur, Sammy ? demanda M. Weller senior à son affectionné fils, comme celui-ci entrait, avec un sac de voyage et un petit portemanteau, dans la cour de l’hôtel du Taureau, à Whitechapel.

— Vous avez mis votre nez rouge dessus, vieux, répliqua Sam, en s’asseyant sur son fardeau, qu’il avait déposé à terre. Le gouverneur va arriver recta.

— Il est cabriolant, je suppose.

— Oui ; il s’administre deux milles de danger pour huit pence. Comment va la belle-mère, ce matin ?

— Drôlement, Sammy, drôlement, répliqua M. Weller avec une gravité imposante. Elle s’est enfoncée dans les méthodistes dernièrement et elle est diablement pieuse, c’est sûr. C’est une trop bonne créature pour moi, Sammy. Je sens que je ne la mérite pas.

— Hé ! dit Sam, c’est bien de l’abnégation de votre part.

— Juste ! repartit le père avec un soupir. Elle s’est embourbée dans une nouvelle invention pour la renaissance morale des gens. La vie nouvelle, qu’ils appellent ça, j’crois. J’aimerais ben à voir marcher c’te invention-là, Sammy. J’aimerais ben à voir ta belle-mère renaître. Comme je la mettrais vite en nourrice ! — Sais-tu ce qu’elles ont fait l’autre jour, poursuivit M. Weller après une pause, durant laquelle il avait frappé une demi-douzaine de fois le côté de son nez avec son index, d’une manière très-significative.

— Sais pas. Qu’est-ce que c’est ?

— Elles ont arrangé une grande boisson de thé pour un gaillard qu’elles appellent leur berger. J’ m’étais arrêté devant l’auberge à regarder not’ enseigne, v’là qu’ j’aperçois à la croisée un p’tit écriteau. Billets, deux shillings. Les demandes doivent être faites au comité. Secrétaire, madame Weller. J’entre à la maison. Le comité siégeait dans l’arrière-parloir. Quatorze femmes ! Je voudrais que tu les eusses entendues, Sammy ! Elles passaient des résolutions, elles votaient des contributions ; toutes sortes de farces. Bien. V’là ta belle-mère qui m’ travaille pour que j’y aille, et pis que j’ croyais que j’ verrais quelle chose de drôle si j’y allais. Je souscris mon nom pour un billet. Le vendredi soir, à six heures, je m’habille très-galamment, j’ m’emballe avec la vieille femme, et nous arrivons à un premier étage oùs qu’il y avait des tasses à thé et le reste pour une trentaine, avec une pacotille de femmes qui commencent à chuchoter respectivement en me regardant, et comme si elles n’avaient jamais vu auparavant un gentleman de cinquante-huit ans, un peu puissant. Comme ça v’là qu’j’entends un grand remue-ménage sur l’escalier, et vl’à un grand maigre, avec un nez rouge et une cravate blanche, qui caracole dans la chambre et qui chante : « V’là l’ berger qui vient visiter son fidèle troupeau ! » et v’là un gros gras qui vient, avec une grande face blanche, tout en souriant autour de lui, comme un séducteur. Polisson de séducteur, Sammy ! — « Le baiser de paix, » dit le berger, et alors i’ baise les femmes à la ronde, et quand il a fini v’là le nez rouge qui recommence ; et alors j’étais juste à ruminer si je ne ferais pas bien de commencer aussi, espécialement comme il y avait une petite lady ben gentille à côté de moi, quand v’là le thé qu’arrive avec ta belle-mère qu’avait resté en bas à faire bouillir la marmite. Pendant que le thé trempait, quelle fameuse hymne qu’ils ont braillée ! quelles grâces ! et comme i’ mangeaient ! comme i’ buvaient. Je voudrais que tu eusses vu l’ berger travailler dans le jambon et les tartines, Sammy ; j’ n’ai jamais vu un môme com’ ça pour manger et pour boire, jamais ! Le nez rouge n’était pas non plus l’individu qu’ vous aimeriez à nourrir à tant par an, mais i’ n’était rien auprès du berger. Bien. Après que le thé est enfoncé i’ cornent une autre hymne, et puis le berger commence à prêcher ; et fameusement bien encore, qu’i’ prêchait, considérant les tartines qui devaient y être lourdes sur l’estomac. Tout d’un coup i’ s’arrête court et v’là qu’i’ braille : « Oùs qu’est le pécheur ? oùs qu’est le misérable pécheur ! » Sur quoi v’là toutes les femmes qui me regardent et qui commencent à exprimer des gémissements, comme si elles avaient été pour mourir là. Je pensais que c’était peut-être un peu singulier, mais malgré ça je ne disais rien. Tout d’un coup v’là qu’i’ s’arrête court encore, et qu’i’ me regarde fisquement, et qu’i’ dit : « Oùs qu’est le pécheur ? oùs qu’est le misérable pécheur ? » Et v’là toutes les femmes qui gémissent dix fois pus fort qu’auparavant. Moi j’ deviens un peu sauvage, là-dessus ; ainsi j’ fais un pas ou deux en avant et j’ lui dis : « Mon ami, que j’ dis, c’est-il à moi que vous avez appliqué c’te observation-là ? » Au lieu de me demander excuse, comme on doit faire entre gen’l’m’n, v’là qu’i’ devient pus outrageux que jamais. I’ m’appelle un vase, Sammy, un vase de perdition, et toutes sortes de quolibets, si bien que mon sang me bouillait, et je lui donne deux ou trois gifles pour lui, et deux ou trois autres pour repasser au nez rouge, et puis j’ m’en vas. J’aurais voulu que tu eusses entendu les femelles crier, Sammy, quand elles ont ramassé le berger de dessous la table… — Ohé ! v’là l’gouverneur, grandeur naturelle… »

En effet, M. Pickwick descendait de cabriolet et entrait dans la cour, pendant que M. Weller prononçait ces mots.

« Une belle matinée, mossieu, dit-il au philosophe.

— Très-belle, en vérité, répondit celui-ci.

— Très-belle, en vérité, répéta un homme orné de cheveux roux, d’un nez inquisitif, de lunettes bleues, et qui avait débarqué d’un autre cabriolet en même temps que M. Pickwick.

« Vous allez à Ipswich, monsieur ? demanda-t-il à notre héros.

— Oui, monsieur.

— Coïncidence extraordinaire ! j’y vais aussi. »

M. Pickwick le salua.

« Vous voyagez en dehors ? demanda encore l’homme aux cheveux rouges. »

M. Pickwick salua de nouveau.

« Dieu de Dieu ! comme c’est remarquable ! Je vais en dehors aussi. Nous allons positivement voyager ensemble ! » En prononçant ces mots, d’un air mystérieux et important, l’homme aux cheveux rouges se prit à sourire, avec la même complaisance que s’il avait fait l’une des découvertes les plus étranges qui aient jamais récompensé la sagacité humaine.

« Monsieur, lui dit M. Pickwick, je suis heureux d’avoir votre compagnie.

— Ah ! reprit le nouveau venu, qui avait un nez effilé et l’habitude de secouer la tête, comme un oiseau, à chaque parole ; ah ! c’est une bonne chose pour tous les deux, n’est-ce pas ? La compagnie, voyez-vous, la compagnie est… est une chose fort différente de la solitude, n’est-ce pas ?

— C’est ça une vérité qu’on ne peut pas nier, dit Sam en se mêlant à la conversation avec un sourire affable. C’est ce que j’appelle une proposition naturellement évidente ; comme le marchand de mou de veau le disait à la cuisinière, quand elle lui soutenait qu’il n’était pas un gentleman.

— Ah ! fit l’homme aux cheveux rouges, en regardant Sam du haut en bas ; un de vos amis, monsieur ?

— Pas exactement, monsieur, repartit M. Pickwick à voix basse. Le fait est que c’est mon domestique ; mais je lui permets beaucoup de libertés, car, entre nous, je me flatte que c’est un original, et j’en suis assez orgueilleux.

— Ha ! reprit l’homme aux cheveux roux, cela, c’est une affaire de goût. Moi, je n’aime rien de ce qui est original. Ça ne me convient pas : je n’en vois pas la nécessité. Quel est votre nom, monsieur ?

— Voici ma carte, monsieur, répondit M. Pickwick, fort amusé par la brusquerie de la question et par les singulières manières de l’étranger.

— Ha ! dit l’homme aux cheveux rouges en plaçant la carte dans son portefeuille, Pickwick ? Très-bien. J’aime à savoir le nom des gens, cela est fort utile. Voici ma carte : Magnus, comme vous voyez, monsieur. Magnus est mon nom. C’est un assez beau nom, je pense, monsieur ?

— Un très-beau nom, en vérité, répliqua M. Pickwick sans pouvoir réprimer un sourire.

— Oui, je le crois. Il y a un beau nom aussi devant, comme vous verrez… Permettez, monsieur… En tenant la carte un peu inclinée, comme ceci, le nom devient visible ; voilà : Peter Magnus. Cela sonne bien, je pense, monsieur.

— Très-bien.

— Curieuse circonstance sur ces initiales, monsieur, comme vous voyez. P. M., post meridiem. Dans les petits billets avec mes intimes, je signe quelquefois Après-midi. Cela amuse beaucoup mes amis, monsieur Pickwick.

— En effet, je m’imagine que cela doit leur procurer la plus vive satisfaction, répliqua M. Pickwick, qui enviait en lui-même la facilité avec laquelle s’amusaient les amis de M. Magnus. »

Un valet d’écurie vint interrompre leur conversation. « Gentlemen, leur dit-il, la voiture est prête, s’il vous plaît.

— Tout mon bagage est-il dedans ? demanda M. Magnus.

— Tout est bien, monsieur.

— Le sac rouge est-il dedans ?

— Tout est bien, monsieur.

— Et le sac rayé ?

— Dans le coffre de devant, monsieur.

— Et le paquet de papier gris ?

— Sous le siége, monsieur.

— Et le carton à chapeau de cuir ?

— Tout est dedans, monsieur.

— Maintenant, voulez-vous monter ? demanda M. Pickwick.

— Excusez-moi, répondit M. Magnus en restant immobile sur la roue. Excusez, M. Pickwick. Je ne puis pas consentir à monter dans cet état d’incertitude. D’après les manières de cet homme, je suis convaincu que le carton à chapeau n’est pas dans la voiture. »

Les solennelles protestations du valet d’écurie n’ayant pu tranquilliser M. Magnus, il fallut, pour le satisfaire, tirer des plus profondes cavités du coffre le carton à chapeau de cuir ; mais lorsque M. Magnus eut été rassuré sur son feutre, il ressentit d’infaillibles pressentiments, d’abord que le sac rouge était égaré, ensuite que le sac rayé avait été volé, puis que le paquet de papier gris s’était dénoué. À la fin, après avoir reçu des démonstrations oculaires du peu de fondement de chacun de ses soupçons, il consentit à monter sur l’impériale de la voiture, déclarant que son esprit était soulagé de toute inquiétude, et qu’il se trouvait maintenant confortable et heureux.

« Vous avez vos nerfs susceptibles, mossieu ? dit M. Weller, en regardant l’étranger de travers, tout en montant sur son siége.

— Oui, je suis assez susceptible pour toutes ces petites choses ; mais me voilà rassuré, maintenant, tout à fait rassuré.

— Eh ben ! c’est une bénédiction, cela. — Sammy, aide ton maître à monter. L’autre jambe, mossieu. C’est cela. Donnez-moi votre main, mossieu. Allons, haut ! Vous étiez pus léger quand vous étiez en nourrice, mossieu.

— C’est assez probable, monsieur Weller, répondit M. Pickwick avec bonne humeur, quoique tout essoufflé. »

Lorsqu’il eut pris place auprès du corpulent cocher, celui-ci poursuivit :

« Grimpe ici, Sammy. — Maintenant, Villam, faites-les sortir. Prenez garde à l’arcade, gent’l’m’n. Gare les têtes ! comme disait le marchand de pâtés en jouant à pile ou face.

— C’est ben comme ça, Villam ; laissez-les aller. »

William lâcha la tête des chevaux, et en route ! Voilà la voiture lancée à travers Whitechapel, à la grande admiration de toute la populace de ce quartier, qui n’est pas désert.

« Un voisinage pas trop beau, dit Sam, avec le mouvement de chapeau qui précédait toujours son entrée en conversation avec son maître.

— Cela est vrai, Sam, répliqua M. Pickwick en examinant les rues malpropres et encombrées que traversait la voiture.

— Monsieur, poursuivit Sam, n’est-ce pas une chose bien extra que la pauvreté et les huîtres marchent toujours ensemble ?

— Je ne vous comprends pas, Sam.

— Voilà ce que je veux dire, monsieur : c’est que plus un endroit est misérable, plus on y mange des huîtres. Regardez ici, monsieur, il y a des coquilles d’huîtres à presque toutes les portes. Dieu me pardonne si je ne crois pas que les gens très-pauvres sortent de leur appartement pour manger des huîtres, par pur désespoir.

— C’est sûr ça, observa M. Weller, et c’est juste tout d’même pour le saumon salé.

— Voilà deux faits très-remarquables qui ne m’avaient jamais frappé, dit alors M. Pickwick ; je les noterai certainement à la première place où nous arrêterons. »

Tout en causant ainsi, ils avaient atteint la barrière de péage de Mile-End. Un profond silence régnait sur l’impériale ; mais deux ou trois milles plus loin, M. Weller, se tournant tout à coup vers M. Pickwick, lui dit :

« Drôle de vie, mossieu, que celle de ces gens-là.

— Quelles gens ? s’écria le philosophe.

— Un gardien de pike !

— Qu’est-ce que vous entendez par un gardien de piques ? demanda M. Peter Magnus.

— L’ancien veut dire un gardien de turnpike, gentlemen, fit observer Sam en manière d’explication.

— Oh ! dit M. Pickwick, je comprends. Oui, une vie très-curieuse, très-peu confortable…

— C’est tous des hommes qu’a eu des désagréments dans la vie, poursuivit M. Weller.

— Ah ! ah ! fit M. Pickwick.

— Oui. En conséquence d’quoi, i’se retirent du monde et i’ s’enferment dans des pikes, partie pour être solitude, partie pour se revancher du genre humain en faisant payer les droits.

— Vraiment ! dit M. Pickwick, je ne savais pas cela non plus.

— C’est un fait, mossieu. Si i’s étaient des gen’l’men, vous les appelleriez misencroupes ; mais ces gens-là, ça se nomme simplement des gabeloux. »

C’est par de semblables discours, réunissant à la fois l’agréable et l’utile, que M. Weller charmait les ennuis du voyage. Les sujets de conversation ne manquaient point ; et lorsque, par hasard, la loquacité de l’honorable cocher semblait diminuer un instant, M. Peter Magnus remplissait abondamment l’intervalle par des enquêtes sur l’histoire personnelle de ses compagnons de voyage, et par l’anxiété qu’il exprimait hautement, à chaque relai, concernant la sûreté et le bien-être des deux sacs, du carton à chapeau de cuir et du paquet de papier gris.

À gauche, dans la grande rue d’Ipswich, à peu de distance après l’hôtel de ville, se trouve l’auberge au loin connue sous le nom du Grand Cheval blanc. Au-dessus de la principale porte, on remarque une énorme statue de pierre, représentant un animal bondissant, avec une queue et une crinière ondoyantes, et qui ressemble à peu près à un cheval de brasseur qui aurait perdu l’esprit. L’auberge du Grand Cheval blanc est fameuse dans le voisinage, au même titre qu’un bœuf gras, qu’un verrat monstrueux, qu’un navet enregistré dans la feuille de l’endroit, c’est à savoir pour sa taille gigantesque. Jamais, sous aucun toit, on ne vit de tels labyrinthes de couloirs sans tapis, un tel amas de chambres humides et mal éclairées, enfin un aussi grand nombre de petites tanières pour manger ou pour dormir.

C’est à la porte de cette hydropique taverne que la voiture de Londres s’arrête à la même heure tous les soirs, et c’est de ladite voiture de Londres que descendirent M. Pickwick, Sam Weller et M. Peter Magnus, dans la soirée à laquelle se rapporte ce chapitre de notre histoire.

« Restez-vous ici, monsieur ? » demanda M. Peter Magnus lorsque le sac rayé, le sac rouge, le carton à chapeau de cuir et le paquet de papier gris, eurent été déposés l’un après l’autre dans le passage.

« Oui, monsieur, répliqua H. Pickwick.

— Dieu de Dieu ! s’écria M. Magnus, je n’ai jamais rien vu d’aussi remarquable que cette coïncidence. Eh bien ! moi aussi, je reste ici ! J’espère que nous dînerons ensemble ?

— Avec plaisir, répondit le philosophe. Cependant il serait possible que je trouvasse ici quelques amis. Garçon, y a-t-il dans l’hôtel un gentleman nommé Tupman ? »

Un homme corpulent, qui avait sous son bras une serviette âgée d’une quinzaine de jours, et sur ses jambes des bas contemporains de la serviette, daigna cesser de regarder dans la rue lorsqu’il entendit cette question de M. Pickwick ; et, après avoir soigneusement examiné l’apparence du savant homme, depuis son chapeau jusqu’à ses guêtres, lui répondit avec emphase : « Non !

— Ni un gentleman nommé Snodgrass ? poursuivit M. Pickwick.

— Non.

— Ni un gentleman nommé Winkle ?

— Non.

— Mes amis ne sont pas arrivés aujourd’hui, et par conséquent, monsieur, nous dînerons seuls. Garçon ! conduisez-nous dans une salle à manger particulière. »

En vertu de cette requête, l’homme corpulent voulut bien ordonner au commissionnaire d’apporter les bagages des gentlemen ; puis il leur fit traverser un passage long et sombre, et les introduisit dans une grande chambre, à peine meublée, où fumait, sur une grille malpropre, un petit feu de charbon de terre qui s’efforçait en vain de paraître joyeux, et qui noircissait misérablement sous l’influence attristante du local. Au bout d’une heure, un plat de poisson et des côtelettes furent servis aux voyageurs, et enfin, lorsque ce dîner eut été remporté, M. Pickwick et M. Peter Magnus, tirant leurs chaises plus près du feu, demandèrent une bouteille de vin de Porto, le plus mauvais possible, au prix le plus élevé possible, pour le bénéfice de la maison, et burent, pour le leur, de l’eau-de-vie et de l’eau chaude.

M. Peter Magnus était naturellement d’une disposition très-communicative, et le grog opéra d’une manière surprenante pour faire écouler les secrets les plus cachés de son cœur. Après avoir donné de nombreux renseignements sur lui-même, sur sa famille, sur ses alliances, sur ses amis, sur ses plaisanteries, sur ses affaires et sur ses frères (la plupart des bavards ont beaucoup de choses à dire sur leurs frères), M. Peter Magnus contempla M. Pickwick pendant plusieurs minutes, à travers ses lunettes bleues, et dit ensuite avec un air de modestie :

— Et maintenant, monsieur Pickwick, que pensez-vous que je sois venu faire ici ?

— Sur ma parole, répondit la philosophe, il m’est tout à fait impossible de le deviner. Pour affaire, peut-être ?

— Vous avez moitié raison, moitié tort en même temps. Essayez encore, monsieur Pickwick.

— Réellement j’implore votre merci, et vous me l’apprendrez ou non, à votre choix ; car je ne pourrai jamais deviner, quand j’essayerais toute la nuit.

— Eh bien ! alors, hi ! hi ! hi ! reprit M. Peter Magnus avec un ricanement timide : que penseriez-vous, monsieur Pickwick, si je vous disais que je suis venu ici pour faire une déclaration et une demande de mariage ? Eh ! monsieur ? hi ! hi ! hi !

— Je penserais qu’il est fort probable que vous réussirez, répondit notre aimable ami avec un de ses sourires les plus radieux.

— Ah ! monsieur Pickwick, le pensez-vous vraiment ? Le pensez-vous ?

— Certainement.

— Non ! vous plaisantez ; j’en suis sûr.

— Je ne plaisante pas, en vérité !

— Eh bien ! alors, pour vous dire un petit secret, je le pense aussi, moi. Je vous dirai même, monsieur Pickwick, quoique je sois jaloux comme un tigre, de mon naturel, je vous dirai que la dame est dans cette maison-ci. En prononçant ces dernières paroles, M. Magnus ôta ses lunettes bleues pour cligner de l’œil, et les remit ensuite d’un air décidé.

— C’est donc pour cela, demanda M. Pickwick avec malice, c’est donc pour cela que vous sortiez de la chambre à chaque instant, avant le dîner.

— Chut ! vous avez raison ; c’était pour cela. Cependant je n’étais pas assez fou pour l’aller voir.

— Pourquoi donc ?

— Cela ne vaudrait rien, voyez-vous, juste après un voyage. Il vaut mieux attendre jusqu’à demain matin ; j’aurai bien plus de chances alors. Monsieur Pickwick, il y a dans ce sac un habit, et dans cette boîte un chapeau, qui sont inestimables pour moi, d’après l’effet que j’en attends.

— En vérité !

— Oui, monsieur. Vous devez avoir observé mon anxiété à leur sujet aujourd’hui. Je ne crois pas, monsieur Pickwick, qu’on puisse avoir, pour de l’argent, un autre habit et un autre chapeau comme ceux-là. »

Notre philosophe félicita, sur son bonheur, le possesseur du vêtement irrésistible, et M. Peter Magnus demeura pendant quelque temps absorbé dans la contemplation intellectuelle de ses trésors.

« C’est une belle créature ! s’écria-t-il enfin.

— Vraiment ?

— Charmante ! charmante ! Elle habite à dix-huit milles d’ici, monsieur Pickwick. J’ai appris qu’elle serait ici ce soir et toute la matinée de demain, et je suis accouru pour saisir l’occasion. Je pense qu’une auberge doit être un endroit très-favorable pour faire des propositions à une femme seule ; car, lorsqu’elle voyage, elle doit sentir sa solitude bien plus que dans sa maison. Qu’en pensez-vous, monsieur Pickwick ?

— Cela me paraît en effet fort probable.

— Je vous demande pardon, monsieur Pickwick ; mais je suis naturellement assez curieux. Pour quelle cause êtes-vous ici ? »

Le rouge monta au visage de M. Pickwick au souvenir du sujet de son voyage. « Le motif qui m’amène, répondit-il, n’est nullement agréable. Je viens ici, monsieur, pour dévoiler la perfidie et la fausseté d’une personne dans l’honneur de laquelle j’avais mis une entière confiance.

— Dieu de Dieu ! cela est bien désagréable ! C’est une dame, je présume ? Eh ! eh ! fripon de M. Pickwick ! petit fripon ! Bien, bien, monsieur Pickwick !… Monsieur, je ne voudrais pas blesser votre délicatesse pour le monde entier. Pénible sujet, monsieur, très-pénible. Que je ne vous gêne pas, monsieur Pickwick, si vous voulez donner cours à votre chagrin. Je sais ce que c’est que d’être trahi, monsieur ; j’ai enduré cette sorte de chose trois ou quatre fois.

— Je vous suis fort obligé pour votre sympathie sur ce que vous supposez être mon cas mélancolique, repartit M. Pickwick en montant sa montre et en la posant sur la table, mais…

— Non ! non ! interrompit M. Peter Magnus ; pas un mot de plus. C’est un sujet pénible ; je le vois ; je le vois. Quelle heure est-il, monsieur Pickwick ?

— Minuit passé.

— Dieu de Dieu ! il est bien temps de s’aller coucher ! quelle sottise de rester debout si tard ! Je serai pâle demain matin, monsieur Pickwick. »

Contristé par l’idée d’une telle calamité, M. Peter Magnus tira la sonnette. Une servante apparut, et le sac rayé, le sac rouge, le carton à chapeau en cuir, et le paquet de papier gris ayant été transportés dans sa chambre à coucher, il se retira, avec un chandelier vernissé, dans une des ailes de la maison, tandis que M. Pickwick, avec un autre chandelier vernissé, était conduit dans une autre aile, à travers une multitude de passages tortueux.

« Voici votre chambre, monsieur, dit la servante.

— Très-bien, » répondit M. Pickwick en regardant autour de lui. C’était une assez grande pièce à deux lits, dans laquelle il y avait du feu, et qui paraissait plus confortable, au total, que M. Pickwick n’était disposé à l’espérer d’après sa courte expérience de l’aménagement du Grand Cheval blanc.

« Il va sans dire que personne ne dort dans l’autre lit ? fit-il observer.

— Oh ! non, monsieur.

— Très-bien. Dites à mon domestique que je n’ai plus besoin de lui ce soir, et qu’il m’apporte de l’eau chaude demain à huit heures et demie.

— Oui, monsieur. » Et la servante se retira après avoir souhaité une bonne nuit à notre philosophe.

M. Pickwick, demeuré seul, s’assit dans un fauteuil auprès du feu, et se laissa aller à une longue suite de méditations. D’abord il songea à ses amis, et se demanda quand ils viendraient le rejoindre. Ensuite son esprit retourna vers mistress Martha Bardell, et de cette dame, par une transition naturelle, il se reporta au bureau malpropre de Dodson et Fogg. De là, il s’enfuit, par une tangente, au centre même de l’histoire du singulier client ; puis il revint dans l’auberge du Grand Cheval blanc, à Ipswich, avec assez peu de lucidité pour convaincre M. Pickwick que le sommeil s’emparait rapidement de lui. Il se secoua donc, et commençait à se déshabiller lorsqu’il se rappela qu’il avait laissé sa montre sur la table, dans la salle d’en bas.

Or cette montre était un des biens meubles favoris de M. Pickwick, ayant été transportée de tous côtés, à l’ombre de son gilet, pendant un nombre d’années plus considérable qu’il ne nous paraît nécessaire de le déclarer actuellement au lecteur. On n’aurait pu faire pénétrer dans le cerveau du philosophe la possibilité de s’endormir sans entendre le tic-tac régulier de cette montre sous son traversin, ou dans le porte-montre accroché au chevet de son lit. En conséquence, comme il était tard et qu’il ne voulait pas faire retentir sa sonnette, à cette heure de la nuit, il remit son habit qu’il avait déjà ôté, et prenant le chandelier vernissé, il descendit tranquillement les escaliers.

Mais plus M. Pickwick descendait les escaliers, plus il semblait qu’il lui restât d’escaliers à descendre ; et plusieurs fois après être parvenu dans un étroit passage et s’être félicité d’être enfin arrivé au rez-de-chaussée, M. Pickwick vit un autre escalier apparaître devant ses yeux étonnés. Au bout d’un certain temps, cependant, il atteignit une salle dallée qu’il se rappela avoir vue en entrant dans la maison. Avec un nouveau courage il explora passage après passage ; il entr’ouvrit chambre après chambre, et à la fin, quand il allait abandonner ses recherches de pur désespoir, il se trouva dans la salle même où il avait passé la soirée, et il aperçut sur la table sa propriété manquante.

M. Pickwick saisit la montre d’un air triomphant, et s’occupa ensuite de retourner sur ses traces, pour regagner sa chambre à coucher ; mais si le trajet pour descendre avait été environné de difficultés et d’incertitudes, le voyage pour remonter était infiniment plus embarrassant. Dans toutes les directions possibles s’embranchaient des rangées de portes, garnies de bottes et de souliers. Une douzaine de fois, M. Pickwick avait tourné doucement la clef d’une chambre à coucher, dont la porte ressemblait à la sienne, lorsqu’un cri bourru de l’intérieur : « Qui diable est cela ? » ou, « Qu’est-ce que vous venez faire ici ? » l’obligeait à se retirer sur la pointe du pied, avec une célérité parfaitement merveilleuse. Il se trouvait de nouveau réduit au désespoir, lorsqu’une porte entr’ouverte attira son attention. Il allongea la tête et regarda dans la chambre. Bonne chance à la fin ! Les deux lits étaient là, dans la situation qu’il se rappelait parfaitement, et le feu brûlait encore. Cependant sa chandelle, qui n’était pas des plus longues lorsqu’il l’avait reçue, avait coulé dans les courants d’air qu’il venait de traverser, et s’abîma dans le chandelier, au moment où il fermait la porte derrière lui. « C’est égal, pensa M. Pickwick, je puis me déshabiller tout aussi bien à la lumière du feu. »

Les deux lits étaient placés à droite et à gauche de la porte. Entre chacun d’eux et la muraille il se trouvait une petite ruelle, terminée par une chaise de canne, et justement assez large pour permettre de monter au lit ou d’en descendre du côté de la muraille, si on le jugeait convenable. Après avoir exactement fermé les rideaux du lit du côté de la chambre, M. Pickwick s’assit dans la ruelle, sur la chaise de canne, et se débarrassa tranquillement de ses souliers et de ses guêtres. Ensuite il ôta et plia son habit, son gilet, sa cravate, et tirant lentement son bonnet de nuit de sa poche, il l’attacha solidement sur sa tête, en nouant sous son menton des cordons qui étaient toujours fixés à cette portion de son ajustement. Pendant cette opération l’absurdité de son récent embarras vint frapper plus fortement ses facultés risibles, et, se renversant sur sa chaise de canne, il se mit à rire en lui-même, de si bon cœur, que ç’aurait été un véritable délice, pour tout esprit bien constitué, de contempler le sourire qui épanouissait son aimable physionomie, sous son bonnet de coton orné d’une vaste mèche.

« C’est la plus drôle de chose, se dit M. Pickwick à lui-même en riant si démesurément qu’il en fit presque craquer les cordons de son bonnet ; c’est la plus drôle de chose dont j’aie jamais entendu parler, que de me voir ainsi perdu dans cette auberge, et errant dans tous ses escaliers. Drôle ! drôle ! très-drôle ! » M. Pickwick, souriant de nouveau, d’un sourire plus prononcé qu’auparavant, allait continuer à se déshabiller, lorsqu’il fut arrêté, tout à coup, par l’entrée inattendue d’une personne qui tenait une chandelle, et qui, après avoir fermé la porte, s’avança jusqu’auprès de la toilette et y posa sa lumière.

Le sourire qui se jouait sur les traits de M. Pickwick fut instantanément absorbé par l’expression de la surprise et de la stupeur la plus complète. La personne, quelle qu’elle fût, était arrivée si soudainement et avec si peu de bruit, que M. Pickwick n’avait pas eu le temps de crier ni de s’opposer à son entrée. Qui pouvait-ce être ? un voleur ? quelque individu mal intentionné, qui peut-être l’avait vu monter les escaliers, tenant à la main une belle montre. En tout cas que devait-il faire ?

Le seul moyen pour M. Pickwick d’observer son mystérieux visiteur, sans danger d’être vu lui-même, était de grimper sur le lit pour lorgner dans la chambre, et d’entr’ouvrir les rideaux. Il eut donc recours à cette manœuvre, et les tenant d’une main soigneusement fermés de manière à ne laisser passer que sa tête et son bonnet de coton, il mit sur son nez ses lunettes, rassembla tout son courage, et regarda.

Mais il s’évanouit presque d’horreur et de confusion lorsqu’il vit, debout devant la glace, une dame d’un certain âge, ornée de papillotes de papier brouillard, et activement occupée à brosser ce que les dames appellent leur queue. De quelque manière qu’elle fût venue dans la chambre, il était évident, à son air tranquille et dégagé, qu’elle comptait y passer la nuit tout entière. Elle avait apporté avec elle une chandelle de jonc garnie de son écran, et avec une louable précaution contre les dangers du feu, elle l’avait placée dans une cuvette pleine d’eau, sur le plancher, où cette chandelle brillait comme un phare gigantesque dans une mer singulièrement petite.

« Dieu me protège ! pensa M. Pickwick. Quelle chose épouvantable !

— Hem ! fit la dame ; et aussitôt la tête du philosophe rentra derrière les rideaux, avec une rapidité digne d’une marionnette.

— Je n’ai jamais ouï parler d’une aventure aussi terrible, se dit le pauvre M. Pickwick, dont le bonnet était trempé d’une sueur froide. Jamais ! Cela est effroyable ! »

Cependant, ne pouvant résister au désir de voir ce qui se passait, il fit de nouveau sortir sa tête entre les rideaux.

La situation s’empirait. La dame d’un certain âge ayant fini d’arranger ses cheveux, les avait soigneusement enveloppés dans un bonnet de nuit de mousseline orné d’une petite garniture plissée, et contemplait le feu d’un air mélancolique et rêveur.

« Cette affaire devient alarmante, raisonna M. Pickwick en lui-même. Je ne puis pas laisser aller les choses de cette manière. Il est clair pour moi, d’après la tranquillité de cette dame, que je serai entré dans une chambre qui n’est pas la mienne. Si je parle, elle alarmera la maison ; mais si je reste ici, les conséquences en seront plus effrayantes encore. »

M. Pickwick, il est inutile de le dire, était un des mortels les plus modestes et les plus délicats qui aient jamais existé. La seule idée de se présenter devant une dame en bonnet de nuit, le remplissait de confusion. Mais il avait fait un nœud à ses maudits cordons, et malgré tous ses efforts il ne pouvait parvenir à les défaire. Il devenait indispensable de briser la glace, et il n’y avait pour cela qu’un seul moyen. Il se retira derrière les rideaux, et toussa tout haut : « Hom ! hom ! »

À ce bruit inattendu la dame tressaillit évidemment, car elle renversa l’écran de sa chandelle. Mais bientôt elle se persuada qu’elle s’était alarmée sans raison, et lorsque M. Pickwick, croyant qu’elle était pour le moins évanouie de terreur, s’aventura à regarder à travers les rideaux, elle s’était remise à contempler le feu avec le même air mélancolique et rêveur.

« Voilà une femme bien extraordinaire, pensa M. Pickwick en rentrant la tête. Hom ! hom ! »

Cette fois ces deux syllabes étaient prononcées trop distinctement pour qu’il fût encore possible de les prendre pour une imagination.

« Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria la dame ; qu’est-ce que cela ?

— C’est… c’est seulement un gentleman, madame, dit M. Pickwick derrière le rideau.

— Un gentleman ! répéta la dame avec terreur.

— C’en est fait ! pensa M. Pickwick.

— Un homme dans ma chambre ! s’écria la dame, et elle se précipita vers la porte. M. Pickwick entendit le frôlement de sa robe. Un instant de plus et toute la maison allait être alarmée.

— Madame, dit-il en montrant sa tête, dans l’excès de son désespoir ; madame… »

M. Pickwick, en mettant sa tête hors des rideaux, n’avait certainement point de but bien déterminé. Cependant cela produisit instantanément un bon effet. La dame, comme nous avons dit, était déjà près de la porte. Il fallait l’ouvrir pour arriver à l’escalier, et elle l’aurait fait sans aucun doute en un instant, si l’apparition soudaine du bonnet de nuit philosophique ne l’avait pas fait reculer jusqu’au fond de la chambre. Elle y resta immobile, considérant d’un air effaré M. Pickwick, qui à son tour la contemplait avec égarement.

« Misérable ! dit la dame, couvrant ses yeux de ses mains ; que faites-vous ici ?

— Rien, madame… rien du tout, madame… répondit M. Pickwick avec feu.

— Rien ! répéta la dame en levant les yeux.

— Rien, madame, sur mon honneur, reprit M. Pickwick en secouant sa tête d’une manière si énergique que la mèche de son bonnet s’agitait convulsivement. Madame, je me sens accablé de confusion en m’adressant à une lady avec mon bonnet de nuit sur ma tête (ici la dame arracha brusquement le sien) ; mais je ne puis l’ôter, madame. (En disant ces mots, M. Pickwick donna à son bonnet une secousse prodigieuse pour preuve de son allégation.) Maintenant, madame, il est évident pour moi que je me suis trompé de chambre à coucher, en prenant celle-ci pour la mienne. Je n’y étais pas depuis cinq minutes lorsque vous êtes entrée tout d’un coup.

— Si cette histoire improbable est réellement vraie, monsieur, répliqua la dame en sanglotant violemment, vous quitterez cette chambre sur-le-champ.

— Oui, madame, avec le plus grand plaisir.

— Sur-le-champ ! monsieur.

— Certainement, madame, certainement. Je… je suis très-fâché, madame, poursuivit M. Pickwick en faisant son apparition au pied du lit ; très-fâché d’avoir été la cause innocente de cette alarme et de cette émotion ; profondément affligé, madame… »

La dame montra la porte. Dans ce moment critique, dans cette situation si embarrassante, une des excellentes qualités de M. Pickwick se déploya encore admirablement. Quoiqu’il eût placé à la hâte son chapeau sur son bonnet de coton, à la manière des patrouilles bourgeoises, quoiqu’il portât ses souliers et ses guêtres dans ses mains, et son habit et son gilet sur son bras, rien ne put diminuer sa politesse naturelle.

« Je suis excessivement fâché, madame, dit-il en saluant très-bas.

— Si vous l’êtes, monsieur, vous quitterez cette chambre sur-le-champ.

— Immédiatement, madame. À l’instant même, madame, dit M. Pickwick en ouvrant la porte et en laissant tomber ses souliers avec grand fracas. Je me flatte, madame, reprit-il en ramassant ses chaussures et en se retournant pour saluer encore, je me flatte que mon caractère sans tache et le respect plein de dévotion que je professe pour votre sexe plaideront en ma faveur dans cette circonstance. » Mais avant qu’il eût pu conclure cette sentence, la dame l’avait poussé dans le passage, et avait fermé et verrouillé la porte derrière lui.

Quelque satisfaction que notre philosophe dût ressentir d’avoir terminé aussi aisément cette épouvantable aventure, sa situation présente n’était nullement agréable. Il était seul, à moitié habillé, dans un passage ouvert, dans une maison inconnue, au milieu de la nuit. Il n’était pas supposable qu’il pût retrouver, dans une parfaite obscurité, la chambre qu’il n’avait pu découvrir lorsqu’il était armé d’une lumière, et s’il faisait le plus petit bruit, dans ses inutiles recherches, il courait la chance de recevoir un coup de pistolet et peut-être d’être tué par quelque voyageur réveillé en sursaut. Il n’avait donc pas d’autre ressource que de rester où il était, jusqu’à la pointe du jour. Ainsi, après avoir fait encore quelques pas dans le corridor, en trébuchant, à sa grande alarme, sur plusieurs paires de bottes, il s’accroupit dans un angle du mur, pour attendre le matin aussi philosophiquement qu’il le pourrait.

Cependant il n’était point destiné à subir cette nouvelle épreuve de patience, car il n’y avait pas longtemps qu’il était retiré dans son coin, lorsqu’à son horreur inexprimable un homme, portant une lumière, apparut au bout du corridor. Mais cette horreur fut soudainement convertie en transports de joie lorsqu’il reconnut son fidèle serviteur. C’était en effet M. Samuel Weller qui regagnait son domicile, après être resté jusqu’alors en grande conversation avec le garçon qui attendait la diligence.

« Sam ! dit M. Pickwick, en paraissant tout à coup devant lui ; où est ma chambre à coucher ? »

Sam considéra son maître avec la surprise la plus expressive, et celui-ci avait déjà répété trois fois la même question, lorsque son domestique tourna sur son talon et le conduisit à la chambre si longtemps cherchée.

« Sam, dit M. Pickwick en se mettant dans son lit ; j’ai fait cette nuit un des quiproquos les plus extraordinaires qu’il soit possible de faire.

— Ça ne m’étonne pas, monsieur, répliqua sèchement le valet.

— Mais je suis bien déterminé, Sam, quand je devrais rester six mois dans cette maison, à ne plus jamais me risquer tout seul hors de ma chambre.

— C’est la résolution la plus prudente que vous pourriez prendre, monsieur. Vous avez besoin de quelqu’un pour vous surveiller quand votre raison s’en va en visite.

— Qu’est-ce que vous entendez par là ? Sam, demanda M. Pickwick, qui, se levant sur son séant, étendit la main comme s’il allait faire un discours ; mais tout à coup il parut se raviser, se recoucha et dit à son domestique : Bonsoir.

— Bonsoir, monsieur, » répliqua Sam, et il sortit de la chambre. Arrivé dans le corridor, il s’arrêta, secoua la tête, fit quelques pas, s’arrêta encore, moucha sa chandelle, secoua la tête de nouveau, et finalement se dirigea lentement vers sa chambre, enseveli, en apparence, dans les plus profondes méditations.