Les Papiers posthumes du Pickwick Club/Tome I/XXVII.

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Traduction par Pierre Grollier.
Hachette (Tome 1p. 378-389).

CHAPITRE XXVII.

Samuel Weller fait un pèlerinage à Dorking, et voit sa belle-mère.

Comme il restait un intervalle de deux jours avant l’époque fixée pour le départ des Pickwickiens pour Dingley-Dell, Sam, après avoir dîné de bonne heure, s’assit dans l’arrière-salle de l’auberge le George et Vautour, pour réfléchir au meilleur emploi possible de cet espace de temps. Il faisait un temps superbe, et Samuel n’avait pas ruminé pendant dix minutes, lorsqu’il sentit tout à coup naître en lui un sentiment filial et affectueux. Le besoin d’aller voir son père et de rendre ses devoirs à sa belle-mère se présenta alors si fortement à son esprit, qu’il fut frappé d’étonnement de n’avoir pas songé plus tôt à cette obligation morale. Impatient de réparer ses torts passés, dans le plus bref délai possible, il gravit les marches de l’escalier, se présenta directement devant M. Pickwick, et lui demanda un congé afin d’exécuter ce louable dessein.

« Certainement, Sam, certainement, » répondit le philosophe, dont les yeux se remplirent de larmes de joie à cette manifestation des bons sentiments de son domestique.

Sam fit une inclination de tête reconnaissante.

« Je suis charmé de voir que vous comprenez si bien vos devoirs de fils.

— Je les ai toujours compris, monsieur.

— C’est une réflexion fort consolante, dit M. Pickwick d’un air approbateur.

— Tout à fait, monsieur. Quand je voulais quelque chose de mon père, je le lui demandais d’une manière très-respectueuse et obligeante ; s’il ne me le donnait pas, je le prenais, dans la crainte d’être enduit à mal faire, si je n’avais pas ce que je voulais. Je lui ai évité comme ça une foule d’embarras, monsieur.

— Ce n’est pas précisément ce que j’entendais, Sam, dit M. Pickwick en secouant la tête avec un léger sourire.

— J’ai agi dans un bon sentiment, monsieur, avec les meilleures intentions du monde, comme disait le gentleman qui avait planté là sa femme, parce qu’elle était malheureuse avec lui…

— Vous pouvez aller, Sam.

— Merci, monsieur. » Et ayant fait son plus beau salut et revêtu ses plus beaux habits, Sam se percha sur l’impériale de l’Hirondelle et se rendit à Dorking.

Le marquis de Granby, du temps de Mme Weller, pouvait servir de modèle aux meilleures auberges ; assez grande pour qu’on y eût ses coudées franches, assez petite et assez commode pour qu’on s’y crût chez soi. Du côté opposé de la route, un poteau élevé supportait une vaste enseigne, où l’on voyait représentées la tête et les épaules d’un gentleman doué d’un teint apoplectique. Son habit rouge avait des revers bleus, et quelques taches de cette dernière couleur étaient placées au-dessus de son tricorne pour figurer le ciel. Plus haut encore, il y avait une paire de drapeaux, et au-dessous du dernier bouton de l’habit rouge du gentleman, une couple de canons. Le tout offrait incontestablement un portrait frappant du marquis de Granby, de glorieuse mémoire. Les fenêtres du comptoir laissaient voir une collection de géraniums et une rangée bien époussetée de bouteilles de liqueur. Les volets verts étalaient en lettres d’or force panégyriques des bons lits et des bons vins de la maison ; enfin le groupe choisi de paysans et de valets qui flânaient autour des écuries, autour des auges, disait beaucoup en faveur de la bonne qualité de la bière et de l’eau-de-vie qui se vendaient à l’intérieur. En descendant de voiture, Sam s’arrêta pour noter, avec l’œil d’un voyageur expérimenté, toutes ces petites indications d’un commerce prospère, et, quand il entra, il était grandement satisfait du résultat de ses observations.

« Eh bien ? dit une voix aigrelette lorsque la tête de Sam se montra à la porte du comptoir. Qu’est-ce que vous voulez, jeune homme ? »

Sam regarda dans la direction de la voix. Elle provenait d’une dame d’une encolure assez puissante, confortablement assise auprès de la cheminée, et qui s’occupait à souffler le feu, afin de faire chauffer l’eau pour le thé. La dame n’était pas seule, car de l’autre côté de la cheminée, tout droit dans un antique fauteuil, était assis un homme dont le dos était presque aussi long et presque aussi roide que celui du fauteuil lui-même.

Cet individu, qui attira sur-le-champ l’attention spéciale de Sam, paraissait long et fluet. Son visage était couperosé, son nez rouge ; ses yeux méchants et bien éveillés tenaient beaucoup de ceux d’un serpent à sonnettes. Il portait un habit noir râpé, un pantalon très-court et des bas de coton noir qui, comme le reste de son costume, avaient une teinte rouillée. Son air était empesé, mais sa cravate blanche ne l’était pas, et pendait toute chiffonnée et d’une manière fort peu pittoresque sur son gilet boutonné jusqu’au menton. Sur une chaise, à côté de lui, étaient placés une paire de gants de castor, vieux et usés ; un chapeau à larges bords ; un parapluie fort passé, qui laissait voir une quantité de baleines, comme pour contre-balancer l’absence d’une poignée : enfin, tous ces objets étaient arrangés avec un soin et une symétrie qui semblaient indiquer que l’homme au nez rouge, quel qu’il fût, n’avait pas l’intention de s’en aller de sitôt.

Pour lui rendre justice, il faut convenir que s’il avait eu cette intention, il eût fait preuve de bien peu d’intelligence ; car, à en juger par les apparences, il aurait fallu qu’il possédât un cercle de connaissances bien désirable, pour pouvoir raisonnablement espérer s’installer ailleurs plus confortablement. Le feu flambait joyeusement sous l’influence du soufflet, et la bouilloire chantait gaiement sous l’influence de l’un et de l’autre ; sur la table était disposé tout l’appareil du thé : un plat de rôties beurrées chauffait doucement devant le foyer, et l’homme au nez rouge, armé d’une longue fourchette, s’occupait activement à transformer de larges tranches de pain en cet agréable comestible. Auprès de lui était un verre d’eau et de rhum brûlant, dans lequel nageait une tranche de limon ; et chaque fois qu’il se baissait pour amener les tartines de pain auprès de son œil, afin de juger comment elles rôtissaient, il sirotait une goutte ou deux de grog, et souriait en regardant la dame à la puissante encolure, qui soufflait le feu.

La contemplation de cette scène confortable avait tellement absorbé les facultés pensantes de Sam, qu’il laissa passer sans y faire attention les premières interrogations de l’hôtesse, qui fut obligée de les répéter trois fois, sur un ton de plus en plus aigre, avant qu’il s’aperçût de l’inconvenance de sa conduite.

« Le gouverneur y est-il ? demanda-t-il enfin.

— Non, il n’y est pas, répondit Mme Weller, car la dame n’était autre que la ci-devant veuve et la seule et unique exécutrice testamentaire de feu M. Clarke. Non, il n’y est pas, et qui plus est je ne l’attends pas.

— Je suppose qu’il conduit aujourd’hui ? reprit Sam.

— Peut-être que oui, peut-être que non, répliqua Mme Weller en beurrant la tartine que l’homme au nez rouge venait de faire rôtir. Je n’en sais rien, et de plus je ne m’en soucie guère. — Dites un Benedicite, monsieur Stiggins. »

L’homme au nez rouge fit ce qui lui était demandé, et attaqua aussitôt une rôtie avec une voracité sauvage.

Son apparence, dès le premier coup d’œil, avait induit Sam à suspecter qu’il voyait en lui le substitut du berger dont lui avait parlé son estimable père. Aussitôt qu’il le vit manger, tous ses doutes à ce sujet s’évanouirent, et il reconnut en même temps que s’il avait envie de s’installer provisoirement dans la maison, il fallait qu’il se mît sans délai sur un bon pied. Commençant donc ses opérations, il passa son bras par-dessus la demi-porte du comptoir, l’ouvrit, entra d’un pas délibéré, et dit tranquillement :

« Ma belle-mère, comment vous va ?

— Eh bien ! je crois que c’est un Weller ! s’écria la grosse dame en regardant Sam d’un air fort peu satisfait.

— Un peu, que c’en est un ! rétorqua l’imperturbable Sam, et j’espère que ce révérend gentleman m’excusera si je dis que je voudrais bien être le Weller qui vous possède, belle-mère. »

C’était là un compliment à deux tranchants. Il insinuait que Mme Weller était une femme fort agréable, et en même temps que M. Stiggins avait une apparence ecclésiastique. Effectivement, il produisit sur-le-champ un effet visible, et Sam poursuivit son avantage en embrassant sa belle-mère.

« Voulez-vous bien finir ! s’écria Mme Weller en le repoussant.

— Fi ! jeune homme, fi ! dit le gentleman au nez rouge.

— Sans offense, monsieur, sans offense, répliqua Sam. Mais malgré ça vous avez raison. Ces sortes de choses-là sont défendues quand la belle-mère est jeune et jolie, n’est-ce pas, monsieur ?

— Tout ça n’est que vanité, observa M. Stiggins.

— Oh ! c’est bien vrai, » dit mistress Weller en rajustant son bonnet.

Sam pensa la même chose, mais il retint sa langue.

Le substitut du berger ne paraissait nullement satisfait de l’arrivée de Sam, et quand la première effervescence des compliments fut passée, Mme Weller elle-même prit un air qui semblait dire qu’elle se serait très-volontiers passée de sa visite. Quoi qu’il en soit, Sam était là, et comme on ne pouvait décemment le mettre dehors, on l’invita à s’asseoir et à prendre le thé.

« Comment va le père ? » demanda-t-il au bout de quelques instants.

À cette question, Mme Weller leva les mains et tourna les yeux vers le plafond, comme si c’était un sujet trop pénible pour qu’on osât en parler.

M. Stiggins fit entendre un gémissement.

— Qu’est-ce qu’il a donc, ce monsieur ? demanda Sam.

— Il est choqué de la manière dont votre père se conduit.

— Comment ! C’est à ce point là ?

— Et avec trop de raison, » répondit Mme Weller gravement.

M. Stiggins prit une nouvelle rôtie et soupira bruyamment.

« C’est un terrible réprouvé, poursuivit Mme Weller.

— Un vase de perdition ! » s’écria M. Stiggins, et il fit dans sa rôtie un large segment de cercle et poussa un gémissement sourd.

Sam se sentit violemment enclin à donner au révérend personnage une volée qui permît à ce saint homme de gémir avec plus de raison, mais il réprima ce désir et demanda simplement :

« Le vieux fait donc des siennes, hein ?

— Hélas ! oui, répliqua Mme Weller. Il a un cœur de rocher. Tous les soirs, cet excellent homme… ne froncez pas le sourcil, monsieur Stiggins, je soutiens que vous êtes un excellent homme… Tous les soirs, cet excellent homme passe ici des heures entières, et cela ne produit point le moindre effet sur votre réprouvé de père.

— Eh bien ! voilà qui est drôle ! rétorqua Sam. Ça en produirait un prodigieux sur moi, si j’étais à sa place. Je vous en réponds !

— Mon jeune ami, dit solennellement M. Stiggins, le fait est qu’il a un esprit endurci. Oh ! mon jeune ami, quel autre aurait pu résister aux exhortations de seize de nos plus aimables sœurs, et refuser de souscrire à notre humble société pour procurer aux enfants nègres, dans les Indes occidentales, des gilets de flanelle et des mouchoirs de poche moraux.

— Qu’est-ce que c’est qu’un mouchoir moral ? demanda Sam. Je n’ai jamais vu ce meuble-là.

— C’est un mouchoir qui combine l’amusement et l’instruction, mon jeune ami ; où l’on voit des histoires choisies, illustrées de gravures sur bois.

— Bon, je sais ; j’ai vu ça aux étalages des merciers, avec des pièces de vers et tout le reste, n’est-ce pas ? »

M. Stiggins fit un signe affirmatif et commença une troisième rôtie.

« Et il n’a pas voulu se laisser persuader par les dames ?

— Il s’est assis, répondit Mme Weller, il a allumé sa pipe, et il a dit que les enfants nègres étaient… Qu’est-ce qu’il a dit que les enfants nègres étaient, monsieur Stiggins ?

— Une blague, soupira le révérend, profondément affecté.

— Il a dit que les enfants nègres étaient une blague ! » répéta tristement Mme Weller ; après quoi, la dame et le révérend recommencèrent à gémir sur l’atroce conduite de M. Weller.

Beaucoup d’autres iniquités de la même nature auraient pu être racontées, mais toutes les rôties étant mangées, le thé étant devenu très-faible, et Sam ne montrant aucune inclination à partir, M. Stiggins se rappela soudainement qu’il avait un rendez-vous très-pressant avec le berger, et se retira en conséquence.

Le plateau était à peine enlevé, le foyer à peine balayé, lorsque la voiture de Londres déposa M. Weller à la porte. Peu après ses jambes le déposèrent dans le comptoir, et ses yeux lui révélèrent la présence de son fils.

« Ha ! ha ! Sammy ! s’écria le père.

— Ho ! ho ! vieux farceur ! » cria le fils ; et ils se donnèrent une poignée de main vigoureuse.

« Charmé de te voir, Sammy, dit l’aîné des Weller. Comment diantre as-tu pu venir à bout de ta belle-mère ? Ça me passe. Tu devrais me passer ta recette. Je ne te dis que ça !

— Chut ! fit Sam. Elle est dans la maison, mon vieux gaillard.

— Elle n’est pas à portée d’oreille. Elle reste toujours en bas, à tracasser le monde pendant une heure ou deux après le thé. Ainsi donc, nous pouvons nous humecter l’intérieur, Sammy. »

En parlant ainsi, M. Weller mêla deux verres de grog et aveignit une couple de pipes. Le père et le fils s’assirent en face l’un de l’autre, Sam d’un côté du feu, dans le fauteuil au dos élevé, M. Weller de l’autre côté, dans une bergère, et ils commencèrent à goûter le double plaisir de leur pipe et de leur réunion inattendue, avec toute la gravité convenable.

« Venu quelqu’un, Sammy ? » demanda laconiquement M. Weller, après un long silence.

Sam fit un signe exprimant l’affirmation.

« Un gaillard au nez rouge ? »

Sam répéta le même signe.

« Un bien aimable homme que ce gaillard-là ! Sammy, fit observer M. Weller en fumant avec précipitation.

— Il en a tout l’air.

— Et joliment fort sur le calcul !

— Vraiment !

— Le lundi, il emprunte dix-huit pence ; le mardi, il demande un shilling pour compléter la demi-couronne ; le vendredi, il remprunte une autre demi-couronne pour faire un compte rond de cinq shillings, et il va comme ça, en doublant, jusqu’à ce qu’il arrive, en un rien de temps, à empocher une bank-note de cinq livres. Ça ressemble à ce calcul du livre d’arusmétique où l’on arrive à des sommes folles en doublant les clous d’un fer à cheval. »

Sam indiqua par un geste qu’il se rappelait le problème auquel son père faisait allusion.

« Comme ça, vous n’avez pas voulu souscrire pour les gilets de flanelle, demanda Sam après avoir lancé de nouveau quelques bouffées de tabac silencieuses.

— Non certainement. À quoi des gilets de flanelle peuvent-ils servir à ces négrillons ? Mais vois-tu, Sammy, ajouta M. Weller en baissant la voix et en se penchant vers son compagnon, je souscrirais bien volontiers une jolie somme s’il s’agissait d’offrir des camisoles de force à certains particuliers que nous connaissons. »

Ayant exprimé cette opinion, M. Weller reprit lentement sa position première, et cligna de l’œil d’un air très-sagace.

« C’est une drôle d’idée, tout de même, de vouloir envoyer des mouchoirs à des gens qui ne connaissent pas la manière de s’en servir, fit remarquer Sam.

— I’ sont toujours à faire quelque bêtise de ce genre, Sammy. L’autre dimanche, je flânais sur la route, qu’est-ce que j’aperçois debout à la porte d’une chapelle ? Ta belle-mère avec un plat de faïence bleue à la main, oùs que les patards tombaient comme la grêle… Tu n’aurais jamais cru qu’un plat mortel aurait pu y tenir. Et pour quoi penses-tu que c’était, Sammy ?

— Pour donner un autre thé, peut-être !

— Tu n’y es pas, c’était pour la rente d’eau du berger

— La rente d’eau du berger !

— Ni plus ni moins. I’ y avait trois trimestres que le berger n’avait pas payé un liard, pas un liard. Au fait il n’a guère besoin d’eau, i’ ne boit que très-peu de c’te liqueur-là, très-peu, Sammy… pas si chose ! Comme ça, la rente n’était pas payée et le receveur avait arrêté son filet. V’là donc le berger qui s’en va à la chapelle. Il dit qu’il est un saint martyrisé, qu’il désire que le tourne-robinet qu’a coupé son filet obtienne son pardon du ciel, mais qu’il a bien peur qu’on ne lui ait déjà retenu dans l’autre monde une place où il ne sera pas à son aise. Là-dessus les femelles font un meeting, chantent des hymnes, nomment ta belle-mère présidente, votent une quête pour le dimanche suivant, et repassent tout le quibus au berger. Et si i’ n’a pas eu de quoi payer sa rente d’eau, sa vie durant, dit M. Weller en terminant, je ne suis qu’un Hollandais et tu en es un autre, voilà tout.  »

M. Weller fuma en silence pendant quelques minutes, puis il ajouta  :

«  Le pire de ces bergers, mon garçon, c’est qu’i’ tournent la tête à toutes les jeunes filles. Dieu bénisse leurs petits cœurs  ! elles s’imaginent que c’est tout miel, et elles n’en savent pas plus long. Elles donnent toutes dans la charge, Sammy, elles y donnent toutes.

— Ça me fait cet effet-là, dit Sam.

— Ni pus ni moins, poursuivit M. Weller en secouant gravement la tête  ; et ce qui m’agace le plus, Samivel, c’est de leur voir perdre leur temps et leur belle jeunesse à faire des habits pour des gens cuivrés qui n’en ont pas besoin, sans jamais s’occuper des chrétiens qui ont des couleurs naturelles et qui savent mettre un pantalon. Si j’étais le maître, Sammy, j’attèlerais quelques-uns de ces faignants de bergers à une brouette bien chargée et je la leur ferais monter et descendre, pendant vingt-quatre heures de suite, le long d’une planche de dix-huit pouces de large. Ça leur ôterait un peu de leur bêtise, ou rien n’y réussira.  »

M. Weller, ayant débité cette aimable recette, avec beaucoup d’emphase et une multitude de gestes et de contorsions, vida son verre d’un seul trait, et fit tomber les cendres de sa pipe avec une dignité naturelle.

Il n’avait pas encore terminé cette dernière opération, lorsqu’une voix aigre se fit entendre dans le passage.

«  Voici ta chère belle-mère, Sammy,  » dit-il à son fils, et au même instant Mme Weller entra, d’un pas affairé, dans la chambre.

«  Oh  ! vous voilà donc revenu  ! s’écria-t-elle.

— Oui, ma chère, répliqua M. Weller en bourrant de nouveau sa pipe.

— M. Stiggins est-il de retour  ? demanda mistress Weller.

— Non, ma chère, répondit M. Weller en allumant ingénieusement sa pipe au moyen d’un charbon embrasé qu’il prit avec les pincettes ; et qui plus est, ma chère, je tâcherais de ne pas mourir de chagrin s’il ne remettait plus les pieds ici.

— Ouh ! le réprouvé ! s’écrie Mme Weller.

— Merci, mon amour, dit son époux.

— Allons ! allons ! père, observa Sam ; pas de ces petites tendresses devant des étrangers. Voilà le révérend gentleman qui revient. »

À cette annonce, Mme Weller essuya précipitamment les larmes qu’elle s’était efforcée de verser, et M. Weller tira, d’un air chagrin, son fauteuil dans le coin de la cheminée.

M. Stiggins ne se fit pas beaucoup prier pour prendre un autre verre de grog ; puis il en accepta un second, puis un troisième, puis il consentit à accepter sa part d’un léger souper, afin de recommencer sur nouveaux frais. Il était assis du même côté que M. Weller aîné ; et lorsque celui-ci supposait que sa femme ne pouvait pas le voir, il indiquait à son fils les émotions intimes dont son âme était agitée, en secouant son poing sur la tête du berger. Cette plaisanterie procurait à son respectueux enfant une satisfaction d’autant plus pure, que M. Stiggins continuait à siroter paisiblement son rhum, dans une heureuse ignorance de cette pantomime animée.

La conversation fut soutenue, en grande partie, par Mme Weller et le révérend M. Stiggins, et les principaux sujets qu’on entama furent les vertus du berger, les mérites de son troupeau, et les crimes affreux, les détestables péchés de tout le reste du monde. Seulement, M. Weller interrompait parfois ces dissertations par des remarques et des allusions indirectes à un certain vieux farceur généralement désigné sous le nom de Walker[1], et se permit çà et là divers commentaires non moins ironiques et voilés.

Enfin, M. Stiggins, qui, à en juger par divers symptômes indubitables, avait emmagasiné autant de grog qu’il en pouvait ingurgiter sans trop s’incommoder, prit son chapeau et son congé. Immédiatement après, Sam fut conduit par son père dans une chambre à coucher. Le respectable gentleman, en lui donnant une chaleureuse poignée de main, paraissait se disposer à lui adresser quelques observations ; mais il entendit monter Mme Weller, et changeant aussitôt d’intention, il lui dit brusquement bonsoir.

Le lendemain, Sam se leva de bonne heure. Ayant déjeuné à la hâte, il s’apprêta à retourner à Londres, et il sortait de la maison, lorsque son père se présenta devant lui.

— Tu pars, Sam ?

— Tout de gô.

— Je voudrais bien te voir museler ce Stiggins, et l’emmener avec toi.

— Vraiment ? répondit Sam d’un ton de reproche ; je rougis de vous avoir pour auteur, vieux capon. Pourquoi lui laissez-vous montrer son nez cramoisi chez le Marquis de Granby ? »

M. Weller attacha sur son fils un regard sérieux, et répondit :

« Parce que je suis un homme marié, Sammy, parce que je suis un homme marié. Quand tu seras marié, Sammy, tu comprendras bien des choses que tu ne comprends pas maintenant. Mais ça vaut-il la peine de passer tant de vilains quarts d’heure pour apprendre si peu de chose, comme disait cet écolier quand il a-t-été arrivé à savoir son alphabet, voilà la question ? C’est une affaire de goût. Mais, pour ma part, je suis très-disposé à répondre : Non !

— Dans tous les cas, dit Sam, adieu.

— Bonjour, Sammy, bonjour.

— Je n’ai plus qu’un mot à vous dire, reprit Sam en s’arrêtant court : Si j’étais le propriétaire du Marquis de Granby, et si cet animal de Stiggins venait faire des rôties dans mon comptoir, je le…

— Que ferais-tu ? interrompit M. Weller avec grande anxiété, que ferais-tu ?

— J’empoisonnerais son grog.

— Bah ! s’écria Weller en donnant à son fils une poignée de main reconnaissante, tu ferais cela réellement, Sammy ? tu ferais cela ?

— Parole ! Je ne voudrais pas me montrer trop cruel envers lui tout d’abord. Je commencerais par le plonger dans la fontaine, et je remettrais le couvercle pour l’empêcher de s’enrhumer ; mais si je voyais qu’il n’y avait pas moyen d’en venir à bout par la douceur, j’emploierais une autre méthode de persuasion. »

M. Weller aîné lança à son fils un regard d’admiration inexprimable, et, lui ayant de nouveau serré la main, s’éloigna lentement en roulant dans son esprit les réflexions nombreuses auxquelles cet avis avait donné lieu.

Sam le suivit des yeux jusqu’au détour de la route et s’achemina ensuite vers Londres. Il médita d’abord sur les conséquences probables de son conseil, et sur la vraisemblance ou l’invraisemblance qu’il y avait de voir adopter cet avis par son père  ; mais bientôt il écarta toute inquiétude de son esprit par cette réflexion consolante, qu’il en saurait le résultat avec le temps. C’est un avantage que le lecteur aura, aussi bien que lui.





  1. M. Walker est un personnage mystérieux qui jouit en Angleterre d’une grande réputation de hableur. Son nom, employé comme interjection « Walker » est devenu un terme de mépris et d’incrédulité. (Note du traducteur.)