Les Papiers posthumes du Pickwick Club/Tome II/XXIV.

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Traduction par Pierre Grollier.
Hachette (2p. 341-354).


CHAPITRE XXIV.

Comprenant la sortie finale de MM. Jingle et Job Trotter, avec une grande matinée d’affaires dans Gray’s Inn square, terminée par un double coup frappé à la porte de M. Perker.


Lorsque M. Pickwick, après de prudentes préparations et de nombreuses assurances qu’il n’y avait pas la plus petite raison d’être découragé, eut appris à Arabelle le résultat peu satisfaisant de sa visite à Birmingham, elle fondit en larmes et se plaignit en termes touchants, d’être un malheureux sujet de discorde entre le père et le fils.

« Ma chère enfant, dit M. Pickwick avec bonté, ce n’est pas du tout votre faute. Il était impossible de prévoir que le vieux Winkle serait si fortement prévenu contre le mariage de son fils. Je suis sûr, ajouta-t-il en regardant son joli visage, qu’il ne se doute pas de tout le plaisir qu’il se refuse.

— Oh ! mon cher monsieur Pickwick, reprit Arabelle, que ferons-nous s’il continue à être en colère contre nous ?

— Nous attendrons patiemment qu’il se ravise, ma chère enfant, répliqua l’excellent homme d’un air conciliant.

— Mais, mon cher monsieur Pickwick, qu’est-ce que Nathaniel deviendra si son père lui retire son assistance.

— En ce cas-là, ma chère petite, je parierais bien qu’il trouvera quelque autre ami pour l’aider à faire son chemin dans le monde. »

La signification de cette réponse s’était pas assez voilée pour qu’Arabelle ne la comprît point : aussi jetant ses bras autour du cou de M. Pickwick, elle l’embrassa tendrement, et sanglota encore plus fort.

« Allons, allons ! dit-il en prenant ses mains nous attendrons encore quelques jours, et nous verrons s’il écrit ou s’il fait quelque autre réponse à la communication de votre mari. Si nous ne recevons pas de nouvelles, j’ai dans la tête une douzaine de plans, dont un seul suffirait pour vous rendre heureux sur-le-champ. Voilà, ma chère, voilà. »

En disant ces mots, M. Pickwick pressa doucement la main d’Arabelle, et l’invita à sécher ses larmes, pour ne point tourmenter son mari. Aussitôt, la jeune femme, qui était la meilleure petite créature du monde, mit son mouchoir dans son sac, et lorsque M. Winkle arriva, il trouva sur sa physionomie le même gracieux sourire et les mêmes regards étincelants qui l’avaient originairement captivé.

« Voilà une situation affligeante pour ces deux jeunes gens, pensa M. Pickwick, en s’habillant le lendemain matin. Je vais aller jusque chez Perker, et le consulter là-dessus. » Comme il était en outre invité à se rendre chez le bon petit avoué par un vif désir de régler son compte avec lui, il déjeuna à la hâte, et exécuta ses intentions si rapidement, qu’il s’en fallait encore de dix minutes que l’horloge eût sonné dix heures quand il atteignit Gray’s Inn.

Lorsqu’il se trouva sur le carré où s’ouvrait l’étude de Perker, les clercs n’étaient pas arrivés et il se mit à la fenêtre pour passer le temps.

Le soleil, tant célébré, d’une belle matinée d’octobre, semblait égayer un peu les vieilles maisons elles-mêmes, et quelques-unes des fenêtres vermoulues paraissaient presque joyeuses, grâce à l’influence de ses rayons. Les clercs, arrivant par les diverses portes, se précipitaient l’un après l’autre dans le square, et regardant la grande horloge, diminuaient ou augmentaient leur vitesse, suivant l’heure à laquelle leur bureau devait s’ouvrir ; les gens de neuf heures et demie, devenant tout à coup fort empressés, et les gentlemen de dix heures retombant dans une lenteur aristocratique. L’horloge sonna dix heures, et le flot des clercs se répandit plus vite que jamais, chacun d’eux arrivant en plus grande transpiration que son prédécesseur. Le bruit des portes ouvertes et fermées retentissait de tous les côtés ; des têtes apparaissaient, comme par enchantement, à chaque fenêtre ; les commissionnaires prenaient leur place pour la journée ; les femmes de ménage, en savates, se retiraient précipitamment ; le facteur courait de maison en maison, et toute la ruche légale se montrait pleine d’agitation.

« Vous voilà de bien bonne heure, monsieur Pickwick, dit une voix derrière notre savant ami.

— Ah ! ah ! monsieur Lowten ! répliqua M. Pickwick en se retournant.

— Il fait joliment chaud à marcher, reprit Lowten en tirant de sa poche une clef Bramah, garnie d’un petit fausset, pour empêcher l’entrée de la poussière.

— Il paraît que vous vous en êtes aperçu, dit M. Pickwick au clerc qui était rouge comme une écrevisse.

— Je suis venu un peu vite. Il était neuf heures et demie quand j’ai traversé le Polygone ; mais comme je suis arrivé avant lui, ça m’est égal ! »

Consolé par cette réflexion, M. Lowten ôta la cheville de sa clef, ouvrit la porte, rechevilla et rempocha son bramah, recueillit les lettres que le facteur avait mises dans la boîte, et introduisit M. Pickwick dans son cabinet. Là, en un clin d’œil, il se dépouilla de son habit, tira d’un pupitre et endossa un vêtement râpé jusqu’à la corde, accrocha son chapeau, tira quelques feuilles de papier-cartouche, disposées par lits alternatifs avec des feuillets de papier buvard, et posant sa plume sur son oreille, frotta ses mains avec un air de grande satisfaction.

« Vous voyez, monsieur Pickwick, me voilà au grand complet ! J’ai mis mon habit de bureau, ma boutique est ouverte ; il peut venir maintenant aussi vite qu’il voudra. Est-ce que vous n’avez pas une prise de tabac à me donner ?

— Je n’en ai pas, malheureusement.

— Tant pis ! mais c’est égal, je vais courir chercher une bouteille de soda-water. N’ai-je pas quelque chose de drôle dans les yeux, monsieur Pickwick ? »

Le philosophe consulté examina d’une certaine distance les yeux de M. Lowten, et exprima son opinion qu’ils n’avaient rien de plus drôle qu’à l’ordinaire.

« J’en suis bien aise, reprit leur possesseur. Nous ne nous en sommes pas mal donné, la nuit passée, à la Souche, et je me sens tout farce, ce matin. — À propos, Perker s’occupe de votre affaire.

— Quelle affaire ? Les frais pour mistress Bardell ?

— Non, l’affaire du débiteur pour qui nous avons racheté les dettes, par votre ordre, à un rabais de cinquante pour cent. Perker va le tirer de prison et l’envoyer à Demerary.

— Ha ! M. Jingle, dit vivement M. Pickwick. Eh bien !

— Eh bien ! tout est arrangé, répondit Lowten, en surcoupant sa plume. L’agent de Liverpool a dit qu’il avait été obligé par vous bien des fois, quand vous étiez dans les affaires, et qu’il le prendrait avec plaisir, sur votre recommandation.

— C’est très-bien, répondit M. Pickwick ; j’en suis charmé.

— Mais, reprit Lowten en grattant une autre plume avec le dos de son canif avant de la tailler ; l’autre est-il bonasse !

— Quel autre ?

— Eh ! mais, le domestique, ou l’ami,… vous savez bien,… Trotter.

— Bah ! fit M. Pickwick, avec un sourire, j’ai toujours pensé de lui tout le contraire.

— Eh bien ! moi aussi, d’après le peu que j’en avais vu. Cela montre seulement comment on est trompé. Qu’est-ce que vous diriez s’il s’en allait à Demerary aussi ?

— Quoi ? il renoncerait à ce qu’on lui offre ici ?

— Il a reçu comme rien l’offre que lui faisait Perker de dix-huit shillings par semaine, avec de l’avancement s’il se comportait bien. Il dit qu’il ne peut pas quitter l’autre. Il a persuadé à Perker d’écrire sur nouveaux frais, et on lui a trouvé quelque chose sur la même propriété… d’un peu moins avantageux que ce qu’obtiendrait un convict dans la Nouvelle-Galles du sud, s’il paraissait devant le tribunal avec des habits neufs.

— Quelle folie ! s’écria M. Pickwick avec des yeux brillants, quelle folie !

— Oh ! c’est pire que de la folie, c’est de la véritable bassesse, comme vous voyez, répliqua Lowten en coupant sa plume d’un air méprisant. Il dit que c’est le seul ami qu’il ait jamais eu, et qu’il lui est attaché, et tout ça. L’amitié est certainement une très-bonne chose, dans son genre. Par exemple, après notre grog, nous sommes tous très-bons amis, à la Souche, où chacun paye son écot. Mais le diable emporte celui qui se sacrifierait pour un autre, n’est-ce pas ? Un homme ne doit avoir que deux attachements : l’un pour le premier des pronoms personnels, l’autre pour les dames en général ; voilà mon système, ha ! ha ! ha ! »

M. Lowten termina cette profession de foi par un bruyant éclat de rire, moitié joyeux, moitié dérisoire, mais qui fut coupé court par le bruit des pas de Perker sur l’escalier. En l’entendant approcher, le clerc s’élança sur son tabouret avec une agilité remarquable, et se mit à écrire furieusement.

Les salutations entre M. Pickwick et son conseiller légal furent cordiales et chaudes, mais le client était à peine étendu dans le fauteuil de l’avoué, quand un coup se fit entendre à la porte, et une voix demanda si M. Perker était là.

« Écoutez, dit le petit homme, c’est un de nos vagabonds ; Jingle lui-même, mon cher monsieur. Voulez-vous le voir ?…

— Qu’en pensez-vous ? demanda M. Pickwick en hésitant.

— Je pense que vous ferez bien. Allons, monsieur… chose… entrez. »

Obéissant à cette invitation familière, Jingle et Job entrèrent dans la chambre ; mais, apercevant M. Pickwick, ils s’arrêtèrent avec confusion.

« Eh bien, dit Perker, reconnaissez-vous ce gentleman ?

— Bonnes raisons pour cela, répliqua Jingle en s’avançant. Monsieur Pickwick, les plus grandes obligations, sauvé la vie, remis à flot. Vous ne vous en repentirez jamais, monsieur.

— Je suis charmé de vous l’entendre dire, répondit M. Pickwick. Vous avez bien meilleure mine.

— Grâces à vous, monsieur. Grand changement. La prison de Sa Majesté, malsaine, très-malsaine, » dit Jingle en hochant la tête.

Il était proprement et décemment vêtu, ainsi que Job, qui se tenait debout derrière lui, regardant fixement M. Pickwick avec un visage d’airain.

« Quand partent-ils pour Liverpool ? demanda M. Pickwick à son avoué.

— Ce soir, monsieur, à sept heures, dit Job en avançant d’un pas ; par la grande diligence de la cité, monsieur.

— Les places sont retenues ?

— Oui, monsieur.

— Et vous êtes tout à fait décidé à partir ?

— Tout à fait, monsieur.

— Quant à l’équipement de Jingle, dit Perker en s’adressant tout haut à M. Pickwick, j’ai pris sur moi de faire un arrangement pour déduire, tous les trois mois, de son salaire, une petite somme, et pour nous rembourser ainsi de l’argent qu’il a fallu avancer. Je désapprouve entièrement que vous fassiez pour lui quelque chose qu’il ne reconnaîtrait pas par ses propres efforts et par sa bonne conduite.

— Certainement, interrompit Jingle avec fermeté. Esprit juste, homme du monde, il a raison, parfaitement raison.

— En désintéressant ses créanciers, en retirant ses habits mis en gage, en le nourrissant dans la prison, en payant le prix de son passage, continua Perker sans s’occuper de l’observation de Jingle, vous avez déjà perdu plus de cinquante livres sterling…

— Pas perdus ! s’écria Jingle précipitamment, tout sera remboursé. Je travaillerai comme un cheval jusqu’au dernier liard. La fièvre jaune, peut-être… ça ne peut pas s’empêcher… sinon… »

Jingle s’arrêta, et, frappant le fond de son chapeau avec violence, passa sa main sur ses yeux et s’assit.

« Il veut dire, ajouta Job en s’avançant de quelques pas, il veut dire que s’il n’est pas emporté par la fièvre jaune, il remboursera tout l’argent. S’il vit, il le fera, monsieur Pickwick ; j’y tiendrai la main. Je suis sûr qu’il le fera, monsieur, répéta Job avec beaucoup d’énergie ; j’en ferais volontiers serment.

— Bien, bien, » dit M. Pickwick, qui, pour arrêter l’énumération de ses bienfaits, avait fait au petit avoué une douzaine de signes que celui-ci s’était obstiné à ne point remarquer. « Je vous engage seulement à jouer plus modérément à la crosse, monsieur Jingle, et à ne point renouer connaissance avec sir Thomas Blazo. Moyennant cela, je ne doute pas que vous ne conserviez votre santé. »

M. Jingle sourit à cette saillie, mais en même temps il avait l’air embarrassé, aussi M. Pickwick changea-t-il de sujet en disant : « Savez-vous ce qu’est devenu un de vos amis, un pauvre diable, que j’ai vu à Rochester ?

— Jemmy le lugubre ? demanda Jingle.

— Oui.

— Gaillard malin, reprit Jingle en branlant la tête, drôle de corps, génie mystificateur, frère de Job.

— Frère de Job ! s’écria M. Pickwick. Eh bien, maintenant que j’y regarde de plus près, je trouve de la ressemblance.

— On en a toujours trouvé entre nous, dit Job avec un grain de malice dans le coin de ses yeux ; seulement, j’étais réellement d’une nature sérieuse, et lui tout le contraire. Il a émigré en Amérique, monsieur, parce qu’on s’occupait trop de lui dans ce pays-ci. Nous n’en avons plus entendu parler depuis.

— Cela m’explique pourquoi je n’ai pas reçu la page du roman de la vie réelle qu’il m’avait promise un matin sur le pont de Rochester, où il paraissait méditer un suicide. Je puis apparemment me dispenser de demander si sa conduite lugubre était naturelle ou affectée ? continua M. Pickwick en souriant.

— Il savait jouer tous les rôles, monsieur, et vous devez vous regarder comme très-heureux de lui avoir échappé si aisément. Ç’aurait été pour vous une connaissance encore plus dangereuse que… »

Job regarda Jingle, hésita et ajouta finalement :

« Que…, que moi-même.

— Savez-vous que votre famille donnait beaucoup d’espérances, monsieur Trotter ? dit le petit avoué en cachetant une lettre qu’il venait d’écrire.

— C’est vrai, monsieur, beaucoup.

— J’espère que vous allez la déshonorer, reprit Perker en riant. Donnez cette lettre à l’agent, quand vous arriverez à Liverpool, et permettez-moi de vous engager, gentlemen, à ne pas être trop habiles en Amérique. Si vous manquiez cette occasion de vous réhabiliter, vous mériteriez richement d’être pendus tous les deux, comme j’espère dévotement que vous le seriez. Maintenant, vous pouvez me laisser seul avec M. Pickwick, car nous avons des affaires à terminer, et le temps est précieux. »

En disant cela, Perker regarda la porte, avec le désir évident de rendre les adieux aussi brefs que possible.

Ils furent assez brefs, en effet, de la part de Jingle. Il remercia par quelques paroles précipitées le petit avoué de la bonté et de la promptitude qu’il avait déployées pour le secourir ; puis, se tournant vers son bienfaiteur, il resta immobile pendant quelques secondes, comme incertain de ce qu’il devait faire ou dire. Job Trotter termina sa perplexité, car, ayant fait à M. Pickwick un salut humble et reconnaissant, il prit doucement son ami par le bras, et l’emmena hors de la chambre.

« Un digne couple ! dit Perker lorsque la porte se fut refermée derrière eux.

— J’espère qu’ils le deviendront, répliqua M. Pickwick. Qu’en pensez-vous ? Y a-t-il quelques chances pour qu’ils s’amendent ? »

Perker haussa les épaules, mais observant l’air désappointé de M. Pickwick, il répondit :

« Nécessairement il y a une chance ; j’espère qu’elle sera bonne. Ils sont évidemment repentants, maintenant ; mais, comme vous le savez, ils ont encore le souvenir tout frais de leurs souffrances récentes. Ce qu’ils feront quand ce souvenir se sera effacé, c’est un problème que ni vous ni moi ne pouvons résoudre. Cependant, mon cher monsieur, ajouta-t-il en posant sa main sur l’épaule de M. Pickwick, votre action est également honorable, quel qu’en soit le résultat. Je laisse à des têtes plus habiles que la mienne le soin de décider si cette espèce de bienveillance, si clairvoyante, qu’elle s’exerce rarement, de peur de s’exercer mal à propos, est une charité réelle ou bien une contrefaçon mondaine de la charité. Mais, quand ces deux gaillards-ci commettraient un vol qualifié dès demain, mon opinion sur votre conduite n’en serait pas moins toujours la même. »

Ayant débité ce discours d’une manière plus animée que ce n’est l’habitude des gens d’affaires, il approcha sa chaise de son bureau et écouta le récit que lui fit M. Pickwick de l’obstination du vieux M. Winkle.

« Donnez-lui une semaine, dit-il en hochant la tête d’une manière prophétique.

— Pensez-vous qu’il se rendra ?

— Mais, oui ; autrement, il faudrait essayer les moyens de persuasion de la jeune dame, et c’est même par où tout autre que vous aurait commencé. »

M. Perker prenait une prise de tabac avec diverses contractions grotesques de sa physionomie, en honneur du pouvoir persuasif des jeunes ladies, lorsqu’on entendit dans le premier bureau un murmure de demandes et de réponses ; après quoi, Lowten frappa à la porte du cabinet.

« Entrez ! » cria le petit homme.

Le clerc entra et ferma la porte après lui d’un air mystérieux.

« Qu’est-ce qu’il y a ? lui dit Perker.

— On vous demande, monsieur.

— Qui donc ? »

Lowten regarda M. Pickwick et fit entendre une légère toux.

« Qui est-ce qui me demande ? Est-ce que vous ne pouvez pas parler, monsieur Lowten ?

— Eh ! mais, monsieur, MM. Dodson et Fogg.

— Parbleu ! s’écria le petit homme en regardant à sa montre, je leur ai donné rendez-vous ce matin à onze heures et demie pour terminer votre affaire, Pickwick. C’est fort embarrassant ; que ferez-vous, mon cher monsieur ? Voudriez-vous passer dans la chambre à côté ? »

La chambre à côté étant précisément celle dans laquelle se trouvaient Dodson et Fogg, M. Pickwick répliqua avec une contenance animée et beaucoup de marques d’indignation qu’il voulait rester où il était, attendu que MM. Dodson et Fogg devaient être honteux de paraître devant lui, mais que lui pouvait les regarder en face sans rougir, circonstance qu’il priait instamment M. Perker de noter.

« Très-bien, mon cher monsieur, répliqua M. Perker. Je vous dirai seulement que, si vous vous attendez à ce que Dodson ou Fogg montrent quelques symptômes de honte ou de confusion en vous regardant ou en regardant qui que ce soit en face, vous êtes l’homme le plus jeune que j’aie jamais rencontré. Faites-les entrer, monsieur Lowten. »

M. Lowten disparut en riant tout bas ; et, revenant bientôt après, introduisit formellement les associés, Dodson d’abord, et Fogg ensuite.

« Vous avez déjà vu M. Pickwick, je pense, dit Perker en inclinant sa plume dans la direction où le philosophe était assis.

— Comment vous portez-vous, monsieur Pickwick ? cria Dodson d’une voix bruyante.

— Eh ! eh ! comment vous portez-vous, monsieur Pickwick ? reprit Fogg en approchant sa chaise et en regardant autour de lui avec un sourire. J’espère que vous n’allez pas mal ce soir ? Je savais bien que je connaissais votre figure. »

M. Pickwick inclina fort légèrement la tête en réponse à ces salutations, puis, voyant que Fogg tirait un paquet de sa poche, il se leva et se retira dans l’embrasure de la croisée.

« Il n’y a pas besoin que M. Pickwick se dérange, monsieur Perker, dit Fogg en détachant le cordon rouge qui entourait le petit paquet et en souriant encore plus agréablement. M. Pickwick connaît déjà cette affaire-là. Il n’y a point de secret entre nous, j’espère. Hé ! hé ! hé !

— Non ; il n’y en a guère, ajouta Dodson ; ha ! ha ! ha ! » et les deux partenaires se mirent à rire joyeusement, comme on fait d’ordinaire quand on va recevoir de l’argent.

— M. Pickwick a bien acheté le droit de tout voir, reprit Fogg d’un air notablement spirituel. Le montant des sommes taxées est de cent trente-trois livres sterling six shillings et quatre pence, monsieur Perker. »

Perker et Fogg s’occupèrent alors attentivement à comparer des papiers, à tourner des feuillets, et, pendant ce temps, Dodson dit à M. Pickwick d’une manière affable :

« Vous ne m’avez pas l’air tout à fait aussi solide que la dernière fois où j’ai eu le plaisir de vous voir, monsieur Pickwick.

— C’est possible, monsieur, répliqua notre héros, qui avait lancé sur les deux habiles praticiens mille regards d’indignation, sans produire sur eux le plus léger effet. C’est très-probable, monsieur. J’ai été dernièrement tourmenté et persécuté par des fripons, monsieur. »

Perker toussa violemment et demanda à M. Pickwick s’il ne voulait pas jeter un coup d’œil sur le journal ; mais celui-ci répondit par la négative la plus décidée.

« Effectivement, reprit Dodson, je parierais que vous avez été tourmenté dans la prison. Il y a là de drôles de gens. Où était votre appartement, monsieur Pickwick ?

— Mon unique chambre était à l’étage du café.

— Oh ! en vérité ! C’est, je pense, la partie la plus agréable de l’établissement.

— Très-agréable, » répliqua sèchement M. Pickwick.

Le sang-froid de ce misérable était bien fait pour exaspérer une personne d’un tempérament irritable. M. Pickwick restreignit sa colère par des efforts gigantesques ; mais quand Perker eut écrit un mandat pour le montant de la somme, et lorsque Fogg le déposa dans son portefeuille avec un sourire triomphant, qui se communiqua également à la contenance de Dodson, il sentit que son sang montait dans ses joues en bouillonnant d’indignation.

« Allons, monsieur Dodson, dit Fogg en empochant son portefeuille et en mettant ses gants, je suis à vos ordres.

— Très-bien, répondit Dodson en se levant ; je suis aux vôtres.

— Je me trouve très-heureux, reprit Fogg, adouci par le mandat qu’il avait empoché, je me trouve très-heureux d’avoir eu le plaisir de faire la connaissance de monsieur Pickwick. J’espère, monsieur, que vous n’avez plus aussi mauvaise opinion de nous, que la première fois où nous avons eu le plaisir de vous rencontrer.

— J’espère que non, ajouta Dodson avec le ton d’élévation d’une vertu calomniée. Vous nous connaissez mieux maintenant monsieur Pickwick ; mais quelle que puisse être votre opinion des gentlemen de notre profession, je vous prie de croire, monsieur, que je ne conserve pas de rancune contre vous, pour les sentiments qu’il vous a plu d’exprimer dans notre bureau de Freeman’s Court Cornhill, lors de la circonstance à laquelle mon associé vient de faire allusion.

— Oh ! non, nous dit Fogg avec une charité toute chrétienne.

— Notre conduite, monsieur, poursuivit l’autre associé, parlera pour elle-même et se justifiera d’elle-même, en toutes occasions. Nous avons été dans la profession pas mal d’années, monsieur Pickwick, et nous avons mérité la confiance de beaucoup d’honorables clients. Je vous souhaite le bonjour, monsieur.

— Bonjour, monsieur Pickwick, dit Fogg ; en parlant ainsi, il mit son parapluie sous son bras, ôta son gant droit, et tendit une main conciliatrice au philosophe indigné. Celui-ci fourra aussitôt ses poignets sous les pans de son habit, et lança à l’avoué des regards pleins d’une surprise méprisante.

— Lowten ! s’écria au même instant M. Perker, ouvrez la porte !

— Attendez un instant, dit M. Pickwick. Je veux parler, Perker.

— Mon cher monsieur, interrompit le petit avoué, qui, pendant toute cette entrevue, avait été dans un état d’appréhension nerveuse, mon cher monsieur, en voilà assez sur ce sujet. Restons-en là, je vous supplie, monsieur Pickwick.

— Monsieur, reprit M. Pickwick avec vivacité, je ne veux pas qu’on me fasse taire ! — Monsieur Dodson, vous m’avez adressé quelques observations… »

Dodson se retourna, pencha doucement la tête et sourit.

« Vous m’avez adressé quelques observations, répéta M. Pickwick, presque hors d’haleine, et votre associé m’a tendu la main, et tous les deux vous avez pris avec moi un ton de générosité et de magnanimité ! C’est là un excès d’impudence auquel je ne m’attendais pas, même de votre part.

— Quoi, monsieur ? s’écria Dodson.

— Quoi, monsieur ? répéta Fogg.

— Savez-vous bien que j’ai été victime de vos perfides complots ? Savez-vous que je suis l’homme que vous avez emprisonné et volé ? Savez-vous que vous êtes les avoués de la plaignante, dans Bardell et Pickwick.

— Oui, monsieur, nous savons cela, repartit Dodson.

— Nécessairement, nous le savons, ajouta Fogg en frappant sur sa poche, peut-être par hasard.

— Je vois que vous vous en souvenez avec satisfaction, reprit M. Pickwick en essayant, pour la première fois de sa vie, de produire un rire amer, et en l’essayant tout à fait en vain. Quoique j’aie longtemps désiré de vous dire, en termes clairs et nets, quelle est mon opinion de votre conduite, j’aurais laissé passer cette occasion, par déférence pour les désirs de mon ami Perker, sans le ton inexcusable que vous avez pris et sans votre insolente familiarité. Je dis insolente familiarité, monsieur ! répéta M. Pickwick en se retournant vers Fogg, avec une vivacité qui fit battre l’autre en retraite jusqu’à la porte.

— Prenez garde, monsieur ! s’écria Dodson, qui, quoique le plus grand et le plus gros des deux, s’était prudemment retranché derrière Fogg, et qui parlait par-dessus la tête de son associé avec un visage très-pâle. Laissez-vous maltraiter, monsieur Fogg ; ne lui rendez point ses coups sous aucun prétexte.

— Non, non, je ne les lui rendrai pas, dit Fogg en se reculant un peu plus, au soulagement évident de son associé, qui se trouvait ainsi arrivé au bureau extérieur.

— Vous êtes, continua M. Pickwick en reprenant le fil de son discours, vous êtes une paire bien assortie de vils chicaneurs, de fripons, de voleurs…

— Allons, interrompit Perker, est-ce là tout ?

— Tout se résume là dedans, reprit M. Pickwick. Ce sont de vils chicaneurs, des fripons, des voleurs !

— Bien, bien, reprit Perker d’un ton conciliant. Mes chers messieurs, il a dit tout ce qu’il avait à dire. Maintenant, je vous en prie, allez-vous-en. Lowten, la porte est-elle ouverte ? »

M. Lowten qui riait dans le lointain, répondit affirmativement.

— Allons, allons ; adieu, adieu ; allons, mes chers messieurs ; monsieur Lowten, la porte, cria le petit homme en poussant Dodson et Fogg hors de son bureau. Par ici, mes chers messieurs. Terminons cela, je vous en prie. Que diable, monsieur Lowten, la porte ! Pourquoi ne reconduisez-vous pas, monsieur ?

— S’il y a quelque justice en Angleterre, dit Dodson en mettant son chapeau et en regardant M. Pickwick, vous nous payerez cela, monsieur !

— Vous êtes une paire de voleurs !

— Souvenez-vous que vous nous le payerez bien ! cria Fogg en agitant son poing.

— Chicaneurs ! fripons ! voleurs ! continua M. Pickwick sans s’embarrasser des menaces qui lui étaient adressées.

— Voleurs ! cria-t-il en courant sur le carré pendant que les deux avoués descendaient.

— Voleurs ! » vociféra-t-il en s’échappant des mains de Lowten et de Perker et en mettant sa tête à la fenêtre de l’escalier.

Quand M. Pickwick retira sa tête de la fenêtre, sa physionomie était radieuse, souriante et tranquille, et en rentrant dans le bureau, il déclara que son esprit était soulagé d’un grand poids, et qu’il se trouvait maintenant tout à fait heureux.

Perker ne dit rien du tout jusqu’à ce qu’il eut vidé sa tabatière et renvoyé Lowten pour la remplir ; mais alors il fut saisi d’un accès de fou rire, qui dura cinq minutes, à l’expiration desquelles il fit observer qu’il devrait se mettre en colère, mais qu’il ne pouvait pas encore penser sérieusement à cette affaire, et qu’il se fâcherait dès qu’il le pourrait.

« Maintenant, dit M. Pickwick, je voudrais bien régler mon compte avec vous.

— Est-ce de la même manière que vous avez réglé l’autre ? demanda Perker en recommençant à rire.

— Non, pas exactement, répondit le philosophe, en tirant son portefeuille, et en secouant cordialement la main du petit avoué. Je veux parler seulement de notre compte pécuniaire. Vous m’avez donné plusieurs preuves d’amitié dont je ne pourrai jamais m’acquitter, ce que d’ailleurs je ne désire pas, car je préfère continuer à rester votre obligé. »

Après cette préface, les deux amis s’enfoncèrent dans des comptes fort compliqués, qui furent régulièrement exposés par Perker, et immédiatement soldés par M. Pickwick, avec beaucoup d’expressions d’affection et d’estime.

À peine cette opération était-elle terminée, qu’on entendit frapper à la porte du carré, de la manière la plus violente et la plus épouvantable. Ce n’était pas un double coup ordinaire, mais une succession constante et non interrompue de coups formidables, comme si le marteau avait été doué du mouvement perpétuel, ou comme si la personne qui l’agitait avait oublié de s’arrêter.

« Ah çà ! qu’est-ce que cela ? s’écria Perker en tressaillant.

— Je pense qu’on frappe à la porte, répondit M. Pickwick, comme s’il y avait pu avoir le moindre doute à cet égard. »

Le marteau fit une réponse plus énergique que n’auraient pu faire des paroles, car il continua à battre, sans un moment de relâche, et avec une force et un tapage surprenants.

« Si cela continue, dit Perker en faisant retentir sa sonnette, nous allons ameuter tout le quartier ! Monsieur Lowten, n’entendez-vous pas qu’on frappe ?

— J’y vais à l’instant, monsieur, répliqua le clerc. »

Le marteau parut entendre la réponse, et pour assurer qu’il lui était impossible d’attendre plus longtemps, il fit un effroyable vacarme.

« C’est épouvantable ! dit Perker en se bouchant les oreilles. »

M. Lowten, qui était en train de se laver les mains dans le cabinet noir, se précipita vers la porte, et tournant le bouton se trouva en présence d’une apparition, qui va être décrite dans le chapitre suivant.