Les Parisiennes de Paris/12

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Les Parisiennes de ParisMichel Lévy Frères (p. 113-123).

XII

LA DIVINE COURTISANE


— Céline Zorès —

Madame la vicomtesse Paule de Klérian est une de ces petites femmes que les peintres du siècle dernier avaient raison de représenter en amazones cuirassées ou en Dianes chasseresses, et qui sont braves en amour comme elle le seraient à la guerre, s’il survenait une nouvelle Fronde. Sa jolie tête, qui rappelle les fillettes de Greuze, charme par un mélange de décision et de naïveté. Le regard de ses grands yeux bleus a des étonnements ingénus, mais son sourire voluptueux pétille d’esprit, et son petit nez aux narines roses est bien de ceux qui changent les lois des royaumes. Elle appartient à la grande race de ces victorieuses qui reprendraient leur amant dans les bras d’une reine, et qui l’iraient chercher dans les enfers.

Gracieusement accoudée sur le rebord de sa loge, à l’Opéra, madame Paule de Klérian se réjouissait de se sentir admirée, lorsqu’un nom, prononcé assez haut pour qu’elle l’entendît, la força d’écouter la conversation échangée entre deux jeunes gens placés à l’amphithéàtre, sous sa loge même.

— Vous savez, disait le comte de Savalette à son jeune ami le marquis d’Auneuil, c’est une tête aux cheveux ébouriffés, noyée d’ombre, de lumière, et, au bas du tableau, il y a cette légende : Edmond Richard, à son ami Flavien de Lizoles.

— Oui, répondit M. de Savalette, merveilleux, mon cher, admirable. Cette tête est, pour moi, ce que Richard a le mieux réussi. Mais que ne trouve-t-on pas d’après un pareil modèle !

— Quel modèle ? fit le marquis d’Auneuil.

— Mais, reprit le comte, c’est la tête de Céline Zorès !

— Ah ! Je connais cette légende. Céline Zorès est une créature d’une beauté inouïe, qui pose quelquefois pour les grands peintres, mais à ses heures et seulement quand cela lui fait plaisir.

— Oui, et depuis un mois elle n’a pas quitté l’atelier d’où sortent les paysages, les tableaux de fleurs et les Vénus si agréablement maniérées, que signe Flavien de Lizoles.

— Alors, dit le marquis d’Auneuil, Flavien de Lizoles est un homme heureux. Je m’en étais toujours douté. Il faut qu’un artiste ait le cœur bien inondé de joie pour créer de si magnifiques pavots, de si triomphantes pivoines, et des roses trémières si contentes de vivre.

En entendant ces derniers mots, madame de Klérian frissonna comme si elle eût été mordue par une vipère, et se tourna vivement vers son oncle l’amiral, occupé à lire le cours de la Bourse. — Partons, lui dit-elle, je ne me sens pas bien.

L’amiral se leva avec une obéissance toute militaire, en témoignant seulement par un faible soupir le regret de ne pas entendre mademoiselle Alboni dans le dernier acte de La Favorite. Quand madame de Klérian, bien emmitouflée, se fut blottie dans sa voiture, emportée par les chevaux rapides, elle se mit à réfléchir, et jamais ses réflexions n’avaient été si tristes. Quoi, courtisée par les hommes les plus beaux, les plus nobles et les plus illustres, elle aimait étourdiment un artiste qui était tout au plus à demi-célèbre, et cet ami, choisi par elle entre tous, la dédaignait pour une créature vendue, pour une femme qui a laissé toute pudeur, et qui fait commerce de ses charmes vulgaires ! Désormais son miroir peut bien lui dire, comme tous les jours, que sa chair délicate ressemble à la pulpe des fleurs de la balsamine, et que ses cheveux sont légers et aériens comme la cendre fine dans un rayon de soleil ; l’abeille peut encore se tromper à ses lèvres et s’y poser comme sur les boutons d’une rose, et les poëtes peuvent rabaisser le céleste azur en le comparant aux saphirs de ses prunelles aux pupilles noires, Paule de Klérian ne les croira plus, car elle saura bien, elle, si tout le monde l’ignore, que ses enchantements ne sont plus irrésistibles. — Ah ! se dit-elle, j’ai envie d’aller cacher dans quelque solitude ce triste visage, qui n’a pas su garder sa conquête ! Et une larme, que personne ne devait voir, brûla les yeux de l’aimable Paule.

Cette franche et vive nature ne savait pas supporter l’incertitude. Le lendemain, de grand matin, au moment où Flavien, qui habitait au haut du faubourg Saint-Honoré, venait de sortir selon sa coutume pour faire une promenade à cheval, madame de Klérian descendit d’une voiture sans armoiries, où elle avait attendu avec patience pendant plus d’une heure. Elle monta précipitamment l’escalier de la maison où demeurait le peintre, et, arrivée à la porte de l’appartement, elle sonna avec résolution. Un groom, âgé de douze à treize ans, vint lui ouvrir.

— M. de Lizoles m’a indiqué cette heure pour une séance, dit-elle sans hésitation. Je sais qu’il est sorti, mais je l’attendrai.

L’enfant, un peu étonné, n’osa pas pourtant mettre en doute l’affirmation émise par une femme qui, évidemment, appartenait à la plus haute société parisienne. Il introduisit madame de Klérian dans un petit salon meublé avec une élégance parfaite, et se retira.

Arrivée là, la jalouse maîtresse de Flavien sentit son cœur battre violemment, et elle eut besoin de s’asseoir, car ses jambes faiblissaient. Elle avait déployé déjà une grande énergie, mais le plus difficile restait à faire. Il lui fallait chercher et trouver sa rivale dans cet appartement qui lui était inconnu, et cette action violente répugnait à toutes les délicatesses natives de son âme. Mais Paule était incapable d’indécision. Elle fit le geste de Célimène au moment où elle voit partir Alceste, et tourna le bouton de la première porte qu’elle rencontra. Madame de Klérian avait été bien inspirée ; la porte qu’elle ouvrit donnait justement dans l’atelier de Flavien. Mais, au premier regard qu’elle y plongea, elle s’était arrêtée fascinée et comme éperdue.

Elle vit une femme, une déesse, une beauté, dont les cheveux rouges, aux reflets ardents, s’entouraient d’une lumineuse auréole. Tout d’abord, sur son visage sublime d’une pâleur fauve avivée par un sang jeune et riche, ses yeux vert de mer étincelaient sous leurs sourcils bruns, et sa bouche écarlate et savoureuse montrait à demi des dents de lys. Sur une espèce d’estrade, au-dessus de laquelle s’étendait un dais de trône en tapisserie, surmonté de panaches datant du règne de Louis XIV, assise dans un siége d’ivoire, elle travaillait à une tapisserie avec de la laine pourpre, et ses pieds chaussés de soie foulaient une riche draperie de satin à fleurs d’argent, jetée sur les marches. Elle était vêtue d’une robe à manches demi-flottantes et ajustées au poignet, faite d’une étoffe antique, et, comme l’arcade de ses paupières, ses mains idéales, blondes, transparentes, expliquaient la statuaire des âges fabuleux.

Au moment où cette éclatante figure l’éblouit, madame de Klérian ne pensa plus au motif qui l’avait amenée, ni à Flavien, ni à elle-même. Il lui sembla que le monde mystique imaginé par les poëtes s’animait sous ses yeux. Vénus encore frémissante du baiser des flots, Diane enivrée de la senteur des forêts, les Grâces tressant des fleurs, et les Muses dansant pieds nus sur la neige rose des cimes apparurent dans son esprit, soudainement inondé d’une sérénité inouïe. Comme si, remontant les âges, elle eût pu tout à coup se sentir vivre dans la Grèce héroïque, il lui semblait qu’elle venait d’entrer dans quelque temple de la Vénus guerrière, et qu’au bruit de la foudre tonnant dans un ciel pur, l’Immortelle s’était substituée à un vain simulacre et fixait sur elle ses prunelles immobiles. Ou, n’avait-elle pas devant les yeux la belliqueuse amante de Thésée, miraculeusement sortie de son tombeau en forme de losange, et cherchant à côté d’elle son baudrier magique et son glaive teint de sang ? Puis, quand elle regardait les bronzes, les émaux, les miroirs de Venise, les chandeliers touffus aux grandes corolles de lys, tout ce luxe du XVIe siècle qui entourait magnifiquement la femme aux longs cils et à la crinière d’or, elle en faisait quelque nymphe thessalienne évoquée par la sorcellerie pour servir de modèle à Benvenuto, et elle aurait cru que le cruel statuaire allait paraître, soulevant une portière de soie, et tenant à la main son marteau qui ressuscite les effrayantes splendeurs des Olympes.

Enfin, toute cette magie se dissipa. Paule de Klérian comprit qu’elle avait devant les yeux une femme d’une beauté surhumaine, mais enfin une femme. Malgré le feu qui brûlait son visage et la sueur qui perlait sur son front, elle trouva la force de parler.

— Madame, dit-elle en s’inclinant légèrement, je croyais trouver ici M. de Lizoles ?

Mais à peine eut-elle laissé échapper ces mots, comme si son cœur eût été de cristal, elle le sentit pénétré par le clair regard de l’inconnue, et elle eut la révélation positive que tout mensonge devait s’émousser contre sa clairvoyance terrible, comme les flèches d’acier sur une statue de diamant.

D’un geste rhythmé comme une musique, Céline Zorès montra un siége à madame de Klérian ; ses lèvres s’ouvrirent, et avant qu’elle eût articulé une syllabe, Paule sentit qu’elle allait entendre une harmonieuse voix aux notes d’or.

— Madame, dit Céline Zorès, je suis heureuse que vous soyez venue, car on assure que la jalousie est un mal cruel, et ce mal, je puis vous en guérir. Vous pouvez sans crainte aimer Flavien.

Madame de Klérian éprouva une angoisse inouïe en entendant cette fille de rien qui lui parlait comme peut parler une reine, et en s’avouant tout bas qu’elle se soumettait malgré elle à un ascendant inexplicable. Ses jolies lèvres se froncèrent ; la révolte éclata dans ses yeux charmants. — Pourtant, répondit-elle avec impatience, vous êtes sa maîtresse.

— Madame, reprit Céline Zorès, je vous répète que vous ne devez pas être jalouse.

— Je le comprends, fit la belle Paule, en qui se réveilla tout l’orgueil de la race. Jalouse de quoi ? d’un amour que vous accordez à tous ceux qui ont modelé ou peint vos images ? de cette beauté qui n’a plus de secrets pour personne ?

— Regardez-moi, dit Céline avec une douceur ineffable. (Et, rejetant derrière elle des flots d’étoffes, elle se leva triomphante et comme épouvantée elle-même des perfections qu’elle montrait au jour.) Regardez-moi et regardez-vous. Votre beauté ne perd rien auprès de ma beauté, hélas ! divine ; car partout dans ce sourire, dans ces plis où niche la grâce, se révèlent les sentiments humains. Mais moi, ne remarquez-vous pas que l’idée même de l’amour jure avec mon visage implacable ; où l’amour pourrait-il se prendre dans cette perfection désespérée ?

Certes, si j’avais été assez heureuse pour connaître ses délicieuses faiblesses, je pourrais l’avouer la tête haute, car la honte suppose une sorte de déchéance, et comment pourrais-je déchoir ? Hélène enlevée à l’âge de treize ans par le vainqueur des Pallantides, ou Vénus aimant Adonis au fond des bois, vivent-elles dans notre mémoire comme des femmes méprisées et humiliées ? La parfaite beauté n’est-elle pas comme la neige, comme les étoiles, comme la clarté des sources que rien ne peut souiller et ternir ? Mais, hélas ! jamais une lèvre embrasée n’a effleuré mon front ; jamais la main d’un homme n’a touché mes doigts d’ivoire. Dans ma poitrine habite un cœur calme et héroïque dont rien ne trouble la pureté et que ne font pas battre les désirs terrestres.

— Mais, dit madame de Klérian effrayée, quelle est votre vie ? Pourtant, vous avez aimé ?

— Mille fois ! mille fois ! s’écria Céline Zorès avec enthousiasme. J’ai aimé d’abord tous ceux qui m’ont donné la vie quand ce corps sommeillait encore dans l’infini, Hésiode, Cléomène, Euphranor, Albert Durer qui a gravé ma puissante mélancolie, Michel-Ange pour qui j’ai été la Nuit immense et farouche, Rubens qui m’a enivrée de lumière pourprée et transparente, Henri Heine qui m’a vue en Hérodiade capricieuse, portant sur un plat d’or, au milieu des chemins, la tête pâle de saint Jean-Baptiste ! J’ai aimé, j’aime encore tous ceux en qui je devine une parcelle de génie ; car savez-vous quelle est ma seule, mon ardente passion ? J’ai le désir effréné d’échapper à la mort, et l’Art seul peut m’accorder cette joie, car la nature succomberait à vouloir reproduire mes traits immortels. Peintres, graveurs, poëtes, les artistes en qui s’agite une étincelle du feu sacré m’ont tous trouvée sur leur chemin ; j’ai été leur conscience, leur inspiration visible, la génératrice de leurs idées confuses. À celui-ci, j’ai révélé Ophélie et Juliette éplorée dans son tombeau ; à celui-là, Marguerite aimante et simple dont il emporte dans la mort la chaste figure. C’est moi que tous les poëtes ont célébrée et qui ai fait renaître la lyre dans un âge où son nom même était oublié ; c’est moi que les nouveaux cygnes ont appelée Véronique, Elvire, Deidamia et Cécile ! C’est moi dont les traits gravés dans l’or respirent sur les médailles de ce temps ; c’est moi, que les sculpteurs ont couronnée de raisins sur les onyx et les agates qui passeront aux époques futures.

J’ai soulagé bien des misères, soutenu bien des défaillances, relevé bien des courages abattus, mais je ne donnais rien ; je faisais un marché d’usurier ; je vendais à mes amants un peu de gloire ; et, en revanche, ils m’ont assuré l’espace, l’infini, les siècles sans nombre. Quand je vois s’achever un tableau ou un poëme, je tressaille comme une mère qui baise au front son nouveau-né : toutes ces œuvres portent au front mon effigie ! Comme dans un miroir, j’y regarde l’ombre soyeuse de mes grands cils et les flammes vives de ma chevelure.

Telle est ma vie : enfant encore, la fortune m’est venue d’elle-même, et s’est donnée à moi sans que j’aie dû lui faire aucun sacrifice, car le génie, la beauté et la richesse sont des forces qui se cherchent sans cesse et qui tendent à se confondre pour réaliser la vérité absolue ! Je n’aurais eu qu’à me montrer pour avoir un trône, mais il me faut plus que cela, je veux l’avenir ! Maintenant, madame, voulez-vous savoir ce que je venais faire chez Flavien de Lizoles ! Cet enfant, trop affolé de caprice et de fantaisie, avait perdu le sens du beau qui est en lui. Il s’éblouit des guirlandes qui tombent toutes fleuries de sa palette ; je suis venue pour lui faire revoir la muse ensevelie dans son âme, et que n’apercevaient plus ses yeux aveuglés. Mais il a retrouvé son génie et sa force ; je pars d’ici pour longtemps, sans doute pour toujours ; vous pouvez aimer Flavien !

Paule de Klérian sortit émue et pensive de cette entrevue, mais elle l’oublia bien vite. Cette radieuse fille d’Ève a mieux que l’avenir des marbres inertes et des toiles périssables ; elle a la vie ! et ces petites dents sans tache, qui mordent si bien dans la pomme du bien et du mal. Rien ne troubla ses amours avec Flavien, qui serait devenu un grand peintre s’il se laissait moins ravir par ses pivoines et par ses roses trémières, les plus belles qui soient jamais écloses sous une brosse ivre de rose. Elle lui a donné quatre années de paradis parfait, ce qui peut passer pour le bonheur sur la terre. Au bout de cette félicité incommensurable, il s’ennuyait comme on s’ennuie dans tous les Édens ; et, par un soir étoilé, assis avec Paule devant une fenêtre du château de Klérian, il regardait tristement la noire silhouette de Blois et les flots de la Loire étincelants d’astres.

Une figure lumineuse vint s’accouder sur le bord de la croisée. C’était Céline Zorès, dont les cheveux rouges brillaient comme un soleil au milieu de la nuit, positivement voilée. Elle regarda fixement le peintre, et, étendant son bras de statue, elle lui dit de sa voix mélodieuse et pénétrante :

— Allons travailler !

Flavien se leva, et la suivit silencieusement.

Ici finit ce douzain des Parisiennes de Paris, que les dilettanti de la musique parlée ont déjà lu avec quelque sympathie sur des feuilles volantes que le vent emporte. Sans doute j’aurais pu donner des sœurs à ce troupeau de folles amoureuses ; mais, chère madame Philomène, quelle que soit l’indulgence des amis inconnus qui me suivent, je ne veux pas abuser de ces peintures, un peu violentes à cause de la réalité crue de leurs modèles. Si mes Parisiennes ont plu au lecteur, il les retrouvera dans quelque autre livre, toujours vouées à la poudre de riz, aux Euménides et aux passions impossibles, comme il sied aux filles de Gavarni et de Monna Belcolor. En attendant, nous allons vous dire le conte de l’Armoire, et vous raconter les célèbres noces du poëte Médéric, dans lesquelles il ne fut pas mangé, comme aux noces de Gamache, un bouvillon farci avec des cochons de lait, et vous saurez enfin par quel heureux concours de circonstances ce brillant mariage ne produisit pas d’autres enfants que des recueils de poésies lyriques imprimés sur papier vergé, avec des vignettes, des culs-de-lampe et des lettres majuscules dessinés par Thérond, d’après les plus beaux décors de l’Antiquité et de la Renaissance.