Les Parisiennes de Paris/2

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II

LA BONNE DES GRANDES OCCASIONS


— Thérèse —

En général, j’ai l’amour de la typographie classique ; mais, spécialement pour ce chapitre, permettez-moi l’alinéa ! L’alinéa seul, à défaut du rhythme, peut me fournir le lyrisme indispensable à ce couplet de la vie transcendante.

On suppose parfois que l’existence de courtisane est ce qu’il y a au monde de plus aisé à entreprendre et à soutenir. N’est-ce pas le cas de répéter avec Mimi : « On croit que c’est facile, on se trompe joliment, va ! »

Nos lecteurs ont plus d’instinct que cela. Ils devinent que beauté surhumaine, grâce enchanteresse, force, résignation, patience, l’agilité du serpent et la souplesse du tigre, l’esprit parisien et le féroce amour de l’or, il faut déjà réunir toutes les qualités avec lesquelles on remuerait l’univers, pour arriver à ce triste résultat d’être une créature adorée, enviée et méprisée sous sa robe éclatante, sous ses rubis teints de sang humain, et sous ses diamants, qui sont des larmes de désespoir cristallisées.

Il y a une haine qui dure depuis cinq mille ans, un duel terrible. Toute enfant, rose et blonde, couchée dans son berceau, quand la petite fille pauvre va sourire à sa mère, elle aperçoit debout sur le seuil un maigre fantôme, et elle crie, malgré les caresses de sa mère.

Puis elle grandit ; comme les oiseaux, elle envoie au ciel sa jeune chanson. Elle se regarde dans un bout de miroir cassé : elle est belle.

Elle voit aux vitrines des peignes d’écaille blonde, et elle se dit : « Voilà qui peignera bien ma chevelure de soleil et d’or ; voilà pour en attacher les nœuds, les boucles ruisselantes et les torsades effrénées. »

Elle voit de riches étoffes. « Voilà, dit-elle, pour parer mon corps gracieux et souple. »

Elle voit chez le marchand de comestibles des forêts d’asperges plus grosses que des cèdres, des perdreaux désespérément truffés, des fraises rougissantes et parfumées. Elle dit : « Voilà ce que j’aimerai à déchiqueter et ce que je croquerai bien avec mes dents blanches ! » Et elle dit en regardant les flacons : « Je remplirai mon verre de ces vins d’écarlate, et, levant mes bras, je boirai à la jeunesse amoureuse ! »

Mais le fantôme ne l’a pas quittée. Il lui tend un morceau de pain de munition, un verre d’eau trouble et un sayon de toile rapiécé. Il murmure à son oreille : « Tu es à moi. Voici ton festin et voici ta robe. » Ah ! quelle moue fait à ce coup-là la petite demoiselle !

Mais quoi ! on l’instruit bien vite et elle apprend les nouvelles ! Elle entend dire que, moyennant quelques concessions, des personnes obligeantes vous logent dans des appartements si bien tendus de soie, et matelassés, et capitonnés, et garnis de tapis d’Aubusson, qu’on n’entend plus marcher dans le corridor les pieds de marbre du fantôme.

Dans ces heureuses demeures, il y a aux portes de si jolis petits verrous et de si excellentes serrures anglaises, que le fantôme ne peut pas entrer et se casse les ongles contre le fer poli et le bois de chêne.

Aussitôt la jeune fille se met en quête des écriteaux de location. Un monsieur soigneux fait mettre à ses portes pour trois cent mille francs de serrures et de verrous, et elle-même, la folle Musette, elle s’enveloppe d’un divin peignoir de cachemire, elle tend à son amant un cigare bien sec et bien allumé, et elle dit à sa servante Julie de faire flamber un grand feu dans l’âtre. Puis elle allume les bougies, elle remplit les verres et elle saute de joie, et, frappant dans ses petites mains, elle interpelle le fantôme à travers la porte :

« Va ! lui crie-t-elle, va, Misère ma mie, morfonds-toi bien sur ma natte et casse bien tes ongles contre ma serrure ! Moi j’ai chaud et je suis heureuse ! J’ai mes bras passés autour du cou d’un beau jeune homme, et je chante devant le feu clair, et je bois le vin du Vésuve ; et voilà comme je suis à toi, abominable vision de mon enfance ! »

Bah ! peine perdue que tout cela.

Sitôt qu’un jeune amoureux imprudent ou une femme de chambre trop égrillarde laissent par hasard la porte entr’ouverte en allant acheter du tabac à fumer ou du cold-cream, la Misère entre.

Elle ouvre les fenêtres toutes grandes.

Elle va aux porte-manteaux, aux garde-robes, aux armoires à glace, aux armoires sans glace. Elle prend les toiles fines, les batistes, les linons, les dentelles, les soieries, les velours, les moires, les joyaux. Elle jette le tout dans la rue et tend à Musette son vieux sayon rapiécé.

Elle va à la cuisine, ôte le rôti de la broche, le jette à la rue, et, dans le plat qui était destiné à le recevoir, elle glisse à sa place la hideuse charcuterie, qu’elle a apportée dans un papier huileux.

Elle jette les émaux, les chandeliers d’argent, les vases craquelés, les coupes de Sèvres, et pose sur la cheminée nue le pot à l’eau ébréché et la chandelle fichée dans une bouteille.

Elle fait signe à de grands diables de commissionnaires, qui viennent emporter les meubles, les tapis, les rideaux, les tentures, et qui, à la place de tout cela, installent le lit de bois blanc peint en acajou, les deux chaises de merisier teint, la malle, la gravure à l’aquatinte, et les deux tasses dorées gagnées au jeu de billard du bal Mabille.

Puis elle sort menaçante et sereine, en laissant derrière elle une odeur de moisissure et des montagnes de papier timbré, tandis que Musette se tord les bras et éclate en sanglots, ou, abrutie par la douleur, s’assied sur la malle et reste immobile comme une idiote.

Alors,

Quand la Misère est vraiment bien entrée chez la courtisane ;

Lorsqu’il n’y a plus de ressource ni de spectre de ressource, ni de vain espoir d’une ressource chimérique ;

Que tout est fini ;

Lorsqu’il n’y a plus ni le protecteur, ni le « monsieur qui vient seulement quelquefois pour causer, » ni l’amant, ni l’ami de l’amant, ni l’amant de l’amie, ni le « jeune homme avec qui l’amant s’est brouillé parce qu’il le soupçonnait à tort de faire la cour à Musette, » ni « l’artiste qu’on aime seulement comme un frère parce qu’il a été si obligeant, » ni « le grand garçon qu’on méprise, mais qu’on reçoit cependant parce qu’il faut ménager ces gens-là, » ni le petit filleul sans conséquence qui n’a que dix-sept ans ;

Lorsqu’on a épuisé les cent francs et les louis, et les dix francs, et les cinq francs et les quarante sous ;

Quand on a emprunté vingt sous à la femme de ménage, et dix sous à la portière, et deux sous à la laitière ;

Quand on a vendu la dernière chemise à la dernière marchande à la toilette, et le dernier mouchoir de coton à la dernière revendeuse borgne ;

Quand on a emprunté un bouillon à la voisine sous prétexte que son pot-au-feu avait bonne mine, et que, depuis ce bouillon avalé, on est restée un jour et demi sans manger ;

Lorsqu’il n’y a plus qu’à mourir ;

Alors,

On va chercher Thérèse, la bonne des grandes occasions. On va chercher Thérèse, et Thérèse trouve de l’argent, comme Scapin et comme Mascarille ; que dis-je ! avec plus de génie cent fois, car ces princes de la Bohème soutiraient des écus aux plus crédules des pères, tandis que Thérèse les gratte et les arrache sur les implacables rochers de la civilisation parisienne. Elle force les pierres à suer de l’or, monnoie le néant, escompte le brouillard, et vend le diable caché au fond des bourses vides.

Elle trouve de l’argent ! elle en trouve pour payer le propriétaire, pour ravoir les diamants et pour acheter du jambon de Bayonne. Par quel procédé ? par quelle intrigue ? par quels abominables maléfices ? M. de Humboldt, qui sait tout, ne devinerait assurément pas cela ; mais quand on a vu Thérèse partir en chasse avec l’œil bouillant de courroux, Thérèse agitant, comme une menace et comme un défi, le cabas de paille qu’elle emporte toujours vide et qu’elle rapporte toujours plein, on peut juger qu’elle ne s’en va pas à des combats pour rire ! A-t-elle un charme pour magnétiser les pièces d’or comme on a cru que les serpents magnétisaient les oiseaux, ou bien, comme l’aurait pensé Théodore Hoffmann, est-ce le diable lui-même qui les lui donne dans quelque bouge obscur, rue de la Limace ?

Quoi qu’il en soit, il y a trente ans, mille ans peut-être ! que Thérèse trouve de l’argent, et elle n’a jamais eu d’argent. Elle ne veut pas en avoir, elle dédaigne l’argent, elle dédaigne la vie, et se hait elle-même ; elle ne vit plus que par une passion sauvage, celle de l’Incarnation, par laquelle Vautrin se voyait revivre sous les traits charmants de Lucien de Rubempré. Elle devient la ressource, l’âme et la vie même des courtisanes désespérées ; elle leur insuffle sa volonté et leur infuse son sang.

À la voix de Thérèse, le boulanger, le boucher et l’épicier sont rentrés dans le devoir ; des meubles de palissandre, des robes de soie et une vaisselle neuve ont paru par enchantement ; mais la courtisane a un maître, comme si elle avait signé un pacte avec son sang.

Elle n’a plus le droit de vouloir ni de penser, ni de rêver. Cruelles amours, et vous caprices divins, fermez vos ailes ! il faut obéir à Thérèse. Cette Marco échevelée qui menait hier la gentry à coups de cravache, aujourd’hui, voyez-la au balcon des Italiens ! Avant de répondre a un regard ardent, elle lève timidement les yeux vers Thérèse pour savoir si Thérèse lui permet d’être touchée et de sentir brûler ses veines. Un soir elle s’est échappée ; la voilà à demi couchée sur un lit de repos ; à côté d’elle, sur un guéridon, le vin du Rhin, versé dans les verres couleur d’émeraude, attire les rayons d’une lampe discrète. A ses pieds, un enfant, beau comme l’Amour, la supplie tout en larmes, et elle lui abandonne ses mains moites et tremblantes.

Mais tout à coup minuit sonne ; elle se lève comme poussée par un ressort ; elle s’écrie avec consternation : « Il faut que je parte. »

Après mille prières, après avoir épuisé tous les moyens de la retenir, le jeune homme lui dit enfin : — « Mais qui vous rappelle chez vous, est-ce votre mère ? »

— « Ah ! répond la jeune fille, si ce n’était qu’une mère ! » et elle ajoute avec la sombre douleur des damnés : « C’est Thérèse ! »

Comme si ce nom devait répondre à tout, et, en effet, il répond à tout.

Il faut voir Thérèse rentrer en possession des maisons d’où l’avait exilée le Bonheur. Avec quelle arrogance elle tend des cordes aux murs du salon pour y faire sécher son linge, et comme elle sait dire en tragédienne : « Passez-vous donc de moi ! » Regardez-la, menaçante, demi-ivre, avec ses petits yeux, sa bouche fendue à coups de sabre et ses épais cheveux gris ! Vient-elle de la nuit du Walpurgis, ou travaillait-elle, en attendant Macbeth, au fameux pot-au-feu des sorcières ?

Jamais de comptes avec Thérèse. Elle fournit toujours, elle donne toujours, et elle met tout cela sur son livre. Quand on sera heureuse, quand on l’aura chassée avec toutes les plus folles ivresses de la joie, on lui payera la dette tous les mois par à-compte. Thérèse sait avec quel bonheur on la chassera, elle le dit tous les jours, elle s’en vante et elle s’en venge. Ah ! quoi qu’en dise un poëte, le seul livre, ce n’est pas l’Iliade, c’est le livre de Thérèse !

On sait qu’à la suite de ses folles amours avec un aventurier espagnol, la plus grande cantatrice de l’Europe, cette Luigia qu’on paye quatre mille francs par soirée, avait vu sa fortune presque détruite. Avant de partir pour l’Amérique, pendant les deux derniers mois qu’elle passa à Londres et à Paris, il lui fallut prendre la bonne des grandes occasions, l’immortelle Thérèse.

Entourée d’amis fidèles qui l’avaient accompagnée jusqu’au navire sur lequel elle s’embarquait pour la conquête de la Toison-d’Or, la bonne et joyeuse artiste riait très-gaiement de ses mésaventures. Mais à une pensée soudaine, un nuage passa sur ses yeux, et elle fit l’adorable petite moue que nous aimons tant.

— « Ah ! murmura-t-elle en mettant le pied sur le navire, il y a une seule chose qui m’ennuie, c’est le million que je dois à Thérèse ! »

Deux jours après le départ de Luigia, un de ceux qui étaient venus lui serrer une dernière fois la main, rencontrait à Paris, sur le boulevard du Temple, la grisette Mousseline, cette violette du printemps.

— « Mon pauvre ami ! s’écria la naïve fillette, j’ai été bien malheureuse, allez ; vous savez que j’avais vendu mes meubles pour Loredan, qui joue à Batignolles. J’ai tant travaillé que je me suis tirée d’affaire. Mais, dit-elle en baissant ses jolis yeux de pervenche, le malheur, c’est que je dois trois cents francs à Thérèse, sur son livre ! Il me faudra au moins deux ans pour me racquitter. »

Deux êtres sont liés l’un à l’autre par la fatalité bizarre de leur existence, le jeune F…, qui a accepté à Paris la succession de don Juan, et Thérèse. Depuis dix ans, sans se donner rendez-vous, ils vivent sous le même toit, chez des femmes diverses ! Chaque fois qu’ils se rencontrent dans une maison nouvelle, leur regard dit comme au bagne : « Quand sera-ce fini ! »

Thérèse a sur les hommes et les choses des appréciations à réveiller un mort. Vous nommez devant elle un de ces personnages dont la haute position et le génie incontesté tiennent l’Europe en éveil.

— « Si je le connais ? dit-elle : je le tutoie ! Je l’ai vu chez Pélagie, du temps qu’elle le cachait de ses créanciers dans une petite chambre, au septième ! »