Les Passions de l’âme/édition de 1649/Seconde partie

La bibliothèque libre.
Henry Le Gras (p. 79-204).

Du nombre & de l’ordre des paſſions, & l’explication des ſix primitives

Art. 51. Quelles ſont les premières cauſes des paſſions.

On connaît, de ce qui a été dit ci-deſſus, que la dernière & plus prochaine cauſe des paſſions de l’ame n’eſt autre que l’agitation dont les eſprits meuvent la petite glande qui eſt au milieu du cerveau. Mais cela ne ſuffit pas pour les pouvoir diſtinguer les unes des autres ; il eſt beſoin de rechercher leurs ſources, & d’examiner leurs premières cauſes. Or, encore qu’elles puiſſent quelquefois eſtre cauſées par l’action de l’ame qui ſe détermine à concevoir tels ou tels objets, & auſſi par le ſeul tempérament du corps ou par les impreſſions qui ſe rencontrent fortuitement dans le cerveau, comme il arrive lorſqu’on ſe ſent triſte ou joyeux ſans en pouvoir dire aucun ſujet, il paraît néanmoins, par ce qui a été dit, que toutes les meſmes peuvent auſſi eſtre excitées par les objets qui meuvent les ſens, & que ces objets ſont leurs cauſes plus ordinaires & principales ; d’où il ſuit que, pour les trouver toutes, il ſuffit de conſidérer tous les effets de ces objets.

Art. 52. Quel eſt leur uſage, & comment on les peut dénombrer.

Je remarque outre cela que les objets qui meuvent les ſens n’excitent pas en nous diverſes paſſions à raiſon de toutes les diverſitez qui ſont en eux, mais ſeulement à raiſon des diverſes façons qu’ils nous peuvent nuire ou profiter, ou bien en général eſtre importants ; & que l’uſage de toutes les paſſions conſiſte en cela ſeul qu’elles diſpoſent l’ame à vouloir les choſes que la nature dicte nous eſtre utiles, & à perſiſter en cette volonté, comme auſſi la meſme agitation des eſprits qui a coutume de les cauſer diſpoſe le corps aux mouvemens qui ſervent à l’exécution de ces choſes. C’eſt pourquoy, afin de les dénombrer, il faut ſeulement examiner par ordre en combien de diverſes façons qui nous importent nos ſens peuvent eſtre mus par leurs objets. Et je ferai icy le dénombrement de toutes les principales paſſions ſelon l’ordre qu’elles peuvent ainſi eſtre trouvées.

L’ordre & le dénombrement des paſſions

Art. 53. L’admiration.

Lorſque la première rencontre de quelque objet nous ſurprend, & que nous le jugeons eſtre nouveau, ou fort différent de ce que nous connaiſſions auparavant ou bien de ce que nous ſuppoſions qu’il devoit eſtre, cela foit que nous l’admirons & en ſommes étonnez. Et parce que cela peut arriver avant que nous connaiſſions aucunement ſi cet objet nous eſt convenable ou s’il ne l’eſt pas, il me ſemble que l’admiration eſt la première de toutes les paſſions. Et elle n’a point de contraire, à cauſe que, ſi l’objet qui ſe préſente n’a rien en ſoy qui nous ſurprenne, nous n’en ſommes aucunement émus & nous le conſidérons ſans paſſion.

Art. 54. L’eſtime & le mépris, la généroſité ou l’orgueil, & l’humilité ou la baſſeſſe.

A l’admiration eſt jointe l’eſtime ou le mépris, ſelon que c’eſt la grandeur d’un objet ou ſa petiteſſe que nous admirons. Et nous pouvons ainſi nous eſtimer ou nous mépriſer nous-meſmes ; d’où viennent les paſſions, & enſuite les habitudes de magnanimité ou d’orgueil & d’humilité ou de baſſeſſe.

Art. 55. La vénération & le dédain.

Mais quand nous eſtimons ou mépriſons d’autres objets que nous conſidérons comme des cauſes libres capables de faire du bien ou du mal, de l’eſtime vient la vénération, & du ſimple mépris le dédain

Art. 56. L’amour & la haine.

Or, toutes les paſſions précédentes peuvent eſtre excitées en nous ſans que nous apercevions en aucune façon ſi l’objet qui les cauſe eſt bon ou mauvais. Mais lorſqu’une choſe nous eſt repréſentée comme bonne à noſtre égard, c’eſt-à-dire comme nous étant convenable, cela nous foit avoir pour elle de l’amour ; & lorſ qu’elle nous eſt repréſentée comme mauvaiſe ou nuiſible, cela nous excite à la haine.

Art. 57. Le déſir.

De la meſme conſidération du bien & du mal naiſſent toutes les autres paſſions ; mais afin de les mettre par ordre, je diſtingue les temps, & conſidérant qu’elles nous portent bien plus à regarder l’avenir que le préſent ou le paſſé, je commence par le déſir. Car non ſeulement lorſqu’on déſire acquérir un bien qu’on n’a pas encore, ou bien éviter un mal qu’on juge pouvoir arriver, mais auſſi lorſqu’on ne ſouhaite que la conſervation d’un bien ou l’abſence d’un mal, qui eſt tout ce à quoy ſe peut étendre cette paſſion, il eſt évident qu’elle regarde toujours l’avenir.

Art. 58. L’eſpérance, la crainte, la jalouſie, la ſé curité & le déſeſpoir.

Il ſuffit de penſer que l’acquiſition d’un bien ou la fuite d’un mal eſt poſſible pour eſtre incité à la déſirer. Mais quand on conſidère, outre cela, s’il y a beaucoup ou peu d’apparence qu’on obtienne ce qu’on déſire, ce qui nous repréſente qu’il y en a beaucoup excite en nous l’eſpérance, & ce qui nous repréſente qu’il y en a peu excite la crainte, dont la jalouſie eſt une eſpèce. Lorſque l’eſpérance eſt extreſme, elle change de nature & ſe nomme ſécurité ou aſſurance, comme au contraire l’extreſme crainte devient déſeſpoir.

Art. 59. L’irréſolution, le courage, la hardieſſe, l’émulation, la lacheté & l’épouvante.

Et nous pouvons ainſi eſpérer & craindre, encore que l’événement de ce que nous attendons ne dépende aucunement de nous ; mais quand il nous eſt repréſenté comme en dépendant, il peut y avoir de la difficulté en l’élection des moyens ou en l’exécution. De la première vient l’irréſolution, qui nous diſpoſe à délibérer & prendre conſeil. A la dernière s’oppoſe le courage ou la hardieſſe, dont l’émulation eſt une eſpèce. Et la lacheté eſt contraire au courage, comme la peur ou l’épouvante à la hardieſſe.

Art. 60. Le remords.

Et ſi on s’eſt déterminé à quelque action avant que l’irréſolution fût oſtée, cela foit naître le remords de conſcience, lequel ne regarde pas le temps à venir, comme les paſſions précédentes, mais le préſent ou le paſſé.

Art. 61. La joie & la triſteſſe.

Et la conſidération du bien préſent excite en nous de la joie, celle du mal, de la triſteſſe, lors que c’eſt un bien ou un mal qui nous eſt repréſenté comme nous appartenant.

Art. 62. La moquerie, l’envie, la pitié.

Mais lorſqu’il nous eſt repréſenté comme appartenant à d’autres hommes, nous pouvons les en eſtimer dignes ou indignes ; & lors que nous les en eſtimons dignes, cela n’excite point en nous d’autre paſſion que la joie, en tant que c’eſt pour nous quelque bien de voir que les choſes arrivent comme elles doivent. Il y a ſeulement cette différence que la joie qui vient du bien eſt ſérieuſe, au lieu que celle qui vient du mal eſt accompagnée de ris & de moquerie. Mais ſi nous les en eſtimons indignes, le bien excite l’envie, & le mal la pitié, qui ſont des eſpèces de triſteſſe. Et il eſt à remarquer que les meſmes paſſions qui ſe rapportent aux biens ou aux maux préſents peuvent ſouvent auſſi eſtre rapportées à ceux qui ſont à venir, en tant que l’opinion qu’on a qu’ils adviendront les repréſente comme préſents.

Art. 63. La ſatiſfaction de ſoy-meſme & le repentir.

Nous pouvons auſſi conſidérer la cauſe du bien ou du mal, tant préſent que paſſé. Et le bien qui a été foit par nous-meſmes nous donne une ſatiſfaction intérieure, qui eſt la plus douce de toutes les paſſions, au lieu que le mal excite le repentir, qui eſt la plus amère.

Art. 64. La faveur & la reconnaiſſance.

Mais le bien qui a été foit par d’autres eſt cauſe que nous avons pour eux de la faveur, encore que ce ne ſoyt point à nous qu’il ait été foit ; & ſi c’eſt à nous, à la faveur nous joignons la reconnaiſſance.

Art. 65. L’indignation & la colère.

Tout de meſme le mal fait par d’autres, n’étant point rapporté à nous, fait ſeulement que nous avons pour eux de l’indignation ; & lorſqu’il y eſt rapporté, il émeut auſſi la Colere.

Art. 66. La gloire & la honte.

De plus, le bien qui eſt ou qui a été en nous, étant rapporté à l’opinion que les autres en peuvent avoir, excite en nous de la gloire; Et le mal de la Honte.

Art. 67. Le dégoût, le regret & l’allégreſſe.

Et quelquefois la durée du bien cauſe l’ennui ou le dégoût, au lieu que celle du mal diminue la triſteſſe. Enfin, du bien paſſé vient le regret, qui eſt une eſpèce de triſteſſe, & du mal paſſé vient l’allégreſſe, qui eſt une eſpèce de joie.

Art. 68. Pourquoy ce dénombrement des paſſions eſt différent de celuy qui eſt communément reçu.

Voilà l’ordre qui me ſemble eſtre le meilleur pour dénombrer les paſſions. En quoy je ſais bien que je m’éloigne de l’opinion de tous ceux qui en ont ci-devant écrit, mais ce n’eſt pas ſans grande raiſon. Car ils tirent leur dé nombrement de ce qu’ils diſtinguent en la partie ſenſitive de l’ame deux appétits, qu’ils nomment l’un « concupiſcible », l’autre « iraſcible » . Et parce que je ne connais en l’ame aucune diſtinction de parties, ainſi que l’ai dit ci-deſſus, cela me ſemble ne ſignifier autre choſe ſinon qu’elle a deux facultez, l’une de déſirer, l’autre de ſe facher ; & à cauſe qu’elle a en meſme façon les facultez d’admirer, d’aimer, d’eſpérer, de craindre, & ainſi de recevoir en ſoy chacune des autres paſſions, ou de faire les actions auxquelles ces paſſions la pouſſent, je ne vois pas pourquoy ils ont voulu les rapporter toutes à la concupiſcence ou à la colère. Outre que leur dénombrement ne comprend point toutes les principales paſſions, comme je crois que foit celuy-ci. Je parle ſeulement des principales, à cauſe qu’on en pourroit encore diſtinguer pluſieurs autres plus particulières, & leur nombre eſt indéfini.

Art. 69. Qu’il n’y a que ſix paſſions primitives.

Mais le nombre de celles qui ſont ſimples & primitives n’eſt pas fort grand. Car, en faiſant une revue ſur toutes celles que j’ai dénombrées, on peut aiſément remarquer qu’il n’y en a que ſix qui ſoyent telles ; à ſavoir : l’admiration, l’amour, la haine, le déſir, la joie & la triſteſſe ; & que toutes les autres ſont compoſées de quelques-unes de ces ſix, ou bien en ſont des eſpèces. C’eſt pourquoy, afin que leur multitude n’embarraſſe point les lecteurs, je traiterai icy ſéparément des ſix primitives ; & par après je ferai voir en quelle façon toutes les autres en tirent leur origine.

Art. 70. De l’admiration ; ſa définition & ſa cauſe.

L’admiration eſt une ſubite ſurpriſe de l’ame, qui foit qu’elle ſe porte à conſidérer avec attention les objets qui luy ſemblent rares & extraordinaires. Ainſ i elle eſt cauſée premièrement par l’impreſſion qu’on a dans le cerveau, qui repréſente l’objet comme rare & par conſéquent digne d’eſtre fort conſidéré ; puis enſuite par le mouvement des eſprits, qui ſont diſpoſez par cette impreſſion à tendre avec grande force vers l’endroit du cerveau où elle eſt pour l’y fortifier & conſerver ; comme auſſi ils ſont diſpoſez par elle à paſſer de là dans les muſcles qui ſervent à retenir les organes des ſens en la meſme ſituation qu’ils ſont, afin qu’elle ſoyt encore entretenue par eux, ſi c’eſt par eux qu’elle a été formée.

Art. 71. Qu’il n’arrive aucun changement dans le cœur ni dans le ſang en cette paſſion.

Et cette paſſion a cela de particulier qu’on ne remarque point qu’elle ſoyt accompagnée d’aucun changement qui arrive dans le cœur & dans le ſang, ainſi que les autres paſſions. Dont la raiſon eſt que, n’ayant pas le bien ni le mal pour objet, mais ſeulement la connaiſſance de la choſe qu’on admire, elle n’a point de rapport avec le cœur & le ſang, deſquels dépend tout le bien du corps, mais ſeulement avec le cerveau, où ſont les organes des ſens qui ſervent à cette connaiſſance.

Art. 72. En quoy conſiſte la force de l’admiration.

Ce qui n’empeſche pas qu’elle n’ait beaucoup de force à cauſe de la ſurpriſe, c’eſt-à-dire de l’arrivement ſubit & inopiné de l’impreſſion qui change le mouvement des eſprits, laquelle ſurpriſe eſt propre & particulière à cette paſſion ; en ſorte que lorſqu’elle ſe rencontre en d’autres, comme elle a coutume de ſe rencontrer preſque en toutes & de les augmenter, c’eſt que l’admiration eſt jointe avec elles. Et ſa force dépend de deux choſes, à ſavoir, de la nouveauté, & de ce que le mouvement qu’elle cauſe a dès ſon commencement toute ſa force. Car il eſt certain qu’un tel mouvement a plus d’effet que ceux qui, étant faibles d’abord & ne croiſſant que peu à peu, peuvent aiſément eſtre détournez. Il eſt certain auſſi que les objets des ſens qui ſont nouveaux touchent le cerveau en certaines parties auxquelles il n’a point coutume d’eſtre touché ; & que ces parties étant plus tendres ou moins fermes que celles qu’une agitation fréquente a endurcies, cela augmente l’effet des mouvemens qu’ils y excitent. Ce qu’on ne trouvera pas incroyable ſi l’on conſidère que c’eſt une pareille raiſon qui foit que les plantes de nos pieds, étant accoutumées à un attouchement aſſez rude par la peſanteur du corps qu’elles portent, nous ne ſentons que fort peu cet attouchement quand nous marchons ; au lieu qu’un autre beaucoup moindre & plus doux dont on les chatouille nous eſt preſque inſupportable à cauſe ſeulement qu’il ne nous eſt pas ordinaire.

Art. 73. Ce que c’eſt que l’étonnement.

Et cette ſurpriſe a tant de pouvoir pour faire que les eſprits qui ſont dans les cavitez du cerveau y prennent leur cours vers le lieu où eſt l’impreſſion de l’objet qu’on admire, qu’elle les y pouſſe quelquefois tous, & foit qu’ils ſont tellement occupez à conſerver cette impreſſion, qu’il n’y en a aucuns qui paſſent de là dans les muſcles, ni meſme qui ſe détournent en aucune façon des premières traces qu’ils ont ſuivies dans le cerveau : ce qui foit que tout le corps demeure immobile comme une ſtatue, & qu’on ne peut apercevoir de l’objet que la première face qui s’eſt préſentée, ni par conſéquent en acquérir une plus particulière connaiſſance. C’eſt cela qu’on appelle communément eſtre étonné ; & l’étonnement eſt un excès d’admiration qui ne peut jamais eſtre que mauvais.

Art. 74. A quoy ſervent toutes les paſſions, & à quoy elles nuiſent.

Or, il eſt aiſé à connaître, de ce qui a été dit ci-deſſus, que l’utilité de toutes les paſſions ne conſiſte qu’en ce qu’elles fortifient & font durer en l’ame des penſées, leſquelles il eſt bon qu’elle conſerve, & qui pourraient facilement, ſans cela, en eſtre effacées. Comme auſſi tout le mal qu’elles peuvent cauſer conſiſte en ce qu’elles fortifient & conſervent ces penſées plus qu’il n’eſt beſoin, ou bien qu’elles en fortifient & conſervent d’autres auxquelles il n’eſt pas bon de s’arreſter.

Art. 75. A quoy ſert particulièrement l’admiration.

Et on peut dire en particulier de l’admiration qu’elle eſt utile en ce qu’elle foit que nous apprenons & retenons en noſtre mémoire les choſes que nous avons auparavant ignorées. Car nous n’admirons que ce qui nous paraît rare & extraordinaire ; & rien ne nous peut paraître tel que parce que nous l’avons ignoré, ou meſme auſſi parce qu’il eſt différent des choſes que nous avons ſues ; car c’eſt cette différence qui foit qu’on le nomme extraordinaire. Or, encore qu’une choſe qui nous étoit inconnue ſe préſente de nouveau à noſtre entendement ou à nos ſens, nous ne la retenons point pour cela en noſtre mémoire, ſi ce n’eſt que l’idée que nous en avons ſoyt fortifiée en noſtre cerveau par quelque paſſion, ou bien auſſi par l’application de noſtre entendement, que noſtre volonté détermine à une attention & réflexion particulière. Et les autres paſſions peuvent ſervir pour faire qu’on remarque les choſes qui paraiſſent bonnes ou mauvaiſes, mais nous n’avons que l’admiration pour celles qui paraiſſent ſeulement rares. Auſſi voyons-nous que ceux qui n’ont aucune inclination naturelle à cette paſſion ſont ordinairement fort ignorants.

Art. 76. En quoy elle peut nuire, & comment on peut ſuppléer à ſon défaut & corriger ſon excès.

Mais il arrive bien plus ſouvent qu’on admire trop, & qu’on s’étonne en apercevant des choſes qui ne méritent que peu ou point d’eſtre conſidérées, que non pas qu’on admire trop peu. Et cela peut entièrement oſter ou pervertir l’uſage de la raiſon. C’eſt pourquoy, encore qu’il ſoyt bon d’eſtre né avec quelque inclination à cette paſſion, parce que cela nous diſpoſe à l’acquiſition des ſciences, nous devons toutefois tacher par après de nous délivrer le plus qu’il eſt poſſible. Car il eſt aiſé de ſuppléer à ſon défaut par une réflexion & attention particulière, à laquelle noſtre volonté peut toujours obliger noſtre entendement lors que nous jugeons que la choſe qui ſe préſente en vaut la peine ; mais il n’y a point d’autre remède pour s’empeſcher d’admirer avec excès que d’acquérir la connaiſſance de pluſieurs choſes, & de s’exercer en la conſidération de toutes celles qui peuvent ſembler les plus rares & les plus étranges.

Art. 77. Que ce ne ſont ni les plus ſtupides ni les plus habiles qui ſont le plus portez à l’admiration.

Au reſte, encore qu’il n’y ait que ceux qui ſont hébétez & ſtupides qui ne ſont point portez de leur naturel à l’admiration, ce n’eſt pas à dire que ceux qui ont le plus d’eſprit y ſoyent toujours le plus enclins ; mais ce ſont principalement ceux qui, bien qu’ils aient un ſens commun aſſez bon, n’ont pas toutefois grande opinion de leur ſuffiſance.

Art. 78. Que ſon excès peut paſſer en habitude lors que l’on manque de le corriger.

Et bien que cette paſſion ſemble ſe diminuer par l’uſage, à cauſe que plus on rencontre de choſes rares qu’on admire, plus on s’accoutume à ceſſer de les admirer & à penſer que toutes celles qui ſe peuvent préſenter par après ſont vulgaires, toutefois, lorſqu’elle eſt exceſſive & qu’elle foit qu’on arreſte ſeulement ſon attention ſur la première image des objets qui ſe ſont préſentez, ſans en acquérir d’autre connaiſſance, elle laiſſe après ſoy une habitude qui diſpoſe l’ame à s’arreſter en meſme façon ſur tous les autres objets qui ſe préſentent, pourvu qu’ils luy paraiſſent tant ſoyt peu nouveaux. Et c’eſt ce qui foit durer la maladie de ceux qui ſont aveuglément curieux, c’eſt-à-dire qui recherchent les raretez ſeulement pour les admirer & non point pour les connaître : car ils deviennent peu à peu ſi admiratifs, que des choſes de nulle importance ne ſont pas moins capables de les arreſter que celles dont la recherche eſt plus utile.

Art. 79. Les définitions de l’amour & de la haine.

L’amour eſt une émotion de l’ame cauſée par le mouvement des eſprits, qui l’incite à ſe joindre de volonté aux objets qui paraiſſent luy eſtre convenables. Et la haine eſt une émotion cauſée par les eſprits, qui incite l’ame à vouloir eſtre ſéparée des objets qui ſe préſentent à elle comme nuiſibles. Je dis que ces émotions ſont cauſées par les eſprits, afin de diſtinguer l’amour & la haine, qui ſont des paſſions & dépendent du corps, tant des jugements qui portent auſſi l’ame à ſe joindre de volonté avec les choſes qu’elle eſtime bonnes & à ſe ſéparer de celles qu’elle eſtime mauvaiſes, que des émotions que ces ſeuls jugements excitent en l’ame.

Art. 80. Ce que c’eſt que ſe joindre ou ſe ſéparer de volonté.

Au reſte, par le mot de volonté, je n’entends pas icy parler du déſir, qui eſt une paſſion à part & ſe rapporte à l’avenir ; mais du conſentement par lequel on ſe conſidère dès à préſent comme joint avec ce qu’on aime, en ſorte qu’on imagine un tout duquel on penſe eſtre ſeulement une partie, & que la choſe aimée en eſt une autre. Comme, au contraire, en la haine on ſe conſidère ſeul comme un tout entièrement ſéparé de la choſe pour laquelle on a de l’averſion.

Art. 81. De la diſtinction qu’on a coutume de faire entre l’amour de concupiſcence & de bienveillance.

Or, on diſtingue communément deux ſortes d’amour, l’une deſquelles eſt nommée amour de bienveillance, c’eſt-à-dire qui incite à vouloir du bien à ce qu’on aime ; l’autre eſt nommée amour de concupiſcence, c’eſt-à-dire qui foit déſirer la choſe qu’on aime. Mais il me ſemble que cette diſtinction regarde ſeulement les effets de l’amour, & non point ſon eſſence ; car ſitoſt qu’on s’eſt joint de volonté à quelque objet, de quelque nature qu’il ſoyt, on a pour luy de la bienveillance, c’eſt-à-dire on joint auſſi à luy de volonté les choſes qu’on croit luy eſtre convenables : ce qui eſt un des principaux effets de l’amour. Et ſi on juge que ce ſoyt un bien de le poſſéder ou d’eſtre aſſocié avec luy d’autre façon que de volonté, on le déſire : ce qui eſt auſſi l’un des plus ordinaires effets de l’amour.

Art. 82. Comment des paſſions fort différentes conviennent en ce qu’elles particypent de l’amour.

Il n’eſt pas beſoin auſſi de diſtinguer autant d’eſpèces d’amour qu’il y a de divers objets qu’on peut aimer ; car, par exemple, encore que les paſſions qu’un ambitieux a pour la gloire, un avaricyeux pour l’argent, un ivrogne pour le vin, un brutal pour une femme qu’il veut violer, un homme d’honneur pour ſon ami ou pour ſa maîtreſſe, & un bon père pour ſes enfants, ſoyent bien différentes entre elles, toutefois, en ce qu’elles particypent de l’amour, elles ſont ſemblables. Mais les quatre premiers n’ont de l’amour que pour la poſſeſſion des objets auxquels ſe rapporte leur paſſion, & n’en ont point pour les objets meſmes, pour leſquels ils ont ſeulement du déſir meſlé avec d’autres paſſions particulières. Au lieu que l’amour qu’un bon père a pour ſes enfants eſt ſi pur qu’il ne déſire rien avoir d’eux, & ne veut point les poſſéder autrement qu’il fait, ni eſtre joint à eux plus étroitement qu’il eſt déjà ; mais, les conſidérant comme d’autres ſoy-meſme, il recherche leur bien comme le ſien propre, ou meſme avec plus de ſoyn, parce que, ſe repréſentant que luy & eux font un tout dont il n’eſt pas la meilleure partie, il préfère ſouvent leurs intéreſts aux ſiens & ne craint pas de ſe perdre pour les ſauver. L’affection que les gens d’honneur ont pour leurs amis eſt de cette meſme nature, bien qu’elle ſoyt rarement ſi parfaite ; & celle qu’ils ont pour leur maîtreſſe en particype beaucoup, mais elle particype auſſi un peu de l’autre.

Art. 83. De la différence qui eſt entre la ſimple affection, l’amitié & la dévotion.

On peut, ce me ſemble, avec meilleure raiſon, diſtinguer l’amour par l’eſtime qu’on foit de ce qu’on aime, à comparaiſon de ſoy-meſme. Car lorſqu’on eſtime l’objet de ſon amour moins que ſoy, on n’a pour luy qu’une ſimple affection ; lorſqu’on l’eſtime à l’égal de ſoy, cela ſe nomme amitié ; & lorſqu’on l’eſtime davantage, la paſſion qu’on a peut eſtre nommée dévotion. Ainſi on peut avoir de l’affection pour une fleur, pour un oiſeau, pour un cheval ; mais, à moins que d’avoir l’eſprit fort déréglé, on ne peut avoir de l’amitié que pour des hommes. Et ils ſont tellement l’objet de cette paſſion, qu’il n’y a point d’homme ſi imparfoit qu’on ne puiſſe avoir pour luy une amitié tres-parfaite lorſqu’on penſe qu’on en eſt aimé & qu’on a l’ame véritablement noble & généreuſe, ſuivant ce qui ſera expliqué ci-après en l’article 154 & 156. Pour ce qui eſt de la dévotion, ſon principal objet eſt ſans doute la ſouveraine Divinité, à laquelle on ne ſauroit manquer d’eſtre dévot lorſqu’on la connaît comme il faut ; mais on peut auſſi avoir de la dévotion pour ſon prince, pour ſon pays, pour ſa ville, & meſme pour un homme particulier, lorſqu’on l’eſtime beaucoup plus que ſoy. Or, la différence qui eſt entre ces trois ſortes d’amour paraît principalement par leurs effets ; car, d’autant qu’en toutes on ſe conſidère comme joint & uni à la choſe aimée, on eſt toujours preſt d’abandonner la moindre partie du tout qu’on compoſe avec elle pour conſerver l’autre ; ce qui foit qu’en la ſimple affection l’on ſe préfère toujours à ce qu’on aime, & qu’au contraire en la dévotion l’on préfère tellement la choſe aimée à ſoy-meſme qu’on ne craint pas de mourir pour la conſerver De quoy on a vu ſouvent des exemples en ceux qui ſe ſont expoſez à une mort certaine pour la défenſe de leur prince ou de leur ville, & meſme auſſi quelquefois pour des perſonnes particulières auxquelles ils s étaient dévouez.

Art. 84. Qu’il n’y a pas tant d’eſpèces de haine que d’amour.

Au reſte, encore que la haine ſoyt directement oppoſée à l’amour, on ne la diſtingue pas toutefois en autant d’eſpèces, à cauſe qu’on ne remarque pas tant la différence qui eſt entre les maux deſquels on eſt ſéparé de volonté qu’on foit celle qui eſt entre les biens auxquels on eſt joint.

Art. 85. De l’agrément & de l’horreur.

Et je ne trouve qu’une ſeule diſtinction conſidérable qui ſoyt pareille en l’une & en l’autre. Elle conſiſte en ce que les objets tant de l’amour que de la haine peuvent eſtre repréſentez à l’ame par les ſens extérieurs, ou bien par les intérieurs & par ſa propre raiſon. Car nous appelons communément bien ou mal ce que nos ſens intérieurs ou noſtre raiſon nous font juger convenable ou contraire à noſtre nature ; mais nous appelons beau ou laid ce qui nous eſt ainſi repréſenté par nos ſens extérieurs, principalement par celuy de la vue, lequel ſeul eſt plus conſidéré que tous les autres. D’où naiſſent deux eſpèces d’amour, à ſavoir, celle qu’on a pour les choſes bonnes, & celle qu’on a pour les belles, à laquelle on peut donner le nom d’agrément, afin de ne la pas confondre avec l’autre, ni auſſi avec le déſir, auquel on attribue ſouvent le nom d’amour ; & de là naiſſent en meſme façon deux eſpèces de haine, l’une deſquelles ſe rapporte aux choſes mauvaiſes, l’autre à celles qui ſont laides ; & cette dernière peut eſtre appelée horreur ou averſion, afin de la diſtinguer. Mais ce qu’il y a icy de plus remarquable, c’eſt que ces paſſions d’agrément & d’horreur ont coutume d’eſtre plus violentes que les autres eſpèces d’amour ou de haine, à cauſe que ce qui vient à l’ame par les ſens la touche plus fort que ce qui luy eſt repréſenté par ſa raiſon, & que toutefois elles ont ordinairement moins de vérité ; en ſorte que de toutes les paſſions, ce ſont celles-ci qui trompent le plus, & dont on doit le plus ſoygneuſement ſe garder.

Art. 86. La définition du déſir.

La paſſion du déſir eſt une agitation de l’ame cauſée par les eſprits qui la diſpoſe à vouloir pour l’avenir les choſes qu’elle ſe repréſente eſtre convenables. Ainſi on ne déſire pas ſeulement la préſence du bien abſent, mais auſſi la conſervation du préſent, & de plus l’abſence du mal, tant de celuy qu’on a déjà que de celuy qu’on croit pouvoir recevoir au temps à venir.

Art. 87. Que c’eſt une paſſion qui n’a point de contraire.

Je ſais bien que communément dans l’École on oppoſe la paſſion qui tend à la recherche du bien, laquelle ſeule on nomme déſir, à celle qui tend à la fuite du mal, laquelle on nomme averſion. Mais, d’autant qu’il n’y a aucun bien dont la privation ne ſoyt un mal, ni aucun mal conſidéré comme une choſe poſitive dont la privation ne ſoyt un bien, & qu’en recherchant, par exemple, les richeſſes, on fuit néceſſairement la pauvreté, en fuyant les maladies on recherche la ſanté, & ainſi des autres, il me ſemble que c’eſt toujours un meſme mouvement qui porte à la recherche du bien, & enſemble à la fuite du mal qui luy eſt contraire. J’y remarque ſeulement cette différence, que le déſir qu’on a lorſqu’on tend vers quelque bien eſt accompagné d’amour & enſuite d’eſpérance & de joie ; au lieu que le meſme déſir, lorſqu’on tend à s’éloigner du mal contraire à ce bien, eſt accompagné de haine, de crainte & de triſteſſe ; ce qui eſt cauſe qu’on le juge contraire à ſoy-meſme. Mais ſi on veut le conſidérer lorſqu’il ſe rapporte également en meſme temps à quelque bien pour le rechercher, & au mal oppoſé pour l’éviter, on peut voir tres-évidemment que ce n’eſt qu’une ſeule paſſion qui foit l’un & l’autre.

Art. 88. Quelles ſont ſes diverſes eſpèces.

Il y auroit plus de raiſon de diſtinguer le déſir en autant de diverſes eſpèces qu’il y a de divers objets qu’on recherche ; car, par exemple, la curioſité, qui n’eſt autre choſe qu’un déſir de connaître, diffère beaucoup du déſir de gloire, & celuy-ci du déſir de vengeance, & ainſi des autres. Mais il ſuffit icy de ſavoir qu’il y en a autant que d’eſpèces d’amour ou de haine & que les plus conſidérables & les plus forts ſont ceux qui naiſſent de l’agrément & de l’horreur.

Art. 89. Quel eſt le déſir qui naît de l’horreur.

Or, encore que ce ne ſoyt qu’un meſme déſir qui tend à la recherche d’un bien & à la fuite du mal qui luy eſt contraire, ainſi qu’il a été dit, le déſir qui naît de l’agrément ne laiſſe pas d’eſtre fort différent de celuy qui naît de l’horreur. Car cet agrément & cette horreur, qui véritablement ſont contraires, ne ſont pas le bien & le mal qui ſervent d’objets à ces déſirs, mais ſeulement deux émotions de l’ame qui la diſpoſent à rechercher deux choſes fort différentes, à ſavoir : l’horreur eſt inſtituée de la nature pour repréſenter à l’ame une mort ſubite & inopinée, en ſorte que, bien que ce ne ſoyt quelquefois que l’attouchement d’un vermiſſeau, ou le bruit d’une feuille tremblante, ou ſon ombre, qui foit avoir de l’horreur, on ſent d’abord autant d’émotion que ſi un péril de mort tres-évident s’offroit aux ſens, ce qui foit ſubitement naître l’agitation qui porte l’ame à employer toutes ſes forces pour éviter un mal ſi préſent ; & c’eſt cette eſpèce de déſir qu’on appelle communément la fuite ou l’averſion.

Art. 90. Quel eſt celuy qui naît de l’agrément.

Au contraire, l’agrément eſt particulièrement inſtitué de la nature pour repréſenter la jouiſſance de ce qui agrée comme le plus grand de tous les biens qui appartiennent à l’homme, ce qui foit qu’on déſire tres-ardemment cette jouiſſance. Il eſt vrai qu’il y a diverſes ſortes d’agréments, & que les déſirs qui en naiſſent ne ſont pas tous également puiſſants. Car, par exemple, la beauté des fleurs nous incite ſeulement à les regarder, & celle des fruits à les manger. Mais le principal eſt celuy qui vient des perfections qu’on imagine en une perſonne qu’on penſe pouvoir devenir un autre ſoy-meſme car, avec la différence du ſexe, que la nature a miſe dans les hommes ainſi que dans les animaux ſans raiſon, elle a mis auſſi certaines impreſſions dans le cerveau qui font qu’en certain age & en certain temps on ſe conſidère comme défectueux & comme ſi on n’étoit que la moitié d’un tout dont une perſonne de l’autre ſexe doit eſtre l’autre moitié, en ſorte que l’acquiſition de cette moitié eſt confuſément repréſentée par la nature comme le plus grand de tous les biens imaginables. Et encore qu’on voie pluſieurs perſonnes de cet autre ſexe, on n’en ſouhaite pas pour cela pluſieurs en meſme temps, d’autant que la nature ne foit point imaginer qu’on ait beſoin de plus d’une moitié. Mais lorſqu’on remarque quelque choſe en une qui agrée davantage que ce qu’on remarque au meſme temps dans les autres, cela détermine l’ame à ſentir pour celle-là ſeule toute l’inclination que la nature luy donne à rechercher le bien qu’elle luy repréſente comme le plus grand qu’on puiſſe poſſéder ; & cette inclination ou ce déſir qui naît ainſi de l’agrément eſt appelé du nom d’amour plus ordinairement que la paſſion d’amour qui a ci-deſſus été décrite. Auſſi a-t-il de plus étranges effets, & c’eſt luy qui ſert de principale matière aux faiſeurs de romans & aux poètes.

Art. 91. La définition de la joie.

La joie eſt une agréable émotion de l’ame, en laquelle conſiſte la jouiſſance qu’elle a du bien que les impreſſions du cerveau luy repréſentent comme ſien. Je dis que c’eſt en cette émotion que conſiſte la jouiſſance du bien ; car en effect l’ame ne reçoit aucun autre fruit de tous les biens qu’elle poſſè de ; & pendant qu’elle n’en a aucune joie, on peut dire qu’elle n’en jouit pas plus que ſi elle ne les poſſédoit point. J’ajoute auſſi que c’eſt du bien que les impreſſions du cerveau luy repréſentent comme ſien, afin de ne pas confondre cette joie, qui eſt une paſſion, avec la joie purement intellectuelle, qui vient en l’ame par la ſeule action de l’ame, & qu’on peut dire eſtre une agréable émotion excitée en elle-meſme, par elle-meſme, en laquelle conſiſte la jouiſſance qu’elle a du bien que ſon entendement luy repréſente comme ſien. Il eſt vrai que pendant que l’ame eſt jointe au corps, cette joie intellectuelle ne peut guère manquer d’eſtre accompagnée de celle qui eſt une paſſion ; car, ſitoſt que noſtre entendement s’aperçoit que nous poſſédons quelque bien, encore que ce bien puiſſe eſtre ſi différent de tout ce qui appartient au corps qu’il ne ſoyt point du tout imaginable, l’imagination ne laiſſe pas de faire incontinent quelque impreſſion dans le cerveau, de laquelle ſuit le mouvement des eſprits qui excite la paſſion de la joie.

Art. 92. La définition de la triſteſſe.

La triſteſſe eſt une langueur déſagréable en laquelle conſiſte l’incommodité que l’ame reçoit du mal, ou du défaut que les impreſſions du cerveau luy repréſentent comme luy appartenant. Et il y a auſſi une triſteſſe intellectuelle qui n’eſt pas la paſſion, mais qui ne manque guère d’en eſtre accompagnée.

Art. 93. Quelles ſont les cauſes de ces deux paſſions.

Or, lors que la joie ou la triſteſſe intellectuelle excite ainſi celle qui eſt une paſſion, leur cauſe eſt aſſez évidente ; & on voit de leurs définitions que la joie vient de l’opinion qu’on a de poſſéder quelque bien, & la triſteſſe, de l’opinion qu’on a d’avoir quelque mal ou quelque défaut. Mais il arrive ſouvent qu’on ſe ſent triſte ou joyeux ſans qu’on puiſſe ainſi diſtinctement remarquer le bien ou le mal qui en ſont les cauſes, à ſavoir, lors que ce bien ou ce mal font leurs impreſſions dans le cerveau ſans l’entremiſe de l’ame, quelquefois à cauſe qu’ils n’appartiennent qu’au corps, & quelquefois auſſi, encore qu’ils appartiennent à l’ame, à cauſe qu’elle ne les conſidère pas comme bien & mal, mais ſous quelque autre forme dont l’impreſſion eſt jointe avec celle du bien & du mal dans le cerveau.

Art. 94. Comment ces paſſions ſont excitées par des biens & des maux qui ne regardent que le corps, & en quoy conſiſtent le chatouillement & la douleur.

Ainſi, lorſqu’on eſt en pleine ſanté & que le temps eſt plus ſerein que de coutume, on ſent en ſoy une gaieté qui ne vient d’aucune fonction de l’entendement, mais ſeulement des impreſſions que le mouvement des eſprits foit dans le cerveau : & l’on ſe ſent triſte en meſme façon lors que le corps eſt indiſpoſé, encore qu’on ne ſache point qu’il le ſoyt. Ainſi le chatouillement des ſens eſt ſuivi de ſi près par la joie, & la douleur par la triſteſſe, que la plupart des hommes ne les diſtinguent point. Toutefois, ils diffèrent ſi fort qu’on peut quelquefois ſouffrir des douleurs avec joie, & recevoir des chatouillements qui déplaiſent. Mais la cauſe qui foit que pour l’ordinaire la joie ſuit du chatouillement eſt que tout ce qu’on nomme chatouillement ou ſentiment agréable conſiſte en ce que les objets des ſens excitent quelque mouvement dans les nerfs qui ſeroit capable de leur nuire s’ils n’avaient pas aſſez de force pour luy réſiſter ou que le corps ne fût pas bien diſpoſé. Ce qui foit une impreſſion dans le cerveau, laquelle étant inſtituée de la nature pour témoigner cette bonne diſpoſition & cette force, la repréſente à l’ame comme un bien qui luy appartient, en tant qu’elle eſt unie avec le corps, & ainſi excite en elle la joie. C’eſt preſque la meſme raiſon qui foit qu’on prend naturellement plaiſir à ſe ſentir émouvoir à toutes ſortes de paſſions, meſme à la triſteſſe & à la haine, lors que ces paſſions ne ſont cauſées que par les aventures étranges qu’on voit repréſenter ſur un théatre, ou par d’autres pareils ſujets, qui, ne pouvant nous nuire en aucune façon, ſemblent chatouiller noſtre ame en la touchant. Et la cauſe qui foit que la douleur produit ordinairement la triſteſſe eſt que le ſentiment qu’on nomme douleur vient toujours de quelque action ſi violente qu’elle offenſe les nerfs ; en ſorte qu’étant inſtitué de la nature pour ſignifier à l’ame le dommage que reçoit le corps par cette action, & ſa faibleſſe en ce qu’il ne luy a pu réſiſter, il luy repréſente l’un & l’autre comme des maux qui luy ſont toujours déſagréables, excepté lorſqu’ils cauſent quelques biens qu’elle eſtime plus qu’eux.

Art. 95. Comment elles peuvent auſſi eſtre excitées par des biens & des maux que l’ame ne remarque point, encore qu’ils luy appartiennent ; comme ſont le plaiſir qu’on prend à ſe haſarder ou à ſe ſouvenir du mal paſſé.

Ainſi le plaiſir que prennent ſouvent les jeunes gens à entreprendre des choſes difficyles & à s’expoſer à de grands périls, encore meſme qu’ils n’en eſpèrent aucun profit ni aucune gloire, vient en eux de ce que la penſée qu’ils ont que ce qu’ils entreprennent eſt difficyle foit une impreſſion dans leur cerveau, qui étant jointe avec celle qu’ils pourraient former s’ils penſaient que c’eſt un bien de ſe ſentir aſſez courageux, aſſez heureux, aſſez adroit ou aſſez fort pour oſer ſe haſarder à tel point, eſt cauſe qu’ils y prennent plaiſir. Et le contentement qu’ont les vieillards lorſqu’ils ſe ſouviennent des maux qu’ils ont ſoufferts, vient de ce qu’ils ſe repréſentent que c’eſt un bien d’avoir pu nonobſtant cela ſubſiſter.

Art. 96. Quels ſont les mouvemens du ſang & des eſprits qui cauſent les cinq paſſions précédentes.

Les cinq paſſions que j’ai icy commencé à expliquer ſont tellement jointes ou oppoſées les unes aux autres, qu’il eſt plus aiſé de les conſidérer toutes enſemble que de traiter ſéparément de chacune, ainſi qu’il a été traité de l’admiration ; & leur cauſe n’eſt pas comme la ſienne dans le cerveau ſeul, mais auſſi dans le cœur, dans la rate, dans le foie & dans toutes les autres parties du corps, en tant qu’elles ſervent à la production du ſang & enſuite des eſprits. Car, encore que toutes les venes conduiſent le ſang qu’elles contiennent vers le cœur, il arrive néanmoins quelquefois que celuy de quelques-unes y eſt pouſſé avec plus de force que celuy des autres ; & il arrive auſſi que les ouvertures par où il entre dans le cœur, ou bien celles par où il en ſort, ſont plus élargies ou plus reſſerrées une fois que l’autre.

Art. 97. Les principales expériences qui ſervent à connaître ces mouvemens en l’amour.

Or, en conſidérant les diverſes altérations que l’expérience foit voir dans noſtre corps pendant que noſtre ame eſt agitée de diverſes paſſions, je remarque en l’amour, quand elle eſt ſeule, c’eſt-à-dire, quand elle n’eſt accompagné e d’aucune forte joie, ou déſir, ou triſteſſe, que le battement du pouls eſt égal & beaucoup plus grand & plus fort que de coutume ; qu’on ſent une douce chaleur dans la poitrine, & que la digeſtion des viandes ſe foit fort promptement dans l’eſtomac, en ſorte que cette paſſion eſt utile pour la ſanté.

Art. 98. En la haine.

Je remarque, au contraire, en la haine, que le pouls eſt inégal & plus petit, & ſouvent plus vite ; qu’on ſent des froideurs entremeſlées de je ne ſais quelle chaleur apre & piquante dans la poitrine ; que l’eſtomac ceſſe de faire ſon office & eſt enclin à vomir & rejeter les viandes qu’on a mangées, ou du moins à les corrompre & convertir en mauvaiſes humeurs.

Art. 99. En la joie.

En la joie, que le pouls eſt égal & plus vite qu’à l’ordinaire, mais qu’il n’eſt pas ſi fort ou ſi grand qu’en l’amour ; & qu’on ſent une chaleur agréable qui n’eſt pas ſeulement en la poitrine, mais qui ſe répand auſſi en toutes les parties extérieures du corps avec le ſang qu’on voit y venir en abondance ; & que cependant on perd quelquefois l’appétit, à cauſe que la digeſtion ſe foit moins que de coutume.

Art. 100. En la triſteſſe.

En la triſteſſe, que le pouls eſt faible & lent, & qu’on ſent comme des liens autour du cœur, qui le ſerrent, & des glaçons qui le gèlent & communiquent leur froideur au reſte du corps ; & que cependant on ne laiſſe pas d’avoir quelquefois bon appétit & de ſentir que l’eſtomac ne manque point à faire ſon devoir, pourvu qu’il n’y ait point de haine meſlée avec la triſteſſe.

Art. 101. Au déſir.

Enfin je remarque cela de particulier dans le déſir, qu’il agite le cœur plus violemment qu’aucune des autres paſſions, & fournit au cerveau plus d’eſprits, leſquels, paſſant de là dans les muſcles, rendent tous les ſens plus aigus & toutes les parties du corps plus mobiles.

Art. 102. Le mouvement du ſang & des eſprits en l’amour.

Ces obſervations, & pluſieurs autres qui ſeraient trop longues à écrire, m’ont donné ſujet de juger que, lors que l’entendement ſe repréſente quelque objet d’amour, l’impreſſion que cette penſée foit dans le cerveau conduit les eſprits animaux, par les nerfs de la ſixième paire, vers les muſcles qui ſont autour des inteſtins & de l’eſtomac, en la façon qui eſt requiſe pour faire que le ſuc des viandes, qui ſe convertit en nouveau ſang, paſſe promptement vers le cœur ſans s’arreſter dans le foie, & qu’y étant pouſſé avec plus de force que celuy qui eſt dans les autres parties du corps, il y entre en plus grande abondance & y excite une chaleur plus forte, à cauſe qu’il eſt plus groſſier que celuy qui a déjà été raréfié pluſieurs fois en paſſant & repaſſant par le cœur. Ce qui foit qu’il envoie auſſi des eſprits vers le cerveau, dont les parties ſont plus groſſes & plus agitées qu’à l’ordinaire ; & ces eſprits, fortifiant l’impreſſion que la première penſée de l’objet aimable y a faite, obligent l’ame à s’arreſter ſur cette penſée ; & c’eſt en cela que conſiſte la paſſion d’amour.

Art. 103. En la haine.

Au contraire, en la haine, la première penſée de l’objet qui donne de l’averſion conduit tellement les eſprits qui ſont dans le cerveau vers les muſcles de l’eſtomac & des inteſtins, qu’ils empeſchent que le ſuc des viandes ne ſe meſle avec le ſang en reſſerrant toutes les ouvertures par où il a coutume d’y couler ; & elle les conduit auſſi tellement vers les petits nerfs de la rate & de la partie inférieure du foie, où eſt le réceptacle de la bile, que les parties du ſang qui ont coutume d’eſtre rejetées vers ces endroits-là en ſortent & coulent avec celuy qui eſt dans les rameaux de la vene cave vers le cœur ; ce qui cauſe beaucoup d’inégalitez en ſa chaleur, d’autant que le ſang qui vient de la rate ne s’échauffe & ſe raréfie qu’à peine, & qu’au contraire, celuy qui vient de la partie inférieure du foie, où eſt toujours le fiel, s’embraſe & ſe dilate fort promptement. En ſuite de quoy les eſprits qui vont au cerveau ont auſſi des parties fort inégales & des mouvemens fort extraordinaires ; d’où vient qu’ils y fortifient les idées de haine qui s’y trouvent déjà imprimées, & diſpoſent l’ame à des penſé es qui ſont pleines d’aigreur & d’amertume.

Art. 104. En la joie.

En la joie ce ne ſont pas tant les nerfs de la rate, du foie, de l’eſtomac ou des inteſtins qui agiſſent, que ceux qui ſont en tout le reſte du corps, & particulièrement celuy qui eſt autour des orifices du cœur, lequel, ouvrant & élargiſſant ces orifices, donne moyen au ſang, que les autres nerfs chaſſent des venes vers le cœur, d’y entrer & d’en ſortir en plus grande quantité que de coutume. Et parce que le ſang qui entre alors dans le cœur y a déjà paſſé & repaſſé pluſieurs fois, étant venu des artères dans les venes, il ſe dilate fort aiſément & produit des eſprits dont les parties, étant fort égales & ſubtiles, ſont propres à former & fortifier les impreſſions du cerveau qui donnent à l’ame des penſées gaies & tranquilles.

Art. 105. En la triſteſſe.

Au contraire, en la triſteſſe les ouvertures du cœur ſont fort rétrécies par le petit nerf qui les environne, & le ſang des venes n’eſt aucunement agité, ce qui foit qu’il en va fort peu vers le cœur ; & cependant les paſſages par où le ſuc des viandes coule de l’eſtomac & des inteſtins vers le foie demeurent ouverts, ce qui foit que l’appétit ne diminue point, excepté lors que la haine, laquelle eſt ſouvent jointe à la triſteſſe, les ferme.

Art. 106. Au déſir.

Enfin la paſſion du déſir a cela de propre, que la volonté qu’on a d’obtenir quelque bien ou de fuir quelque mal envoie promptement les eſprits du cerveau vers toutes les parties du corps qui peuvent ſervir aux actions requiſes pour cet effet, & particulièrement vers le cœur & les parties qui luy fourniſſent le plus de ſang, afin qu’en recevant plus grande abondance que de coutume, il envoie plus grande quantité d’eſprits vers le cerveau, tant pour y entretenir & fortifier l’idée de cette volonté que pour paſſer de là dans tous les organes des ſens & tous les muſcles qui peuvent eſtre employez pour obtenir ce qu’on déſire.

Art. 107. Quelle eſt la cauſe de ces mouvemens en l’amour.

Et je déduis les raiſons de tout ceci de ce qui a été dit ci-deſſus, qu’il y a telle liaiſon entre noſtre ame & noſtre corps, que lors que nous avons une fois joint quelque action corporelle avec quelque penſée, l’une des deux ne ſe préſente point à nous par après que l’autre ne s’y préſente auſſi. Comme on voit en ceux qui ont pris avec grande averſion quelque breuvage étant malades, qu’ils ne peuvent rien boire ou manger par après qui en approche du goût, ſans avoir derechef la meſme averſion ; & pareillement qu’ils ne peuvent penſer à l’averſion qu’on a des médecines, que le meſme goût ne leur revienne en la penſée. Car il me ſemble que les premières paſſions que noſtre ame a eues lorſqu’elle a commencé d’eſtre jointe à noſtre corps ont dû eſtre que quelquefois le ſang, ou autre ſuc qui entroit dans le cœur, étoit un aliment plus convenable que l’ordinaire pour y entretenir la chaleur, qui eſt le principe de la vie ; ce qui étoit cauſe que l’ame joignoit à ſoy de volonté cet aliment, c’eſt-à-dire l’aimait, & en meſme temps les eſprits coulaient du cerveau vers les muſcles, qui pouvaient preſſer ou agiter les parties d’où il étoit venu vers le cœur, pour faire qu’elles luy en envoyaſſent davantage ; & ces parties étaient l’eſtomac & les inteſtins, dont l’agitation augmente l’appétit, ou bien auſſi le foie & le poumon, que les muſcles du diaphragme peuvent preſſer. C’eſt pourquoy ce meſme mouvement des eſprits a toujours accompagné depuis la paſſion d’amour.

Art. 108. En la haine

Quelquefois, au contraire, il venoit quelque ſuc étranger vers le cœur, qui n’étoit pas propre à entretenir la chaleur, ou meſme qui la pouvoit éteindre ; ce qui étoit cauſe que les eſprits qui montaient du cœur au cerveau excitaient en l’ame la paſſion de la haine. Et en meſme temps auſſi ces eſprits allaient du cerveau vers les nerfs qui pouvaient pouſſer du ſang de la rate & des petites venes du foie vers le cœur, pour empeſcher ce ſuc nuiſible d’y entrer, & de plus vers ceux qui pouvaient repouſſer ce meſme ſuc vers les inteſtins & vers l’eſtomac, ou auſſi quelquefois obliger l’eſtomac à le vomir. D’où vient que ces meſmes mouvemens ont coutume d’accompagner la paſſion de la haine. Et on peut voir à l’œil qu’il y a dans le foie quantité de venes ou conduits aſſez larges par où le ſuc des viandes peut paſſer de la vene porte en la vene cave, & de là au cœur, ſans s’arreſter aucunement au foie ; mais qu’il y en a auſſi une infinité d’autres plus petites où il peut s’arreſter, & qui contiennent toujours du ſang de réſerve, ainſi que foit auſſi la rate ; lequel ſang, étant plus groſſier que celuy qui eſt dans les autres parties du corps, peut mieux ſervir d’aliment au feu qui eſt dans le cœur quand l’eſtomac & les inteſtins manquent de luy en fournir.

Art. 109. En la joie.

Il eſt auſſi quelquefois arrivé au commencement de noſtre vie que le ſang contenu dans les venes étoit un aliment aſſez convenable pour entretenir la chaleur du cœur, & qu’elles en contenaient en telle quantité qu’il n’avoit pas beſoin de tirer aucune nourriture d’ailleurs. Ce qui a excité en l’ame la paſſion de la joie, & a foit en meſme temps que les orifices du cœur ſe ſont plus ouverts que de coutume, & que les eſprits coulant abondamment du cerveau, non ſeulement dans les nerfs qui ſervent à ouvrir ces orifices, mais auſſi généralement en tous les autres qui pouſſent le ſang des venes vers le cœur, empeſchent qu’il n’y en vienne de nouveau du foie, de la rate, des inteſtins & de l’eſtomac. C’eſt pourquoy ces meſmes mouvemens accompagnent la joie.

Art. 110. En la triſteſſe.

Quelquefois, au contraire, il eſt arrivé que le corps a eu faute de nourriture, & c’eſt ce qui doit avoir foit ſentir à l’ame ſa première triſteſſe, au moins celle qui n’a point été jointe à la haine. Cela meſme a foit auſſi que les orifices du cœur ſe ſont étrécis, à cauſe qu’ils ne reçoivent que peu de ſang, & qu’une aſſez notable partie de ce ſang eſt venue de la rate, à cauſe qu’elle eſt comme le dernier réſervoir qui ſert à en fournir au cœur lorſqu’il ne luy en vient pas aſſez d’ailleurs. C’eſt pourquoy les mouvemens des eſprits & des nerfs qui ſervent à étrécir ainſi les orifices du cœur & à y conduire du ſang de la rate accompagnent toujours la triſteſſe.

Art. 111. Au déſir.

Enfin, tous les premiers déſirs que l’ame peut avoir eus lorſqu’elle étoit nouvellement jointe au corps ont été de recevoir les choſes qui luy étaient convenables, & de repouſſer celles qui luy étaient nuiſibles. Et ç’a été pour ces meſmes effets que les eſprits ont commencé dès lors à mouvoir tous les muſcles & tous les organes des ſens en toutes les façons qu’ils les peuvent mouvoir. Ce qui eſt cauſe que maintenant, lors que l’ame déſire quelque choſe, tout le corps devient plus agile & plus diſpoſé à ſe mouvoir qu’il n’a coutume d’eſtre ſans cela. Et lorſqu’il arrive d’ailleurs que le corps eſt ainſi diſpoſé, cela rend les déſirs de l’ame plus forts & plus ardents.

Art. 112. Quels ſont les ſignes extérieurs de ces paſſions.

Ce que j’ai mis icy foit aſſez entendre la cauſe des différences du pouls & de toutes les autres propriétez que j’ai ci-deſſus attribuées à ces paſſions, ſans qu’il ſoyt beſoin que je m’arreſte à les expliquer davantage. Mais, parce que j’ai ſeulement remarqué en chacune ce qui s’y peut obſerver lorſqu’elle eſt ſeule, & qui ſert à connaître les mouvemens du ſang & des eſprits qui les produiſent, il me reſte encore à traiter de pluſieurs ſignes extérieurs qui ont coutume de les accompagner, & qui ſe remarquent bien mieux lorſqu’elles ſont meſlées pluſieurs enſemble, ainſi qu’elles ont coutume d’eſtre, que lorſqu’elles ſont ſéparées. Les principaux de ces ſignes ſont les actions des yeux & du viſage, les changements de couleur, les tremblements, la langueur, la pamoiſon, les ris, les larmes, les gémiſſements & les ſoupirs.

Art. 113. Des actions des yeux & du viſage.

Il n’y a aucune paſſion que quelque particulière action des yeux ne déclare : & cela eſt ſi manifeſte en quelques-unes, que meſme les valets les plus ſtupides peuvent remarquer à l’œil de leur maître s’il eſt faché contre eux ou s’il ne l’eſt pas. Mais encore qu’on aperçoive aiſément ces actions des yeux & qu’on ſache ce qu’elles ſignifient, il n’eſt pas aiſé pour cela de les décrire, à cauſe que chacune eſt compoſée de pluſieurs changements qui arrivent au mouvement & en la figure de l’œil, leſquels ſont ſi particuliers & ſi petits, que chacun d’eux ne peut eſtre aperçu ſéparément, bien que ce qui réſulte de leur conjonction ſoyt fort aiſé à remarquer. On peut dire quaſi le meſme des actions du viſage qui accompagnent auſſi les paſſions ; car, bien qu’elles ſoyent plus grandes que celles des yeux, il eſt toutefois malaiſé de les diſtinguer, & elles ſont ſi peu différentes qu’il y a des hommes qui font preſque la meſme mine lorſqu’ils pleurent que les autres lorſqu’ils rient. Il eſt vrai qu’il y en a quelques-unes qui ſont aſſez remarquables, comme ſont les rides du front, en la colère, & certains mouvemens du nez & des lèvres en l’indignation & en la moquerie ; mais elles ne ſemblent pas tant eſtre naturelles que volontaires. Et généralement toutes les actions, tant du viſage que des yeux, peuvent eſtre changées par l’ame lors que, voulant cacher ſa paſſion, elle en imagine fortement une contraire, en ſorte qu’on s’en peut auſſi bien ſervir à diſſimuler ſes paſſions qu’a les déclarer.

Art. 114. Des changements de couleur.

On ne peut pas ſi facilement s’empeſcher de rougir ou de palir lors que quelque paſſion y diſpoſe, parce que ces changements ne dépendent pas des nerfs & des muſcles, ainſi que les précédents, & qu’ils viennent plus immédiatement du cœur, lequel on peut nommer la ſource des paſſions, en tant qu’il prépare le ſang & les eſprits à les produire. Or, il eſt certain que la couleur du viſage ne vient que du ſang, lequel, coulant continuellement du cœur par les artères en toutes les venes, & de toutes les venes dans le cœur, colore plus ou moins le viſage, ſelon qu’il remplit plus ou moins les petites venes qui vont vers ſa ſuperficye.

Art. 115. Comment la joie foit rougir.

Ainſi la joie rend la couleur plus vive & plus vermeille, parce qu’en ouvrant les écluſes du cœur elle foit que le ſang coule plus vite en toutes les venes, & que, devenant plus chaud & plus ſubtil, il enfle médiocrement toutes les parties du viſage, ce qui en rend l’air plus riant & plus gai.

Art. 116. Comment la triſteſſe foit palir.

La triſteſſe, au contraire, en étréciſſant les orifices du cœur, foit que le ſang coule plus lentement dans les venes, & que, devenant plus froid & plus épais, il a beſoin d’y occuper moins de place ; en ſorte que, ſe retirant dans les plus larges, qui ſont les plus proches du cœur, il quitte les plus éloignées, dont les plus apparentes étant celles du viſage, cela le foit paraître pale & décharné, principalement lors que la triſteſſe eſt grande ou qu’elle ſurvient promptement, comme on voit en l’épouvante, dont la ſurpriſe augmente l’action qui ſerre le cœur.

Art. 117. Comment on rougit ſouvent étant triſte.

Mais il arrive ſouvent qu’on ne palit point étant triſte, & qu’au contraire on devient rouge. Ce qui doit eſtre attribué aux autres paſſions qui ſe joignent à la triſteſſe, à ſavoir à l’amour ou au déſir, & quelquefois auſſi à la haine. Car ces paſſions échauffant ou agitant le ſang qui vient du foie, des inteſtins & des autres parties intérieures, le pouſſent vers le cœur, & de là, par la grande artère, vers les venes du viſage, ſans que la triſteſſe qui ſerre de part & d’autre les orifices du cœur le puiſſe empeſcher, excepté lorſqu’elle eſt fort exceſſive. Mais, encore qu’elle ne ſoyt que médiocre, elle empeſche aiſément que le ſang ainſi venu dans les venes du viſage ne deſcende vers le cœur pendant que l’amour, le déſir ou la haine y en pouſſent d’autres des parties intérieures. C’eſt pourquoy ce ſang étant arreſté autour de la face, il la rend rouge, & meſme plus rouge que pendant la joie, à cauſe que la couleur du ſang paraît d’autant mieux qu’il coule moins vite, & auſſi à cauſe qu’il s’en peut ainſi aſſembler davantage dans les venes de la face que lors que les orifices du cœur ſont plus ouverts. Ceci paraît principalement en la honte, laquelle eſt compoſée de l’amour de ſoy-meſme & d’un déſir preſſant d’éviter l’infamie préſente, ce qui foit venir le ſang des parties intérieures vers le cœur, puis de là par les artères vers la face, & avec cela d’une médiocre triſteſſe qui empeſche ce ſang de retourner vers le cœur. Le meſme paraît auſſi ordinairement lorſqu’on pleure ; car, comme je dirai ci-après, c’eſt l’amour joint à la triſteſſe qui cauſe la plupart des larmes. Et le meſme paraît en la colère, où ſouvent un prompt déſir de vengeance eſt meſlé avec l’amour, la haine & la triſteſſe.

Art. 118. Des tremblements.

Les tremblements ont deux diverſes cauſes : l’une eſt qu’il vient quelquefois trop peu d’eſprits du cerveau dans les nerfs, & l’autre qu’il y en vient quelquefois trop pour pouvoir fermer bien juſtement les petits paſſages des muſcles qui, ſuivant ce qui a été dit en l’article 11, doivent eſtre fermez pour déterminer les mouvemens des membres. La première cauſe paraît en la triſteſſe & en la peur, comme auſſi lorſqu’on tremble de froid, car ces paſſions peuvent, auſſi bien que la froideur de l’air, tellement épaiſſir le ſang, qu’il ne fournit pas aſſez d’eſprits au cerveau pour en envoyer dans les nerfs. L’autre cauſe paraît ſouvent en ceux qui déſirent ardemment quelque choſe, & en ceux qui ſont fort émus de colère, comme auſſi en ceux qui ſont ivres : car ces deux paſſions, auſſi bien que le vin, font aller quelquefois tant d’eſprits dans le cerveau qu’ils ne peuvent pas eſtre réglément conduits de là dans les muſcles.

Art. 119. De la langueur.

La langueur eſt une diſpoſition à ſe relacher & eſtre ſans mouvement, qui eſt ſentie en tous les membres ; elle vient, ainſi que le tremblement, de ce qu’il ne va pas aſſez d’eſprits dans les nerfs, mais d’une façon différente. Car la cauſe du tremblement eſt qu’il n’y en a pas aſſez dans le cerveau pour obéir aux déterminations de la glande lorſqu’elle les pouſſe vers quelque muſcle, au lieu que la langueur vient de ce que la glande ne les détermine point à aller vers aucun muſcles plutoſt que vers d’autres.

Art. 120. Comment elle eſt cauſée par l’amour & par le déſir.

Et la paſſion qui cauſe le plus ordinairement cet effect eſt l’amour, jointe au déſir d’une choſe dont l’acquiſition n’eſt pas imaginée comme poſſible pour le temps préſent ; car l’amour occupe tellement l’ame à conſidérer l’objet aimé, qu’elle emploie tous les eſprits qui ſont dans le cerveau à luy en repréſenter l’image, & arreſte tous les mouvemens de la glande qui ne ſervent point à cet effet. Et il faut remarquer, touchant le déſir, que la propriété que je luy ay attribuée de rendre le corps plus mobile ne luy convient que lorſqu’on imagine l’objet déſiré eſtre tel qu’on peut dès ce temps-là faire quelque choſe qui ſerve à l’acquérir ; car ſi, au contraire, on imagine qu’il eſt impoſſible pour lors de rien faire qui y ſoyt utile, toute l’agitation du déſir demeure dans le cerveau, ſans paſſer aucunement dans les nerfs, & étant entièrement employée à y fortifier l’idée de l’objet déſiré, elle laiſſe le reſte du corps languiſſant.

Art. 121. Qu’elle peut auſſi eſtre cauſée par d’autres paſſions.

Il eſt vrai que la haine, la triſteſſe & meſme la joie peuvent cauſer auſſi quelque langueur lorſqu’elles ſont fort violentes, à cauſe qu’elles occupent entièrement l’ame à conſidérer leur objet, principalement lors que le déſir d’une choſe à l’acquiſition de laquelle on ne peut rien contribuer au temps préſent eſt joint avec elle. Mais parce qu’on s’arreſte bien plus à conſidérer les objets qu’on joint à ſoy de volonté que ceux qu’on en ſépare & qu’aucuns autres, & que la langueur ne dépend point d’une ſurpriſe, mais a beſoin de quelque temps pour eſtre formée, elle ſe rencontre bien plus en l’amour qu’en toutes les autres paſſions.

Art. 122. De la pamoiſon.

La pamoiſon n’eſt pas fort éloignée de la mort, car on meurt lors que le feu qui eſt dans le cœur s’éteint tout à fait, & on tombe ſeulement en pamoiſon lorſqu’il eſt étouffé en telle ſorte qu’il demeure encore quelques reſtes de chaleur qui peuvent par après le rallumer. Or, il y a pluſieurs indiſpoſitions du corps qui peuvent faire qu’on tombe ainſi en défaillance ; mais entre les paſſions il n’y a que l’extreſme joie qu’on remarque en avoir le pouvoir ; & la façon dont je crois qu’elle cauſe cet effect eſt qu’ouvrant extraordinairement les orifices du cœur, le ſang des venes y entre ſi à coup & en ſi grande quantité, qu’il n’y peut eſtre raréfié par la chaleur aſſez promptement pour lever les petites peaux qui ferment les entrées de ces venes : au moyen de quoy il étouffe le feu, lequel il a coutume d’entretenir lorſqu’il n’entre dans le cœur que par meſure.

Art. 123. Pourquoy on ne pame point de triſteſſe.

Il ſemble qu’une grande triſteſſe qui ſurvient inopinément doit tellement ſerrer les orifices du cœur qu’elle en peut auſſi éteindre le feu ; mais néanmoins on n’obſerve point que cela arrive, ou s’il arrive, c’eſt tres-rarement ; dont je crois que la raiſon eſt qu’il ne peut guère y avoir ſi peu de ſang dans le cœur qu’il ne ſuffiſe pour entretenir la chaleur lors que ſes orifices ſont preſque fermez.

Art. 124. Du ris.

Le ris conſiſte en ce que le ſang qui vient de la cavité droite du cœur par la vene artérieuſe, enflant les poumons ſubitement & à diverſes repriſes, foit que l’air qu’ils contiennent eſt contraint d’en ſortir avec impétuoſité par le ſifflet, où il forme une voix inarticulée & éclatante ; & tant les poumons en s’enflant, que cet air en ſortant, pouſſent tous les muſcles du diaphragme, de la poitrine & de la gorge, au moyen de quoy ils font mouvoir ceux du viſage qui ont quelque connexion avec eux. Et ce n’eſt que cette action du viſage, avec cette voix inarticulée & éclatante, qu’on nomme le ris.

Art. 125. Pourquoy il n’accompagne point les plus grandes joies.

Or, encore qu’il ſemble que le ris ſoyt un des principaux ſignes de la joie, elle ne peut toutefois le cauſer que lorſqu’elle eſt ſeulement médiocre & qu’il y a quelque admiration ou quelque haine meſlée avec elle. Car on trouve par expérience que lorſqu’on eſt extraordinairement joyeux, jamais le ſujet de cette joie ne foit qu’on éclate de rire, & meſme on ne peut pas ſi aiſément y eſtre invité par quelque autre cauſe, que lorſqu’on eſt triſte ; dont la raiſon eſt que, dans les grandes joies, le poumon eſt toujours ſi plein de ſang qu’il ne peut eſtre davantage enflé par repriſes.

Art. 126. Quelles ſont ſes principales cauſes.

Et je ne puis remarquer que deux cauſes qui faſſent ainſi ſubitement enfler le poumon. La première eſt la ſurpriſe de l’admiration, laquelle, étant jointe à la joie, peut ouvrir ſi promptement les orifices du cœur, qu’une grande abondance de ſang, entrant tout à coup en ſon coſté droit par la vene cave, s’y raréfie, & paſſant de là par la vene artérieuſe, enfle le poumon. L’autre eſt le mélange de quelque liqueur qui augmente la raréfaction du ſang. Et je n’en trouve point de propre à cela que la plus coulante partie de celuy qui vient de la rate, laquelle partie du ſang étant pouſſée vers le cœur par quelque légère émotion de haine, aidée par la ſurpriſe de l’admiration, & s’y meſlant avec le ſang qui vient des autres endroits du corps, lequel la joie y foit entrer en abondance, peut faire que ce ſang s’y dilate beaucoup plus qu’à l’ordinaire ; en meſme façon qu’on voit quantité d’autres liqueurs s’enfler tout à coup, étant ſur le feu, lorſqu’on jette un peu de vinaigre dans le vaiſſeau où elles ſont. Car la plus coulante partie du ſang qui vient de la rate eſt de nature ſemblable au vinaigre. L’expérience auſſi nous foit voir qu’en toutes les rencontres qui peuvent produire ce ris éclatant qui vient du poumon, il y a toujours quelque petit ſujet de haine, ou du moins d’admiration. Et ceux dont la rate n’eſt pas bien ſaine ſont ſujets à eſtre non ſeulement plus triſtes, mais auſſi, par intervalles, plus gais & plus diſpoſez à rire que les autres : d’autant que la rate envoie deux ſortes de ſang vers le cœur, l’un fort épais & groſſier, qui cauſe la triſteſſe ; l’autre fort fluyde & ſubtil, qui cauſe la joie. Et ſouvent, après avoir beaucoup ri, on ſe ſent naturellement enclin à la triſteſſe, parce que, la plus fluyde partie du ſang de la rate étant épuiſée, l’autre, plus groſſière, la ſuit vers le cœur.

Art. 127. Quelle eſt ſa cauſe en l’indignation.

Pour le ris qui accompagne quelquefois l’indignation, il eſt ordinairement artificyel & feint. Mais lorſqu’il eſt naturel, il ſemble venir de la joie qu’on a de ce qu’on voit ne pouvoir eſtre offenſé par le mal dont on eſt indigné, et, avec cela, de ce qu’on ſe trouve ſurpris par la nouveauté ou par la rencontre inopinée de ce mal. De façon que la joie, la haine & l’admiration y contribuent. Toutefois je veux croire qu’il peut auſſi eſtre produit, ſans aucune joie, par le ſeul mouvement de l’averſion, qui envoie du ſang de la rate vers le cœur, où il eſt raréfié & pouſſé de là dans le poumon, lequel il enfle facilement lorſqu’il le rencontre preſque vide. Et généralement tout ce qui peut enfler ſubitement le poumon en cette façon cauſe l’action extérieure du ris, excepté lors que la triſteſſe la change en celle des gémiſſements & des cris qui accompagnent les larmes. A propos de quoy Vivès écrit de ſoy-meſme que, lorſqu’il avoit été longtemps ſans manger, les premiers morceaux qu’il mettoit en ſa bouche l’obligeaient à rire ; ce qui pouvoit venir de ce que ſon poumon, vide de ſang par faute de nourriture, étoit promptement enflé par le premier ſuc qui paſſçait de ſon eſtomac vers le cœur, & que la ſeule imagination de manger y pouvoit conduire, avant meſme que celuy des viandes qu’il mangeoit y fût parvenu.

Art. 128. De l’origine des larmes.

Comme le ris n’eſt jamais cauſé par les plus grandes joies, ainſi les larmes ne viennent point d’une extreſme triſteſſe, mais ſeulement de celle qui eſt médiocre & accompagnée ou ſuivie de quelque ſentiment d’amour, ou auſſi de joie. Et, pour bien entendre leur origine, il faut remarquer que, bien qu’il ſorte continuellement quantité de vapeurs de toutes les parties de noſtre corps, il n’y en a toutefois aucune dont il en ſorte tant que des yeux, à cauſe de la grandeur des nerfs optiques & de la multitude de petites artères par où elles y viennent ; & que, comme la ſueur n’eſt compoſée que des vapeurs qui, ſortant des autres parties, ſe convertiſſent en eau ſur leur ſuperficye, ainſi les larmes ſe font des vapeurs qui ſortent des yeux.

Art. 129. De la façon que les vapeurs ſe changent en eau.

Or, comme j’ai écrit dans les Météores, en expliquant en quelle façon les vapeurs de l’air ſe convertiſſent en pluye, que cela vient de ce qu’elles ſont moins agitées ou plus abondantes qu’à l’ordinaire, ainſi je crois que lors que celles qui ſortent du corps ſont beaucoup moins agitées que de coutume, encore qu’elles ne ſoyent pas ſi abondantes, elles ne laiſſent pas de ſe convertir en eau, ce qui cauſe les ſueurs froides qui viennent quelquefois de faibleſſe quand on eſt malade. Et je crois que lorſqu’elles ſont beaucoup plus abondantes, pourvu qu’elles ne ſoyent pas avec cela plus agitées, elles ſe convertiſſent auſſi en eau. Ce qui eſt cauſe de la ſueur qui vient quand on foit quelque exercice. Mais alors les yeux ne ſuent point, parce que, pendant les exercices du corps, la plupart des eſprits allant dans les muſcles qui ſervent à le mouvoir, il en va moins par le nerf optique vers les yeux. Et ce n’eſt qu’une meſme matière qui compoſe le ſang pendant qu’elle eſt dans les venes ou dans les artères, & les eſprits lorſqu’elle eſt dans le cerveau, dans les nerfs ou dans les muſcles, & les vapeurs lorſqu’elle en ſort en forme d’air, & enfin la ſueur ou les larmes lorſqu’elle s’épaiſſit en eau ſur la ſuperficye du corps ou des yeux.

Art. 130. Comment ce qui foit de la douleur à l’œil l’excite à pleurer.

Et je ne puis remarquer que deux cauſes qui faſſent que les vapeurs qui ſortent des yeux ſe changent en larmes. La première eſt quand la figure des pores par où elles paſſent eſt changée par quelque accident que ce puiſſe eſtre : car cela, retardant le mouvement de ces vapeurs & changeant leur ordre, peut faire qu’elles ſe convertiſſent en eau. Ainſi il ne faut qu’un fétu qui tombe dans l’œil pour en tirer quelques larmes, à cauſe qu’en y excitant de la douleur il change la diſpoſition de ſes pores ; en ſorte que, quelques-uns devenant plus étroits, les petites parties des vapeurs y paſſent moins vite, & qu’au lieu qu’elles en ſortaient auparavant également diſtantes les unes des autres, & ainſi demeuraient ſéparées, elles viennent à ſe rencontrer, à cauſe que l’ordre de ces pores eſt troublé, au moyen de quoy elles ſe joignent & ainſi ſe convertiſſent en larmes.

Art. 131. Comment on pleure de triſteſſe.

L’autre cauſe eſt la triſteſſe ſuivie d’amour ou de joie, ou généralement de quelque cauſe qui foit que le cœur pouſſe beaucoup de ſang par les artères. La triſteſſe y eſt requiſe, à cauſe que, refroidiſſant tout le ſang, elle étrécit les pores des yeux. Mais, parce qu’à meſure qu’elle les étrécit, elle diminue auſſi la quantité des vapeurs auxquelles ils doivent donner paſſage, cela ne ſuffit pas pour produire des larmes ſi la quantité de ces vapeurs n’eſt à meſme temps augmentée par quelque autre cauſe. Et il n’y a rien qui l’augmente davantage que le ſang qui eſt envoyé vers le cœur en la paſſion de l’amour. Auſſi voyons-nous que ceux qui ſont triſtes ne jettent pas continuellement des larmes, mais ſeulement par intervalles, lorſqu’ils font quelque nouvelle réflexion ſur les objets qu’ils affectionnent.

Art. 132. Des gémiſſements qui accompagnent les larmes.

Et alors les poumons ſont auſſi quelquefois enflez tout à coup par l’abondance du ſang qui entre dedans & qui en chaſſe l’air qu’ils contenaient, lequel, ſortant par le ſifflet, engendre les gémiſſements & les cris qui ont coutume d’accompagner les larmes. Et ces cris ſont ordinairement plus aigus que ceux qui accompagnent le ris, bien qu’ils ſoyent produits quaſi en meſme façon ; dont la raiſon eſt que les nerfs qui ſervent à élargir ou étrécir les organes de la voix, pour la rendre plus groſſe ou plus aiguë, étant joints avec ceux qui ouvrent les orifices du cœur pendant la joie & les étréciſſent pendant la triſteſſe, ils font que ces organes s’élargiſſent ou s’étréciſſent au meſme temps.

Art. 133. Pourquoy les enfants & les vieillards pleurent aiſément.

Les enfants & les vieillards ſont plus enclins à pleurer que ceux du moyen age, mais c’eſt pour diverſes raiſons. Les vieillards pleurent ſouvent d’affection & de joie ; car ces deux paſſions jointes enſemble envoient beaucoup de ſang à leur cœur, & de là beaucoup de vapeurs à leurs yeux ; & l’agitation de ces vapeurs eſt tellement retardée par la froideur de leur naturel, qu’elles ſe convertiſſent aiſément en larmes, encore qu’aucune triſteſſe n’ait précédé. Que ſi quelques vieillards pleurent auſſi fort aiſément de facherie, ce n’eſt pas tant le tempérament de leur corps que celuy de leur eſprit qui les y diſpoſe. Et cela n’arrive qu’à ceux qui ſont ſi faibles qu’ils ſe laiſſent entièrement ſurmonter par de petits ſujets de douleur, de crainte ou de pitié. Le meſme arrive aux enfants, leſquels ne pleurent guère de joie, mais bien plus de triſteſſe, meſme quand elle n’eſt point accompagnée d’amour. Car ils ont toujours aſſez de ſang pour produire beaucoup de vapeurs ; le mouvement deſquelles étant retardé par la triſteſſe, elles ſe convertiſſent en larmes.

Art. 134. Pourquoy quelques enfants paliſſent au lieu de pleurer.

Toutefois il y en a quelques-uns qui paliſſent au lieu de pleurer quand ils ſont fachez ; ce qui peut témoigner en eux un jugement & un courage extraordinaire, à ſavoir, lors que cela vient de ce qu’ils conſidèrent la grandeur du mal & ſe préparent à une forte réſiſtance, en meſme façon que ceux qui ſont plus agez. Mais c’eſt plus ordinairement une marque de mauvais naturel, à ſavoir lors que cela vient de ce qu’ils ſont enclins à la haine ou à la peur ; car ce ſont des paſſions qui diminuent la matière des larmes. Et on voit, au contraire, que ceux qui pleurent fort aiſément ſont enclins à l’amour & à la pitié.

Art. 135. Des ſoupirs.

La cauſe des ſoupirs eſt fort différente de celle des larmes, encore qu’ils préſuppoſent comme elles la triſteſſe ; car, au lieu qu’on eſt incité à pleurer quand les poumons ſont pleins de ſang, on eſt incité à ſoupirer quand ils ſont preſque vides, & que quelque imagination d’eſpérance ou de joie ouvre l’orifice de l’artère veneuſe, que la triſteſſe avoit étréci, parce qu’alors le peu de ſang qui reſte dans les poumons tombant tout à coup dans le coſté gauche du cœur par cette artère veneuſe, & y étant pouſſé par le déſir de parvenir à cette joie, lequel agite en meſme temps tous les muſcles du diaphragme & de la poitrine, l’air eſt pouſſé promptement par la bouche dans les poumons, pour y remplir la place que laiſſe ce ſang. Et c’eſt cela qu’on nomme ſoupirer.

Art. 136. D’où viennent les effets des paſſions qui ſont particulières à certains hommes.

Au reſte, afin de ſuppléer icy en peu de mots à tout ce qui pourroit y eſtre ajouté touchant les divers effets ou les diverſes cauſes des paſſions, je me contenterai de répéter le principe ſur lequel tout ce que j’en ay écrit eſt appuyé, à ſavoir qu’il y a telle liaiſon entre noſtre ame & noſtre corps, que lors que nous avons une fois joint quelque action corporelle avec quelque penſée, l’une des deux ne ſe préſente point à nous par après que l’autre ne s’y préſente auſſi, & que ce ne ſont pas toujours les meſmes actions qu’on joint aux meſmes penſées. Car cela ſuffit pour rendre raiſon de tout ce qu’un chacun peut remarquer de particulier en ſoy ou en d’autres, touchant cette matière, qui n’a point été icy expliqué. Et pour exemple, il eſt aiſé de penſer que les étranges averſions de quelques-uns, qui les empeſchent de ſouffrir l’odeur des roſes ou la préſence d’un chat, ou choſes ſemblables, ne viennent que de ce qu’au commencement de leur vie, ils ont été fort offenſez par quelques pareils objets, ou bien qu’ils ont compati au ſentiment de leur mère qui en a été offenſée étant groſſe. Car il eſt certain qu’il y a du rapport entre tous les mouvemens de la mère & ceux de l’enfant qui eſt en ſon ventre, en ſorte que ce qui eſt contraire à l’un nuit à l’autre. Et l’odeur des roſes peut avoir cauſé un grand mal de teſte à un enfant lorſqu’il étoit encore au berceau ou bien un chat le peut avoir fort épouvanté, ſans que perſonne y ait pris garde, ni qu’il en ait eu après aucune mémoire, bien que l’idée de l’averſion qu’il avoit alors pour ces roſes ou pour ce chat demeure imprimée en ſon cerveau juſques à la fin de ſa vie.

Art. 137. De l’uſage des cinq paſſions icy expliquées, en tant qu’elles ſe rapportent au corps.

Après avoir donné les définitions de l’amour, de la haine, du déſir, de la joie, de la triſteſſe, & traité de tous les mouvemens corporels qui les cauſent ou les accompagnent, nous n’avons plus icy à conſidérer que leur uſage. Touchant quoy il eſt à remarquer que, ſelon l’inſtitution de la nature, elles ſe rapportent toutes au corps, & ne ſont données à l’ame qu’en tant qu’elle eſt jointe avec luy ; en ſorte que leur uſage naturel eſt d’inciter l’ame à conſentir & contribuer aux actions qui peuvent ſervir à conſerver le corps ou à le rendre en quelque façon plus parfait. Et en ce ſens la triſteſſe & la joie ſont les deux premières qui ſont employées. Car l’ame n’eſt immédiatement avertie des choſes qui nuiſent au corps que par le ſentiment qu’elle a de la douleur, lequel produit en elle premièrement la paſſion de la triſteſſe, puis enſuite la haine de ce qui cauſe cette douleur, & en troiſième lieu le déſir de s’en délivrer. Comme auſſi l’ame n’eſt immédiatement avertie des choſes utiles au corps que par quelque ſorte de chatouillement qui, excitant en elle de la joie, foit enſuite naître l’amour de ce qu’on croit en eſtre la cauſe, & enfin le déſir d’acquérir ce qui peut faire qu’on continue en cette joie ou bien qu’on jouiſſe encore après d’une ſemblable. Ce qui foit voir qu’elles ſont toutes cinq tres-utiles au regard du corps, & meſme que la triſteſſe eſt en quelque façon première & plus néceſſaire que la joie, & la haine que l’amour, à cauſe qu’il importe davantage de repouſſer les choſes qui nuiſent & peuvent détruire que d’acquérir celles qui ajoutent quelque perfection ſans laquelle on peut ſubſiſter.

Art. 138. De leurs défauts, & des moyens de les corriger.

Mais, encore que cet uſage des paſſions ſoyt le plus naturel qu’elles puiſſent avoir, & que tous les animaux ſans raiſon ne conduiſent leur vie que par des mouvemens corporels ſemblables à ceux qui ont coutume en nous de les ſuivre, & auxquels elles incitent noſtre ame à conſentir, il n’eſt pas néanmoins toujours bon, d’autant qu’il y a pluſieurs choſes nuiſibles au corps qui ne cauſent au commencement aucune triſteſſe ou meſme qui donnent de la joie, & d’autres qui luy ſont utiles, bien que d’abord elles ſoyent incommodes. Et outre cela, elles font paraître preſque toujours, tant les biens que les maux qu’elles repréſentent, beaucoup plus grands & plus importants qu’ils ne ſont, en ſorte qu’elles nous incitent à rechercher les uns & fuir les autres avec plus d’ardeur & plus de ſoyn qu’il n’eſt convenable. Comme nous voyons auſſi que les beſtes ſont ſouvent trompées par des appats, & que pour éviter de petits maux elles ſe précipitent en de plus grands. C’eſt pourquoy nous devons nous ſervir de l’expérience & de la raiſon pour diſtinguer le bien d’avec le mal & connaître leur juſte valeur, afin de ne prendre pas l’un pour l’autre, & de ne nous porter à rien avec excès.

Art. 139. De l’uſage des meſmes paſſions, en tant qu’elles appartiennent à l’ame, & premièrement de l’amour.

Ce qui ſuffiroit ſi nous n’avions en nous que le corps ou qu’il fût noſtre meilleure partie ; mais, d’autant qu’il n’eſt que la moindre, nous devons principalement conſidérer les paſſions en tant qu’elles appartiennent à l’ame, au regard de laquelle l’amour & la haine viennent de la connaiſſance & précèdent la joie & la triſteſſe, excepté lors que ces deux dernières tiennent le lieu de la connaiſſance, dont elles ſont des eſpèces. Et lors que cette connaiſſance eſt vraie, c’eſt-à-dire que les choſes qu’elle nous porte à aimer ſont véritablement bonnes, & celles qu’elle nous porte à haïr ſont véritablement mauvaiſes, l’amour eſt incomparablement meilleure que la haine ; elle ne ſauroit eſtre trop grande, & elle ne manque jamais de produire la joie. Je dis que cette amour eſt extreſmement bonne, parce que, joignant à nous de vrais biens, elle nous perfectionne d’autant. Je dis auſſi qu’elle ne ſauroit eſtre trop grande, car tout ce que la plus exceſſive peut faire, c’eſt de nous joindre ſi parfaitement à ces biens, que l’amour que nous avons particulièrement pour nous-meſmes n’y mette aucune diſtinction, ce que je crois ne pouvoir jamais eſtre mauvais. Et elle eſt néceſſairement ſuivie de la joie, à cauſe qu’elle nous repréſente ce que nous aimons comme un bien qui nous appartient.

Art. 140. De la haine.

La haine, au contraire, ne ſauroit eſtre ſi petite qu’elle ne nuiſe ; & elle n’eſt jamais ſans triſteſſe. Je dis qu’elle ne ſauroit eſtre trop petite, à cauſe que nous ne ſommes incitez à aucune action par la haine du mal que nous ne le puiſſions eſtre encore mieux par l’amour du bien, auquel il eſt contraire, au moins lors que ce bien & ce mal ſont aſſez connus. Car j’avoue que la haine du mal qui n’eſt manifeſtée que par la douleur eſt néceſſaire au regard du corps ; mais je ne parle icy que de celle qui vient d’une connaiſſance plus claire, & je ne la rapporte qu’à l’ame. Je dis auſſi qu’elle n’eſt jamais ſans triſteſſe, à cauſe que le mal n’étant qu’une privation, il ne peut eſtre conçu ſans quelque ſujet réel dans lequel il ſoyt ; & il n’y a rien de réel qui n’ait en ſoy quelque bonté, de façon que la haine qui nous éloigne de quelque mal nous éloigne par meſme moyen du bien auquel il eſt joint, & la privation de ce bien, étant repréſentée à noſtre ame comme un défaut qui luy appartient, excite en elle la triſteſſe. Par exemple, la haine qui nous éloigne des mauvaiſes mœurs de quelqu’un nous éloigne par meſme moyen de ſa converſation, en laquelle nous pourrions ſans cela trouver quelque bien duquel nous ſommes fachez d’eſtre privez. Et ainſi en toutes les autres haines on peut remarquer quelque ſujet de triſteſſe.

Art. 141. Du déſir, de la joie & de la triſteſſe.

Pour le déſir, il eſt évident que lorſqu’il procède d’une vraie connaiſſance il ne peut eſtre mauvais, pourvu qu’il ne ſoyt point exceſſif & que cette connaiſſance le règle. Il eſt évident auſſi que la joie ne peut manquer d’eſtre bonne, ni la triſteſſe d’eſtre mauvaiſe, au regard de l’ame, parce que c’eſt en la dernière que conſiſte toute l’incommodité que l’ame reçoit du mal, & en la première que conſiſte toute la jouiſſance du bien qui luy appartient. De façon que ſi nous n’avions point de corps, j’oſerais dire que nous ne pourrions trop nous abandonner à l’amour & à la joie, ni trop éviter la haine & la triſteſſe. Mais les mouvemens corporels qui les accompagnent peuvent tous eſtre nuiſibles à la ſanté lorſqu’ils ſont fort violents, & au contraire luy eſtre utiles lorſqu’ils ne ſont que modérez.

Art. 142. De la joie & de l’amour, comparées avec la triſteſſe & la haine.

Au reſte, puiſque la haine & la triſteſſe doivent eſtre rejetées par l’ame, lors meſme qu’elles procèdent d’une vraie connaiſſance, elles doivent l’eſtre à plus forte raiſon lorſqu’elles viennent de quelque fauſſe opinion. Mais on peut douter ſi l’amour & la joie ſont bonnes ou non lorſqu’elles ſont ainſi mal fondées ; & il me ſemble que ſi on ne les conſidère préciſément que ce qu’elles ſont en elles-meſmes au regard de l’ame, on peut dire que, bien que la joie ſoyt moins ſolide & l’amour moins avantageuſe que lorſqu’elles ont un meilleur fondement, elles ne laiſſent pas d’eſtre préférables à la triſteſſe & à la haine auſſi mal fondées : en ſorte que, dans les rencontres de la vie où nous ne pouvons éviter le haſard d’eſtre trompez, nous faiſons toujours beaucoup mieux de pencher vers les paſſions qui tendent au bien que vers celles qui regardent le mal, encore que ce ne ſoyt que pour l’éviter ; & meſme ſouvent une fauſſe joie vaut mieux qu’une triſteſſe dont la cauſe eſt vraie. Mais je n’oſe pas dire de meſme de l’amour au regard de la haine. Car, lors que la haine eſt juſte, elle ne nous éloigne que du ſujet qui contient le mal dont il eſt bon d’eſtre ſéparé, au lieu que l’amour qui eſt injuſte nous joint à des choſes qui peuvent nuire, ou du moins qui ne méritent pas d’eſtre tant conſidérées par nous qu’elles ſont, ce qui nous avilit & nous abaiſſe.

Art. 143. Des meſmes paſſions, en tant qu’elles ſe rapportent au déſir.

Et il faut exactement remarquer que ce que je viens de dire de ces quatre paſſions n’a lieu que lorſqu’elles ſont conſidérées préciſément en elles-meſmes, & qu’elles ne nous portent à aucune action. Car, en tant qu’elles excitent en nous le déſir, par l’entremiſe duquel elles règlent nos mœurs, il eſt certain que toutes celles dont la cauſe eſt fauſſe peuvent nuire, & qu’au contraire toutes celles dont la cauſe eſt juſte peuvent ſervir, & meſme que, lorſqu’elles ſont également mal fondées, la joie eſt ordinairement plus nuiſible que la triſteſſe, parce que celle-ci, donnant de la retenue & de la crainte, diſpoſe en quelque façon à la prudence, au lieu que l’autre rend inconſidérez & téméraires ceux qui s’abandonnent à elle.

Art. 144. Des déſirs dont l’événement ne dépend que de nous.

Mais, parce que ces paſſions ne nous peuvent porter à aucune action que par l’entremiſe du déſir qu’elles excitent, c’eſt particulièrement ce déſir que nous devons avoir ſoyn de régler ; & c’eſt en cela que conſiſte la principale utilité de la morale. Or, comme j’ai tantoſt dit qu’il eſt toujours bon lorſqu’il ſuit une vraie connaiſſance, ainſi il ne peut manquer d’eſtre mauvais lorſqu’il eſt fondé ſur quelque erreur. Et il me ſemble que l’erreur qu’on commet le plus ordinairement touchant les déſirs eſt qu’on ne diſtingue pas aſſez les choſes qui dépendent entièrement de nous de celles qui n’en dépendent point. Car, pour celles qui ne dépendent que de nous, c’eſt-à-dire de noſtre libre arbitre, il ſuffit de ſavoir qu’elles ſont bonnes pour ne les pouvoir déſirer avec trop d’ardeur, à cauſe que c’eſt ſuivre la vertu que de faire les choſes bonnes qui dépendent de nous, & il eſt certain qu’on ne ſauroit avoir un déſir trop ardent pour la vertu. Outre que ce que nous déſirons en cette façon ne pouvant manquer de nous réuſſir, puiſque c’eſt de nous ſeuls qu’il dépend, nous en recevons toujours toute la ſatiſfaction que nous en avons attendue. Mais la faute qu’on a coutume de commettre en ceci n’eſt jamais qu’on déſire trop, c’eſt ſeulement qu’on déſire trop peu ; & le ſouverain remède contre cela eſt de ſe délivrer l’eſ prit autant qu’il ſe peut de toutes ſortes d’autres déſirs moins utiles, puis de tacher de connaître bien clairement & de conſidérer avec attention la bonté de ce qui eſt à déſirer.

Art. 145. De ceux qui ne dépendent que des autres cauſes, & ce que c’eſt que la fortune.

Pour les choſes qui ne dépendent aucunement de nous, tant bonnes qu’elles puiſſent eſtre, on ne les doit jamais déſirer avec paſſion, non ſeulement à cauſe qu’elles peuvent n’arriver pas, & par ce moyen nous affliger d’autant plus que nous les aurons plus ſouhaitées, mais principalement à cauſe qu’en occupant noſtre penſée elles nous détournent de porter noſtre affection à d’autres choſes dont l’acquiſition dépend de nous. Et il y a deux remèdes généraux contre ces vains déſirs : le premier eſt la généroſité, de laquelle je parlerai ci-après ; le ſecond eſt que nous devons ſouvent faire réflexion ſur la Providence divine, & nous repréſenter qu’il eſt impoſſible qu’aucune choſe arrive d’autre façon qu’elle a été déterminée de toute éternité par cette Providence ; en ſorte qu’elle eſt comme une fatalité ou une néceſſité immuable qu’il faut oppoſer à la fortune, pour la détruire comme une chimère qui ne vient que de l’erreur de noſtre entendement. Car nous ne pouvons déſirer que ce que nous eſtimons en quelque façon eſtre poſſible, & nous ne pouvons eſtimer poſſibles les choſes qui ne dépendent point de nous qu’en tant que nous penſons qu’elles dépendent de la fortune, c’eſt-à-dire que nous jugeons qu’elles peuvent arriver, & qu’il en eſt arrivé autrefois de ſemblables. Or cette opinion n’eſt fondée que ſur ce que nous ne connaiſſons pas toutes les cauſes qui contribuent à chaque effect ; car, lorſqu’une choſe que nous avons eſtimée dépendre de la fortune n’arrive pas, cela témoigne que quelqu’une des cauſes qui étaient néceſſaires pour la produire a manqué, & par conſéquent qu’elle étoit abſolument impoſſible & qu’il n’en eſt jamais arrivé de ſemblable, c’eſt-à-dire à la production de laquelle une pareille cauſe ait auſſi manqué : en ſorte que ſi nous n’euſſions point ignoré cela auparavant, nous ne l’euſſions jamais eſtimée poſſible, ni par conſéquent ne l’euſſions déſirée.

Art. 146. De ceux qui dépendent de nous & d’autrui.

Il faut donc entièrement rejeter l’opinion vulgaire qu’il y a hors de nous une fortune qui foit que les choſes arrivent ou n’arrivent pas, ſelon ſon plaiſir, & ſavoir que tout eſt conduit par la Providence divine, dont le décret éternel eſt tellement infaillible & immuable qu’excepté les choſes que ce meſme décret a voulu dépendre de noſtre libre arbitre, nous devons penſer qu’à noſtre égard il n’arrive rien qui ne ſoyt néceſſaire & comme fatal, en ſorte que nous ne pouvons ſans erreur déſirer qu’il arrive d’autre façon. Mais parce que la plupart de nos déſirs s’étendent à des choſes qui ne dépendent pas toutes de nous ni toutes d’autrui, nous devons exactement diſtinguer en elles ce qui ne dépend que de nous, afin de n’étendre noſtre déſir qu’à cela ſeul ; & pour le ſurplus, encore que nous en devions eſtimer le ſuccès entièrement fatal & immuable, afin que noſtre déſir ne s’y occupe point, nous ne devons pas laiſſer de conſidérer les raiſons qui le font plus ou moins eſpérer, afin qu’elles ſervent à régler nos actions. Car, par exemple, ſi nous avons affaire en quelque lieu où nous puiſſions aller par deux divers chemins, l’un deſquels ait coutume d’eſtre beaucoup plus sûr que l’autre, bien que peut-eſtre le décret de la Providence ſoyt tel que ſi nous allons par le chemin qu’on eſtime le plus sûr nous ne manquerons pas d’y eſtre volez, & qu’au contraire nous pourrons paſſer par l’autre ſans aucun danger, nous ne devons pas pour cela eſtre indifférents à choiſir l’un ou l’ autre, ni nous repoſer ſur la fatalité immuable de ce décret ; mais la raiſon veut que nous choiſiſſions le chemin qui a coutume d’eſtre le plus sûr ; & noſtre déſir doit eſtre accompli touchant cela lors que nous l’avons ſuivi, quelque mal qu’il nous en ſoyt arrivé, à cauſe que ce mal ayant été à noſtre égard inévitable, nous n’avons eu aucun ſujet de ſouhaiter d’en eſtre exempts, mais ſeulement de faire tout le mieux que noſtre entendement a pu connaître, ainſi que je ſuppoſe que nous avons fait. Et il eſt certain que lorſqu’on s’exerce à diſtinguer ainſi la fatalité de la fortune, on s’accoutume aiſément à régler ſes déſirs en telle ſorte que, d’autant que leur accompliſſement ne dépend que de nous, ils peuvent toujours nous donner une entière ſatiſfaction.

Art. 147. Des émotions intérieures de l’ame.

J’ajouterai ſeulement encore icy une conſidération qui me ſemble beaucoup ſervir pour nous empeſcher de recevoir aucune incommodité des paſſions ; c’eſt que noſtre bien & noſtre mal dépendent principalement des émotions intérieures qui ne ſont excitées en l’ame que par l’ame meſme, en quoy elles diffèrent de ces paſſions, qui dépendent toujours de quelque mouvement des eſprits ; & bien que ces émotions de l’ame ſoyent ſouvent jointes avec les paſſions qui leur ſont ſemblables, elles peuvent ſouvent auſſi ſe rencontrer avec d’autres, & meſme naître de celles qui leur ſont contraires. Par exemple, lorſqu’un mari pleure ſa femme morte, laquelle (ainſi qu’il arrive quelquefois) il ſeroit faché de voir reſſuſcitée, il ſe peut faire que ſon cœur eſt ſerré par la triſteſſe que l’appareil des funérailles & l’abſence d’une perſonne à la converſation de laquelle il étoit accoutumé excitent en luy ; & il ſe peut faire que quelques reſtes d’amour ou de pitié qui ſe préſentent à ſon imagination tirent de véritables larmes de ſes yeux, nonobſtant qu’il ſente cependant une joie ſecrète dans le plus intérieur de ſon ame, l’émotion de laquelle a tant de pouvoir que la triſteſſe & les larmes qui l’accompagnent ne peuvent rien diminuer de ſa force. Et lors que nous liſons des aventures étranges dans un livre, ou que nous les voyons repréſenter ſur un théatre, cela excite quelquefois en nous la triſteſſe, quelquefois la joie, ou l’amour, ou la haine, & généralement toutes les paſſions, ſelon la diverſité des objets qui s’offrent à noſtre imagination ; mais avec cela nous avons du plaiſir de les ſentir exciter en nous, & ce plaiſir eſt une joie intellectuelle qui peut auſſi bien naître de la triſteſſe que de toutes les autres paſſions.

Art. 148. Que l’exercice de la vertu eſt un ſouverain remède contre les paſſions.

Or, d’autant que ces émotions intérieures nous touchent de plus près & ont, par conſéquent, beaucoup plus de pouvoir ſur nous que les paſſions, dont elles diffèrent, qui ſe rencontrent avec elles, il eſt certain que, pourvu que noſtre ame ait toujours de quoy ſe contenter en ſon intérieur, tous les troubles qui viennent d’ailleurs n’ont aucun pouvoir de luy nuire ; mais plutoſt ils ſervent à augmenter ſa joie, en ce que, voyant qu’elle ne peut eſtre offenſée par eux, cela luy foit connaître ſa perfection. Et afin que noſtre ame ait ainſi de quoy eſtre contente, elle n’a beſoin que de ſuivre exactement la vertu. Car quiconque a vécu en telle ſorte que ſa conſcience ne luy peut reprocher qu’il n’ait jamais manqué à faire toutes les choſes qu’il a jugées eſtre les meilleures (qui eſt ce que je nomme icy ſuivre la vertu), il en reçoit une ſatiſfaction qui eſt ſi puiſſante pour le rendre heureux, que les plus violents efforts des paſſions n’ont jamais aſſez de pouvoir pour troubler la tranquillité de ſon ame.