Les Petites Filles modèles/22

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Hachette (p. 225-242).



XXII

SOPHIE VEUT EXERCER LA CHARITÉ


Sophie avait été fortement impressionnée de l’aventure de Françoise et de Lucie ; elle avait senti le bonheur qu’on goûte à faire le bien. Jamais sa belle-mère ni aucune des personnes avec lesquelles elle avait vécu n’avaient exercé la charité et ne lui avaient donné de leçons de bienfaisance. Elle savait qu’elle aurait un jour une fortune considérable, et, en attendant qu’elle pût l’employer au soulagement des misères, elle désirait ardemment retrouver une autre Lucie et une autre Françoise. Un jour la mère Leuffroy, la jardinière, avec laquelle elle aimait à causer, et qui était une très bonne femme, lui dit :

« Ah ! mam’selle, il y a bien des pauvres que vous ne connaissez pas, allez ! Je connais une bonne femme, moi, par delà la forêt, qui est tout à fait malheureuse. Elle n’a pas toujours un morceau de pain à se mettre sous la dent. »

Sophie.

Où demeure-t-elle ? Comment s’appelle-t-elle ?

Mère Leuffroy.

Elle reste dans une maisonnette qui est à l’entrée du village en sortant de la forêt ; elle s’appelle la mère Toutain. C’est une pauvre petite vieille pas plus grande qu’un enfant de huit ans, avec de grandes mains, longues comme des mains d’homme. Elle a quatre-vingt-deux ans ; elle se tient encore droite, tout comme moi ; elle travaille le plus qu’elle peut ; mais, dame ! elle est vieille, ça ne va pas fort. Elle a une petite chaise qui semble faite pour un enfant, elle couche dans un four, sur de la fougère, et elle ne mange que du pain et du fromage, quand elle en a.

Sophie.

Oh ! que je voudrais bien la voir ! Est-ce bien loin ?

Mère Leuffroy.

Pour ça non, mam’selle : une demi-heure de marche au plus. Vous irez bien en vous promenant.

Sophie ne dit plus rien, mais elle forma en elle-même le projet d’y aller ; et, pour en avoir seule le mérite, elle résolut de le faire sans aide, sans en parler à personne, sinon à Marguerite, avec laquelle elle était plus particulièrement liée ; d’ailleurs, elle craignait que Camille et Madeleine, qui ne faisaient jamais rien sans demander la permission à leur maman, ne l’empêchassent de s’éloigner sans sa bonne. Elle attendit donc que Marguerite fût seule pour lui raconter ce qu’elle savait de la misère de cette pauvre petite vieille, et pour lui proposer d’aller la voir et la secourir.

Marguerite.

Je ne demande pas mieux ; allons-y tout de suite, si maman le permet, et emmenons avec nous Camille, Madeleine et Élisa.

Sophie.

Mais non, Marguerite, il ne faut en parler à personne, cela sera bien plus beau, bien plus charitable, d’aller seules, de ne nous faire aider de personne, de donner à cette petite mère Toutain l’argent que nous avons pour nos gâteaux et nos plaisirs. Moi, j’ai trois francs vingt centimes dans ma bourse ; et toi, combien as-tu ?

Marguerite.

Moi, j’ai deux francs quarante-cinq centimes. Je sais bien que nous sommes riches ; mais pourquoi est-ce mieux, pourquoi est-ce plus charitable de nous cacher de Mme de Fleurville, de maman, de Camille, de Madeleine, et d’aller seules chez cette bonne femme ?

Sophie.

Parce que j’ai entendu dire, l’autre jour, à ta maman, qu’il ne faut pas s’enorgueillir du bien qu’on fait, et qu’il faut se cacher pour ne pas en recevoir d’éloges. Alors, tu vois bien que nous ferons mieux de nous cacher pour faire la charité à cette bonne vieille.

Marguerite.

Il me semble pourtant que je dois le dire au moins à maman.

Sophie.

Mais pas du tout. Si tu le dis à ta maman, ils voudront tous venir avec nous, ils voudront tous donner de l’argent ; et nous, que ferons-nous ? Nous resterons là à écouter et à regarder, comme l’autre jour dans la cabane de Françoise et de Lucie. Quel bien avons-nous fait là-bas ? Aucun ; c’est Mme de Rosbourg qui a parlé et qui a tout donné.

Marguerite.

Sophie, je crois que nous sommes trop petites pour nous en aller toutes seules dans la forêt.

Sophie.

Trop petites ! Tu as six ans, moi j’en ai huit, et tu trouves que nous ne pouvons pas sortir sans nos mamans ou sans une bonne ? Ha ! ha ! ha ! J’allais seule bien plus loin que cela quand j’avais cinq ans.

Marguerite hésitait encore.

Sophie.

Je vois que tu as tout bonnement peur ; tu n’oses pas faire cent pas sans ta maman. Tu crains peut-être que le loup ne te croque ?

Marguerite, piquée.

Du tout, mademoiselle, je ne suis pas aussi sotte que tu le crois ; je sais bien qu’il n’y a pas de loups, je n’ai pas peur, et, pour te le prouver, nous allons partir tout de suite.

Sophie.

À la bonne heure ! Partons vite ; nous serons de retour en moins d’une heure.

Et elles se mirent en route, ne prévoyant pas les dangers et les terreurs auxquels elles s’exposaient. Elles marchaient vite et en silence ; Marguerite ne se sentait pas la conscience bien à l’aise : elle comprenait qu’elle commettait une faute, et elle regrettait de n’avoir pas résisté à Sophie. Sophie n’était guère plus tranquille : les objections de Marguerite lui revenaient à la mémoire ; elle craignait de l’avoir entraînée à mal faire.

« Nous serons grondées », se dit-elle. Elle n’en continua pas moins à marcher et s’étonnait de ne pas être arrivée, depuis près d’une heure qu’elles étaient parties.

« Connais-tu bien le chemin ? demanda Marguerite avec un peu d’inquiétude.

— Certainement, la jardinière me l’a bien expliqué, répondit Sophie d’une voix assurée, malgré la peur qui commençait à la gagner.

— Serons-nous bientôt arrivées ?

— Dans dix minutes au plus tard. »

Elles continuèrent à marcher en silence ; la forêt n’avait pas de fin ; on n’apercevait ni maison ni village, mais le bois, toujours le bois.

« Je suis fatiguée, dit Marguerite.

— Et moi aussi, dit Sophie.

— Il y a bien longtemps que nous sommes parties. »

Sophie ne répondit pas : elle était trop agitée, trop inquiète pour dissimuler plus longtemps sa terreur. « Si nous retournions à la maison ? dit Marguerite.

— Oh oui ! retournons.

— Qu’est-ce que tu as, Sophie, on dirait que tu as envie de pleurer ?

— Nous sommes perdues, dit Sophie en éclatant en sanglots ; je ne sais plus mon chemin, nous sommes perdues.

— Perdues ! répéta Marguerite avec terreur ; perdues ! Qu’allons-nous devenir, mon Dieu !

— Je me suis absolument trompée de chemin, s’écria Sophie en sanglotant, à l’endroit où il y en a plusieurs qui se croisent ; je ne sais pas du tout où nous sommes. »

Marguerite, la voyant si désolée, chercha à la rassurer en se rassurant elle-même.

« Console-toi, Sophie, nous finirons bien par nous retrouver. Retournons sur nos pas et marchons vite ; il y a longtemps que nous sommes parties ; maman et Mme de Fleurville seront inquiètes ; je suis sûre que Camille et Madeleine nous cherchent partout. »

Sophie essuya ses larmes et suivit le conseil de Marguerite : elles retournèrent sur leurs pas et marchèrent longtemps ; enfin elles arrivèrent à l’endroit où se croisaient plusieurs chemins exactement semblables. Là elles s’arrêtèrent.

« Quel chemin faut-il prendre ? demanda Marguerite.

— Je ne sais pas ; ils se ressemblent tous.

— Tâche de te rappeler celui par lequel nous sommes venues. »

Sophie regardait, recueillait ses souvenirs et ne se rappelait pas.

« Je crois, dit-elle, que c’est celui où il y a de la mousse.

— Il y en a deux avec de la mousse ; mais il me semble qu’il n’y avait pas de mousse dans le chemin que nous avons pris pour venir.

— Oh si ! il y en avait beaucoup.

— Je crois me rappeler que nous avons eu de la poussière tout le temps.

— Pas du tout ; c’est que tu n’as pas regardé à tes pieds. Prenons ce chemin à gauche, nous serons arrivées en moins d’une demi-heure. »

Marguerite suivit Sophie ; toutes deux continuèrent à marcher en silence ; inquiètes toutes deux, elles gardaient pour elles leurs pénibles réflexions. Au bout d’une heure, pourtant, Marguerite s’arrêta.

Marguerite.

Je ne vois pas encore le bout de la forêt ; je suis bien fatiguée.

Sophie.

Et moi donc ! mes pieds me font horriblement souffrir.

Marguerite.

Asseyons-nous un instant ; je ne peux plus marcher.

Elles s’assirent au bord du chemin ; Marguerite appuya sa tête sur ses genoux et pleura tout bas ; elle espérait que Sophie ne s’en apercevrait pas ; elle avait peur de l’affliger, car c’était Sophie qui l’avait mise et s’était mise elle-même dans cette pénible position. Sophie se désolait intérieurement et sentait combien elle avait mal agi en entraînant Marguerite à faire cette course si longue, dans une forêt qu’elles ne connaissaient pas.

Elles restèrent assez longtemps sans parler ; enfin Marguerite essuya ses yeux et proposa à Sophie de se remettre en marche. Sophie se leva avec difficulté ; elles avançaient lentement ; la fatigue augmentait à chaque instant, ainsi que l’inquiétude. Le jour commençait à baisser ; la peur se joignit à l’inquiétude ; la faim et la soif se faisaient sentir.

« Chère Marguerite, dit enfin Sophie, pardonne-moi ; c’est moi qui t’ai persuadé de m’accompagner ; tu es trop généreuse de ne pas me le reprocher.

— Pauvre Sophie, répondit Marguerite, pourquoi te ferais-je des reproches ? Je vois bien que tu souffres plus que moi. Qu’allons-nous devenir, si nous sommes obligées de passer la nuit dans cette terrible forêt ?

— C’est impossible, chère Marguerite ; on doit déjà être inquiet à la maison, et l’on nous enverra chercher.

— Si nous pouvions au moins trouver de l’eau ! J’ai si soif que la gorge me brûle.

— N’entends-tu pas le bruit d’un ruisseau dans le bois ?

— Je crois que tu as raison ; allons voir. »

Elles entrèrent dans le fourré en se frayant un passage à travers les épines et les ronces qui leur déchiraient les jambes et les bras. Après avoir fait ainsi une centaine de pas, elles entendirent distinctement le murmure de l’eau. L’espoir leur redonna du courage ; elles arrivèrent au bord d’un ruisseau très étroit, mais assez profond ; cependant, comme il coulait à pleins bords, il leur fut facile de boire en se mettant à genoux. Elles étanchèrent leur soif, se lavèrent le visage et les bras, s’essuyèrent avec leurs tabliers et s’assirent au bord du ruisseau. Le soleil était couché ; la nuit arrivait ; la terreur des pauvres petites augmentait avec l’obscurité ; elles ne se contraignaient plus et pleuraient franchement de compagnie. Aucun bruit ne se faisait entendre ; personne ne les appelait ; on ne pensait probablement pas à les chercher si loin.

« Il faut tâcher, dit Sophie, de revenir sur le chemin que nous avons quitté ; peut-être verrons-nous passer quelqu’un qui pourra nous ramener ; et puis il fera moins humide qu’au bord de l’eau.

— Nous allons encore nous déchirer dans les épines, dit Marguerite.

— Il faut pourtant essayer de nous retrouver ; nous ne pouvons rester ici. »

Marguerite se leva en soupirant et suivit Sophie, qui chercha à lui rendre le passage moins pénible en marchant la première. Après bien du temps et des efforts, elles se retrouvèrent enfin sur le chemin. La nuit était venue tout à fait ; elles ne voyaient plus où elles allaient, et elles se résolurent à attendre jusqu’au lendemain.

Il y avait une heure environ qu’elles étaient assises près d’un arbre, lorsqu’elles entendirent un frou-frou dans le bois ; ce bruit semblait être produit par un animal qui marchait avec précaution. Immobiles de terreur, les pauvres petites avaient peine à respirer ; le frou-frou approchait, approchait ; tout à coup, Marguerite sentit un souffle chaud près de son cou ; elle poussa un cri, auquel Sophie répondit par un cri plus fort ; elles entendirent alors un bruit de branches cassées, et elles virent un gros animal qui s’enfuyait dans le bois. Moitié mortes de peur, elles se resserrèrent l’une contre l’autre, n’osant ni parler, ni faire un mouvement, et elles restèrent ainsi jusqu’à ce qu’un nouveau bruit, plus effrayant, vînt leur rendre le courage de se lever et de chercher leur salut dans la fuite : c’étaient des branches cassées violemment et un grognement entremêlé d’un souffle bruyant, auquel répondaient des grognements plus faibles. Tous ces bruits partaient également du bois en se rapprochant du chemin. Sophie et Marguerite, épouvantées, se mirent à courir ; elles se heurtèrent contre un arbre dont les branches traînaient presque à terre ; dans leur frayeur, elles s’élancèrent dessus, et, grimpant de branche en branche, elles se trouvèrent bientôt à une grande hauteur et à l’abri de toute attaque. Combien elles remercièrent le bon Dieu de leur avoir fait rencontrer cet arbre protecteur ! et en effet elles venaient d’échapper à un grand danger : l’animal qui arrivait droit sur elles était un sanglier suivi de sept à huit petits. Si elles étaient restées sur son passage, il les aurait déchirées avec ses défenses. La peur qu’avaient eue et qu’avaient encore Sophie et Marguerite faisait claquer leurs dents et les avait rendues si tremblantes qu’elles pouvaient à peine se tenir sur l’arbre où elles étaient montées. Le sanglier s’était éloigné, et tout redevenait tranquille, lorsque le bruit du roulement d’une voiture vint ranimer les forces défaillantes des pauvres petites. Leur espérance augmentait à mesure que la voiture se rapprochait ; enfin le pas d’un cheval résonna distinctement ; bientôt elles entendirent siffler l’homme qui menait la charrette. Il approchait, elles allaient être sauvées.

« Au secours ! au secours ! » crièrent-elles plusieurs fois.

La voiture s’arrêta. L’homme sembla écouter.

« Au secours ! sauvez-nous ! » s’écrièrent-elles encore.

L’homme, entre ses dents.

Qui diantre appelle au secours ? Je ne vois personne ; il fait noir comme dans l’enfer. Holà qui est-ce qui appelle ?

Sophie et Marguerite.

C’est nous, c’est nous ; sauvez-nous, mon cher monsieur, nous nous sommes perdues dans la forêt.

L’homme.

Tiens ! c’est des voix d’enfants, cela. Où êtes-vous donc, les mioches ? Qui êtes-vous ?

Sophie.

Je suis Sophie.

Marguerite.

Je suis Marguerite ; nous venons de Fleurville.

L’homme.

De Fleurville ? C’est donc au château ? Mais où diantre êtes-vous ? Pour vous sauver, faut-il que je vous trouve ?

Sophie.

Nous sommes sur l’arbre ; nous ne pouvons pas descendre.

L’homme, levant la tête.

C’est, ma foi, vrai. Faut-il qu’elles aient eu peur, les pauvres petites ! Attendez, ne bougez pas, je vais vous descendre.

Et le brave homme grimpa de branche en branche, tâtant à chacune d’elles si les enfants y étaient.

Enfin il empoigna Marguerite.

L’homme.

Ne bougez pas, les autres ; je vais descendre celle-ci et je regrimperai. Combien êtes-vous dans ce beau nid ?

Marguerite.

Nous sommes deux.

L’homme.

Bon ; ce ne sera pas long. Attendez-moi là, numéro 2, que je place le numéro 1 dans ma carriole. »

Le brave homme descendit lestement, tenant Marguerite dans ses bras ; il la déposa dans la carriole et remonta sur l’arbre où Sophie attendait avec anxiété : il la saisit dans ses bras et la plaça dans sa carriole près de Marguerite. Il y remonta lui-même et fouetta son cheval, qui repartit au trot ; puis, se tournant vers les enfants :

L’homme.

Ah çà ! mes mignonnes, où faut-il vous mener ? où demeurez-vous, et comment, par tous les saints, vous trouvez-vous ici toutes seules ?

Sophie.

Nous demeurons au château de Fleurville, nous nous sommes perdues dans la forêt en voulant aller secourir la pauvre mère Toutain.

L’homme.

Vous êtes donc du château ?

Marguerite.

Oui, je suis Marguerite de Rosbourg ; et voilà mon amie, Sophie Fichini.

L’homme.

Comment, ma petite demoiselle, vous êtes la fille de cette bonne dame de Rosbourg ; et votre maman vous laisse aller si loin toute seule ?

Marguerite, honteuse.

Nous sommes parties sans rien dire.

L’homme.

Ah ! ah ! on fait l’école buissonnière ! Et voilà ! Quand on est petit, faut pas faire comme les grands.

Sophie.

Sommes-nous loin de Fleurville ?

L’homme.

Ah ! je crois bien ! Deux bonnes lieues pour le moins ; nous ne serons pas arrivés avant une heure. Je vais tout de même pousser mon cheval ; on doit être tourmenté de vous au château. »

Et le brave homme fouetta son cheval et se remit à siffler, laissant les enfants à leurs réflexions. Trois quarts d’heure après, il s’arrêta devant le perron du château ; la porte s’ouvrit ; Élisa, pâle, effarée, demanda si l’on avait des nouvelles des enfants.

« Les voici, dit l’homme, je vous les ramène ; elles n’étaient pas à la noce, allez, quand je les ai dénichées dans la forêt. »

L’homme descendit Sophie et Marguerite, qu’Élisa reçut dans ses bras.

Élisa.

Vite, vite, venez au salon ; on vous a cherchées partout ; on a envoyé des hommes à cheval dans toutes les directions ; ces dames se désolent ; Camille et Madeleine se désespèrent. Attendez une minute, mon brave homme, que madame vous remercie.

L’homme.

Bah ! il n’y a pas de quoi ! Faut que je m’en retourne chez nous ; j’ai encore deux lieues à faire.

Élisa.

Où demeurez-vous ? Comment vous appelez-vous ?

L’homme.

Je demeure à Aube ; je m’appelle Hurel, le boucher.

Élisa.

Nous irons vous remercier, mon brave Hurel ; au revoir, puisque vous ne pouvez attendre. »

Pendant cette conversation, Marguerite et Sophie avaient couru au salon. En entrant, Marguerite se jeta dans les bras de Mme de Rosbourg ; Sophie s’était jetée à ses pieds ; toutes deux sanglotaient.

La surprise et la joie faillirent être fatales à Mme de Rosbourg ; elle pâlit, retomba sur son fauteuil et ne trouva pas la force de prononcer une parole.

« Maman, chère maman, s’écria Marguerite, parlez-moi, embrassez-moi, dites que vous me pardonnez.

— Malheureuse enfant, répondit Mme de Rosbourg d’une voix émue, en la saisissant dans ses bras et en la couvrant de baisers, comment as-tu pu me causer une si terrible inquiétude ? Je te croyais perdue, morte ; nous t’avons cherchée jusqu’à la nuit ; maintenant encore on vous cherche avec des flambeaux dans toutes les directions. Où as-tu été ? Pourquoi reviens-tu si tard ?

— Chère madame, dit Sophie, qui était restée à genoux aux pieds de Mme de Rosbourg, c’est à moi à demander grâce, car c’est moi qui ai entraîné Marguerite à m’accompagner. Je voulais aller chez une pauvre femme qui demeure de l’autre côté de la forêt, et je voulais aller seule avec Marguerite, pour ne partager avec personne la gloire de cet acte de charité. Marguerite a résisté ; je l’ai entraînée ; elle m’a suivie avec répugnance, et nous avons été bien punies, moi surtout, qui avais sur la conscience la faute de Marguerite ajoutée à la mienne. Nous avons bien souffert ; et jamais, à l’avenir, nous ne ferons rien sans vous consulter.

— Relève-toi, Sophie, répliqua Mme de Rosbourg avec douceur, je pardonne à ton repentir ; mais, désormais, je m’arrangerai de manière à n’avoir plus à souffrir ce que j’ai souffert aujourd’hui… Et toi, Marguerite, je te croyais plus raisonnable et plus obéissante, sans quoi je t’aurais toujours fait accompagner par la bonne quand Madeleine et Camille ne pouvaient sortir avec toi ; c’est ce que je ferai à l’avenir. »

Camille et Madeleine qu’on avait envoyées se coucher depuis une heure (car il était près de minuit), mais qui n’avaient pu s’endormir, tant elles étaient inquiètes, accoururent toutes déshabillées, poussant des cris de joie ; elles embrassèrent vingt fois leurs amies perdues et retrouvées.

Camille.

Où avez-vous été ? que vous est-il arrivé ?

Marguerite.

Nous nous sommes perdues dans la forêt.

Madeleine.

Pourquoi avez-vous été dans la forêt ? Comment avez-vous eu le courage d’y aller seules ?

Sophie.

Nous espérions arriver jusque chez une pauvre petite mère Toutain, pour lui donner de l’argent.

Camille.

Mais pourquoi ne nous avez-vous pas prévenues ? Nous y aurions été toutes ensemble.

Sophie et Marguerite baissèrent la tête et ne répondirent pas. Avant qu’on eût le temps de demander et de donner d’autres explications, Élisa entra, apportant deux grandes tasses de bouillon avec une bonne croûte de pain grillé. Elle les posa devant Sophie et Marguerite.

Élisa.

Mangez, mes pauvres enfants ; vous n’avez peut-être pas dîné !

Marguerite.

Non, nous avons bu seulement à un ruisseau que nous avons trouvé dans la forêt.

Élisa.

Pauvres petites ! vite, mangez ce que je vous apporte ; vous boirez ensuite un petit verre de malaga ; et puis, ajouta-t-elle en se retournant vers Mme de Rosbourg et Mme de Fleurville, il faudrait les faire coucher ; elles doivent être épuisées de fatigue.

Madame de Fleurville.

Élisa a raison. Les voici retrouvées ; à demain les détails ; ce soir, contentons-nous de remercier Dieu de nous avoir rendu ces pauvres enfants, qui auraient pu ne jamais revenir.

Sophie et Marguerite avaient avalé avec voracité tout ce qu’Élisa leur avait apporté ; après avoir embrassé tendrement tout le monde, elles allèrent se coucher. Aussitôt qu’elles eurent la tête sur l’oreiller, elles tombèrent dans un sommeil si profond, qu’elles ne s’éveillèrent que le lendemain, à deux heures de l’après-midi !