Les Petits poèmes grecs/Pindare/Néméennes/III

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III.

A ARISTOCLIDE, D’ÉGINE,

Vainqueur au pancrace.

Auguste mère de l’Harmonie, ô Muse chère à mon cœur ! viens, je t’en supplie, dans l’hospitalière Égine, en ce mois consacré aux combats néméens : là sur les rives de l’Asopus des chœurs de jeunes hommes t’attendent, impatiens de marier leurs voix à la céleste mélodie.

Mille objets divers excitent nos désirs ; mais l’athlète vainqueur dans les jeux solennels ne soupire qu’après nos hymnes, qui accompagnent son triomphe et célèbrent sa gloire. Enflamme donc mon génie, ô fille de ce dieu puissant qui règne dans les profondeurs de l’Olympe ! fais, dès le commencement de ce chant de victoire, couler de ma bouche avec abondance de sublimes accords. J’y mêlerai ceux de ma lyre ; et ma voix, s’unissant à celles des citoyens d’Égine, chantera dignement les louanges d’Aristoclide, l’ornement de cette île, jadis habitée par les Myrmidons. Pouvait-il plus noblement soutenir leur antique renommée qu’en déployant, dans la lutte du pancrace, la vigueur de son bras. A combien de coups furieux n’a-t-il pas été en butte dans les vallons de Némée ? Mais la victoire, comme un baume salutaire, a guéri ses blessures et lui a déjà fait oublier les maux qu’il a soufferts.

L’éclat de ta vaillance, répondant à celui de ta beauté, ô fils d’Aristophane ! t’a élevé au comble de la gloire. Garde-toi de porter au delà un regard ambitieux, et ne te flatte point de franchir à travers les flots d’une mer inabordable ces colonnes qu’Hercule érigea comme les témoins éclatans de sa navigation aux extrémités du monde. Ce dieu-héros avait déjà dompté les monstres de l’Océan, sondé ses abîmes et ses courans profonds, jusqu’en ces lointaines plages où le pilote trouve enfin le terme de ses fatigues et le commencement du retour ; il avait en un mot assigné à l’univers des bornes inconnues aux mortels.

Mais, ô mon génie ! sur quel promontoire étranger m’emporte ton navire ? C’est à Éaque, c’est à ses illustres rejetons que tu dois consacrer les accens de ta Muse. Il est juste sans doute de louer la vertu des grands hommes ; toutefois leur éloge est un ornement étranger au héros que je chante. Choisis parmi ses ancêtres, leurs hauts faits fourniront une assez ample matière à tes chants.

Ici se présente l’antique valeur de Pélée qui, armé de cette lance fameuse qu’il coupa sur le Pélion, seul, sans soldats, s’empara d’Iolcos, et mérita par ses travaux la main de la belle Thétis.

Là tu vois le courageux Télamon, secondé par Iolas, emporter d’assaut la ville de Laomédon et combattre avec lui les belliqueuses Amazones aux arcs d’airain. Jamais son cœur ne fut accessible à la crainte, qui dompte le courage des plus fiers guerriers.

Une vertu innée, un génie profond sont d’un grand poids dans la balance de la gloire. L’homme au contraire qui doit tout aux efforts d’une étude pénible reste inconnu et ignoré ; sans cesse en butte à mille impulsions diverses, il marche d’un pas chancelant, incapable de s’élever à ces hautes conceptions que son esprit trop faible ne fait qu’effleurer.

Tel ne fut point Achille à la blonde chevelure ; élevé dès sa naissance sous les yeux du fils de Philyre, chaque jour il se faisait un jeu des plus pénibles travaux. Lancer le javelot avec la rapidité des vents, terrasser les lions et les sangliers dans les sombres forêts, porter leurs membres palpitans aux pieds du Centaure, fils de Saturne, tels étaient ses exploits à l’âge de six ans. Combien de fois Diane et la belliqueuse Minerve le virent depuis avec étonnement percer de ses traits les cerfs et les atteindre sans limiers et sans filets, tant sa course était rapide et légère ! Ainsi croissait Achille dans le rocher caverneux du sage Chiron. Le centaure forma également l’enfance de Jason et d’Esculape et leur enseigna l’art d’appliquer d’une main légère des remèdes bienfaisans sur les plaies des mortels. Ce fut encore par ses soins que s’alluma le flambeau de l’hymen entre Pelée et la fille du vieux Nérée. Chiron se chargea de l’éducation du fils qui naquit de leur union et se plut à l’orner des plus brillantes vertus. Bientôt, formé par de telles leçons, le jeune héros traversa les mers et, conduit par le souffle des vents sur les rivages de Troie, soutint le choc des guerriers de la Lycie, de la Phrygie et de la Dardanie, en vint aux mains avec les fougueux Éthiopiens et fit mordre la poussière à l’oncle d’Hélénus, au vaillant Memnon, qui ne devait plus revoir sa patrie.

Ainsi de toutes parts la gloire des Éacides brille d’un éclat immortel. Ton sang divin, ô Jupiter, coule dans leurs veines, et tu présides à ces luttes célèbres d’où Aristoclide est sorti vainqueur. Son triomphe m’inspire ce chant de victoire, que les jeunes habitans d’Égine répètent avec joie en son honneur. Puissent leurs voix réunies célébrer dignement ce vaillant athlète, qui donne un lustre nouveau à l’île qui l’a vu naître et au temple d’Apollon Théarius, déjà fameux par de grands souvenirs.

L’expérience montre dans tout son jour la vertu dans laquelle chacun de nous excelle. Être enfant avec les enfans, homme avec les hommes, vieillard avec les vieillards, se proportionner à tous les âges de la vie, c’est le talent du sage. Il en est un autre nécessaire à la condition humaine, c’est de savoir s’accommoder à sa fortune présente. Ces qualités précieuses, Aristoclide les réunit toutes en sa personne.

Salut, digne ami de mon cœur ! reçois cet hymne qu’accompagnent les accords de la flûte éolienne. Il sera pour toi aussi doux que le miel mêlé avec le lait le plus pur, aussi agréable que la rosée du matin. L’hommage en est un peu tardif ; mais l’aigle au vol rapide observe longtemps sa proie, puis tout à coup s’élance et la saisit sanglante dans ses serres, tandis que le corbeau, poussant de vains cris, cherche à terre une vile pâture.

Enfin, Aristoclide, que manque-t-il à ta gloire ? Clio au trône éclatant la publie au loin par ses chants ; et les couronnes dont tu as ceint ton front à Némée, à Épidaure et à Mégare brillent d’un éclat immortel.