Les Plaideurs/Barbin, 1669

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AV LECTEVR



Quand je lûs les Guêpes d’Ariſtophane, je ne ſongeais guère que j’en duſſe faire les Plaideurs. J’avoue qu’elles me divertirent beaucoup, & que j’y trouvai quantité de plaiſanteries qui me tentèrent d’en faire part au public ; mais c’était en les mettant dans la bouche des Italiens, à qui je les avais deſtinées, comme une choſe qui leur appartenait de plein droit. Le juge qui ſaute par les fenêtres, le chien criminel & les larmes de ſa famille me ſemblaient autant d’incidents dignes de la gravité de Scaramouche. Le départ de cet acteur interrompit mon deſſein, & fit naître l’envie à quelques-uns de mes amis de voir ſur notre théâtre un échantillon d’Ariſtophane. Je ne me rendis pas à la première propoſition qu’ils m’en firent. Je leur dis que quelque eſprit que je trouvaſſe dans cet auteur, mon inclination ne me porterait pas à le prendre pour modèle ſi j’avais à faire une comédie, & que j’aimerais beaucoup mieux imiter la régularité de Ménandre & de Térence, que la liberté de Plaute & d’Ariſtophane. On me répondit que ce n’était pas une comédie qu’on me demandait, & qu’on voulait ſeulement voir ſi les bons mots d’Ariſtophane auraient quelque grâce dans notre langue. Ainſi, moitié en m’encourageant, moitié en mettant eux-mêmes la main à l’œuvre, mes amis me firent commencer une pièce qui ne tarda guère à être achevée.

Cependant la plupart du monde ne ſe ſoucie point de l’intention ni de la diligence des auteurs. On examina d’abord mon amuſement comme on aurait fait une tragédie. Ceux mêmes qui s’y étaient le plus divertis eurent peur de n’avoir pas ri dans les règles & trouvèrent mauvais que je n’euſſe pas ſongé plus ſérieusement à les faire rire. Quelques autres s’imaginèrent qu’il était bienſéant à eux de s’y ennuyer & que les matières de palais ne pouvaient pas être un ſujet de divertiſſement pour les gens de cour. La pièce fut bientôt jouée à Verſailles. On ne fit point de ſcrupule de s’y réjouir ; & ceux qui avaient cru ſe déſhonorer de rire à Paris furent peut-être obligés de rire à Verſailles pour ſe faire honneur.

Ils auraient tort, à la vérité, s’ils me reprochaient d’avoir fatigué leurs oreilles de trop de chicane. C’eſt une langue qui m’eſt plus étrangère qu’à perſonne, & je n’en ai employé que quelques mots barbares que je puis avoir appris dans le cours d’un procès que ni mes juges ni moi n’avons jamais bien entendu.

Si j’appréhende quelque choſe, c’eſt que des perſonnes un peu ſérieuses ne traitent de badineries le procès du chien & les extravagances du juge. Mais enfin je traduis Ariſtophane, & l’on doit ſe ſouvenir qu’il avait affaire à des ſpectateurs aſſez difficiles. Les Athéniens ſavaient apparemment ce que c’était que le ſel attique ; & ils étaient bien sûrs, quand ils avaient ri d’une choſe, qu’ils n’avaient pas ri d’une ſottise.

Pour moi, je trouve qu’Ariſtophane a eu raiſon de pouſſer les choſes au-delà du vraiſemblable. Les juges de l’Aréopage n’auraient pas peut-être trouvé bon qu’il eût marqué au naturel leur avidité de gagner, les bons tours de leurs ſecrétaires & les forfanteries de leurs avocats. Il était à propos d’outrer un peu les perſonnages pour les empêcher de ſe reconnaître. Le public ne laiſſait pas de diſcerner le vrai au travers du ridicule ; & je m’aſſure qu’il vaut mieux avoir occupé l’impertinente éloquence de deux orateurs autour d’un chien accuſé, que ſi l’on avait mis ſur la ſellette un véritable criminel & qu’on eût intéreſſé les ſpectateurs à la vie d’un homme.

Quoi qu’il en ſoit, je puis dire que notre ſiècle n’a pas été de plus mauvaiſe humeur que le ſien, & que ſi le but de ma comédie était de faire rire, jamais comédie n’a mieux attrapé ſon but. Ce n’eſt pas que j’attende un grand honneur d’avoir aſſez longtemps réjoui le monde ; mais je me ſais quelque gré de l’avoir fait ſans qu’il m’en ait coûté une ſeule de ces ſales équivoques & de ces malhonnêtes plaiſanteries qui coûtent maintenant ſi peu à la plupart de nos écrivains, & qui font retomber le théâtre dans la turpitude d’où quelques auteurs plus modeſtes l’avaient tiré.

Extrait du Priuilege du Roy.



Par Grace & Priuilege du Roy, donné à Paris le
 cinquiéme jour de Decembre 1668. Signé, Par le Roy en ſon Conſeil, COVPEAV, Et ſcellé en cire
 jaune : Il eſt permis à Claude Barbin Marchand
 Libraire à Paris, d’imprimer, ou faire imprimer, vendre & debiter, une Comedie intitulée Les Plaideurs,
 durant le temps de cinq années, à commencer du jour
 qu’elle ſera acheuée d’imprimer la premiere fois : Et defenſes ſont faites à tous autres Libraires ou Imprimeurs, & autres perſonnes de quelque qualité & condition qu’elles ſoient, d’imprimer, ou faire imprimer,
 vendre & debiter ladite Comedie, ſans le conſentement de l’Expoſant, ou de ceux qui auront droict de
 luy, à peine aux contreuenans de trois mille liures d’amende, confiſcation des Exemplaires contrefaits, & de tous deſpens, dommages & intereſts, ainſi que
 plus au long il eſt porté par ledit Priuilege.

Regiſtré ſur le Livre de la Communauté des Libraires & Imprimeurs, ſuiuant l’Arreſt de la Cour de
 Parlement. Signé, A. SOVBRON, Syndic.

Ledit Barbin a aſſocié audit Priuilege Gabriel Quinet, auſſi Marchand Libraire, pour en joüir enſemblement, ſuiuant l’accord fait entr’eux.

A C T E V R S

D A N D I N, Iuge.

L E A N D R E, Fils de Dandin.

C H I C A N N E A V, Bourgeois.

I S A B E L L E, Fille de Chicanneau.

L A C O M T E S S E.

P E T I T I E A N, Portier.

L’I N T I M É, Secretaire.

L E S O V F F L E V R.

La Scene eſt dans une Ville de Baſſe Normandie.
LES


PLAIDEVRS.


COMEDIE.



A C T E   I.


S C E N E   PREMIERE.


PETIT IEAN traiſnant vn gros sac de procez.


Ma foy ! ſur l’auenir bien fou qui ſe fiëra.
Tel qui rit Vendredy, Dimãche pleurera.
Vn iuge, l’an paſſé, me prit à ſon ſeruice,
Il m’avoit fait venir d’Amiens pour eſtre Suiſſe.
Tous ces Normans vouloient ſe diuertir de nous,
On apprend à hurler, dit l’autre, auec les Loups.

Tout Picard que i’eſtois, i’eſtois un bon Apoſtre,
Et je faiſois claquer mon foüet tout comme vn autre.
Tous les plus gros Mõſieurs me parloiẽt chapeau bas,
Monſieur de Petit Iean ! ah, gros comme le bras.
Mais ſans argent l’honneur n’eſt qu’vne maladie ;
Ma foy, i’eſtois un franc Portier de Comedie.
On auoit beau heurter & m’oſter ſon chapeau,
On n’entroit point chez nous ſans graiſſer le marteau.
Point d’argẽt, point de Suiſſe, & ma porte eſtoit cloſe.
Il eſt vray qu’à Monſieur i’en rendois quelque choſe,
Nous contions quelquefois. On me donnoit le ſoin
De fournir la maiſon de chandelle & de foin,
Mais ie n’y perdois rien. Enfin, vaille que vaille,
I’aurois ſur le marché fort bien fourny la paille.
C’eſt dommage. Il auoit le cœur trop au meſtier,
Tous les jours le premier aux Plaids, & le dernier,
Et bien ſouuent tout ſeul ; ſi l’on l’euſt voulu croire,
Il y ſeroit couché ſans manger & ſans boire.
Ie luy diſois parfois ; Monſieur Perrin Dandin,
Tout franc, vous vous leuez tous les jours trop matin.
Qui veut voyager loin ménage ſa monture ;
Beuuez, mangez, dormez, & faiſons feu qui dure.
Il n’en a tenu conte. Il a ſi bien veillé,
Et ſi bien fait, qu’on dit que ſon timbre eſt broüillé.
Il nous veut tous juger les vns apres les autres.
Il marmote toûjours certaines Patenoſtres
Où je ne comprens rien. Il veut, bongré, malgré,
Ne ſe coucher qu’en Robbe & qu’en Bonnet carré.
Il fit couper la teſte à ſon coq, de colere,
Pour l’auoir éveillé plus tard qu’à l’ordinaire :
Il diſoit qu’vn Plaideur dont l’affaire alloit mal
Avait graiſſé la patte à ce pauure animal.
Depuis ce bel Arreſt, le pauure homme a beau faire,
Son Fils ne ſouffre plus qu’on luy parle d’affaire,

Il nous le fait garder jour & nuit, & de prés.
Autrement, ſeruiteur, & mon homme eſt aux Plaids.
Pour s’échapper de nous, Dieu ſçait s’il eſt allaigre.
Pour moy, ie ne dors plus. Auſſi ie deuiens maigre,
C’eſt pitié. Ie m’étens, & ne fais que baailler.
Mais veille qui voudra, voicy mon oreiller ;
Ma foy, pour cette nuit, il faut que ie m’en donne,
Pour dormir dans la ruë, on n’offenſe perſonne.
Dormons.


S C È N E   II
L’Intimé, Petit Iean.
L’INTIMÉ

Dormons. Ay, Petit Iean, Petit Iean.

PETIT IEAN

Dormons. Ay, Petit Jean ! Petit Jean ! L’Intimé.
Il a déjà bien peur de me voir enrumé.

L’INTIMÉ

Que diable ! ſi matin que fais tu dans la ruë ?

PETIT JEAN

Eſt-ce qu’il faut toûjours faire le pied de gruë,
Garder toûjours vn homme, & l’entendre crier ?
Quelle gueule ! Pour moy, ie croy qu’il eſt ſorcier.

L’INTIMÉ

Bon !

PETIT JEAN

Bon ! Je lui diſais donc, en me grattant la tête,
Que je voulais dormir. Préſente ta requête
Comme tu veux dormir, m’a-t-il dit gravement.
Je dors en te contant la choſe ſeulement.
Bonſoir.

L’INTIMÉ

Bonſoir. Comment bonſoir ? Que le diable m’emporte
Si… Mais j’entends du bruit au-deſſus de la porte.


S C È N E  III
Petit Jean, L’Intimé, Dandin.
DANDIN

Petit Jean ! L’Intimé !

L’INTIMÉ à Petit Jean

Petit Jean ! L’Intimé ! Paix !

DANDIN

Petit Jean ! L’Intimé ! Paix ! Je ſuis ſeul ici.
Voilà mes guichetiers en défaut, Dieu merci.
Si je leur donne temps, ils pourront comparaître.
Çà, pour nous élargir, ſautons par la fenêtre.
Hors de cour !

L’INTIMÉ

Hors de cour ! Comme il ſaute !

PETIT JEAN

Hors de cour ! Comme il ſaute ! Ho ! monſieur ! je vous tiens.

DANDIN

Au voleur ! Au voleur !

PETIT JEAN

Au voleur ! Au voleur ! Ho ! nous vous tenons bien,

L’INTIMÉ

Vous avez beau crier.

DANDIN

Vous avez beau crier. Main forte ! l’on me tue !


S C È N E   I V
Petit Jean, L’Intimé, Dandin, Léandre.
LÉANDRE

Vite un flambeau ! j’entends mon père dans la rue.
Mon père, ſi matin, qui vous fait déloger ?
Où courez-vous la nuit ?

DANDIN

Où courez-vous la nuit ? Je veux aller juger.

LÉANDRE

Et qui juger ? Tout dort.

PETIT JEAN

Et qui juger ? Tout dort. Ma foi ! Je ne dors guères.

LÉANDRE

Que de ſacs ! Il en a juſques aux jarretières.

DANDIN

Je ne veux de trois mois rentrer dans la maiſon.
De ſacs & de procès j’ai fait proviſion.

LÉANDRE

Et qui vous nourrira ?

DANDIN

Et qui vous nourrira ? Le buvetier, je penſe.

LÉANDRE

Mais où dormirez vous, mon père ?

DANDIN

Mais où dormirez vous, mon père ? À l’audience.

LÉANDRE

Non, mon père, il vaut mieux que vous ne ſortiez pas.
Dormez chez vous ; chez vous faites tous vos repas.
Souffrez que la raiſon enfin vous perſuade ;
Et pour votre ſanté…

DANDIN

Et pour votre ſanté… Je veux être malade.

LÉANDRE

Vous ne l’êtes que trop. Donnez vous du repos ;
Vous n’avez tantôt plus que la peau ſur les os.

DANDIN

Du repos ? Ah ! ſur toi tu veux régler ton père ?
Crois-tu qu’un juge n’ait qu’à faire bonne chère,
Qu’à battre le pavé comme un tas de galants,
Courir le bal la nuit, & le jour les brelans ?
L’argent ne nous vient pas ſi vite que l’on penſe.
Chacun de tes rubans me coûte une ſentence.
Ma robe vous fait honte : un fils de juge ! Ah ! fi !
Tu fais le gentilhomme. Hé ! Dandin, mon ami,
Regarde dans ma chambre & dans ma garde-robe
Les portraits des Dandins : tous ont porté la robe ;
Et c’eſt le bon parti. Compare prix pour prix
Les étrennes d’un juge à celles d’un marquis :
Attends que nous ſoyons à la fin de décembre.
Qu’eſt-ce qu’un gentilhomme ? Un pilier d’antichambre.
Combien en as-tu vu, je dis des plus huppés,
À ſouffler dans leurs doigts dans ma cour occupés,
Le manteau ſur le nez, ou la main dans la poche ;
Enfin pour ſe chauffer, venir tourner ma broche !
Voilà comme on les traite. Hé ! mon pauvre garçon,
De ta défunte mère, eſt-ce là la leçon ?
La pauvre Babonnette ! Hélas ! lorſque j’y penſe,
Elle ne manquait pas une ſeule audience !
Jamais, au grand jamais, elle ne me quitta.
Et Dieu ſait ſi ſouvent ce qu’elle en rapporta :
Elle eût du buvetier emporté les ſerviettes,
Plutôt que de rentrer au logis les mains nettes.
Et voilà comme on fait les bonnes maiſons. Va,
Tu ne ſeras qu’un ſot.

LÉANDRE

Tu ne ſeras qu’un ſot. Vous vous morfondez là,
Mon père. Petit Jean, ramenez votre maître,
Couchez-le dans ſon lit ; fermez porte, fenêtre ;
Qu’on barricade tout, afin qu’il ait plus chaud.

PETIT JEAN

Faites donc mettre au moins des garde-fous là-haut.

DANDIN

Quoi ? L’on me mènera coucher ſans autre forme ?
Obtenez un arrêt comme il faut que je dorme.

LÉANDRE

Hé ! par proviſion, mon père, couchez-vous.

DANDIN

J’irai ; mais je m’en vais vous faire enrager tous :
Je ne dormirai point.

LÉANDRE

Je ne dormirai point. Hé bien ! à la bonne heure !
Qu’on ne le quitte pas. Toi, L’Intimé, demeure.


S C È N E   V
L’Intimé, Léandre.
LÉANDRE

Je veux t’entretenir un moment ſans témoins.

L’INTIMÉ

Quoi ? vous faut-il garder ?

LÉANDRE

Quoi ? vous faut-il garder ? J’en aurais bon beſoin,
J’ai ma folie, hélas ! auſſi bien que mon père.

L’INTIMÉ

Ho ! vous voulez juger ?

LÉANDRE

Ho ! vous voulez juger ? Laiſſons là le myſtère.
Tu connais ce logis ?

L’INTIMÉ

Tu connais ce logis ? Je vous entends enfin :
Diantre ! l’amour Vour tient au cœur de bon matin.

Vous me voulez parler ſans doute d’Iſabelle.
Je vous l’ai dit cent fois : elle eſt ſage, elle eſt belle ;
Mais vous devez ſonger que Monſieur Chicaneau
De ſon bien en procès conſume le plus beau.
Qui ne plaide-t-il point ? Je crois qu’à l’audience
Il fera, s’il ne meurt, venir toute la France.
Tout auprès de ſon juge, il s’eſt venu loger :
L’un veut plaider toujours, l’autre toujours juger,
Et c’eſt un grand haſard s’il conclut votre affaire,
Sans plaider le curé, le gendre & le notaire.

LÉANDRE

Je le ſais comme toi. Mais malgré tout cela,
Je meurs pour Iſabelle.

L’INTIMÉ

Je meurs pour Iſabelle. Et bien épouſez-la.
Vous n’avez qu’à parler, c’eſt une affaire prête.

LÉANDRE

Hé ! cela ne va pas ſi vite que ta tête.
Son père eſt un ſauvage à qui je ferais peur.
À moins que d’être huiſſier, ſergent ou procureur,
On ne voit point ſa fille ; & la pauvre Iſabelle,
Inviſible & dolente, eſt en priſon chez elle.
Elle voit diſſiper ſa jeuneſſe en regrets,
Mon amour en fumée & ſon bien en procès.
Il la ruinera ſi l’on le laiſſe faire.
Ne connaîtrais-tu pas quelque honnêtre fauſſaire
Qui ſervît ſes amis, en le payant, s’entend,
Quelque ſergent zélé ?

L’INTIMÉ

Quelque ſergent zélé ? Bon ! l’on en trouve tant !

LÉANDRE

Mais encore ?

L’INTIMÉ

Mais encore ? Ah ! monſieur ! ſi feu mon pauvre père
Était encor vivant, c’était bien votre affaire.
Il gagnait en un jour plus qu’un autre en ſix mois ;
Ses rides ſur ſon front gravaient tous ſes exploits.
Il vous eût arrêté le caroſſe d’un prince ;
Il vous l’eût pris lui-même ; & ſi dans la province
Il ſe donnait en tout vingt coups de nerf de bœuf,
Pour père pour ſa part en embourſait dix-neuf.
Mais de quoi s’agit-il ? Suis-je pas fils de maître ?
Je vous ſervirai.

LÉANDRE

Je vous ſervirai. Toi ?

L’INTIMÉ

Je vous ſervirai. Toi ? Mieux qu’un ſergent peut-être.

LÉANDRE

Tu porterais au père un faux exploit ?

L’INTIMÉ

Tu porterais au père un faux exploit ? Hon ! hon !

LÉANDRE

Tu rendrais à la fille un billet ?

L’INTIMÉ

Tu rendrais à la fille un billet ? Pourquoi non ?
Je ſuis des deux métiers.

LÉANDRE

Je ſuis des deux métiers. Viens, je l’entends qui crie.
Allons à ce deſſein rêver ailleurs.


S C È N E   VI
Chicaneau, Petit Jean.
CHICANEAU

Allons à ce deſſein rêver ailleurs. La Brie,
Qu’on garde la maiſon, je reviendrai bientôt.
Qu’on ne laiſſe monter aucune âme là-haut.
Fais porter cette lettre à la poſte du Maine.
Prends-moi dans mon clapier trois lapins de garenne,
Et chez mon procureur porte-les ce matin.
Si ſon clerc vient céans, fais-lui goûter mon vin.
Ah ! donne-lui ce ſac qui pend à ma fenêtre.
Eſt-ce tout ! Il viendra me demander peut-être
Un grand homme ſec, là, qui me ſert de témoin,
Et qui jure pour moi lorſque j’en ai beſoin :
Qu’il m’attende. Je crains que mon juge ne ſorte :
Quatre heures vont ſonner. Mais frappons à ſa porte.

PETIT JEAN

Qui va là ?

CHICANEAU

Qui va là ? Peut-on voir monſieur ?

PETIT JEAN

Qui va là ? Peut-on voir monſieur ? Non.

CHICANEAU

Qui va là ? Peut-on voir monſieur ? Non. Pourrait-on
Dire un mot à monſieur ſon ſecrétaire ?

PETIT JEAN

Dire un mot à monſieur ſon ſecrétaire ? Non.

CHICANEAU

Et monſieur ſon portier ?

PETIT JEAN

Et monſieur ſon portier ? C’eſt moi-même.

CHICANEAU

Et monſieur ſon portier ? C’eſt moi-même. De grâce,
Buvez à ma ſanté, monſieur.

PETIT JEAN

Buvez à ma ſanté, monſieur. Grand bien vous faſſe !
Mais revenez demain.

CHICANEAU

Mais revenez demain. Hé ! Rendez donc l’argent.
Le monde eſt devenu, ſans mentir, bien méchant.
J’ai vu que les procès ne donnaient point de peine :
Six écus en gagnaient une demi-douzaine.
Mais aujourd’hui je crois que tout mon bien entier
Ne me ſuffirait pas pour gagner un portier.
Mais j’aperçois venir Madame La Comteſſe
De Pimbeſche. Elle vient pour affaire qui preſſe.


S C È N E   VII
Chicaneau, La Comteſſe.
CHICANEAU

Madame, on n’entre plus.

LA COMTESSE

Madame, on n’entre plus. Hé bien ! l’ai-je pas dit ?
Sans mentir, mes valets me font perdre l’eſprit.
Pour les faire lever c’eſt en vain que je gronde ;
Il faut que tous les jours j’éveille tout mon monde.

CHICANEAU

Il faut abſolument qu’il ſe faſſe celer.

LA COMTESSE

Pour moi, depuis deux jours, je ne lui puis parler.

CHICANEAU

Ma partie eſt puiſſante, & j’ai lieu de tout craindre.

LA COMTESSE

Après ce qu’on m’a fait, il ne faut plus ſe plaindre.

CHICANEAU

Si pourtant j’ai bon droit.

LA COMTESSE

Si pourtant j’ai bon droit. Ah ! monſieur, quel arrêt !

CHICANEAU

Je m’en rapporte à vous. Écoutez, s’il vous plaît.

LA COMTESSE

Il faut que vous ſachiez, monſieur, la perfidie…

CHICANEAU

Ce n’eſt rien dans le fond.

LA COMTESSE

Ce n’eſt rien dans le fond. Monſieur, que je vous die…

CHICANEAU

Voici le fait. Depuis quinze ou vingt ans en çà
Au travers d’un mien pré, certain ânon paſſa,
S’y vautra, non ſans faire un notable dommage,
Dont je formais ma plainte au juge du village.
Je fais ſaisir l’ânon. Un expert eſt nommé,
À deux bottes de foin le dégât eſtimé.

Enfin, au bout d’un an, ſentence par laquelle
Nous ſommes renvoyés hors de cour. J’en appelle.
Pendant qu’à l’audience on pourſuit un arrêt,
Remarquez bien ceci, madame, s’il vous plaît,
Notre ami Drolichon, qui n’eſt pas une bête,
Obtient pour quelque argent un arrêt ſur requête,
Et je gagne ma cauſe. À cela, que fait-on ?
Mon chicaneur s’oppoſe à l’exécution.
Autre incident : tandis qu’au procès on travaille,
Ma partie en mon pré laiſſe aller ſa volaille.
Ordonné que ſera fait rapport à la cour
Du foin que peut manger une poule en un jour :
Le tout joint au procès enfin, & toute choſe
Demeurant en état, on appointe la cauſe,
Le cinquième ou ſixième avril cinquante-ſix.
J’écris ſur nouveaux frais. Je produis, je fournis
De dits, de contredits, enquêtes, compulſoires,
Rapports d’experts, tranſports, trois interlocutoires,
Griefs & faits nouveaux, baux & procès-verbaux.
J’obtiens lettres royaux, & je m’inſcris en faux.
Quatorze appointements, trente exploits, ſix inſtances,
Six-vingts productions, vingt arrêts de défenſes,
Arrêt enfin. Je perds ma cauſe avec dépens
Eſtimés environ cinq à ſix mille francs.
Eſt-ce là faire droit ? Eſt-ce là comme on juge ?
Après quinze ou vingt ans ! Il me reſte un refuge :
La requête civile eſt ouverte pour moi.
Je ne ſuis pas rendu. Mais vous, comme je voi,
Vous plaidez ?

LA COMTESSE

Vous plaidez ? Plût à Dieu !

CHICANEAU

Vous plaidez ? Plût à Dieu ! J’y brûlerai mes livres.

LA COMTESSE

Je…

CHICANEAU

Je… Deux bottes de foin, cinq à ſix mille livres !

LA COMTESSE

Monſieur, tous mes procès allaient être finis ;
Il ne m’en reſtait plus que quatre ou cinq petits :
L’un contre mon mari, l’autre contre mon père,
Et contre mes enfants. Ah ! monſieur ! la miſère !
Je ne ſais quel biais ils ont imaginé,
Ni tout ce qu’ils ont fait ; mais on leur a donné
Un arrêt par lequel, moi vêtue & nourrie,
On me défend, monſieur, de plaider de ma vie.

CHICANEAU

De plaider !

LA COMTESSE

De plaider ! De plaider.

CHICANEAU

De plaider ! De plaider. Certes le trait eſt noir.
J’en ſuis ſurpris.

LA COMTESSE

J’en ſuis ſurpris. Monſieur, j’en ſuis au déſespoir.

CHICANEAU

Comment ? lier les mains aux gens de votre ſorte !
Mais cette penſion, madame, eſt-elle forte ?

LA COMTESSE

Je n’en vivrai, monſieur, que trop honnêtement.
Mais vivre ſans plaider, eſt-ce contentement ?

CHICANEAU

Des chicaneurs viendront nous manger juſqu’à l’âme,
Et nous ne dirons mot ! Mais, s’il vous plaît, madame,
Depuis quand plaidez-vous ?

LA COMTESSE

Depuis quand plaidez-vous ? Il ne m’en ſouvient pas,
Depuis trente ans, au plus.

CHICANEAU

Depuis trente ans, au plus. Ce n’eſt pas trop.

LA COMTESSE

Depuis trente ans, au plus. Ce n’eſt pas trop. Hélas !

CHICANEAU

Et quel âge avez-vous ? Vous avez bon viſage.

LA COMTESSE

Hé, quelque ſoixante ans.

CHICANEAU

Hé, quelque ſoixante ans. Comment ! c’eſt le bel âge
Pour plaider.

LA COMTESSE

Pour plaider. Laiſſez faire, ils ne ſont pas au bout :
J’y vendrai ma chemiſe ; & je veux rien ou tout.

CHICANEAU

Madame, écoutez-moi. Voici ce qu’il faut faire.

LA COMTESSE

Oui, monſieur, je vous crois comme mon propre père.

CHICANEAU

J’irais trouver mon juge.

LA COMTESSE

J’irais trouver mon juge. Oh ! oui, monſieur, j’irai.

CHICANEAU

Me jetter à ſes pieds.

LA COMTESSE

Me jetter à ſes pieds. Oui, je m’y jetterai :
Je l’ai bien réſolu.

CHICANEAU

Je l’ai bien réſolu. Mais daignez donc m’entendre.

LA COMTESSE

Oui, vous prenez la choſe ainſi qu’il la faut prendre.

CHICANEAU

Avez-vous dit, Madame ?

LA COMTESSE

Avez-vous dit, Madame ? Oui.

CHICANEAU

Avez-vous dit, Madame ? Oui. J’irais ſans façons
Trouver mon juge.

LA COMTESSE

Trouver mon juge. Hélas ! que ce monſieur eſt bon !

CHICANEAU

Si vous parlez toujours, il faut que je me taiſe.

LA COMTESSE

Ah ! que vous m’obligez ! je ne me ſens pas d’aiſe.

CHICANEAU

J’irais trouver mon juge, & lui dirais…

LA COMTESSE

J’irais trouver mon juge, & lui dirais… Oui.

CHICANEAU

J’irais trouver mon juge, & lui dirais… Oui. Vois !
Et lui dirais : Monſieur…

LA COMTESSE

Et lui dirais : Monſieur… Oui, monſieur.

CHICANEAU

Et lui dirais : Monſieur… Oui, monſieur. Liez-moi…

LA COMTESSE

Monſieur, je ne veux point être liée.

CHICANEAU

Monſieur, je ne veux point être liée. À l’autre !

LA COMTESSE

Je ne la ſerai point.

CHICANEAU

Je ne la ſerai point. Quelle humeur eſt la vôtre ?

LA COMTESSE

Non.

CHICANEAU

Non. Vous ne ſavez pas, madame, où je viendrai.

LA COMTESSE

Je plaiderai, monſieur, ou bien je ne pourrai.

CHICANEAU

Mais…

LA COMTESSE

Mais… Mais je ne veux pas, monſieur, que l’on me lie.

CHICANEAU

Enfin, quand une femme en tête a ſa folie…

LA COMTESSE

Fou vous-même.

CHICANEAU

Fou vous-même. Madame !

LA COMTESSE

Fou vous-même ! Madame ! Et pourquoi me lier ?

CHICANEAU

Madame…

LA COMTESSE

Madame… Voyez-vous, il ſe rend familier.

CHICANEAU

Mais, madame…

LA COMTESSE

Mais, madame… Un craſſeux, qui n’a que ſa chicane,
Veut donner des avis !

CHICANEAU

Veut donner des avis ! Madame !

LA COMTESSE

Veut donner des avis ! Madame ! Avec ſon âne !

CHICANEAU

Vous me pouſſez.

LA COMTESSE

Vous me pouſſez. Bonhomme, allez gardez vos foins.

CHICANEAU

Vous m’excédez.

LA COMTESSE

Vous m’excédez. Le ſot !

CHICANEAU

Vous m’excédez. Le ſot ! Que n’ai-je des témoins ?


S C È N E   VIII
Petit Jean, La Comteſſe, Chicaneau.
PETIT JEAN

Voyez le beau Sabbat qu’ils font à notre porte.
Meſſieurs, allez plus loin tempêter de la ſorte.

CHICANEAU

Monſieur, ſoyez témoin…

LA COMTESSE

Monſieur, ſoyez témoin… Que Monſieur eſt un ſot.

CHICANEAU

Monſieur, vous l’entendez, retenez bien ce mot.

PETIT JEAN

Ah ! Vous ne deviez pas lâcher cette parole.

LA COMTESSE

Vraiment, c’eſt bien à lui, de me traîter de folle !

PETIT JEAN

Folle ! Vous avez tort. Pourquoi l’injurier ?

CHICANEAU

On la conſeille.

PETIT JEAN

On la conſeille. Oh !

LA COMTESSE

On la conſeille. Oh ! Oui, de me faire lier.

PETIT JEAN

Oh ! monſieur !

CHICANEAU

Oh ! monſieur ! Juſqu’au bout, que ne m’écoute-t-elle ?

PETIT JEAN

Oh ! madame !

LA COMTESSE

Oh ! madame ! Qui, moi, ſouffrir qu’on me querelle ?

CHICANEAU

Une crieuſe !

PETIT JEAN

Une crieuſe ! Hé ! paix !

LA COMTESSE

Une crieuſe ! Hé ! paix ! Un chicaneur !

PETIT JEAN

Une crieuſe ! Hé ! paix ! Un chicaneur ! Holà !

CHICANEAU

Qui n’oſe plus plaider.

LA COMTESSE

Qui n’oſe plus plaider. Que t’importe cela ?
Qu’eſt-ce qui t’en revient, fauſſaire abominable,
Brouillon, voleur !

CHICANEAU

Brouillon, voleur ! Et bon, & bon, de par le diable !
Un ſergent ! un ſergent !

LA COMTESSE

Un ſergent ! un ſergent ! Un huiſſier ! un huiſſier !

PETIT JEAN

Ma foi, juge & plaideurs, il faudrait tout lier.


ACTE ſecond

S C È N E   I
Léandre, L’Intimé.
L’INTIMÉ

Monſieur, encore un coup, je ne puis pas tout faire :
Puiſque je fais l’huiſſier, faites le commiſſaire.
En robe ſur mes pas il ne faut que venir,
Vous aurez tout moyen de vous entretenir.
Changez en cheveux noirs votre perruque blonde.
Ces plaideurs ſongent-ils que vous ſoyez au monde ?
Hé ! lorſqu’à votre père ils vont faire leur cour,
À peine ſeulement ſavez-vous s’il eſt jour.
Mais n’admirez-vous pas cette bonne comteſſe
Qu’avec tant de bonheur la fortune m’adreſſe ;
Qui, dès qu’elle me voit, donnant dans le panneau,
Me charge d’un exploit pour monſieur Chicaneau,

Et le fait aſſigner pour certaine parole,
Diſant qu’il la voudrait faire paſſer pour folle,
Je dis folle à lier, & pour d’autres excès
Et blaſphèmes, toujours l’ornement des procès ?
Mais vous ne dites rien de tout mon équipage ?
Ai-je bien d’un ſergent le port & le viſage ?

LÉANDRE

Ah ! fort bien.

L’INTIMÉ

Ah ! fort bien. Je ne ſais, mais je me ſens enfin
L’âme & le dos ſix fois plus durs que ce matin.
Quoi qu’il en ſoit, voici l’exploit & votre lettre :
Iſabelle l’aura, j’oſe vous le promettre.
Mais, pour faire ſigner le contrat que voici,
Il faut que ſur mes pas vous vous rendiez ici.
Vous feindrez d’informer ſur toute cette affaire
Et vous ferez l’amour en préſence du père.

LÉANDRE

Mais ne va pas donner l’exploit pour le billet.

L’INTIMÉ

Le père aura l’exploit, la fille le poulet.
Rentrez.


S C È N E   II
Iſabelle, L’Intimé.
ISABELLE

Rentrez. Qui frappe ?

L’INTIMÉ

Rentrez. Qui frappe ? Ami. C’eſt la voix d’Iſabelle.

ISABELLE

Demandez-vous quelqu’un, monſieur ?

L’INTIMÉ

Demandez-vous quelqu’un, monſieur ? Mademoiſelle,
C’eſt un petit exploit que j’oſe vous prier
De m’accorder l’honneur de vous ſignifier.

ISABELLE

Monſieur, excuſez-moi, je n’y puis rien comprendre.
Mon père va venir qui pourra vous entendre.

L’INTIMÉ

Il n’eſt donc pas ici, mademoiſelle ?

ISABELLE

Il n’eſt donc pas ici, mademoiſelle ? Non.

L’INTIMÉ

L’exploit, mademoiſelle, eſt mis ſous votre nom.

ISABELLE

Monſieur, vous me prenez pour un autre, ſans doute :
Sans avoir de procès, je ſais ce qu’il en coûte ;
Et ſi l’on n’aimait pas à plaider plus que moi,
Vos pareils pourraient bien chercher un autre emploi.
Adieu.

L’INTIMÉ

Adieu. Mais permettez…

ISABELLE

Adieu. Mais permettez… Je ne veux rien permettre.

L’INTIMÉ

Ce n’eſt pas un exploit.

ISABELLE

Ce n’eſt pas un exploit. Chanſon.

L’INTIMÉ

Ce n’eſt pas un exploit. Chanſon. C’eſt une lettre.

ISABELLE

Encor moins.

L’INTIMÉ

Encor moins. Mais liſez.

ISABELLE

Encor moins. Mais liſez. Vous ne m’y tenez pas.

L’INTIMÉ

C’eſt de monſieur…

ISABELLE

C’eſt de monſieur… Adieu.

L’INTIMÉ

C’eſt de monſieur… Adieu. Léandre.

ISABELLE

C’eſt de monſieur… Adieu. Léandre. Parlez bas.
C’eſt de monſieur… ?

L’INTIMÉ

C’eſt de monſieur… ? Que diable ! On a bien de la peine
À ſe faire écouter : je ſuis tout hors d’haleine.

ISABELLE

Ah ! L’Intimé, pardonne à mes ſens étonnés ;
Donne.

L’INTIMÉ

Donne. Vous me deviez fermer la porte au nez.

ISABELLE

Et qui t’aurait connu déguiſé de la ſorte ?
Mais donne.

L’INTIMÉ

Mais donne. Aux gens de bien ouvre-t-on votre porte ?

ISABELLE

Hé ! donne donc.

L’INTIMÉ

Hé ! donne donc. La peſte…

ISABELLE

Hé ! donne donc. La peſte… Oh ! ne donnez donc pas.
Avec votre billet retournez ſur vos pas.

L’INTIMÉ

Tenez. Une autre fois ne ſoyez pas ſi prompte.


S C È N E   III
Chicaneau, Iſabelle, L’Intimé.
CHICANEAU

Oui, je ſuis donc un ſot, un voleur, à ſon compte ?
Un ſergent s’eſt chargé de la remercier,
Et je lui vais ſervir un plat de mon métier.
Je ſerais bien fâché que ce fût à refaire,
Ni qu’elle m’envoyât aſſigner la première.
Mais un homme ici parle à ma fille ! Comment ?
Elle lit un billet ? Ah ! c’eſt de quelque amant.
Approchons.

ISABELLE

Approchons. Tout de bon, ton maître eſt-il ſincère ?
Le croirai-je ?

L’INTIMÉ

Le croirai-je ? Il ne dort non plus que votre père.
Il ſe tourmente ; il vous…
(Apercevant Chicaneau)
Il ſe tourmente ; il vous… fera voir aujourd’hui
Que l’on ne gagne rien à plaider contre lui.

ISABELLE

C’eſt mon père ! Vraiment, vous leur pouvez apprendre
Que ſi l’on nous pourſuit, nous ſaurons nous défendre.
Tenez, voilà le cas qu’on fait de votre exploit.

CHICANEAU

Comment ! C’eſt un exploit que ma fille liſoit !
Ah ! tu ſeras un jour l’honneur de ta famille :
Tu défendras ton bien. Viens, mon ſang, viens ma fille.
Va ! je t’achèterai le Praticien françois.
Mais, diantre ! il ne faut pas déchirer les exploits.

ISABELLE

Au moins, dites-leur bien que je ne les crains guère :
Ils me feront plaiſir. Je les mets à pis faire.

CHICANEAU

Hé ! ne te fâche point.

ISABELLE

Hé ! ne te fâche point. Adieu, monſieur.



S C È N E   IV
Chicaneau, L’Intimé.
CHICANEAU

Hé ! ne te fâche point. Adieu, monſieur. Or çà,
Verbaliſons.

CHICANEAU

Verbaliſons. Monſieur, de grâce, excuſez-la :
Elle n’eſt pas inſtruite ; & puis, ſi bon vous ſemble,
En voici les morceaux que je vais mettre enſemble.

L’INTIMÉ

Non.

CHICANEAU

Non. Je le lirai bien.

L’INTIMÉ

Non. Je le lirai bien. Je ne ſuis pas méchant :
J’en ai ſur moi copie.

CHICANEAU

J’en ai ſur moi copie. Ah ! le trait eſt touchant.
Mais, je ne ſais pourquoi, plus je vous enviſage,
Et moins je me remets, monſieur, votre viſage.
Je connais force huiſſiers.

L’INTIMÉ

Je connais force huiſſiers. Informez-vous de moi :
Je m’acquitte aſſez bien de mon petit emploi.

CHICANEAU

Soit. Pour qui venez-vous ?

L’INTIMÉ

Soit. Pour qui venez-vous ? Pour une brave dame,
Monſieur, qui vous honore, & de toute ſon âme,
Voudrait que vous vinſſiez, à ma ſommation,
Lui faire un petit mot de réparation.

CHICANEAU

De réparation ? Je n’ai bleſſé perſonne.

L’INTIMÉ

Je le crois : vous avez, monſieur, l’âme trop bonne.

CHICANEAU

Que demandez-vous donc ?

L’INTIMÉ

Que demandez-vous donc ? Elle voudrait, monſieur,
Que devant des témoins vous lui fiſſiez l’honneur
De l’avouer pour ſage & point extravagante.

CHICANEAU

Parbleu, c’eſt ma comteſſe !

L’INTIMÉ

Parbleu, c’eſt ma comteſſe ! Elle eſt votre ſervante.

CHICANEAU

Je ſuis ſon ſerviteur.

L’INTIMÉ

Je ſuis ſon ſerviteur. Vous êtes obligeant,
Monſieur.

CHICANEAU

Monſieur. Oui, vous pouvez l’aſſurer qu’un ſergent
Lui doit porter pour moi tout ce qu’elle demande.
Hé quoi donc ? les battus, ma foi, paieront l’amende !
Voyons ce qu’elle chante. Hon… Sixième janvier,
Pour avoir fauſſement dit qu’il fallait lier
Étant à ce porté par eſprit de chicane,
Haute & puiſſante dame Yolande Cudaſne,
Comteſſe de Pimbeſche, Orbeſche, & caetera,
Il ſoit dit que ſur l’heure il ſe tranſportera
Au logis de la dame, & là, d’une voix claire,
Devant quatre témoins aſſistés d’un notaire,
Zeſte ! ledit Hiérôme avouera hautement
Qu’il la tient pour ſensée & de bon jugement.
Le Bon. C’eſt donc le nom de votre ſeignerie ?

L’INTIMÉ

Pour vous ſervir. Il faut payer d’effronterie.

CHICANEAU

Le Bon ! Jamais exploit ne fut ſigné Le Bon.
Monſieur Le Bon !

L’INTIMÉ

Monſieur Le Bon ! Monſieur.

CHICANEAU

Monſieur Le Bon ! Monſieur. Vous êtes un fripon.

L’INTIMÉ

Monſieur, pardonnez-moi, je ſuis fort honnête homme.

CHICANEAU

Mais fripon le plus franc qui ſoit de Caen à Rome.

L’INTIMÉ

Monſieur, je ne ſuis pas pour vous déſavouer :
Vous aurez la bonté de me le bien payer.

CHICANEAU

Moi, payer ? En ſoufflets.

L’INTIMÉ

Moi, payer ? En ſoufflets. Vous êtes trop honnête :
Vous me le paierez bien.

CHICANEAU

Vous me le paierez bien. Oh ! tu me romps la tête.
Tiens, voilà ton paiement.

L’INTIMÉ

Tiens, voilà ton paiement. Un ſoufflet ! Écrivons :
Lequel Hiérome, après pluſieurs rébellions,
Aurait atteint, frappé, moi ſergent, à la joue,
Et fait tomber, d’un coup, mon chapeau dans la boue.

CHICANEAU

Ajoute cela.

L’INTIMÉ

Ajoute cela. Bon : c’eſt de l’argent comptant ;
J’en avais bien beſoin. Et, de ce, non content,
Aurait avec le pied réitéré. Courage !
Outre plus, le ſusdit ſerait venu, de rage,
Pour lacérer ledit préſent procès-verbal.
Allons, mon cher monſieur, cela ne va pas mal.
Ne vous relâchez point.

CHICANEAU

Ne vous relâchez point. Coquin !

L’INTIMÉ

Ne vous relâchez point. Coquin ! Ne vous déplaiſe,
Quelques coups de bâton, & je ſuis à mon aiſe.

CHICANEAU

Oui-da : je verrai bien s’il eſt ſergent.

L’INTIMÉ en poſture d’écrire.

Oui-da : je verrai bien s’il eſt ſergent. Tôt donc,
Frappez : j’ai quatre enfants à nourrir.

CHICANEAU

Frappez : j’ai quatre enfants à nourrir. Ah ! pardon !
Monſieur, pour un ſergent, je ne pouvais vous prendre ;
Mais le plus habile homme enfin peut ſe méprendre.
Je ſaurai réparer ce ſoupçon outrageant.
Oui, vous êtes ſergent, monſieur, & très ſergent.

Touchez là : vos pareils ſont gens que je révère ;
Et j’ai toujours été nourri par feu mon père
Dans la crainte de Dieu, monſieur, & des ſergents.

L’INTIMÉ

Non, à ſi bon marché l’on ne bat point les gens.

CHICANEAU

Monſieur, point de procès !

L’INTIMÉ

Monſieur, point de procès ! Serviteur. Contumace,
Bâton levé, ſoufflet, coup de pied. Ah !

CHICANEAU

Bâton levé, ſoufflet, coup de pied. Ah ! De grâce.
Rendez-les-moi, plutôt.

L’INTIMÉ

Rendez-les moi, plutôt. Suffit qu’ils ſoient reçus,
Je ne les voudrais pas donner pour mille écus.


S C È N E   V
Léandre, Chicaneau, L’Intimé.
L’INTIMÉ

Voici fort à propos monſieur le Commiſſaire.
Monſieur, votre préſence ici eſt néceſſaire.
Tel que vous me voyez, monſieur ici préſent
M’a d’un fort grand ſoufflet fait un petit préſent.

LÉANDRE

À vous, monſieur ?

L’INTIMÉ

À vous, monſieur ? À moi, parlant à ma perſonne.
Item, un coup de pied ; plus, les noms qu’il me donne.

LÉANDRE

Avez-vous des témoins ?

L’INTIMÉ

Avez-vous des témoins ? Monſieur, tâtez plutôt :
Le ſoufflet ſur ma joue eſt encore tout chaud.

LÉANDRE

Pris en flagrant délit, affaire criminelle.

CHICANEAU

Foin de moi !

L’INTIMÉ

Foin de moi ! Plus, ſa fille, au moins ſoi-diſant telle,
A mis un mien papier en morceaux, proteſtant
Qu’on lui ferait plaiſir, & que d’un œil content
Elle nous défiait.

LÉANDRE

Elle nous défiait. Faites venir la fille.
L’eſprit de contumace eſt dans cette famille.

CHICANEAU

Il faut abſolument qu’on m’ait enſorcelé :
Si j’en connais pas un, je veux être étranglé.

LÉANDRE

Comment ? battre un huiſſier ! Mais voici la rebelle.


S C È N E   VI
Léandre, Iſabelle, Chicaneau, L’Intimé.
L’INTIMÉ

Vous le reconnaiſſez ?

LÉANDRE

Vous le reconnaiſſez ? Hé bien, mademoiſelle,
C’eſt donc vous qui tantôt braviez notre officier,
Et qui ſi hautement oſez nous défier ?
Votre nom ?

ISABELLE

Votre nom ? Iſabelle.

LÉANDRE

Votre nom ? Iſabelle. Écrivez. Et votre âge ?

ISABELLE

Dix-huit ans.

CHICANEAU

Dix-huit ans. Elle en a quelque peu davantage ;
Mais n’importe.

LÉANDRE

Mais n’importe. Êtes-vous en pouvoir de mari ?

ISABELLE

Non, monſieur.

LÉANDRE

Non, monſieur. Vous riez ? Écrivez qu’elle a ri.

CHICANEAU

Monſieur, ne parlons pas de mari à des filles ;
Voyez-vous, ce ſont là des ſecrets de familles.

LÉANDRE

Mettez qu’il interrompt.

CHICANEAU

Mettez qu’il interrompt. Hé ! je n’y penſais pas.
Prends bien garde, ma fille, à ce que tu diras.

LÉANDRE

Là, ne vous troublez point. Répondez à votre aiſe.
On ne peut pas rien faire ici qui vous déplaiſe.
N’avez-vous pas reçu de l’huiſſier que voilà
Certain papier tantôt ?

ISABELLE

Certain papier tantôt ? Oui, monſieur.

CHICANEAU

Certain papier tantôt ? Oui, monſieur. Bon cela.

LÉANDRE

Avez-vous déchiré ce papier ſans le lire ?

ISABELLE

Monſieur, je l’ai lu.

CHICANEAU

Monſieur, je l’ai lu. Bon.

LÉANDRE

Monſieur, je l’ai lu. Bon. Continuez d’écrire.
Et pourquoi l’avez-vous déchiré ?

ISABELLE

Et pourquoi l’avez-vous déchiré ? J’avais peur
Que mon père ne prît l’affaire trop à cœur,
Et qu’il ne s’échauffât le ſang à ſa lecture.

CHICANEAU

Et tu fuis les procès ? C’eſt méchanceté pure.

LÉANDRE

Vous n’avez donc pas détruit ce papier par dépit,
Ou par mépris de ceux qui vous l’avaient écrit ?

ISABELLE

Monſieur, je n’ai pour eux ni mépris ni colère.

LÉANDRE

Écrivez.

CHICANEAU

Écrivez. Je vous dis qu’elle tient de ſon père :
Elle répond fort bien.

LÉANDRE

Elle répond fort bien. Vous montrez cependant
Pour tous les gens de robe un mépris évident.

ISABELLE

Une robe toujours m’avait choqué la vue ;
Mais cette averſion à préſent diminue.

CHICANEAU

La pauvre enfant ! Va, va, je te marierai bien,
Dès que je le pourrai, s’il ne m’en coûte rien.

LÉANDRE

À la juſtice donc vous voulez ſatisfaire ?

ISABELLE

Monſieur, je ferai tout pour ne pas vous déplaire

L’INTIMÉ

Monſieur, faites ſigner.

LÉANDRE

Monſieur, faites ſigner. Dans les occaſions,
Soutiendrez-vous au moins vos dépoſitions ?

ISABELLE

Monſieur, aſſurez-vous qu’Iſabelle eſt conſtante.

LÉANDRE

Signez. Cela va bien, la juſtice eſt contente.
Çà, ne ſignez-vous pas, monſieur ?

CHICANEAU

Çà, ne ſignez-vous pas, monſieur ? Oui-da, gaîment.
À tout ce qu’elle a dit je ſigne aveuglément.

LÉANDRE à Iſabelle.

Tout va bien. À mes vœux le ſuccès eſt conforme :
Il ſigne un bon contrat écrit en bonne forme,
Et ſera condamné tantôt ſur ſon écrit.

CHICANEAU

Que lui dit-il ? Il eſt charmé par ſon eſprit.

LÉANDRE

Adieu. Soyez toujours auſſi ſage que belle :
Tout ira bien. Huiſſier, ramenez-la chez elle.
Et vous, monſieur, marchez.

CHICANEAU

Et vous, monſieur, marchez. Où, monſieur ?

LÉANDRE

Et vous, monſieur, marchez. Où, monſieur ? Suivez-moi.

CHICANEAU

Où donc ?

LÉANDRE

Où donc ? Vous le ſaurez. Marchez, de par le Roi.

CHICANEAU

Comment ?


S C È N E   VII
Léandre, Chicaneau, Petit Jean.
PETIT JEAN

Comment ? Holà ! quelqu’un n’a-t-il point vu mon maître ?
Quel chemin a-t-il pris ? la porte ou la fenêtre ?

LÉANDRE

À l’autre !

PETIT JEAN

À l’autre ! Je ne ſais qu’eſt devenu ſon fils ;
Mais pour le père, il eſt où le diable l’a mis.
Il me redemandait ſans ceſſe ſes épices,
Et j’ai tout bonnement couru juſqu’aux offices
Chercher la boîte au poivre ; & lui, pendant cela,
Eſt diſparu.



S C È N E   VIII
Dandin, Léandre, Chicaneau, L’Intimé, Petit Jean.
DANDIN

Eſt diſparu. Paix ! paix ! que l’on ſe taiſe là.

LÉANDRE

Hé ! grand Dieu !

PETIT JEAN

Hé ! grand Dieu ! Le voilà, ma foi, dans les gouttières.

DANDIN

Quelles gens êtes vous ? Quelles ſont vos affaires ?
Qui ſont ces gens de robe ? Êtes-vous avocats ?
Çà, parlez.

PETIT JEAN

Çà, parlez. Vous verrez qu’il va juger les chats.

DANDIN

Avez-vous eu le ſoin de voir mon ſecrétaire ?
Allez lui demander ſi je ſais votre affaire.

LÉANDRE

Il faut bien que je l’aille arracher de ces lieux.
Sur votre priſonnier, huiſſier, ayez les yeux.

PETIT JEAN

Ho ! Ho ! Monſieur !

LÉANDRE

Ho ! Ho ! monſieur ! Tais-toi, ſur les yeux de ta tête,
Et ſuis-moi.


S C È N E   IX
Dandin, Chicaneau, La Comteſſe, L’Intimé.
DANDIN

Et ſuis-moi. Dépêchez ; donnez votre requête.

CHICANEAU

Monſieur, ſans votre aveu, l’on me fait priſonnier.

LA COMTESSE

Hé, mon Dieu ! j’aperçois Monſieur dans ſon grenier.
Que fait-il là ?

L’INTIMÉ

Que fait-il là ? Madame, il y donne audience.
Le champ vous eſt ouvert.

CHICANEAU

Le champ vous eſt ouvert. On me fait violence,
Monſieur, on m’injurie ; & je venais ici
Me plaindre à vous.

LA COMTESSE

Me plaindre à vous. Monſieur, je viens me plaindre auſſi.

CHICANEAU & LA COMTESSE

Vous voyez devant vous mon adverſe partie.

L’INTIMÉ

Parbleu ! je me veux mettre auſſi de la partie.

CHICANEAU, LA COMTESSE & L’INTIMÉ

Monſieur, je viens ici pour un petit exploit.

CHICANEAU

Hé, meſſieurs, tour à tour expoſons notre droit.

LA COMTESSE

Son droit ? Tout ce qu’il dit ſont autant d’impoſtures.

DANDIN

Qu’eſt-ce qu’on vous a fait ?

CHICANEAU, LA COMTESSE & L’INTIMÉ

Qu’eſt-ce qu’on vous a fait ? On m’a dit des injures.

L’INTIMÉ

Outre un ſoufflet, monſieur, que j’ai reçu plus qu’eux.

CHICANEAU

Monſieur, je ſuis couſin de l’un de vos neveux.

LA COMTESSE

Monſieur, père Cordon vous dira mon affaire.

L’INTIMÉ

Monſieur, je ſuis bâtard de votre apothicaire.

DANDIN

Vos qualités ?

LA COMTESSE

Vos qualités ? Je ſuis comteſſe.

L’INTIMÉ

Vos qualités ? Je ſuis comteſſe. Huiſſier.

CHICANEAU

Vos qualités ? Je ſuis comteſſe. Huiſſier. Bourgeois.
Meſſieurs…

DANDIN

Meſſieurs… Parlez toujours : je vous entends tous trois.

CHICANEAU

Monſieur…

L’INTIMÉ

Monſieur… Bon ! le voilà qui fauſſe compagnie.

LA COMTESSE

Hélas !

CHICANEAU

Hélas ! Hé quoi ! déjà, l’audience eſt finie ?
Je n’ai pas eu le temps de lui dire deux mots.


S C È N E   X
Léandre, Chicaneau, La Comteſſe, L’Intimé.
LÉANDRE

Meſſieurs, voulez-vous bien nous laiſſer en repos ?

CHICANEAU

Monſieur, peut-on entrer ?

LÉANDRE

Monſieur, peut-on entrer ? Non, monſieur, ou je meure.

CHICANEAU

Hé, pourquoi ? j’aurai fait en une petite heure,
En deux heures au plus.

LÉANDRE

En deux heures au plus. On n’entre point, monſieur.

LA COMTESSE

C’eſt bien fait de fermer la porte à ce crieur.
Mais moi…

LÉANDRE

Mais moi… L’on n’entre point, madame, je vous jure.

LA COMTESSE

Ho ! monſieur, j’entrerai.

LÉANDRE

Ho ! monſieur, j’entrerai. Peut-être.

LA COMTESSE

Ho ! monſieur, j’entrerai. Peut-être. J’en ſuis sûre.

LÉANDRE

Par la fenêtre donc ?

LA COMTESSE

Par la fenêtre donc ? Par la porte.

LÉANDRE

Par la fenêtre donc ? Par la porte. Il faut voir.

CHICANEAU

Quand je devrais ici demeurer juſqu’au ſoir.


S C È N E   XI
Petit Jean, Léandre, Chicaneau, La Comteſſe, L’Intimé, Dandin.
PETIT JEAN

On ne l’entendra pas, quelque choſe qu’il faſſe.
Parbleu ! je l’ai fourré dans notre ſalle baſſe,
Tout auprès de la cave.

LÉANDRE

Tout auprès de la cave. En un mot comme en cent,
On ne voit point mon père.

CHICANEAU

On ne voit point mon père. Hé bien donc ! Si pourtant
Sur toute cette affaire il faut que je le voie.
Mais que vois-je ? Ah ! c’eſt lui que le ciel nous renvoie !

LÉANDRE

Quoi ? Par le ſoupirail !

PETIT JEAN

Quoi ? Par le ſoupirail ! Il a le diable au corps.

CHICANEAU

Monſieur…

DANDIN

Monſieur… L’impertinent ! Sans lui j’étais dehors.

CHICANEAU

Monſieur…

DANDIN

Monſieur… Retirez-vous, vous êtes une bête.

CHICANEAU

Monſieur, voulez-vous bien…

DANDIN

Monſieur, voulez-vous bien… Vous me rompez la tête.

CHICANEAU

Monſieur, j’ai commandé…

DANDIN

Monſieur, j’ai commandé… Taiſez-vous, vous dit-on.

CHICANEAU

Que l’on portât chez vous…

DANDIN

Que l’on portât chez vous… Qu’on le mène en priſon.

CHICANEAU

Certain quartaut de vin.

DANDIN

Certain quartaut de vin. Hé ! je n’en ai que faire.

CHICANEAU

C’eſt de très bon muſcat.

DANDIN

C’eſt de très bon muſcat. Redites votre affaire.

LÉANDRE

Il faut les entourer ici de tous côtés.

LA COMTESSE

Monſieur, il va vous dire autant de fauſſetés.

CHICANEAU

Monſieur, je vous dis vrai.

DANDIN

Monſieur, je vous dis vrai. Mon Dieu, laiſſez-la dire !

LA COMTESSE

Monſieur, écoutez-moi.

DANDIN

Monſieur, écoutez-moi. Souffrez que je reſpire.

CHICANEAU

Monſieur…

DANDIN

Monſieur… Vous m’étranglez.

LA COMTESSE

Monſieur… Vous m’étranglez. Tournez les yeux vers moi.

DANDIN

Elle m’étrangle… Ay ! ay !

CHICANEAU

Elle m’étrangle… Ay ! ay ! Vous m’entraînez, ma foi !
Prenez garde, je tombe.

PETIT JEAN

Prenez garde, je tombe. Ils ſont, ſur ma parole,
L’un & l’autre encavés.

LÉANDRE

L’un & l’autre encavés. Vite, que l’on y vole.
Courez à leur ſecours. Mais au moins je prétends
Que monſieur Chicaneau, puiſqu’il eſt là-dedans,
N’en ſorte d’aujourd’hui. L’Intimé, prends-y garde.

L’INTIMÉ

Gardez le ſoupirail.

LÉANDRE

Gardez le ſoupirail. Va vite, je le garde.


S C È N E   XII
Léandre, La Comteſſe.
LA COMTESSE

Miſérable ! il s’en va lui prévenir l’eſprit.
Monſieur, ne croyez rien de tout ce qu’il vous dit ;
Il n’a point de témoins : c’eſt un menteur.

LÉANDRE

Il n’a point de témoins. C’eſt un menteur. Madame,
Que leur contez-vous là ? Peut-être ils rendent l’âme.

LA COMTESSE

Il lui fera, monſieur, croire ce qu’il voudra.
Souffrez que j’entre.

LÉANDRE

Souffrez que j’entre. Oh non ! perſonne n’entrera.

LA COMTESSE

Je le vois bien, monſieur, le vin muſcat opère
Auſſi bien ſur le fils que ſur l’eſprit du père.
Patience, je m’en vais proteſter comme il faut
Contre monſieur le juge & contre le quartaut.

LÉANDRE

Allez donc, & ceſſez de nous rompre la tête.
Que de fous ! je ne fus jamais à telle fête.


S C È N E   XIII
Dandin, Léandre, L’Intimé.
L’INTIMÉ

Monſieur, où courez-vous ? C’eſt vous mettre en danger ;
Et vous boitez tout bas.

DANDIN

Et vous boitez tout bas. Je veux aller juger.

LÉANDRE

Comment ! mon père ! Allons, permettez qu’on vous panſe.
Vite, un chirurgien.

DANDIN

Vite, un chirurgien. Qu’il vienne à l’audience.

LÉANDRE

Hé ! mon père ! arrêtez…

DANDIN

Hé ! mon père ! arrêtez… Ho ! je vois ce que c’eſt :
Tu prétends faire ici de moi ce qui te plait ;
Tu ne gardes pour moi reſpect ni complaiſance :
Je ne puis prononcer une ſeule ſentence.
Achève, prends ce ſac, prends vite.

LÉANDRE

Achève, prends ce ſac, prends vite. Hé ! doucement,
Mon père. Il faut trouver quelque accomodement.
Si pour vous, ſans juger, la vie eſt un ſupplice,
Si vous êtes preſſé de rendre la juſtice,
Il ne faut point ſortir pour cela de chez vous :
Excercez le talent, & jugez parmi nous.

DANDIN

Ne raillons point ici de la magiſtrature :
Vois-tu ? je ne veux point être un juge en peinture.

LÉANDRE

Vous ſerez, au contraire, un juge ſans appel,
Et juge du civil comme du criminel.
Vous pourrez tous les jours tenir deux audiences :
Tout vous ſera chez vous matière de ſentences.
Un valet manque-t-il de rendre un verre net,
Condamnez-le à l’amende, ou, s’il le caſſe, au fouet.

DANDIN

C’eſt quelque choſe. Encor paſſe quand on raiſonne.
Et mes vacations, qui les paiera ? Perſonne ?

LÉANDRE

Leurs gages vous tiendront lieu de nantiſſement.

DANDIN

Il parle, ce me ſemble, aſſez pertinemment.

LÉANDRE

Contre un de vos voiſins…


S C È N E   XIV
Dandin, Léandre, Petit Jean, L’Intimé.
PETIT JEAN

Contre un de vos voiſins… Arrête ! arrête ! attrape !

LÉANDRE

Ah ! c’eſt mon priſonnier, ſans doute, qui s’échappe !

L’INTIMÉ

Non, non, ne craignez rien.

PETIT JEAN

Non, non, ne craignez rien. Tout eſt perdu… Citron…
Votre chien… vient là-bas de manger un chapon.
Rien n’eſt sûr devant lui : ce qu’il trouve, il l’emporte.

LÉANDRE

Bon ! voilà pour mon père une cauſe. Main-forte !
Qu’on ſe mette après lui. Courez tous.

DANDIN

Qu’on ſe mette après lui. Courez tous. Point de bruit.
Tout doux. Un amené ſans ſcandale ſuffit.

LÉANDRE

Çà, mon père, il faut faire un exemple authentique ;
Jugez ſévèrement ce voleur domeſtique.

DANDIN

Mais je veux faire au moins la choſe avec éclat.
Il faut de part & d’autre avoir un avocat.
Nous n’en avons pas un.

LÉANDRE

Nous n’en avons pas un. Hé bien ! il en faut faire.
Voilà votre portier & votre ſecrétaire.
Vous en ferez, je crois, d’excellents avocats ;
Ils ſont fort ignorants.

L’INTIMÉ

Ils ſont fort ignorants. Non pas, monſieur, non pas.
J’endormirai Monſieur tout auſſi bien qu’un autre.

PETIT JEAN

Pour moi, je ne ſais rien ; n’attendez rien du nôtre.

LÉANDRE

C’eſt ta première cauſe, & l’on te la fera.

PETIT JEAN

Mais je ne ſais pas lire.

LÉANDRE

Mais je ne ſais pas lire. Hé ! l’on te ſoufflera.

PETIT JEAN

Je vous entends, Oui, mais d’une première cauſe,
Monſieur, à l’avocat, revient-il quelque choſe ?

LÉANDRE

Ah fi. Garde-toi bien d’en vouloir rien toucher.
C’eſt la cauſe d’honneur, on l’achète bien cher.
On ſème des billets par toute la famille ;
Et le petit garçon, & la petite fille,
Oncle, tante, couſins, tout vient, juſques au chat,
Dormir au plaidoyer de monſieur l’avocat.

DANDIN

Allons nous préparer. Çà, meſſieurs, point d’intrigue.
Fermons l’œil aux préſents, & l’oreille à la brigue.
Vous, maître Petit Jean, ſerez le demandeur ;
Vous, maître L’Intimé, ſoyez le défendeur.



ACTE troiſième

S C È N E   I
Chicaneau, Léandre, Le Souffleur.
CHICANEAU

Oui, Monſieur, c’eſt ainſi qu’ils ont conduit l’affaire.
L’huiſſier m’eſt inconnu, comme le commiſſaire.
Je ne mens pas d’un mot.

LÉANDRE

Je ne mens pas d’un mot. Oui, je crois tout cela ;
Mais, ſi vous m’en croyez, vous les laiſſerez là.
En vain vous prétendez les pouſſer l’un & l’autre,
Vous troublerez bien moins leur repos que le vôtre.
Les trois quarts de vos biens ſont déjà dépenſés
À faire enfler des ſacs l’un ſur l’autre entaſſés

Et dans vne pourſuite à vous-meſme funeſte,
Vous en voulez encore abſorber tout le reſte.
Ne vaudroit-il pas mieux, ſans ſoucis, ſans chagrins,
Viure en Pere jaloux du bien de ſa famille,
Pour en laiſſer vn jour le fonds à voſtre Fille ;
Que de nourrir vn tas d’Officiers affamez,
Qui moiſſonnent les champs que vous auez ſemez,
Dont la main toûjours pleine, & toûjours indigente,
S’engraiſſe impunément de vos Chapons de rente ?
Le beau plaiſir d’aller tout mourant de ſommeil,
A la porte d’vn Iuge, attendre ſon reſveil,
Et d’eſſuyer le vent qui vous ſouffle aux oreilles,
Tandis que Monſieur dort, & cuue vos bouteilles ;
Ou bien ſi vous entrez, de paſſer tout vn jour
A conter, en grondant, les carreaux de ſa cour !
Hé, Monſieur, croyez-moy, quittez cette miſere.

CHICANNEAV

Vrayment, vous me donnez vn conſeil ſalutaire,
Et deuant qu’il ſoit peu ie veux en profiter.
Mais ie vous prie au moins de bien ſolliciter.
Puis que Monſieur Dandin va donner audiance,
Ie vais faire venir ma Fille en diligence.
On peut l’interroger, elle eſt de bonne foy,
Et meſme elle ſçaura mieux répondre que moy.

LEANDRE

Allez & reuenez, l’on vous fera juſtice.

LE SOVFFLEVR

Quel homme !



S C È N E   II
Léandre, Le Souffleur.
LÉANDRE

Quel homme ! Je me ſers d’un étrange artifice ;
Mais mon père eſt un homme à ſe déſespérer ;
Et d’une cauſe en l’air il le faut bien leurrer.
D’ailleurs j’ai mon deſſein, & je veux qu’il condamne
Ce fou qui réduit tout au pied de la chicane.
Mais voici tous nos gens qui marchent ſur nos pas.



S C È N E   III
Dandin, Léandre, L’Intimé, Petit Jean, Le Souffleur.
DANDIN

Çà, qu’êtes-vous ici ?

LÉANDRE

Çà, qu’êtes-vous ici ? Ce ſont les avocats.

DANDIN

Vous ?

LE SOUFFLEUR

Vous ? Je viens ſecourir leur mémoire troublée.

DANDIN

Je vous entends. Et vous ?

LÉANDRE

Je vous entends. Et vous ? Moi ? Je ſuis l’aſſemblée.

DANDIN

Commencez donc.

LE SOUFFLEUR

Commencez donc. Meſſieurs…

PETIT JEAN

Commencez donc. Meſſieurs… Ho ! prenez-le plus bas :
Si vous ſoufflez ſi haut, l’on ne m’entendra pas.
Meſſieurs…

DANDIN

Meſſieurs… Couvrez-vous.

PETIT JEAN

Meſſieurs… Couvrez-vous. Ô ! Mes…

DANDIN

Meſſieurs… Couvrez-vous. Ô ! Mes… Couvrez-vous, vous dis-je.

PETIT JEAN

Oh ! monſieur ! je ſais bien à quoi l’honneur m’oblige.

DANDIN

Ne te couvre donc pas.

PETIT JEAN ſe couvrant.

Ne te couvre donc pas. Meſſieurs… Vous, doucement ;
Ce que je ſais le mieux, c’eſt mon commencement
Meſſieurs, quand je regarde avec exactitude
L’inconſtance du monde & ſa viciſſitude ;
Lorſque je vois, parmi tant d’hommes différents,
Pas une étoile fixe, & tant d’aſtres errants ;
Quand je vois les Céſars, quand je vois leur fortune ;
Quand je vois le ſoleil, & quand je vois la lune ;
Quand je vois les États des Babiboniens[1]
Tranſférés des Serpents[2] aux Nacédoniens[3] ;
Quand je vois les Lorrains[4], de l’État Dépotique[5]
Paſſer au Démocrite[6], & puis au Monarchique ;
Quand je vois le Japon…

L’INTIMÉ

Quand je vois le Japon… Quand aura-t-il tout vu ?

PETIT JEAN

Oh ! pourquoi celui-là m’a-t-il interrompu ?
Je ne dirai plus rien.

DANDIN

Je ne dirai plus rien. Avocat incommode,
Que ne lui laiſſiez-vous finir ſa période ?
Je ſuais ſang & eau, pour voir ſi du Japon
Il viendrait à bon port au fait de ſon chapon ;
Et vous l’interrompez par un diſcours frivole.
Parlez donc, avocat.

PETIT JEAN

Parlez donc, avocat. J’ai perdu la parole.

LÉANDRE

Achève, Petit Jean : c’eſt fort bien débuté.
Mais que font là tes bras pendants à ton côté ?
Te voilà ſur tes pieds droit comme une ſtatue.
Dégourdis-toi. Courage ! allons, qu’on s’évertue.

PETIT JEAN remuant les bras.

Quand… je vois… Quand… je vois…

LÉANDRE

Quand… je vois… Quand… je vois… Dis donc ce que tu vois.

PETIT JEAN

Oh ! dame ! on ne court pas deux lièvres à la fois.

LE SOUFFLEUR

On lit…

PETIT JEAN

On lit… On lit…

LE SOUFFLEUR

On lit… On lit… Dans la…

PETIT JEAN

On lit… On lit… Dans la… Dans la…

LE SOUFFLEUR

On lit… On lit… Dans la… Dans la… Métamorphoſe…

PETIT JEAN

Comment ?

LE SOUFFLEUR

Comment ? Que la métem…

PETIT JEAN

Comment ? Que la métem… Que la métem…

LE SOUFFLEUR

Comment ? Que la métem… Que la métem… pſycose…

PETIT JEAN

Pſycose…

LE SOUFFLEUR

Pſycose… Hé ! le cheval !

PETIT JEAN

Pſycose… Hé ! le cheval ! Et le cheval…

LE SOUFFLEUR

Pſycose… Hé ! le cheval ! Et le cheval… Encor !

PETIT JEAN

Encor…

LE SOUFFLEUR

Encor… Le chien !

PETIT JEAN

Encor… Le chien ! Le chien…

LE SOUFFLEUR

Encor… Le chien ! Le chien… Le butor !

PETIT JEAN

Encor… Le chien ! Le chien… Le butor ! Le butor…

LE SOUFFLEUR

Peſte de l’avocat !

PETIT JEAN

Peſte de l’avocat ! Ah ! peſte de toi-même
Voyez cet autre avec ſa face de carême
Va-t’en au diable.

DANDIN

Va-t’en au diable ! Et vous, venez au fait. Un mot
Du fait.

PETIT JEAN

Du fait. Hé ! faut-il tant tourner autour du pot ?
Ils me font dire auſſi des mots longs d’une toiſe,
De grands mots qui tiendraient d’ici juſqu’à Pontoiſe.
Pour moi, je ne ſais point tant faire de façon
Pour dire qu’un mâtin vient de prendre un chapon.
Tant y a qu’il n’eſt rien que votre chien ne prenne ;
Qu’il a mangé là-bas un bon chapon du Maine ;
Que la première fois que je l’y trouverai,
Son procès eſt tout fait, & je l’aſſommerai.

LÉANDRE

Belle concluſion, & digne de l’exorde !

PETIT JEAN

On l’entend bien toujours. Qui voudra mordre y morde.

DANDIN

Appelez les témoins.

LÉANDRE

Appelez les témoins. C’eſt bien dit, s’il le peut :
Les témoins ſont fort chers, & n’en a pas qui veut.

PETIT JEAN

Nous en avons pourtant, & qui ſont ſans reproche.

DANDIN

Faites-les donc venir.

PETIT JEAN

Faites-les donc venir. Je les ai dans ma poche.
Tenez : voilà la tête & les pieds du chapon.
Voyez-les & jugez.

L’INTIMÉ

Voyez-les & jugez. Je les récuſe.

DANDIN

Voyez-les & jugez. Je les récuſe. Bon !
Pourquoi les récuſer ?

L’INTIMÉ

Pourquoi les récuſer ? Monſieur, ils ſont du Maine.

DANDIN

Il eſt vrai que du Mans il en vient par douzaine.

L’INTIMÉ

Meſſieurs…

DANDIN

Meſſieurs… Serez-vous long, avocat ? dites-moi.

L’INTIMÉ

Je ne réponds de rien.

DANDIN

Je ne réponds de rien. Il eſt de bonne foi.

L’INTIMÉ d’un ton finiſſant en fauſſet.

Meſſieurs, tout ce qui peut étonner un coupable
Tout ce que les mortels ont de plus redoutable,
Semble s’être aſſemblé contre nous par haſar :
Je veux dire la brigue & l’éloquence. Car
D’un côté, le crédit du défunt m’épouvante ;
Et, de l’autre côté, l’éloquence éclatante
De maître Petit Jean m’éblouit.

DANDIN

De maître Petit Jean m’éblouit. Avocat,
De votre ton vous-même adouciſſez l’éclat.

L’INTIMÉ

Oui-da, j’en ai pluſieurs…
(du beau ton.)
Oui-da, j’en ai pluſieurs… Mais quelque défiance
Que nous doive donner la ſusdite éloquence,
Et le ſusdit crédit, ce néanmoins, Meſſieurs,
L’ancre de vos bontés nous raſſure, d’ailleurs.
Devant le grand Dandin l’innocence eſt hardie ;
Oui, devant ce Caton de baſſe Normandie,
Ce ſoleil d’équité qui n’eſt jamais terni :
Victrix cauſa diis placuit, ſed victa Catoni.

DANDIN

Vraiment, il plaide bien.

L’INTIMÉ

Vraiment, il plaide bien. Sans craindre aucune choſe,
Je prends donc la parole, & je viens à ma cauſe.
Ariſtote, primo, peri Politicon,
Dit fort bien…

DANDIN

Dit fort bien… Avocat, il s’agit d’un chapon
Et non point d’Ariſtote & de ſa Politique.

L’INTIMÉ

Oui ; mais l’autorité du Péripatétique
Prouverait que le bien & le mal…

DANDIN

Prouverait que le bien & le mal… Je prétends
Qu’Ariſtote n’a point d’autorité céans.
Au fait.

L’INTIMÉ

Au fait. Pauſanias, en ſes Corinthiaques

DANDIN

Au fait.

L’INTIMÉ

Au fait. Rebuffe…

DANDIN

Au fait. Rebuffe… Au fait, vous dis-je.

L’INTIMÉ

Au fait. Rebuffe… Au fait, vous dis-je. Le grand Jacques…

DANDIN

Au fait, au fait, au fait.

L’INTIMÉ

Au fait, au fait, au fait. Harmeno Pul, in Prompt…

DANDIN

Ho ! je te vais juger.

L’INTIMÉ

Ho ! je te vais juger. Ho ! vous êtes ſi prompt !
(vite)
Voici le fait. Un chien vient dans une cuiſine ;
Il y trouve un chapon, lequel a bonne mine.
Or celui pour lequel je parle eſt affamé,
Celui contre lequel je parle autem plumé ;
Et celui pour lequel je ſuis prend en cachette
Celui contre lequel je parle. L’on décrète :
On le prend. Avocat pour & contre appelé ;
Jour pris. Je dois parler, je parle, j’ai parlé.

DANDIN

Ta, ta, ta, ta. Voilà bien inſtruire une affaire !
Il dit fort poſément ce dont on n’a que faire,
Et court le grand galop quand il eſt à ſon fait.

L’INTIMÉ

Mais le premier, Monſieur, c’eſt le beau.

DANDIN

Mais le premier, Monſieur, c’eſt le beau. C’eſt le laid.
A-t-on jamais plaidé d’une telle méthode ?
Mais qu’en dit l’aſſemblée ?

LÉANDRE

Mais qu’en dit l’aſſemblée ? Il eſt fort à la mode.

L’INTIMÉ d’un ton véhément.

Qu’arrive-t-il, Meſſieurs ? On vient. Comment vient-on ?
On pourſuit ma partie. On force une maiſon.

Quelle maiſon ? Maiſon de notre propre juge !
On briſe le cellier qui nous ſert de refuge !
De vol, de brigandage on nous déclare auteurs !
On nous traîne, on nous livre à nos accuſateurs.
À maître Petit Jean, Meſſieurs. Je vous atteſte :
Qui ne ſait que la loi Si quis canis, Digeſte,
De Vi, paragrapho, Meſſieurs, Caponibus,
Eſt manifeſtement contraire à cet abus ?
Et quand il ſerait vrai que Citron, ma partie,
Aurait mangé, Meſſieurs, le tout, ou bien partie
Dudit chapon : qu’on mette en compenſation
Ce que nous avons fait avant cette action.
Quand ma partie a-t-elle été réprimandée ?
Par qui votre maiſon a-t-elle été gardée ?
Quand avons-nous manqué d’aboyer au larron ?
Témoin trois procureurs, dont icelui Citron
A déchiré la robe. On en verra les pièces.
Pour nous juſtifier, voulez-vous d’autres pièces ?

PETIT JEAN

Maître Adam…

L’INTIMÉ

Maître Adam… Laiſſez-nous.

PETIT JEAN

Maître Adam… Laiſſez-nous. L’Intimé…

L’INTIMÉ

Maître Adam… Laiſſez-nous. L’Intimé… Laiſſez-nous.

PETIT JEAN

S’enroue.

L’INTIMÉ

S’enroue. Hé laiſſez-nous. Euh ! euh !

DANDIN

S’enroue. Hé laiſſez-nous. Euh ! euh ! Repoſez-vous,

Et concluez.

L’INTIMÉ d’un ton peſant.

Et concluez. Puis donc, qu’on nous, permet, de prendre,
Haleine, & que l’on nous, défend, de nous, étendre,
Je vais, ſans rien omettre, & ſans prévariquer,
Compendieuſement énoncer, expliquer,
Expoſer, à vos yeux, l’idée univerſelle
De ma cauſe, & des faits, renfermés, en icelle.

DANDIN

Il aurait plus tôt fait de dire tout vingt fois,
Que de l’abréger une. Homme, ou qui que tu ſois,
Diable, conclus ; ou bien que le ciel te confonde.

L’INTIMÉ

Je finis.

DANDIN

Je finis. Ah !

L’INTIMÉ

Je finis. Ah ! Avant la naiſſance du monde…

DANDIN, bâillant.

Avocat, ah ! paſſons au déluge.

L’INTIMÉ

Avocat, ah ! paſſons au déluge. Avant donc
La naiſſance du monde, & ſa création,
Le monde, l’univers, tout, la nature entière
Était enſevelie au fond de la matière.
Les éléments, le feu, l’air, & la terre, & l’eau,
Enfoncés, entaſſés, ne faiſaient qu’un monceau,

Une confuſion, une maſſe ſans forme,
Un déſordre, un chaos, une cohue énorme :
Unus erat toto naturae vultus in orbe,
Quem Graeci dixere chaos, rudis indigeſtaque moles.

LÉANDRE

Quelle chute ! Mon père !

PETIT JEAN

Quelle chute ! Mon père ! Ay ! monſieur ! Comme il dort !

LÉANDRE

Mon père, éveillez-vous.

PETIT JEAN

Mon père, éveillez-vous. Monſieur, êtes-vous mort ?

LÉANDRE

Mon père !

DANDIN

Mon père ! Hé bien ? hé bien ? Quoi ? Qu’eſt-ce ! Ah ! ah ! quel
Hé bien ? hé bien ? Quoi ? Qu’eſt-ce ! Ah ! ah ! quel [homme !
Certes, je n’ai jamais dormi d’un ſi bon ſomme.

LÉANDRE

Mon père, il faut juger.

DANDIN

Mon père, il faut juger. Aux galères.

LÉANDRE

Mon père, il faut juger. Aux galères. Un chien,
Aux galères ?

DANDIN

Aux galères ? Ma foi ! je n’y conçois plus rien :

De monde, de chaos, j’ai la tête troublée.
Hé ! concluez.

L’INTIMÉ lui préſentant de petits chiens.

Hé ! concluez. Venez, famille déſolée ;
Venez, pauvres enfants qu’on veut rendre orphelins :
Venez faire parler vos eſprits enfantins.
Oui, meſſieurs, vous voyez ici notre miſère :
Nous ſommes orphelins ; rendez-nous notre père,
Notre père, par qui nous fûmes engendrés,
Notre père, qui nous…

DANDIN

Notre père, qui nous… Tirez, tirez, tirez.

L’INTIMÉ

Notre père, meſſieurs…

DANDIN

Notre père, Meſſieurs… Tirez donc. Quels vacarmes !
Ils ont piſſé partout.

L’INTIMÉ

Ils ont piſſé partout. Monſieur, voyez nos larmes.

DANDIN

Ouf ! Je me ſens déjà pris de compaſſion.
Ce que c’eſt qu’à propos toucher la paſſion !
Je ſuis bien empêché. La vérité me preſſe ;
Le crime eſt avéré : lui-même il le confeſſe.
Mais s’il eſt condamné, l’embarras eſt égal.
Voilà bien des enfants réduits à l’hôpital.
Mais je ſuis occupé, je ne veux voir perſonne.


S C È N E   I V
Chicaneau, Iſabelle, Dandin, Léandre, L’Intimé, Petit Jean, Le Souffleur.
CHICANEAU

Monſieur…

DANDIN

Monſieur… Oui, pour vous ſeuls l’audience ſe donne ;

Adieu. Mais, s’il vous plaît, quel eſt cet enfant-là ?

CHICANEAU

C’eſt ma fille, Monſieur.

DANDIN

C’eſt ma fille, Monſieur. Hé ! tôt, rappelez-la.

ISABELLE

Vous êtes occupé.

DANDIN

Vous êtes occupé. Moi ! Je n’ai point d’affaire.
Que ne me diſiez-vous que vous étiez ſon père ?

CHICANEAU

Monſieur…

DANDIN

Monſieur… Elle ſait mieux votre affaire que vous.
Dites. Qu’elle eſt jolie, & qu’elle a les yeux doux !
Ce n’eſt pas tout, ma fille, il faut de la ſagesse.
Je ſuis tout réjoui de voir cette jeuneſſe.

Savez-vous que j’étais un compère autrefois ?
On a parlé de nous.

ISABELLE

On a parlé de nous. Ah ! Monſieur, je vous crois.

DANDIN

Dis-nous : à qui veux-tu faire perdre la cauſe ?

ISABELLE

À perſonne.

DANDIN

À perſonne. Pour toi je ferai toute choſe.
Parle donc.

ISABELLE

Parle donc. Je vous ai trop d’obligation.

DANDIN

N’avez-vous jamais vu donner la queſtion ?

ISABELLE

Non ; & ne le verrai, que je crois, de ma vie.

DANDIN

Venez, je vous en veux faire paſſer l’envie.

ISABELLE

Hé ! monſieur, peut-on voir ſouffrir des malheureux ?

DANDIN

Bon ! Cela fait toujours paſſer une heure ou deux.

CHICANEAU

Monſieur, je viens ici pour vous dire…

LÉANDRE

Monſieur, je viens ici pour vous dire… Mon père,
Je vous vais en deux mots dire toute l’affaire :
C’eſt pour un mariage. Et vous ſaurez d’abord

Qu’il ne tient plus qu’à vous, & que tout eſt d’accord.
La fille le veut bien ; ſon amant le reſpire ;
Ce que la fille veut, le père le déſire.
C’eſt à vous de juger.

DANDIN ſe raſſeyant.

C’eſt à vous de juger. Mariez au plus tôt :
Dès demain, ſi l’on veut ; aujourd’hui, s’il le faut.

LÉANDRE

Mademoiſelle, allons, voilà votre beau-père :
Saluez-le.

CHICANEAU

Saluez-le. Comment ?

DANDIN

Saluez-le. Comment ? Quel eſt donc ce myſtère ?

LÉANDRE

Ce que vous avez dit ſe fait de point en point.

DANDIN

Puiſque je l’ai jugé, je n’en reviendrai point.

CHICANEAU

Mais on ne donne pas une fille ſans elle.

LÉANDRE

Sans doute, & j’en croirai la charmante Iſabelle.

CHICANEAU

Es-tu muette ? Allons, c’eſt à toi de parler.
Parle.

ISABELLE

Parle. Je n’oſe pas, mon père, en appeler.

CHICANEAU

Mais j’en appelle, moi.

LÉANDRE

Mais j’en appelle, moi. Voyez cette écriture.
Vous n’appellerez pas de votre ſignature ?

CHICANEAU

Plaît-il ?

DANDIN

Plaît-il ? C’eſt un contrat en fort bonne façon.

CHICANEAU

Je vois qu’on m’a ſurpris : mais j’en aurai raiſon.
De plus de vingt procès ceci ſera la ſource.
On a la fille, ſoit ; on n’aura pas la bourſe.

LÉANDRE

Hé ! monſieur, qui vous dit qu’on vous demande rien ?
Laiſſez-nous votre fille, & gardez votre bien.

CHICANEAU

Ah !

LÉANDRE

Ah ! Mon père, êtes-vous content de l’audience ?

DANDIN

Oui-da. Que les procès viennent en abondance,
Et je paſſe avec vous le reſte de mes jours.
Mais que les avocats ſoient déſormais plus courts.
Et notre criminel ?

LÉANDRE

Et notre criminel ? Ne parlons que de joie.
Grâce ! grâce ! mon père.

DANDIN

Grâce ! grâce ! mon père. Hé bien, qu’on le renvoie ;
C’eſt en votre faveur, ma bru, ce que j’en fais.
Allons nous délaſſer à voir d’autres procès.


FIN.



  1. Babyloniens.
  2. Perſans.
  3. Macédoniens.
  4. Romains.
  5. Deſpotique.
  6. Démocratique