Les Possédés/Deuxième Partie/10

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Traduction par Victor Derély.
E. Plon (2p. 113-139).

Chapitre X. Les Flibustiers. Une matinée fatale.

I[modifier]

Une heure avant que je sortisse avec Stépan Trophimovitch, on vit non sans surprise défiler dans les rues de notre ville une bande de soixante-dix ouvriers au moins, appartenant à la fabrique de Chpigouline, qui en comptait environ neuf cents. Ils marchaient en bon ordre, presque silencieusement. Plus tard on a prétendu que ces soixante-dix hommes étaient les mandataires de leurs camarades, qu’ils avaient été choisis pour aller trouver le gouverneur et lui demander justice contre l’intendant qui, en l’absence des patrons, avait fermé l’usine et volé effrontément le personnel congédié. D’autres chez nous se refusent à admettre que les soixante-dix aient été délégués par l’ensemble des travailleurs de la fabrique, ils soutiennent qu’une députation comprenant soixante-dix membres n’aurait pas eu le sens commun. À en croire les partisans de cette opinion, la bande se composait tout bonnement des ouvriers qui avaient le plus à se plaindre de l’intendant, et qui s’étaient réunis pour porter au gouverneur leurs doléances particulières et non celles de toute l’usine. Dans l’hypothèse que je viens d’indiquer, la « révolte » générale de la fabrique, dont on a tant parlé depuis, n’aurait été qu’une intervention de nouvellistes. Enfin, suivant une troisième version, il faudrait voir dans la manifestation ouvrière non le fait de simples tapageurs, mais un mouvement politique provoqué par des écrits clandestins. Bref, on ne sait pas encore au juste si les excitations des nihilistes ont été pour quelque chose dans cette affaire. Mon sentiment personnel est que les ouvriers n’avaient pas lu les proclamations, et que, les eussent-ils lues, ils n’en auraient pas compris un mot, attendu que les rédacteurs de ces papiers, nonobstant la crudité de leur style, écrivent d’une façon extrêmement obscure. Mais les ouvriers de la fabrique se trouvant réellement lésés, et la police à qui ils s’étaient adressés d’abord refusant d’intervenir en leur faveur, il est tout naturel qu’ils aient songé à se rendre en masse auprès du « général lui-même » pour lui exposer respectueusement leurs griefs. Selon moi, on n’avait affaire ici ni à des séditieux, ni même à une députation élue, mais à des gens qui suivaient une vieille tradition russe : de tout temps, en effet, notre peuple a aimé les entretiens avec le « général lui-même », bien qu’il n’ait jamais retiré aucun avantage de ces colloques.

Des indices sérieux donnent à penser que Pierre Stépanovitch, Lipoutine et peut-être encore un autre, sans compter Fedka, avaient cherché au préalable à se ménager des intelligences dans l’usine ; mais je tiens pour certain qu’ils ne s’abouchèrent pas avec plus de deux ou trois ouvriers, mettons cinq, si l’on veut, et que ces menées n’aboutirent à aucun résultat. La propagande des agitateurs ne pouvait guère être comprise dans un pareil milieu. Fedka, il est vrai, semble avoir mieux réussi que Pierre Stépanovitch. Il est prouvé aujourd’hui que deux hommes de la fabrique prirent part, conjointement avec le galérien, à l’incendie de la ville survenu trois jours plus tard ; un mois après, on a aussi arrêté dans le district trois anciens ouvriers de l’usine sous l’inculpation d’incendie et de pillage. Mais ces cinq individus paraissent être les seuls qui aient prêté l’oreille aux instigations de Fedka.

Quoi qu’il en soit, arrivés sur l’esplanade qui s’étend devant la maison du gouverneur, les ouvriers se rangèrent silencieusement vis-à-vis du perron ; ensuite ils attendirent bouche béante. On m’a dit qu’à peine en place ils avaient ôté leurs bonnets, et cela avant l’apparition de Von Lembke, qui, comme par un fait exprès, ne se trouvait pas chez lui en ce moment. La police se montra bientôt, d’abord par petites escouades, puis au grand complet. Comme toujours, elle commença par sommer les manifestants de se disperser. Ils n’en firent rien, et répondirent laconiquement qu’ils avaient à parler au « _général_ lui-même » ; leur attitude dénotait une résolution énergique ; le calme dont ils ne se départaient point, et qui semblait l’effet d’un mot d’ordre, inquiéta l’autorité. Le maître de police crut devoir attendre l’arrivée de Von Lembke. Les faits et gestes de ce personnage ont été racontés de la façon la plus fantaisiste. Ainsi, il est absolument faux qu’il ait fait venir la troupe baïonnette au fusil, et qu’il ait télégraphié quelque part pour demander de l’artillerie et des Cosaques. Ce sont des fables dont se moquent à présent ceux même qui les ont inventées. Non moins absurde est l’histoire des pompes à incendie, avec lesquelles on aurait douché la foule. Ce qui a pu donner naissance à ce bruit, c’est qu’Ilia Ilitch, fort échauffé, criait aux ouvriers : « Pas un de vous ne sortira sec de l’eau[25]. » De là sans doute la légende des pompes à incendie, qui a trouvé un écho dans les correspondances adressées aux journaux de la capitale. En réalité, le maître de police se borna à faire cerner le rassemblement par tout ce qu’il avait d’hommes disponibles, et à dépêcher au gouverneur le commissaire du premier arrondissement ; celui-ci monta dans le drojki d’Ilia Ilitch et partit en tout hâte pour Skvorechniki, sachant qu’une demi-heure auparavant Von Lembke s’était mis en route dans cette direction…

Mais un point, je l’avoue, reste encore obscur pour moi : comment transforma-t-on tout d’abord une paisible réunion de solliciteurs en une émeute menaçante pour l’ordre social ? Comment Lembke lui- même, qui arriva au bout de vingt minutes, adopta-t-il d’emblée cette manière de voir ? Je présume (mais c’est encore une opinion personnelle) qu’Ilia Ilitch, acquis aux intérêts de l’intendant, présenta exprès au gouverneur la situation sous un jour faux pour l’empêcher d’examiner sérieusement les réclamations des ouvriers. L’idée de donner le change à son supérieur fut sans doute suggérée au maître de police par André Antonovitch lui-même. La veille et l’avant-veille, dans deux entretiens confidentiels que ce dernier avait eus avec son subordonné, il s’était montré fort préoccupé des proclamations et très disposé à admettre l’existence d’un complot tramé par les nihilistes avec les ouvriers de l’usine Chpigouline ; il semblait même que Son Excellence aurait été désolée si l’événement avait donné tort à ses conjectures. « Il veut attirer sur lui l’attention du ministère », se dit notre rusé Ilia Ilitch en sortant de chez le gouverneur ; « eh bien cela tombe à merveille. »

Mais je suis persuadé que le pauvre André Antonovitch n’aurait pas désiré une émeute, même pour avoir l’occasion de se distinguer. C’était un fonctionnaire extrêmement consciencieux, et jusqu’à son mariage il avait été irréprochable. Était-ce même sa faute, à cet Allemand simple et modeste, si une princesse quadragénaire l’avait élevé jusqu’à elle ? Je sais à peu près positivement que de cette matinée fatale datent les premiers symptômes irrécusables du dérangement intellectuel pour lequel l’infortuné Von Lembke suit aujourd’hui un traitement dans un établissement psychiatrique de la Suisse ; mais on peut supposer que, la veille déjà, l’altération de ses facultés mentales s’était manifestée par certains signes. Je tiens de bonne source que la nuit précédente, à trois heures du matin, il se rendit dans l’appartement de sa femme, la réveilla et la somma d’entendre « son ultimatum ». Il parlait d’un ton si impérieux que Julie Mikhaïlovna dut obéir ; elle se leva indignée, s’assit sur une couchette sans prendre le temps de défaire ses papillotes, et s’apprêta à écouter d’un air sarcastique. Alors, pour la première fois, elle comprit dans quel état d’esprit se trouvait André Antonovitch, et elle s’en effraya à part soi. Mais, au lieu de rentrer en elle-même, de s’humaniser, elle affecta de se montrer plus intraitable que jamais. Chaque femme a sa manière de mettre son mari à la raison. Le procédé de Julie Mikhaïlovna consistait dans un dédaigneux silence qu’elle observait pendant une heure, deux heures, vingt-quatre heures, parfois durant trois jours ; André Antonovitch pouvait dire ou faire tout ce qu’il voulait, menacer même de se jeter par la fenêtre d’un troisième étage, sa femme n’ouvrait pas la bouche, — pour un homme sensible il n’y a rien d’insupportable comme un pareil mutisme ! La gouvernante était-elle fâchée contre un époux qui, non content d’accumuler depuis quelques jours bévues sur bévues, prenait ombrage des capacités administratives de sa femme ? Avait-elle sur le cœur les reproches qu’il lui avait adressés au sujet de sa conduite avec les jeunes gens et avec toute notre société, sans comprendre les hautes et subtiles considérations politiques dont elle s’inspirait ? Se sentait-elle offensée de la sotte jalousie qu’il témoignait à l’égard de Pierre Stépanovitch ? Quoi qu’il en soit, maintenant encore Julie Mikhaïlovna résolut de tenir rigueur à son mari, nonobstant l’agitation inaccoutumée à laquelle elle le voyait en proie.

Tandis qu’il arpentait de long en large le boudoir de sa femme, Von Lembke se répandit en récriminations aussi décousues que violentes. Il commença par déclarer que tout le monde se moquait de lui et le « menait par le nez ». — « Qu’importe la vulgarité de l’expression ! vociféra-t-il en surprenant un sourire sur les lèvres de sa femme, — le mot n’y fait rien, la vérité est qu’on me mène par le nez !…Non, madame, le moment est venu ; sachez qu’à présent il ne s’agit plus de rire et que les manèges de la coquetterie féminine ne sont plus de saison. Nous ne sommes pas dans le boudoir d’une petite-maîtresse, nous sommes en quelque sorte deux êtres abstraits se rencontrant en ballon pour dire la vérité. » (Comme on le voit, le trouble de ses idées se trahissait dans l’incohérence de ses images.) « C’est vous, vous, madame, qui m’avez fait quitter mon ancien poste : je n’ai accepté cette place que pour vous, pour satisfaire votre ambition… Vous souriez ironiquement ? Ne vous hâtez pas de triompher. Sachez, madame, sachez que je pourrais, que je saurais me montrer à la hauteur de cette place, que dis-je ? de dix places semblables à celle-ci, car je ne manque pas de capacités ; mais avec vous, madame, c’est impossible, attendu que vous me faites perdre tous mes moyens. Deux centres ne peuvent coexister, et vous en avez organisé deux : l’un chez moi, l’autre dans votre boudoir, — deux centres de pouvoir, madame, mais je ne permets pas cela, je ne le permets pas ! Dans le service comme dans le ménage l’autorité doit être une, elle ne peut se scinder… Comment m’avez-vous récompensé ? s’écria-t-il ensuite, — quelle a été notre vie conjugale ? Sans cesse, à tout heure, vous me démontriez que j’étais un être nul, bête et même lâche ; moi, j’étais réduit à la nécessité de vous démontrer sans cesse, à toute heure, que je n’étais ni une nullité, ni un imbécile, et que j’étonnais tout le monde par ma noblesse : — eh bien, n’était-ce pas une situation humiliante de part et d’autre ? » En prononçant ces mots, il frappait du pied sur le tapis. Julie Mikhaïlovna se redressa d’un air de dignité hautaine. André Antonovitch se calma aussitôt ; mais sa colère fit place à un débordement de sensibilité. Pendant cinq minutes environ, il sanglota (oui, il sanglota) et se frappa la poitrine : le silence obstiné de sa femme le mettait hors de lui. À la fin, il s’oublia au point de laisser percer sa jalousie à l’endroit de Pierre Stépanovitch ; puis, sentant combien il avait été bête, il entra dans une violente colère. « Je ne permettrai pas la négation de Dieu, cria-t-il, — je fermerai votre salon aussi antinational qu’antireligieux ; croire en Dieu est une obligation pour un gouverneur, et par conséquent aussi pour sa femme ; je ne souffrirai plus de jeunes gens autour de vous… Par dignité personnelle, vous auriez dû, madame, vous intéresser à votre mari et ne pas laisser mettre en doute son intelligence, lors même qu’il aurait été un homme de peu de moyens (ce qui n’est pas du tout mon cas) ; or vous êtes cause, au contraire, que tout le monde ici me méprise ; c’est vous qui avez ainsi disposé l’esprit public… Je supprimerai la question des femmes, poursuivit-il avec véhémence, — je purifierai l’atmosphère de ce miasme ; demain, je vais interdire la sotte fête au profit des institutrices (que le diable les emporte !). Gare à la première qui se présentera demain matin, je la ferai reconduire à la frontière de la province par un Cosaque ! Exprès, exprès ! Savez-vous, savez- vous que vos vauriens fomentent le désordre parmi les ouvriers de l’usine, et que je n’ignore pas cela ? Savez-vous qu’ils distribuent exprès des proclamations, exprès ? Savez-vous que je connais les noms de quatre de ces vauriens, et que je perds la tête ; je la perds définitivement, définitivement !!!… »

À ces mots, Julie Mikhaïlovna, sortant soudain de son mutisme, déclara sèchement qu’elle-même était depuis longtemps instruite des projets de complot, et que c’était une bêtise à laquelle André Antonovitch attachait trop d’importance ; quant aux polissons, elle connaissait non-seulement ces quatre-là, mais tous les autres (en parlant ainsi, elle mentait) ; du reste, elle comptait bien ne pas perdre l’esprit à propos de cela ; au contraire, elle était plus sûre que jamais de son intelligence, et avait le ferme espoir de tout terminer heureusement, grâce à l’application de son programme : témoigner de l’intérêt aux jeunes gens, leur faire entendre raison, les surprendre en leur prouvant tout d’un coup qu’on a éventé leurs desseins, et ensuite offrir à leur activité un objectif plus sage.

Oh ! que devint en ce moment André Antonovitch ! Ainsi il avait encore été berné par Pierre Stépanovitch ; ce dernier s’était grossièrement moqué de lui, il n’avait révélé quelque chose au gouverneur qu’après avoir fait des confidences beaucoup plus détaillées à la gouvernante, et enfin ce même Pierre Stépanovitch était peut-être l’âme de la conspiration ! Cette pensée exaspéra Von Lembke. « Sache, femme insensée mais venimeuse, répliqua-t-il avec fureur, — sache que je vais faire arrêter à l’instant même ton indigne amant ; je le chargerai de chaînes et je l’enverrai dans un ravelin, à moins que… à moins que moi-même, sous tes yeux, je ne me jette par la fenêtre ! » Julie Mikhaïlovna, blême de colère, accueillit cette tirade par un rire sonore et prolongé, comme celui qu’on entend au Théâtre-Français, quand une actrice parisienne, engagée aux appointements de cent mille roubles pour jouer les grandes coquettes, rit au nez du mari qui ose suspecter sa fidélité. André Antonovitch fit mine de s’élancer vers la fenêtre, mais il s’arrêta soudain comme cloué sur place ; une pâleur cadavérique couvrit son visage, il croisa ses bras sur sa poitrine, et regardant sa femme d’un air sinistre : « Sais-tu, sais- tu, Julie… proféra-t-il d’une voix étouffée et suppliante, — sais-tu, que dans l’état où je suis, je puis tout entreprendre ? » À cette menace, l’hilarité de la gouvernante redoubla, ce que voyant, Von Lembke serra les lèvres et s’avança, le poing levé vers la rieuse. Mais, au moment de frapper, il sentit ses genoux se dérober sous lui, s’enfuit dans son cabinet et se jeta tout habillé sur son lit. Pendant deux heures, le malheureux resta couché à plat ventre, ne dormant pas, ne réfléchissant à rien, hébété par l’écrasant désespoir qui pesait sur son cœur comme une pierre. De temps à autre, un tremblement fiévreux secouait tout son corps. Des idées incohérentes, tout à fait étrangères à sa situation, traversaient son esprit : tantôt il se rappelait la vieille pendule qu’il avait à Pétersbourg quinze ans auparavant, et dont la grande aiguille était cassée ; tantôt il songeait au joyeux employé Millebois, avec qui il avait un jour attrapé des moineaux dans le parc Alexandrovsky : pendant que les deux fonctionnaires s’amusaient de la sorte, ils avaient observé en riant que l’un d’eux était assesseur de collège. À sept heures, André Antonovitch s’endormit, et des rêves agréables le visitèrent durant son sommeil. Il était environ dix heures quand il s’éveilla ; il sauta brusquement à bas de son lit, se rappela soudain tout ce qui s’était passé et se frappa le front avec force. On vint lui dire que le déjeuner était servi ; successivement se présentèrent Blum, le maître de police, et un employé chargé d’annoncer à Son Excellence que telle assemblée l’attendait. Le gouverneur ne voulut point déjeuner, ne reçut personne, et courut comme un fou à l’appartement de sa femme. Là, Sophie Antropovna, vieille dame noble, qui depuis longtemps déjà demeurait chez Julie Mikhaïlovna, lui apprit que celle-ci, à dix heures, était partie en grande compagnie pour Skvorechniki : il avait été convenu avec Barbara Pétrovna qu’une seconde fête serait donnée dans quinze jours chez cette dame, et l’on était allé visiter la maison pour prendre sur les lieux les dispositions nécessaires. Cette nouvelle impressionna André Antonovitch ; il rentra dans son cabinet, et commanda aussitôt sa voiture. À peine même put-il attendre que les chevaux fussent attelés. Son âme avait soif de Julie Mikhaïlovna ; — s’il pouvait seulement la voir, passer cinq minutes auprès d’elle ! Peut-être qu’elle lui accorderait un regard, qu’elle remarquerait sa présence, lui sourirait comme autrefois, lui pardonnerait — o-oh ! « Mais pourquoi faire atteler ? » Machinalement il ouvrit un gros volume placé sur la table (parfois il cherchait des inspirations dans un livre en l’ouvrant au hasard, et en lisant les trois premières lignes de la page de droite). C’étaient les _Contes_ de Voltaire qui se trouvaient sur la table. « Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles… » lut le gouverneur. Il lança un jet de salive, et se hâta de monter en voiture. « À Skvorechniki ! » Le cocher raconta que pendant toute la route le barine s’était montré fort impatient d’arriver, mais qu’au moment où l’on approchait de la maison de Barbara Pétrovna, il avait brusquement donné l’ordre de le ramener à la ville. « Plus vite, je te prie, plus vite ! ne cessait-il de répéter. Nous n’étions plus qu’à une petite distance du rempart quand il fit arrêter, descendit et prit un chemin à travers champs. Ensuite, il s’arrêta et se mit à examiner de petites fleurs. Il les contempla si longtemps que je me demandai même ce que cela voulait dire. » Tel fut le récit du cocher. Je me rappelle le temps qu’il faisait ce jour-là ; c’était par une matinée de septembre, froide et claire, mais venteuse ; devant André Antonovitch s’étendait un paysage d’un aspect sévère ; la campagne, d’où l’on avait depuis longtemps enlevé les récoltes, n’offrait plus que quelques petites fleurs jaunes dont le vent agitait les tiges… Le gouverneur comparaît-il mentalement sa destinée à celle de ces pauvres plantes flétries par le froid de l’automne ? Je ne le crois pas. Les objets qu’il avait sous les yeux étaient, je suppose, fort loin de son esprit, nonobstant le témoignage du cocher et celui du commissaire de police, qui déclara plus tard avoir trouvé Son Excellence tenant à la main un petit bouquet de fleurs jaunes. Ce commissaire, Basile Ivanovitch Flibustiéroff, était arrivé depuis peu chez nous ; mais il avait déjà su se distinguer par l’intempérance de son zèle. Lorsqu’il eut mis pied à terre, il ne douta point, en voyant ce à quoi s’occupait le gouverneur, que celui-ci ne fût fou ; néanmoins, il lui annonça de but en blanc que la ville n’était pas tranquille.

— Hein ? Quoi ? fit Von Lembke en tournant vers le commissaire de police un visage sévère, mais sans manifester le moindre étonnement ; il semblait se croire dans son cabinet, et avoir perdu tout souvenir de la voiture et du cocher.

— Le commissaire de police du premier arrondissement, Flibustiéroff, Excellence. Il y a une émeute en ville.

— Des flibustiers ? demanda André Antonovitch songeur.

— Précisément, Excellence. Les ouvriers de la fabrique des Chpigouline sont en insurrection.

— Les ouvriers des Chpigouline !

Ces mots parurent lui rappeler quelque chose. Il frissonna même et porta le doigt à son front : « Les ouvriers des Chpigouline ! » Silencieux, mais toujours songeur, il regagna lentement sa calèche, y monta et se fit conduire à la ville. Le commissaire de police le suivit en drojki.

J’imagine que nombre de choses fort intéressantes se présentèrent, durant la route, à la pensée du gouverneur, toutefois c’est bien au plus s’il avait pris une décision quelconque lorsqu’il arriva sur la place située devant sa demeure. Mais tout son sang reflua vers son cœur dès qu’il eût vu le groupe résolu des « émeutiers », le cordon des sergents de ville, le désarroi (peut-être plus apparent que réel) du maître de police, enfin l’attente qui se lisait dans tous les regards fixés sur lui. Il était livide en descendant de voiture.

— Découvrez-vous ! dit-il d’une voix étranglée et presque inintelligible. — À genoux ! ajouta-t-il avec un emportement qui fut une surprise pour tout le monde et peut-être pour lui-même. Toute sa vie André Antonovitch s’était distingué par l’égalité de son caractère, jamais on ne l’avait vu tempêter contre personne, mais ces gens calmes sont les plus à craindre, si par hasard quelque chose les met hors des gonds. Tout commençait à tourner autour de lui.

— Flibustiers ! vociféra-t-il ; après avoir proféré cette exclamation insensée, il se tut et resta là, ignorant encore ce qu’il ferait, mais sachant et sentant dans tout son être qu’il allait immédiatement faire quelque chose.

— « Seigneur ! » entendit-on dans la foule. Un gars se signa, trois ou quatre hommes voulurent se mettre à genoux, mais tous les autres firent trois pas en avant et soudain remplirent l’air de leurs cris : « Votre Excellence… on nous a engagés à raison de quarante… l’intendant… tu ne peux pas dire… » etc., etc. Il était impossible de découvrir un sens à ces clameurs confuses.

D’ailleurs, André Antonovitch n’aurait rien pu y comprendre : le malheureux avait toujours les fleurs dans ses mains. L’émeute était évidente pour lui comme la kibitka l’avait été tout à l’heure pour Stépan Trophimovitch. Et dans la foule des « émeutiers » qui le regardaient en ouvrant de grands yeux il croyait voir aller et venir le « Boute-en-train » du désordre, Pierre Stépanovitch dont la pensée ne l’avait pas quitté un seul instant depuis la veille, — l’exécré Pierre Stépanovitch…

— Des verges ! cria-t-il brusquement.

Ces mots furent suivis d’un silence de mort.

La relation qui a précédé a été écrite d’après les informations les plus exactes. Pour la suite, mes renseignements ne sont pas aussi précis. Cependant on possède certains faits.

D’abord, les verges firent leur apparition trop vite ; évidemment elles avaient été tenues en réserve, à tout hasard, par le prévoyant maître de police. Du reste, on ne fouetta pas plus de deux ou trois ouvriers. J’insiste sur ce point, car le bruit a couru que tous les manifestants ou du moins la moitié d’entre eux avaient été fustigés. Ce n’est pas le seul canard qui, de notre ville, se soit envolé dans les gazettes pétersbourgeoises. On a beaucoup parlé chez nous de l’aventure prétendument arrivée à une pensionnaire d’un hospice, Avdotia Pétrovna Tarapyguine : cette dame, pauvre, mais noble, était sortie, disait-on, pour aller faire des visites ; en passant sur la place elle se serait écrié avec indignation : « Quelle honte ! » sur quoi, on l’aurait arrêtée et fouettée. Non seulement l’histoire a été mise dans les journaux, mais encore on a organisé en ville une souscription au profit de la victime pour protester contre les agissements de la police. J’ai moi-même souscrit pour vingt kopeks. Eh bien, il est prouvé maintenant que cette dame Tarapyguine est un mythe ! Je suis allé m’informer à l’hospice où elle était censée habiter, et l’on m’a répondu que l’établissement n’avait jamais eu aucune pensionnaire de ce nom.

Dès que nous fûmes arrivés sur la place, Stépan Trophimovitch échappa, je ne sais comment, à ma surveillance. Ne pressentant rien de bon, je voulais l’empêcher de traverser la foule, et mon intention était de le conduire chez le gouverneur en lui faisant faire le tour de la place. Mais, poussé par la curiosité, je m’arrêtai une minute pour questionner un badaud, et quand ensuite je promenai mes yeux autour de moi, je n’aperçus plus Stépan Trophimovitch. Instinctivement je me mis tout de suite à le chercher dans l’endroit le plus dangereux ; je devinais que lui aussi était hors de ses gonds. Je le découvris en effet au beau milieu de la bagarre. Je me rappelle que je le saisis par le bras, mais il me regarda avec une dignité calme et imposante :

— Cher, dit-il d’une voix où vibrait une corde prête à se briser, — si, ici, sur la place, devant nous, ils procèdent avec un tel sans gêne, qu’attendre de _ce_… dans le cas où il agirait sans contrôle ?

Et, tremblant d’indignation, il montra avec un geste de défi le commissaire de police qui, debout à deux pas, nous faisait de gros yeux.

_— De ce ! _s’écria Flibustiéroff, ivre de colère. — Ce, quoi ? Et toi, qui es-tu ? En prononçant ces mots, il fermait les poings et s’avançait vers nous. — Qui es-tu ? répéta-t-il avec rage. (Je noterai que le visage de Stépan Trophimovitch était loin de lui être inconnu.) Encore un moment, et sans doute il aurait pris au collet mon audacieux compagnon ; par bonheur, Lembke tourna la tête de notre côté en entendant crier le commissaire de police. Le gouverneur attacha sur Stépan Trophimovitch un regard indécis, mais attentif, comme s’il eût cherché à recueillir ses idées, puis il fit tout à coup un geste d’impatience. Flibustiéroff ne dit plus mot. J’entraînai Stépan Trophimovitch hors de la foule. Du reste, lui-même peut-être avait envie de battre en retraite.

— Rentrez chez vous, rentrez chez vous, insistai-je, — si l’on ne nous a pas battus, c’est sans doute grâce à Lembke.

— Allez-vous en, mon ami, je me reproche de vous faire courir des dangers. Vous êtes jeune, vous avez de l’avenir ; moi, mon heure a sonné.

Il monta d’un pas ferme le perron de la maison du gouverneur. Le suisse me connaissait, je lui dis que nous nous rendions tous deux chez Julie Mikhaïlovna. Nous attendîmes dans le salon de réception. Je ne voulais pas aba ndonner mon ami, mais je jugeais inutile de lui faire encore des observations. Il avait l’air d’un homme qui se prépare à accomplir le sacrifice de Décius. Nous nous assîmes non à côté l’un de l’autre, mais chacun dans un coin différent, moi tout près de la porte d’entrée, lui du côté opposé. Tenant dans sa main gauche son chapeau à larges bords, il inclinait pensivement la tête et appuyait ses deux mains sur la pomme de sa canne. Nous restâmes ainsi pendant dix minutes.

II[modifier]

Tout à coup Lembke accompagné du maître de police entra d’un pas rapide ; il nous regarda à peine, et, sans faire attention à nous, se dirigea vers son cabinet, mais Stépan Trophimovitch se campa devant lui pour lui barrer le passage. La haute mine de cet homme qui ne ressemblait pas au premier venu produisit son effet : Lembke s’arrêta.

— Qui est-ce ? murmura-t-il d’un air étonné ; quoique cette question parut s’adresser au maître de police, il ne tourna pas la tête vers lui et continua d’examiner Stépan Trophimovitch.

— L’ancien assesseur de collège Stépan Trophimovitch Verkhovensky, Excellence, répondit Stépan Trophimovitch en s’inclinant avec dignité devant le gouverneur qui ne cessait de fixer sur lui un œil du reste complètement atone.

— De quoi ? fit avec un laconisme autoritaire André Antonovitch, et il tendit dédaigneusement l’oreille vers Stépan Trophimovitch qu’il avait fini par prendre pour un vulgaire solliciteur.

— Aujourd’hui un employé agissant au nom de Votre Excellence est venu faire une perquisition chez moi ; en conséquence je désirerais…

À ces mots, la lumière parut se faire dans l’esprit de Von Lembke.

— Le nom ? le nom ? demanda-t-il impatiemment.

Stépan Trophimovitch, plus digne que jamais, déclina de nouveau ses noms et qualités.

— A-a-ah ! C’est… c’est ce propagateur… Monsieur, vous vous êtes signalé d’une façon qui… Vous êtes professeur ? Professeur ?

— J’ai eu autrefois l’honneur de faire quelques leçons à la jeunesse à l’université de…

— À la jeunesse ! répéta Von Lembke avec une sorte de frisson, mais je parierais qu’il n’avait pas encore bien compris de quoi il s’agissait, ni même peut-être à qui il avait affaire.

— Monsieur, je n’admets pas cela, poursuivit-il pris d’une colère subite. — Je n’admets pas la jeunesse. Ce sont toujours des proclamations. C’est un assaut livré à la société, monsieur, c’est du flibustiérisme… Qu’est-ce que vous sollicitez ?

— C’est, au contraire, votre épouse qui m’a sollicité de faire une lecture demain à la fête organisée par elle. Moi, je ne sollicite rien, je viens réclamer mes droits…

— À la fête ? Il n’y aura pas de fête ! J’interdirai votre fête ! Des leçons ? Des leçons ? vociféra furieusement le gouverneur.

— Je vous prierais, Excellence, de me parler plus poliment, sans frapper du pied et sans faire la grosse voix comme si vous vous adressiez à un domestique.

— Savez-vous à qui vous parlez ? demanda Von Lembke devenu pourpre.

— Parfaitement, Excellence.

— Je fais à la société un rempart de mon corps, et vous la battez en brèche. Vous la ruinez !… Vous… Du reste, je n’ignore pas qui vous êtes : c’est vous qui avez été gouverneur dans la maison de la générale Stavroguine ?

— Oui, j’ai été… gouverneur… dans la maison de la générale Stavroguine.

— Et durant vingt ans vous avez propagé les doctrines dont nous voyons à présent… les fruits… Je crois vous avoir aperçu tout à l’heure sur la place. Craignez pourtant, monsieur, craignez ; votre manière de penser est connue. Soyez sûr que j’ai l’œil sur vous. Je ne puis pas, monsieur, tolérer vos leçons, je ne le puis pas. Ce n’est pas à moi qu’il faut adresser de pareilles demandes.

Pour la seconde fois il voulut passer dans son cabinet.

— Je répète que vous vous trompez, Excellence. C’est votre épouse qui m’a prié de faire non pas une leçon, mais une lecture littéraire à la fête de demain. Maintenant, du reste, j’y renonce. Je vous prie très humblement de m’expliquer, si c’est possible, comment et pourquoi une perquisition a eu lieu aujourd’hui dans mon domicile. On m’a pris des livres, des papiers, des lettres privées auxquelles je tiens ; le tout a été emporté dans une brouette…

Lembke tressaillit.

— Qui a fait la perquisition ? demanda-t-il, et, tout rouge, il se tourna vivement vers le maître de police. En ce moment parut sur le seuil le personnage voûté, long et disgracieux, qui répondait au nom de Blum.

— Tenez, c’est cet employé, reprit Stépan Trophimovitch en le montrant. Blum s’approcha avec la mine d’un coupable qui ne se repent guère.

— Vous ne faites que des bêtises, dit d’un ton irrité le gouverneur à son âme damnée, et tout à coup un revirement complet s’opéra en lui.

— Excusez-moi… balbutia-t-il confus et rougissant, — tout cela… il n’y a eu dans tout cela qu’un malentendu… un simple malentendu.

— Excellence, repartit Stépan Trophimovitch, — j’ai été témoin dans ma jeunesse d’un fait caractéristique. Un jour, au théâtre, deux spectateurs se rencontrèrent dans un couloir, et, devant tout le public, l’un d’eux donna à l’autre un retentissant soufflet. Aussitôt après, l’auteur de cette voie de fait reconnut qu’il avait commis un regrettable quiproquo, mais en homme qui apprécie trop la valeur du temps pour le perdre en vaines excuses, il se contenta de dire d’un air vexé à sa victime exactement ce que je viens d’entendre de la bouche de Votre Excellence : « Je me suis trompé… pardonnez-moi, c’est un malentendu, un simple malentendu. » Et comme, néanmoins, l’individu giflé continuait à récriminer, le gifleur ajouta avec colère : « Voyons, puisque je vous dis que c’est un malentendu, pourquoi donc criez-vous encore ? »

— C’est… c’est sans doute fort ridicule… répondit Von Lembke avec un sourire forcé, — mais… mais est-il possible que vous en voyiez pas combien je suis moi-même malheureux ?

Dans cette exclamation inattendue s’exhalait le désespoir d’un coeur navré. Qui sait ? encore un moment, et peut-être le gouverneur aurait éclaté en sanglots. Stépan Trophimovitch le considéra d’abord avec stupéfaction ; puis il inclina la tête et reprit d’un ton profondément pénétré :

— Excellence, ne vous inquiétez plus de ma sotte plainte ; faites- moi seulement rendre mes livres et mes lettres…

En ce moment un brouhaha se produisit dans la salle : Julie Mikhaïlovna arrivait avec toute sa société.

III[modifier]

À gauche du perron, une entrée particulière donnait accès aux appartements de la gouvernante, mais cette fois toute la bande s’y rendit en traversant la salle, sans doute parce que dans cette pièce se trouvait Stépan Trophimovitch dont on connaissait déjà l’aventure. Le hasard avait voulu que Liamchine n’allât point avec les autres chez Barbara Pétrovna. Grâce à cette circonstance, le Juif apprit avant tout le monde ce qui s’était passé en ville ; pressé d’annoncer d’auss i agréables nouvelles, il loua un mauvais cheval de Cosaque et partit à la rencontre de la société qui revenait de Skvorechniki. Je présume que Julie Mikhaïlovna, malgré sa fermeté, se troubla un peu en entendant le récit de Liamchine, mais cette impression dut être très fugitive. Par exemple, le côté politique de la question ne pouvait guère préoccuper la gouvernante : à quatre reprises déjà Pierre Stépanovitch lui avait assuré qu’il n’y avait qu’à fustiger en masse tous les tapageurs de la fabrique, et depuis quelque temps Pierre Stépanovitch était devenu pour elle un véritable oracle. « Mais… n’importe, il me payera cela », pensa-t-elle probablement à part soi : _il_, c’était à coup sûr son mari. Soit dit en passant, Pierre Stépanovitch ne figurait point dans la suite de Julie Mikhaïlovna lors de l’excursion à Skvorechniki, et durant cette matinée personne ne le vit nulle part. J’ajoute que Barbara Pétrovna, après avoir reçu ses visiteurs, retourna avec eux à la ville, voulant absolument assister à la dernière séance du comité organisateur de la fête. Selon toute apparence, ce ne fut pas sans agitation qu’elle apprit les nouvelles communiquées par Liamchine au sujet de Stépan Trophimovitch.

Le châtiment d’André Antonovitch ne se fit pas attendre. Dès le premier coup d’œil qu’il jeta sur son excellente épouse, le gouverneur sut à quoi s’en tenir. À peine entrée, Julie Mikhaïlovna s’approcha avec un ravissant sourire de Stépan Trophimovitch, lui tendit une petite main adorablement gantée et l’accabla des compliments les plus flatteurs : on aurait dit qu’elle était tout entière au bonheur de le voir enfin chez elle. Pas une allusion à la perquisition du matin, pas un mot, pas un regard à Von Lembke dont elle semblait ne pas remarquer la présence. Bien plus, elle confisqua immédiatement Stépan Trophimovitch et l’emmena au salon comme s’il n’avait pas eu à s’expliquer avec le gouverneur. Je le répète : toute femme de grand ton qu’elle était, je trouve que dans cette circonstance Julie Mikhaïlovna manqua complètement de tact. Karmazinoff rivalisa avec elle (sur la demande de la gouvernante il s’était joint aux excursionnistes ; tout au plus pouvait-on appeler cela une visite ; néanmoins cette politesse tardive et indirecte n’avait pas laissé de chatouiller délicieusement la petite vanité de Barbara Pétrovna). Entré le dernier, il n’eut pas plus tôt aperçu Stépan Trophimovitch qu’il poussa un cri et courut à lui les bras ouverts en bousculant même Julie Mikhaïlovna.

— Combien d’étés, combien d’hivers ! Enfin… Excellent ami !

Il l’embrassa, c’est-à-dire qu’il lui présenta sa joue. Stépan Trophimovitch ahuri dut la baiser.

— Cher, me dit-il le soir en s’entretenant avec moi des incidents de la journée, — je me demandais dans ce moment-là lequel était le plus lâche, de lui qui m’embrassait pour m’humilier, ou de moi, qui, tout en le méprisant, baisais sa joue alors que j’aurais pu m’en dispenser… pouah !

— Eh bien, racontez-donc, racontez tout, poursuivit de sa voix sifflante Karmazinoff.

Prier un homme de faire au pied levé le récit de toute sa vie depuis vingt-cinq ans, c’était absurde, mais cette sottise avait bonne grâce.

— Songez que nous nous sommes vus pour la dernière fois à Moscou, au banquet donné en l’honneur de Granovsky, et que depuis lors vingt-cinq ans se sont écoulés… commença très sensément (et par suite avec fort peu de chic) Stépan Trophimovitch.

— Ce cher homme ! interrompit Karmazinoff en saisissant son interlocuteur par l’épaule avec une familiarité qui, pour être amicale, n’en était pas moins déplacée, — mais conduisez-nous donc au plus tôt dans votre appartement, Julie Mikhaïlovna, il s’assiéra là et racontera tout.

Et pourtant je n’ai jamais été intime avec cette irascible femmelette, me fit observer dans la soirée Stépan Trophimovitch qui tremblait de colère au souvenir de son entretien avec Karmazinoff, — déjà quand nous étions jeunes tous deux, nous n’éprouvions que de l’antipathie l’un pour l’autre…

Le salon de Julie Mikhaïlovna ne tarda pas à se remplir. Barbara Pétrovna était dans un état particulier d’excitation, bien qu’elle feignît l’indifférence ; à deux ou trois reprises je la vis regarder Karmazinoff avec malveillance et Stépan Trophimovitch avec colère. Cette irritation était prématurée, et elle provenait d’un amour inquiet : si, dans cette circonstance, Stépan Trophimovitch avait été terne, s’il s’était laissé éclipser devant tout le monde par Karmazinoff, je crois que Barbara Pétrovna se serait élancée sur lui et l’aurait battu. J’ai oublié de mentionner parmi les personnes présentes Élisabeth Nikolaïevna ; jamais encore je ne l’avais vue plus gaie, plus insouciante, plus joyeuse. Avec Lisa se trouvait aussi, naturellement, Maurice Nikolaïévitch. Puis, dans la foule des jeunes dames et des jeunes gens d’assez mauvais ton qui formaient l’entourage habituel de Julie Mikhaïlovna, je remarquai deux ou trois visages nouveaux : un Polonais de passage dans notre ville, un médecin allemand, vieillard très vert encore, qui riait brusquement à tout propos, et enfin un tout jeune prince arrivé de Pétersbourg, figure automatique engoncée dans un immense faux col. La gouvernante traitait ce dernier visiteur avec une considération visible et même paraissait inquiète de l’opinion qu’il pourrait avoir de son salon…

— Cher monsieur Karmazinoff, dit Stépan Trophimovitch qui s’assit sur un divan dans une attitude pittoresque et qui se mit soudain à susseyer tout comme le grand romancier, — cher monsieur Karmazinoff, la vie d’un homme de notre génération, quand il possède certains principes, doit, même pendant une durée de vingt- cinq ans, présenter un aspect uniforme…

Croyant sans doute avoir entendu quelque chose de fort drôle, l’Allemand partit d’un bruyant éclat de rire. Stépan Trophimovitch le considéra d’un air étonné qui, du reste, ne fit aucun effet sur le vieux docteur. Le prince se tourna aussi vers ce dernier et l’examina nonchalamment avec son pince-nez.

— …Doit présenter un aspect uniforme, répéta exprès Stépan Trophimovitch en traînant négligemment la voix sur chaque mot. — Telle a été ma vie durant tout ce quart de siècle, _et comme on trouve partout plus de moines que de raison, _la conséquence a été que durant ces vingt-cinq ans je…

— C’est charmant, les moines, murmura la gouvernante en se penchant vers Barbara Pétrovna assise à côté d’elle.

Un regard rayonnant de fierté fut la réponse de la générale Stavroguine. Mais Karmazinoff ne put digérer le succès de la phrase française, et il se hâta d’interrompre Stépan Trophimovitch.

— Quant à moi, dit-il de sa voix criarde, — je ne me tracasse pas à ce sujet, voilà déjà sept ans que j’ai élu domicile à Karlsruhe. Et quand, l’année dernière, le conseil municipal a décidé l’établissement d’une nouvelle conduite d’eau, j’ai senti que cette question des eaux de Karlsruhe me tenait plus fortement au cœur que toutes les questions de ma chère patrie… que toutes les prétendues réformes d’ici.

— On a beau faire, on s’y intéresse malgré soi, soupira Stépan Trophimovitch en inclinant la tête d’un air significatif.

Julie Mikhaïlovna était radieuse ; la conversation devenait profonde et manifestait une « tendance ».

— Un tuyau d’égout ? demanda d’une voix sonore le médecin allemand.

— Une conduite d’eau, docteur, et je les ai même aidés alors à rédiger le projet.

Le vieillard éclata de rire ; son exemple trouva de nombreux imitateurs, mais ce fut de lui qu’on rit ; du reste, il ne s’en aperçut pas, et l’hilarité générale lui fit grand plaisir.

— Permettez-nous de n’être pas de votre avis, Karmazinoff, s’empressa d’observer Julie Mikhaïlovna. — Il se peut que vous aimiez Karlsruhe, mais vous vous plaisez à mystifier les gens, et cette fois nous ne vous croyons pas. Quel est parmi les écrivains russes celui qui a mis en scène le plus de types contemporains, deviné avec la plus lumineuse prescience les questions actuelles ? C’est vous assu rément. Et après cela vous viendrez nous parler de votre indifférence à l’endroit de la patrie, vous voudrez nous faire croire que vous ne vous intéressez qu’aux eaux de Karlsruhe ! Ha, ha !

— Oui, il est vrai, répondit en minaudant Karmazinoff, — que j’ai incarné dans le personnage de Pogojeff tous les défauts des slavophiles, et dans celui de Nikodimoff tous les défauts des zapadniki[26]…

— Oh ! il en a bien oublié quelques uns ! fit à demi-voix Liamchine.

— Mais je ne m’occupe de cela qu’à mes moments perdus, à seule fin de tuer le temps et… de donner satisfaction aux importunes exigences de mes compatriotes.

— Vous savez probablement, Stépan Trophimovitch, reprit avec enthousiasme Julie Mikhaïlovna, — que demain nous aurons la joie d’entendre un morceau charmant… une des dernières et des plus exquises productions de Sémen Égorovitch, — elle est intitulée _Merci_. Il déclare dans cette pièce qu’il n’écrira plus, pour rien au monde, lors même qu’un ange du ciel ou, pour mieux dire, toute la haute société le supplierait de revenir sur sa résolution. En un mot, il dépose la plume pour toujours, et ce gracieux _Merci_ est adressé au public dont les ardentes sympathies n’ont jamais fait défaut durant tant d’années à Sémen Égorovitch.

La gouvernante jubilait.

— Oui, je ferai mes adieux ; je dirai mon _Merci, _et puis j’irai m’enterrer là-bas… à Karlsruhe, reprit Karmazinoff dont la fatuité s’épanouissait peu à peu. — Nous autres grands hommes, quand nous avons accompli notre œuvre, nous n’avons plus qu’à disparaître, sans chercher de récompense. C’est ce que je ferai.

— Donnez-moi votre adresse, et j’irai vous voir à Karlsruhe, dans votre tombeau, dit en riant à gorge déployée le docteur allemand.

— À présent on transporte les morts même par les voies ferrées, remarqua à brûle-pourpoint un des jeunes gens sans importance.

Toujours facétieux, Liamchine se récria d’admiration. Julie Mikhaïlovna fronça le sourcil. Entra Nicolas Stavroguine.

— Mais on m’avait dit que vous aviez été conduit au poste ? fit-il à haute voix en s’adressant tout d’abord à Stépan Trophimovitch.

— Non, répondit gaiement celui-ci, — ce n’a été qu’un cas _particulier_[27]_._

— Mais j’espère qu’il ne vous empêchera nullement d’accéder à ma demande, dit Julie Mikhaïlovna, — j’espère que vous oublierez ce fâcheux désagrément qui est encore inexplicable pour moi ; vous ne pouvez pas tromper notre plus chère attente et nous priver du plaisir d’entendre votre lecture à la matinée littéraire.

— Je ne sais pas, je… maintenant…

— Je suis bien malheureuse, vraiment, Barbara Pétrovna… figurez-vous, je me faisais un tel bonheur d’entrer personnellement en rapport avec un des esprits les plus remarquables et les plus indépendants de la Russie, et voilà que tout d’un coup Stépan Trophimovitch manifeste l’intention de nous fausser compagnie.

— L’éloge a été prononcé à si haute voix que sans doute je n’aurais pas dû l’entendre, observa spirituellement Stépan Trophimovitch, — mais je ne crois pas que ma pauvre personnalité soit si nécessaire à votre fête. Du reste, je…

— Mais vous le gâtez ! cria Pierre Stépanovitch entrant comme une trombe dans la chambre. — Moi, je lui tenais la main haute, et soudain, dans la même matinée, — perquisition, saisie, un policier le prend au collet, et voilà que maintenant les dames lui font des mamours dans le salon du gouverneur de la province ! Je suis sûr qu’en ce moment il est malade de joie ; même en rêve il n’avait jamais entrevu pareil bonheur. Et à présent il ira débiner les socialistes !

— C’est impossible, Pierre Stépanovitch. Le socialisme est une trop grande idée pour que Stépan Trophimovitch ne l’admette pas, répliqua avec énergie Julie Mikhaïlovna.

— L’idée est grande, mais ceux qui la prêchent ne sont pas toujours des géants, et laissons là, mon cher, dit Stépan Trophimovitch en s’adressant à son fils.

Alors survint la circonstance la plus imprévue. Depuis quelque temps déjà Von Lembke était dans le salon, mais personne ne semblait remarquer sa présence, quoique tous l’eussent vu entrer. Toujours décidée à punir son mari, Julie Mikhaïlovna ne s’occupait pas plus de lui que s’il n’avait pas été là. Assis non loin de la porte, le gouverneur écoutait la conversation d’un air sombre et sévère. En entendant les allusions aux événements de la matinée, il commença à donner des signes d’agitation et fixa ses yeux sur le prince ; son attention était évidemment attirée par le faux col extraordinaire que portait ce visiteur ; puis il eut comme un frisson soudain lorsqu’il perçut la voix de Pierre Stépanovitch et qu’il vit le jeune homme s’élancer dans la chambre. Mais Stépan Trophimovitch venait à peine d’achever sa phrase sur les socialistes, que Von Lembke s’avançait brusquement vers lui ; il poussa même Liamchine qui se trouvait sur son passage ; le Juif se recula vivement, feignit la stupéfaction et se frotta l’épaule, comme si on lui avait fait beaucoup de mal.

— Assez ! dit Von Lembke, et, saisissant avec énergie la main de Stépan Trophimovitch effrayé, il la serra de toutes ses forces dans la sienne. — Assez, les flibustiers de notre temps sont connus. Pas un mot de plus. Les mesures sont prises…

Ces mots prononcés d’une voix vibrante retentirent dans tout le salon. L’impression fut pénible. Tout le monde eut le pressentiment d’un malheur. Je vis Julie Mikhaïlovna pâlir. Un sot accident ajouta encore à l’effet de cette scène. Après avoir déclaré que des mesures étaient prises, Von Lembke tourna brusquement les talons et se dirigea vers la porte, mais, au second pas qu’il fit, son pied s’embarrassa dans le tapis, il perdit l’équilibre et faillit tomber. Pendant un instant le gouverneur s’arrêta pour considérer l’endroit du parquet où il avait bronché : « Il faudra changer cela », observa-t-il tout haut, et il sortit. Sa femme se hâta de le suivre. Dès que Julie Mikhaïlovna eût quitté la chambre, la société se mit à commenter l’incident. « Il a un grain », disaient les uns ; les autres exprimaient la même idée en portant le doigt à leur front ; on se racontait à l’oreille diverses particularités concernant l’existence domestique de Von Lembke. Personne ne prenait son chapeau, tous attendaient. Je ne sais ce que faisait pendant ce temps là Julie Mikhaïlovna, mais elle revint au bout de cinq minutes ; s’efforçant de paraître calme, elle répondit évasivement qu’André Antonovitch était un peu agité, mais que ce ne serait rien, qu’il était sujet à cela depuis l’enfance et qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter, qu’enfin la fête de demain lui fournirait une distraction salutaire. Puis, après avoir encore adressé, mais seulement par convenance, quelques mots flatteurs à Stépan Trophimovitch, elle invita les membres du comité à ouvrir immédiatement la séance. C’était une façon de congédier les autres ; ils le comprirent et se retirèrent. Toutefois une dernière péripétie devait clore cette journée déjà si mouvementée…

Au moment même où Nicolas Vsévolodovitch était entré, j’avais remarqué que Lisa avait fixé ses yeux sur lui ; elle le considéra si longuement que l’insistance de ce regard finit par attirer l’attention. Maurice Nikolaïévitch qui se tenait derrière la jeune fille se pencha vers elle avec l’intention de lui parler tout bas, mais sans doute il changea d’idée, car presque aussitôt il se redressa et promena autour de lui le regard d’un coupable. Nicolas Vsévolodovitch éveilla aussi la curiosité de l’assistance : son visage était plus pâle que de coutume, et son regard extraordinairement distrait. Il parut oublier Stépan Trophimovitch immédiatement après lui avoir adressé la question qu’on a lue plus haut ; je crois même qu’il ne pensa pas à aller saluer la maîtresse de la maison. Quant à Lisa, il ne la regarda pas une seule fois, et ce n’était pas de sa part une indifférence affectée ; je suis persuadé qu’il n’avait pas remarqué la présence de la jeune fille. Et tout à coup, au milieu du silence qui succéda aux dernières paroles de Julie Mikhaïlovna, s’éleva la voix sonore d’Élisabeth Nikolaïevna interpellant Stavroguine.

— Nicolas Vsévolodovitch, un certain capitaine, du nom de Lébiadkine, se disant votre parent, le frère de votre femme, m’écrit toujours des lettres inconvenantes dans lesquelles il se plaint de vous, et offre de me révéler divers secrets qui vous concernent. S’il est, en effet, votre parent, défendez-lui de m’insulter et délivrez-moi de cette persécution.

Le terrible défi contenu dans ces paroles n’échappa à personne. Lisa provoquait Stavroguine avec une audace dont elle se serait peut-être effrayée elle-même, si elle avait été en état de la comprendre. Cela ressemblait à la résolution désespérée d’un homme qui se jette, les yeux fermés, du haut d’un toit.

Mais la réponse de Nicolas Vsévolodovitch fut encore plus stupéfiante.

C’était déjà une chose étrange que le flegme imperturbable avec lequel il avait écouté la jeune fille. Ni confusion, ni colère ne se manifesta sur son visage. À la question qui lui était faite, il répondit simplement, d’un ton ferme, et même avec une sorte d’empressement :

— Oui, j’ai le malheur d’être le parent de cet homme. Voilà bientôt cinq ans que j’ai épousé sa sœur, née Lébiadkine. Soyez sûre que je lui ferai part de vos exigences dans le plus bref délai, et je vous réponds qu’à l’avenir il vous laissera tranquille.

Jamais je n’oublierai la consternation dont la générale Stavroguine offrit alors l’image. Ses traits prirent une expression d’affolement, elle se leva à demi et étendit le bras droit devant elle comme pour se protéger. Nicolas Vsévolodovitch regarda à son tour sa mère, Lisa, l’assistance, et tout à coup un sourire d’ineffable dédain se montra sur ses lèvres ; il se dirigea lentement vers la porte. Le premier mouvement d’Élisabeth Nikolaïevna fut de courir après lui ; au moment où il sortit, tout le monde la vit se lever précipitamment, mais elle se ravisa, et, au lieu de s’élancer sur les pas du jeune homme, elle se retira tranquillement, sans rien dire à personne, sans regarder qui que ce fût. Comme de juste, Maurice Nikolaïévitch s’empressa de lui offrir son bras…

De retour à sa maison de ville, Barbara Pétrovna fit défendre sa porte. Quant à Nicolas Vsévolodovitch, on a dit qu’il s’était rendu directement à Skvorechniki, sans voir sa mère. Stépan Trophimovitch m’envoya le soir demander pour lui à « cette chère amie » la permission de l’aller voir, mais je ne fus pas reçu. Il était profondément désolé : « Un pareil mariage ! Un pareil mariage ! Quel malheur pour une famille ! » ne cessait-il de répéter les larmes aux yeux. Pourtant il n’oubliait pas Karmazinoff, contre qui il se répandait en injures. Il était aussi très occupé de la lecture qu’il devait faire, et — nature artistique ! — il s’y préparait devant une glace, en repassant dans sa mémoire pour les servir le lendemain au public tous les calembours et traits d’esprit qu’il avait faits pendant toute sa vie et dont il avait soigneusement tenu registre.

— Mon ami, c’est pour la grande idée, me dit-il en manière de justification. — Mon ami, je sors de la retraite où je vivais depuis vingt-cinq ans. Où vais-je ? je l’ignore, mais je pars…