Les Questions agricoles en France en 1858

La bibliothèque libre.
LES
QUESTIONS AGRICOLES
EN 1858



I

L’année qui vient de finir a été plus favorable que les précédentes à l’agriculture française. Avant tout, il faut en rendre grâces à Dieu, qui a rétabli le cours des saisons. Une belle récolte de céréales est venue, pour la première fois depuis cinq ans, récompenser les efforts du cultivateur. Le vin et la soie souffrent encore, mais l’intensité du mal diminue, et l’avenir se présente sous de meilleurs auspices. Les conditions économiques s’améliorent plus lentement. À peine sortie des embarras de la disette, l’agriculture a eu à supporter un autre genre d’épreuve, la baisse subite et désastreuse des blés, des alcools, des soies, etc. Cette baisse était légitime et désirable dans de justes limites, mais elle a passé toutes les bornes, au moins pour le blé ; après avoir vu le blé à 32 fr. l’hectolitre, nous le voyons à 16. Ces brusques révolutions tiennent surtout à un défaut d’organisation dans le commerce des céréales. Il n’y a qu’un commerce puissant, continu, régulier, qui puisse atténuer les variations excessives des prix, et, pour qu’il se constitue, il faut qu’il soit libre. L’administration a d’abord maintenu, au milieu de l’abondance, l’interdiction d’exportation et de distillation décrétée pendant la disette ; on l’a rapportée ensuite, mais un peu tard.

On a fait sonner bien haut, pour justifier l’interdiction d’exportation, les bénéfices que les producteurs avaient, dit-on, réalisés pendant la cherté, et qui leur permettraient aujourd’hui de faire quelques sacrifices dans l’intérêt commun. Rien n’est plus faux que ces formules générales qui ne tiennent aucun compte des différences de localités. Sans doute ceux des producteurs qui ont eu un excédant notable à vendre en sus de leurs frais de production ont beaucoup gagné pendant la disette[1] ; mais ceux qui n’ont eu qu’un faible excédant n’ont rien gagné du tout, et ceux en plus grand nombre qui n’ont pas eu d’excédant ont perdu. Il faut bien que le déficit de récolte se retrouve quelque part. C’est surtout dans le midi que ce déficit a été sensible, et c’est encore dans le midi que la baisse est aujourd’hui la plus forte : dans l’un et l’autre cas, la condition des producteurs est mauvaise sans compensation. Ces pertes successives ne sont pas de nature à faciliter une transformation qui ne peut s’opérer que par des capitaux, c’est-à-dire par des bénéfices. Le midi exporte peu de blé, puisqu’il en manque pour sa propre consommation ; mais les producteurs y sont intéressés à ne pas trop voir refluer sur eux les blés du nord, obtenus à meilleur marché, et si l’exportation du blé proprement dit y est à peu près nulle, il n’en est pas de même du maïs, des légumes secs et frais, etc.

En règle générale, la liberté d’exportation est la plus précieuse de toutes, non-seulement dans l’intérêt du producteur, mais dans celui du consommateur. C’est la plus sûre garantie contre les disettes, puisqu’elle provoque, en temps ordinaire, production d’un excédant régulier qui sert à remplir le vide des mauvaises récoltes. La défense d’exportation a été la grande faute du gouvernement de Louis XÎV. Les nombreuses disettes du XVIIIe siècle n’ont pas eu d’autre cause. Il y a juste aujourd’hui cent ans qu’ont paru dans l’Encyclopédie les articles grains et fermiers du docteur Quesnay, où le fondateur de l’économie politique a démontré jusqu’à l’évidence les inconvéniens de cette législation : « Ce ne sont pas seulement les bonnes ou mauvaises récoltes, dit Quesnay, qui règlent le prix du blé ; c’est principalement la liberté ou la contrainte dans le commerce de cette denrée qui décide de sa valeur. Si on veut en restreindre ou en gêner le commerce dans les temps de bonne récolte, on dérange les produits de l’agriculture, on diminue le revenu des propriétaires, on ruine les laboureurs, on dépeuple les campagnes, on affaiblit l’état. Ce n’est pas connaître les avantages de la France que d’empêcher l’exportation du blé par la crainte d’en manquer dans un royaume qui peut en produire beaucoup plus qu’on n’en peut vendre à l’étranger. La conduite de l’Angleterre prouve au contraire qu’il n’y a point de moyen plus sûr pour soutenir l’agriculture, entretenir l’abondance et obvier aux famines, que la vente d’une partie des récoltes à l’étranger. Cette nation n’a point essuyé de cherté extraordinaire ni de non-valeur du blé depuis qu’elle en favorise l’exportation. »

Le même Quesnay cite le passage suivant d’un auteur anglais de son temps, Mun, sur les avantages que retirait alors l’Angleterre d’une exportation organisée : « Laissons aux autres nations, dit Mun, l’inquiétude sur les moyens d’éviter la famine ; nous avons trouvé, par un moyen fort simple, le secret de jouir avec abondance du premier bien nécessaire à la vie ; plus heureux que nos pères, nous n’éprouvons pas ces excessives et subites différences dans le prix des blés ; en place de nombreux greniers de ressource et de prévoyance, nous avons de vastes plaines ensemencées. Tant que l’Angleterre n’a songé à cultiver que pour sa propre subsistance, elle s’est trouvée souvent au-dessous de ses besoins ; mais depuis qu’elle s’en est fait un objet de commerce, sa culture a tellement augmenté qu’elle est en état maintenant de porter des blés aux nations qui en manquent. Si l’on parcourt quelques-unes des provinces de France, on trouve que non-seulement plusieurs de ses terres restent en friche, qui pourraient produire du blé ou nourrir des bestiaux, mais que les terres cultivées ne rendent pas, à beaucoup près, en proportion de leur bonté, parce que le laboureur manque de moyens pour les mettre en valeur. Ce n’est pas sans une joie sensible que j’ai remarqué dans le gouvernement de la France un vice dont les conséquences sont si étendues »

Ce vice dans notre gouvernement dont Mun se félicitait avec ce sentiment de haine que tout Anglais portait alors à la France, et que la France rendait bien à l’Angleterre, c’était l’interdiction d’exportation. Un siècle s’est écoulé, et combien les observations de Quesnay ont aujourd’hui plus de force depuis que l’augmentation de la population anglaise met ce pays dans la nécessité d’acheter constamment des grains au lieu d’en exporter !

La liberté de distillation a bien aussi ses avantages. « Par la distillation, dit une feuille spéciale, la farine perd environ 50 centièmes de son poids ; il reste donc dans les résidus 50 centièmes de matière utile qui renferment le gluten, l’albumine, les substances grasses et minérales, qui constituent les principes nutritifs des grains. Ici comme dans la betterave, le sucre ou la fécule qui produisent l’alcool ont seuls disparu, de telle sorte que 50 centièmes de farines épuisées par la macération représentent à peu de chose près toute la substance nutritive que contenaient les grains en nature, moins la fécule, et ces élémens ont acquis par la macération des propriétés nouvelles : ils sont devenus plus appétissans, plus digestifs et d’une assimilation plus facile ; ils se transforment plus aisément en chair musculaire, en lait et en graisse. » Si ces observations sont justes, et tout engage à croire qu’elles le sont, au moins dans ce qu’elles ont de plus général, la distillation des grains, et par suite l’application des résidus à la nourriture du bétail, ne peuvent que prendre une sérieuse importance qui aidera à soutenir les cours des céréales, en même temps qu’elle favorisera la production de la viande et de l’engrais.

On pouvait craindre qu’en présence de la baisse, les anciens préjugés contre la libre importation des denrées alimentaires ne se réveillassent, et que les producteurs ne se crussent intéressés à s’abriter de nouveau sous la protection apparente de l’échelle mobile. Ce retour de l’opinion eût été d’autant plus excusable que la baisse a été due en partie à son origine à un surcroît d’importation ; le commerce était lancé à fond de train dans cette voie et n’a pas pu s’arrêter à temps. Malgré cette circonstance fâcheuse, aucune voix ne s’est élevée dans ce sens. On a été unanime pour réclamer la liberté d’exportation et de distillation ; personne n’a protesté contre la liberté d’importation. Ce fait, des plus remarquables, semble indiquer que les agriculteurs français commencent à avoir le sentiment de leurs véritables intérêts, et qu’ils ne cherchent plus dans des combinaisons de douane ce qui ne saurait s’y trouver. Un seul point a fait exception ; les producteurs d’alcool ont réclamé contre la réduction du droit sur les alcools étrangers, et le gouvernement a accueilli leur demande. Le droit était primitivement de 50 francs par hectolitre, il avait été réduit à 15, il a été reporté à 25. La question de principe est ici hors de cause ; ce n’est pas un droit de 10 francs de plus ou de moins qui changera beaucoup les conditions du marché. La vraie règle à suivre, c’est la considération fiscale, et le meilleur droit celui qui rapporte le plus au trésor.

Tout annonce donc que nous marchons décidément, au moins pour les denrées alimentaires de première nécessité, vers un régime de liberté constante, bien supérieur à ce régime incertain où l’administration, ouvrant et fermant les portes à son gré, ajoutait à la mobilité naturelle des prix sa propre mobilité. Le plus fort est fait maintenant, puisque nous avons déjà traversé six grands mois de baisse excessive. Au point où la baisse est parvenue, il est bien évident que les grains étrangers n’y sont pour rien, puisque le blé est au dehors, en Algérie par exemple, aussi cher qu’en France sur la plupart des marchés. Cette baisse tient à deux causes principales : premièrement l’extension inusitée donnée aux emblavures et le soin extraordinaire apporté à la culture du blé pendant la disette, ce qui, avec le secours d’une température favorable, a produit une récolte un peu supérieure aux besoins ; secondement, car l’abondance elle-même ne suffit pas pour expliquer une pareille chute des prix, la pauvreté d’un grand nombre de cultivateurs, privés de revenu depuis plusieurs années, qui les a forcés à faire argent de leur blé à tout prix pour subvenir à leurs besoins. Avec le temps et la liberté, tout s’arrangera. À cette baisse succédera infailliblement une hausse, car aucune industrie ne peut subsister en vendant sa principale denrée à perte. On reviendra par la force des choses au prix normal, de 18 à 20 fr. pour les marchés du nord de la France, de 20 à 22 pour ceux du midi. Les cultivateurs avisés ont déjà commencé à réduire leurs semailles, et avec raison, car l’extension exceptionnelle donnée à la production du blé n’aurait pu se soutenir sans nuire aux autres cultures et à la fertilité du sol.

Ce qui importe maintenant, c’est qu’on substitue le plus tôt possible au régime provisoire un régime définitif. L’échelle mobile est condamnée par l’expérience, mais mieux vaudrait l’échelle mobile que l’arbitraire absolu ; avec l’échelle mobile, on aurait eu la libre exportation plusieurs mois avant le moment où elle a été autorisée. Le commerce et la culture ont besoin de savoir à quoi s’en tenir ; on ne peut asseoir aucun calcul sérieux, soit comme production, soit comme spéculation, quand on teste sans cesse exposé à des mesures prises à l’improviste pour agir sur les prix. La liberté complète est le système le plus rationnel, car elle seule permet de porter remède au mal dès qu’il se déclare. Ce n’est pas quand le blé est monté à un prix excessif qu’il est utile de permettre la libre importation, c’est avant, ou pour mieux dire toujours, pour prévenir autant que possible tout excès de hausse ; de même ce n’est pas quand le blé est tombé à un prix désastreux qu’il est utile d’autoriser la libre exportation, c’est avant, ou pour mieux dire toujours, pour prévenir autant que possible tout excès de baisse.

Un décret du 15 mai a réduit des trois quarts le droit perçu sur les soufres étrangers ; depuis l’emploi en grand du soufre pour la guérison des vignes malades, cette mesure était devenue nécessaire. Nous devons au soufrage une grande partie de la récolte de 1857 en vin, surtout dans le midi ; l’usage du soufre paraissant devoir s’étendre à cause de l’action qu’il exerce sur la végétation, il est à désirer que le tarif actuel soit maintenu, quand même la maladie de la vigne deviendrait moins intense.


II

Outre ces questions de douane, on s’est occupé en 1857 de plusieurs projets de loi sur des intérêts agricoles. Nous n’avons pas encore de nouvelles du prêt de 100 millions annoncé pour le drainage. On dit cependant que des modifications se préparent pour en étendre le bénéfice à toutes les améliorations foncières d’un effet permanent. Ce serait préférable à coup sûr, car le drainage n’entre que pour un vingtième environ dans les dépenses que réclame chez nous l’état du sol. Cette extension permettrait de répartir plus également les 100 millions sur toutes les parties du territoire : si toutes n’ont pas également besoin de drainage, chacune a ses nécessités spéciales ; seulement il deviendrait plus difficile de surveiller l’emploi des fonds, si la destination variait suivant les besoins, et il faudrait probablement se rapprocher des conditions ordinaires du prêt foncier, qui s’en remet à la discrétion de l’emprunteur de l’emploi des sommes prêtées.

L’absence évidente de capitaux disponibles a fait ajourner depuis quelque temps les projets de crédit agricole ; on en parle beaucoup moins. Ils reparaîtront sans nul doute à la première lueur d’amélioration, mais c’est déjà un progrès que cette abstention en présence de la nécessité. On a sans doute fini par comprendre que, pour avoir des capitaux à bon marché, la première- condition est qu’ils soient abondans, et qu’on ne peut pas, si puissant qu’on soit, en augmenter le nombre à volonté. Les inventeurs de bons hypothécaires à cours forcé n’y regardent pas de si près ; on les voit reparaître de temps en temps, mais ils ne passionnent plus le public.

La baisse des céréales a réveillé les anciennes idées sur les avantages des réserves, des prêts sur consignation de grains, etc. Un élément nouveau est venu donner à ces vieux projets un caractère pratique qui leur manquait ; on a découvert des procédés qui paraissent assurer infiniment mieux que par le passé la parfaite conservation des blés, même pendant plusieurs années. C’est M. Doyère, ancien professeur à l’Institut national agronomique, qui a eu l’honneur de démontrer, par des expériences sur des milliers d’hectolitres, l’efficacité de ces procédés, tant en France qu’en Algérie. Ils peuvent être appliqués en grand, soit pour les approvisionnemens de la guerre et de la marine, soit pour ceux des municipalités qui jugent encore utile d’avoir ce qu’on appelle des greniers d’abondance ; le commerce lui-même peut y trouver dans certains cas un sérieux concours. Il serait imprudent de les rejeter absolument ; il ne faudrait pas non plus s’y trop confier. Les prêts sur consignation de grains peuvent difficilement prendre une grande extension, à cause des frais de tout genre qu’entraîne, quoi qu’on fasse, le déplacement de pareilles masses, des embarras qui résultent du mélange inévitable des blés, des dangers que peut susciter l’accusation d’accaparement, etc. Les plus sûrs remèdes à l’avilissement excessif comme à renchérissement démesuré seront toujours dans la libre action des intérêts privés ; quand les blés surabondent, ce que le cultivateur a de mieux à faire, c’est de réduire la culture des céréales, d’étendre ses cultures fourragères et d’augmenter ses engrais, ce qui lui permet, au premier symptôme de hausse, de revenir au blé avec de plus puissans moyens de production.

Un grand projet d’assurances agricoles de la part de l’état est sans comparaison ce qui a fait le plus de bruit en 1857. Il ne s’agissait de rien moins que de garantir les cultivateurs contre tous les fléaux sans exception, grêle, mortalité du bétail, gelée, inondation, etc. Il faut que ce projet, vanté à l’envi, ait rencontré un obstacle imprévu, car on commence à douter de le voir réalisé. On se sera probablement aperçu qu’un pareil engagement serait bien lourd à porter, et qu’il imposerait aux assurés eux-mêmes des sacrifices proportionnés à l’étendue des avantages qu’ils en attendraient. On a beau s’appeler l’état, on ne peut donner d’une main que ce qu’on reçoit de l’autre. Cette difficulté se simplifiait en appelant tous les contribuables à concourir au paiement des indemnités ; mais tout le monde n’a pas également besoin de s’assurer contre la grêle ou contre l’inondation, et contraindre ceux qui ne courent qu’un faible risque à payer pour ceux qui en courent un plus grand, c’est sortir des règles de la justice. Est-ce à dire qu’il n’y ait absolument rien à faire pour les assurances agricoles, et que l’état, c’est-à-dire l’ensemble des contribuables, ne puisse en aucune façon intervenir pour secourir les plus malheureux ? Non, sans doute ; seulement il faut éviter de poser la question dans ces termes absolus qui érigent l’état en providence publique chargée de réparer tous les dommages individuels. Avant tout, laissez agir les intéressés eux-mêmes, invitez-les à s’entendre, à se concerter, à s’assurer mutuellement contre les mauvaises chances, et quand ils ont fait ce qu’ils ont pu pour se garantir par leurs propres ressources, venez à leur secours, s’il le faut, mais dans une sage mesure qui n’impose qu’un faible sacrifice à la communauté.

Depuis longtemps, on s’est habitué dans une partie du public à réclamer la confection d’un code rural. Cette œuvre difficile a été tentée sous l’empire à peu près à la même époque que les autres codes, mais elle n’a pas abouti. Depuis il a été plusieurs fois question de la reprendre ; l’immensité de la tâche a toujours fait reculer les plus hardis. Une nouvelle tentative se fait en ce moment. Deux rapports au sénat ont jeté les bases du projet ; le conseil d’état est chargé, de le préparer. Ce code serait divisé en, trois livres v le, premier traitant du régime du sol, le second du régime des eaux, et le troisième de la police rurale ; c’est à peu de chose près la division adoptée par la loi du 28 septembre 1791, qui, malgré ses lacunes est souvent encore qualifiée de code rural.

Parmi les principaux objets du livre Ier figure la grande question du morcellement parcellaire ; même en admettant avec un grand nombre de jurisconsultes et de praticiens que toutes les questions qui devraient être résolues par un codé rural ne sont pas parvenues à leur maturité, celle-ci pourrait dès à présent faire l’objet d’une loi spéciale, car il y en a peu de mieux connues. Les inconvéniens du morcellement parcellaire, qu’il ne faut pas confondre avec l’égalité des partages et la petite propriété, sautent aux yeux, surtout dans les dix départemens de l’angle nord-est de la France. Sur les cent vingt-six millions de parcelles qui se partagent le sol national, ces dix départemens en ont à eux seuls le cinquième. Tout le monde y sent la nécessite d’un remède légal à cet endettement indéfini, et tourne les yeux vers les états voisins de l’Allemagne rhénane, qui souffrent du même mal et cherchent à s’en guérir.

L’abolition de la vaine pâture est moins nécessaire ; on ne peut cependant contester les mauvais effets de cette promiscuité rurale et la nécessité de là faire disparaître progressivement. Le rapport rappelle à ce sujet que dans la session de 1854 le corps législatif, « n votant une loi spéciale pour la cessation du parcours et de la vaine pâture en Corse, a exprimé par l’organe du rapporteur, dans les termes les plus énergiques, le vœu que la même mesure fût appliquée à la France. On peut prendre toute sorte de précautions pour ménager la transition : en Corse, la loi n’a été mise en vigueur qu’un an après la promulgation oh peut décider qu’en France elle ne le sera que dans trois ans, on peut même autoriser les préfets à prolonger ce délai dans les communes dont les conseils municipaux le demanderont ; on peut enfin se borner, pour commencer, à abolir la vaine pâture dans les prairies naturelles, où le législateur de 1791 ne l’a conservée que provisoirement, après la récolte de la première herbe, et pendant qu’il la supprimait complètement sur les prairies artificielles. Le rapport qui proscrit la vaine pâture propose de conserver le glanage et le grappillage. Il est sans doute difficile d’abroger ces usages antiques qui ont l’air de venir au secours des indigens ; mais il serait imprudent de les accepter en principe comme réellement utiles et de les inscrire comme tels dans une loi nouvelle Le rapport paraît beaucoup plus dans le vrai quand il demande la révision de l’article 1810 du code civil sur le cheptel ; cet article, qui décharge les preneurs de toute responsabilité si le troupeau périt en entier, et qui leur fait supporter la moitié de la perte s’il ne périt qu’en partie, est purement et simplement absurde, en ce qu’il intéresse les preneurs à ce que la perte devienne totale, quand elle est partielle.

Les autres parties du code rural, notamment tout ce qui tient au régime des eaux, soulèvent à chaque pas d’innombrables difficultés. Les deux lois de 1845 et 1847 sur l’irrigation, celles plus récemment rendues sur le drainage, ont commencé à introduire un nouveau droit : le moment est-il venu de rédiger un ensemble systématique de législation rurale, ou est-il plus rationnel de continuer à pourvoir par une loi particulière à tout besoin positivement constaté, en laissant à l’avenir le soin de coordonner ces dispositions successives ? La codification plaît davantage à l’esprit, surtout à l’esprit français, qui aime à poser des principes généraux et à les appliquer avec une logique rigoureuse ; mais elle complique beaucoup chaque question de détail, et elle est peu dans les habitudes des peuples véritablement pratiques. Si on avait attendu la confection d’un code rural pour faire la loi de 1831 sur les chemins vicinaux, ou celle de 1838 sur les vices rédhibitoires, il est probable que ces deux lois n’existeraient pas.

Parmi les questions récemment soulevées, qui, sans toucher précisément à l’agriculture, l’intéressent cependant à un haut degré, se trouve celle de la limitation légale du taux de l’intérêt. Ce qui s’est passé à ce sujet montre avec beaucoup d’autres exemples quels progrès la force des choses fait faire tous les jours aux vérités économiques ; s’il y a jamais eu une théorie honnie et repoussée avec horreur, c’est celle des économistes sur la liberté de l’intérêt : nous voyons cependant cette odieuse doctrine passer peu à peu dans la législation de tous les peuples, et on a pu croire un moment que, même en France, la nécessité avait prononcé. L’urgence étant aujourd’hui un peu moins impérieuse, la réforme de la loi de 1807 a moins de partisans, et dans tous les cas il n’est question, dit-on, que de l’abolir en matière commerciale et non dans les transactions civiles : distinction assez singulière, car si la liberté de l’intérêt est juste et utile pour le commerce et l’industrie, pourquoi ne le serait-elle pas pour l’agriculture ? La vérité est au contraire que la propriété foncière y est la plus intéressée, car c’est elle qui manque le plus de capitaux et qui a le plus besoin de les attirer, quand ils deviennent rares, par un supplément d’intérêt. En voici la preuve : le Crédit foncier ne peut continuer ses opérations qu’en donnant à ses emprunteurs, au lieu d’argent, des obligations qui perdent 16 pour 100 sur le marché, et à ces conditions il en trouve encore. Il n’en sera pas toujours ainsi, dira-t-on : je l’espère bien, mais en attendant tels sont les besoins. Quand les capitaux redeviendront abondans, ils baisseront d’eux-mêmes, sans que la loi y soit pour rien ; c’est pour les momens où ils manquent que la loi est faite, et on voit à quoi elle sert.

III

L’institution des concours agricoles, sur le modèle des exhibitions anglaises, continue à se développer. Il n’y a pas eu de concours universel en 1857, et le plus prochain n’aura lieu, dit-on, qu’en 1859. C’est bien assez tôt. En revanche, on a augmenté le nombre des concours régionaux ; ils seront au nombre de dix en 1858 et de douze en 1859. Il est à regretter, puisqu’on y était, qu’on ne se soit pas décidé à les porter tout de suite à quinze ou seize. Plus ces concours se rapprochent des véritables cultivateurs, plus ils sont utiles. Dès qu’on associe plus de cinq départemens, les circonscriptions deviennent trop étendues. Prenons pour exemple la région qui doit se réunir à Mâcon en 1858 ; elle se compose de dix départemens de la frontière de l’est, depuis la Haute-Saône jusqu’aux Hautes-Alpes, sur une longueur de plus de cent lieues. Peut-on croire que les agriculteurs des deux extrémités viendront de Vesoul ou de Gap à Mâcon avec leurs animaux, leurs produits et leurs instrumens ? La culture des Hautes-Alpes ou de l’Isère n’a d’ailleurs que peu de rapports avec celle du Doubs ou du Jura.

En attendant, il y a eu en 1857 huit concours régionaux seulement, dont chacun embrassait en apparence de dix à douze départemens. Ces solennités agricoles ont eu lieu à Évreux pour le nord-ouest, au Mans pour l’ouest, à Melun pour le nord, à Bar-le-Duc pour le nord-est, à Montbrison pour l’est, à Châteauroux pour le centre, à Pau pour le sud-ouest, à Mende pour le sud-est. Comme il était facile de le prévoir, les quatre premières régions, appartenant aux contrées les plus prospères, ont présenté un plus grand intérêt actuel que les quatre autres. On a pu cependant constater partout des efforts d’autant plus méritoires qu’ils ont à lutter contre de plus mauvaises circonstances locales. Évidemment, si une grande partie du territoire languit encore dans un si triste état, ce n’est pas faute de pionniers habiles et résolus, ce n’est pas davantage la conséquence nécessaire de la nature du sol et du climat ; c’est l’insuffisance des débouchés et des capitaux qu’il faut en accuser.

Ces concours empruntaient cette année un attrait particulier à une innovation essayée pour la première fois, l’institution des grandes primes d’honneur. Aux récompenses ordinaires pour les animaux et les produits, M. le ministre de l’agriculture et du commerce vient d’ajouter un prix de 8,000 fr. à décerner tous les ans, dans chaque région, à l’exploitation la mieux entendue du département où se tient le concours. Il y a donc eu cette année huit prix de ce genre. L’utilité de cette institution peut être contestée. Les primes données aux meilleurs produits, soit agricoles, soit industriels, à la suite d’expositions publiques, se justifient beaucoup plus, quoiqu’elles aient aussi soulevé des objections qui se sont fait jour jusque dans les documens officiels. L’utilité des expositions n’est pas douteuse, celle des primes l’est davantage. Le véritable jury, dit-on, c’est le public ; les décisions des jurés spéciaux, si indépendans, si désintéressés, si habiles qu’ils soient, peuvent toujours être soupçonnées de légèreté ou de complaisance ; il est impossible qu’elles soient toujours exactement justes, et les conséquences d’une erreur peuvent être très graves pour les concurrens éliminés. Sans doute, c’est pousser un peu loin le rigorisme ; on ne comprendrait pas chez nous une exposition qui ne se terminerait pas par une distribution.solennelle de récompenses, et l’émulation ne serait peut-être pas suffisamment excitée, si les médailles et les croix ne brillaient plus en perspective. L’observation n’en a pas moins son côté sérieux, à plus forte raison quand il s’agit d’un jugement rendu sur pièces, et dont tous les élémens ne sont pas placés sous le contrôle vigilant du public.

Il n’est probablement jamais venu à l’idée de personne de créer un prix d’honneur pour la manufacture la mieux tenue ou la maison de commerce la plus prospère, et quand même ce prix serait institué, il est fort douteux que les manufacturiers ou les commerçans voulussent s’assujettir à montrer leurs livres et tous les détails de leurs ; opérations, surtout avec le risque de succomber dans l’épreuve et de voir donner le prix à un concurrent. L’agriculture n’en est pas tout à fait là : l’esprit de concurrence n’y est pas aussi actif que dans le commerce et on y sent moins la nécessité du secret ; mais il ne faut pas croire non plus à une trop grande différence. À mesure que l’esprit industriel pénètre dans l’agriculture, ce qui est pour elle l’agent le plus puissant du progrès, les habitudes de l’industrie y pénètrent aussi. En fait, ceux de nos départemens où la culture est le plus riche sont ceux qui ont fourni le moins de concurrens pour le prix d’honneur.

La quotité extraordinaire de la prime, qui a son côté séduisant, accroît encore la difficulté. 8,000 francs pour une seule récompense, c’est beaucoup, surtout dans le monde rural, où l’on est peu habitué à faire de pareils gains d’un seul coup. Ce n’est pas trop, si l’on veut, quand on rencontre une exploitation rurale complètement hors ligne, et dont la supériorité sur toutes les autres, n’est pas contestable ; mais combien de fois peut-on espérer de mettre la main sur ce merveilleux phénix ? Ce qui arrivera presque toujours, c’est qu’on se trouvera en présence de plusieurs concurrens égaux, ou à peu près, et qui ne seront eux-mêmes qu’une fraction des candidatures possibles, car tous ceux qui pourraient concourir ne concourront certainement pas. Le choix paraîtra de plus en plus délicat, si l’on songe à l’extrême diversité des cultures et des modes d’exploitation : on verra des vignobles lutter contre des terres arables, des fermiers contre des propriétaires, de petites cultures contre des grandes, des systèmes extensifs, comme des forêts et des pâturages contre des systèmes intensifs. Comment se décider en présence d’élémens si divers et quelquefois si opposés ? On échapperait à la plupart de ces inconvéniens s’il était permis au jury de diviser la prime ; mais il ne paraît pas que, cette année du moins, cette latitude lui ait été accordée.

Dans un des huit départemens appelés en 1857, les Basses-Pyrénées, le jury n’a pas décerné le prix, aucune exploitation ne lui ayant paru suffisamment digne de cette haute distinction. Il va sans dire que cette décision sévère a été accueillie dans le pays par un vif mécontentement. Quinze concurrens s’étaient présentés, et avaient satisfait à toutes les conditions exigées. On ne peut que respecter la décision du jury, qui a eu sans doute ses raisons. Il s’en faut de beaucoup cependant que les Basses-Pyrénées soient dans leur ensemble un de nos départemens les plus arriérés ; on peut les ranger au contraire dans la moyenne des départemens français, comme développement de richesse et de culture. Dans tous les cas, si la division de la prime avait été permise, on aurait probablement évité ce désappointement.

Le département de la Lozère, qui passe avec raison pour un des plus pauvres, a été plus heureux ; le choix du jury est tombé sur une terre appartenant à M. Des Molles, alors député au corps législatif. Cette terre, située à 1,000 mètres environ au-dessus du niveau de la mer, donne une preuve de la puissance de la culture sur la nature la plus rebelle. Composée de 219 hectares, dont 105 en terres labourables, 29 en prairies, 43 en pâturages et le reste en bois, elle rapportait autrefois 4,800 fr. ; elle en rapporte aujourd’hui à peu près le triple, déduction faite de l’intérêt des capitaux engagés. Une autre terre, située également dans ces montagnes, a vivement disputé le prix ; le propriétaire y a dépensé en améliorations foncières 134,000 fr.

Dans le département de la Loire, l’heureux vainqueur a été M. Zielinski, directeur de la ferme-école. On s’est beaucoup demandé à ce sujet si les fermes-écoles, déjà subventionnées, devaient être admises à concourir ; on voit que, dans la Loire du moins, le jury a répondu par l’affirmative.

Dans la Sarthe, c’est M. le vicomte de Charnacé qui a eu le prix pour un domaine qu’il exploite directement ; on ne peut s’empêcher de se rappeler, en voyant ces efforts intelligens d’un grand propriétaire, l’histoire si bien racontée par Saint-Simon d’un autre Charnacé, probablement l’ancêtre de celui-ci, qui fit enlever si lestement la maison d’un paysan parce qu’elle gênait son avenue : telle est la différence des temps. Dans l’Eure, c’est encore un propriétaire, M. de Beausse, qui l’a emporté ; retiré du service militaire depuis 1842, il n’a cessé de résider avec sa famille dans un domaine de 145 hectares qu’il a singulièrement amélioré, tout en n’y consacrant qu’un modeste capital de 30,000 fr. Dans la Meuse, c’est un fermier, M. Jacques, qui a eu le prix pour de beaux travaux de drainage.

Dans Seine-et-Marne, le jury a porté à peu près sur la même ligne trois cultivateurs, MM. Chertemps, Dutfoy et Giot. On s’est tiré d’embarras en demandant la croix d’honneur pour le premier ; le second a eu la prime, et le troisième rien ; mais la Société centrale d’agriculture vient de le dédommager de son mieux en lui décernant sa grande médaille d’or. Dans le département de l’Indre, un fait du même genre s’est présenté. On a donné la croix d’honneur à M. Crombez, riche propriétaire qui a entrepris un vaste cours d’améliorations dans la terre de Lancosme en Brenne, d’une étendue de 5,750 hectares, et la prime d’honneur à un cultivateur du pays qui exploite un domaine beaucoup plus modeste dans les environs d’Issoudun.

Ce qui ressort le plus clairement de ces exemples, c’est que, sur tous les points du territoire, même les plus reculés, se rencontrent aujourd’hui des hommes habiles et dévoués qui font de sérieux efforts. Il n’y a malheureusement rien à en conclure pour le présent, car le nombre en est encore fort restreint ; mais c’est un des symptômes les plus rassurans pour l’avenir. L’institution des primes d’honneur peut contribuer à les multiplier, et, sous ce rapport, elle peut faire quelque bien. Dans son dernier livre sur l’Ancien régime et la Révolution, M. de Tocqueville cite un propriétaire d’autrefois qui proposait à un intendant, pour encourager l’agriculture, d’instituer des inspecteurs, des concours et des marques d’honneur. « Des inspecteurs et des croix ! s’écrie à ce sujet M. de Tocqueville, voilà un moyen dont un fermier du comté de Suffolk ne se serait jamais avisé ! » Telles sont nos mœurs nationales ; il est bon d’y céder, puisque les agriculteurs eux-mêmes le désirent, mais en ne se dissimulant pas qu’un pareil moyen n’a qu’une efficacité fort limitée. En agriculture comme en industrie, la principale rémunération est le profit.


IV

Les publications agricoles deviennent assez nombreuses, ce qui est toujours un signe d’une certaine direction des esprits. Les journaux spéciaux ont tous les jours un nombre croissant d’abonnés et de lecteurs[2]. Parmi les livres nouveaux qui ont paru en 1857, on peut citer en première ligne, avec le Traité de la Culture améliorante, de M. Lecouteux, les Lettres sur l’Agriculture, par M. Victor de Tracy, ancien ministre. M. de Tracy est du petit nombre des grands propriétaires français qui se sont adonnés à la culture avec une passion éclairée. L’immense terre de Paray-le-Fraisil, en Bourbonnais, qui n’était autrefois qu’une lande improductive, s’est transformée entre ses mains, et donne aujourd’hui de très beaux revenus. Fort de cet exemple, il s’est attaché, dans une série de lettres écrites d’un style vif et naturel, à attirer vers le sol l’attention de tous ceux qui cherchent l’emploi de leur activité et de leur capital ; il les y engage par toute sorte de faits, et en particulier par les chiffres extraits de la comptabilité d’un de ses domaines.

Ce domaine était affermé en 1847 pour 950 francs par an, l’impôt, de 200 francs environ, étant à la charge du propriétaire. M. de Tracy l’a repris en 1848. Pendant les cinq premières années de sa gestion, les frais ont excédé annuellement la recette de 5 à 6,000 fr. ; mais à partir de 1853 le revenu commence à se dégager, et il atteint en 1856 16,600 francs. « Il est probable, ajoute M. de Tracy, que la moyenne du produit net ne pourra par la suite dépasser ce dernier chiffre ; mais certainement cette moyenne ne tombera pas au-dessous de 15,000 francs par an. » Et il est à remarquer que ces beaux résultats, qui ne sont qu’une partie de ceux obtenus par l’auteur, ne l’ont pas empêché de prendre une part active aux travaux de nos assemblées publiques, et même de passer au ministère ; c’est du reste ce qui arrive souvent aux hommes d’état anglais, qui ne cessent de diriger eux-mêmes leurs domaines, tout en donnant beaucoup de temps aux affaires publiques.

Quant à l’ennemi qu’on redoute le plus dans la vie rurale, l’ennui, M. de Tracy est, comme Voltaire, sans pitié pour cette crainte puérile, qui ne prouve qu’une grande pauvreté d’esprit. Il rappelle, pour s’en moquer, ces vers d’une ancienne comédie où une dame de la cour, momentanément reléguée à la campagne, après avoir dépeint la variété de sa vie de Paris, s’écrie :

Mais la monotonie est au fond d’un château ;
Que voyez-vous d’ici, dites-moi, je vous prie ?
Des troupeaux dans un champ, des gueux dans un hameau,
Et partout des gazons, des arbres et de l’eau !


Et encore, aurait-elle pu ajouter, pas toujours, car tout le monde n’a pas à volonté des gazons, des arbres et de l’eau.

Le ministère de l’agriculture, du commerce et des travaux publics a commencé la publication d’une Description des espèces bovine, ovine et porcine de la France, par les inspecteurs-généraux de l’agriculture. La première livraison, rédigée par M. Lefour, est consacrée à l’espèce bovine et à la race flamande en particulier. C’est un beau cahier de deux cents pages in-folio, contenant des gravures coloriées et des cartes. Si le reste de la collection est exécuté avec la même étendue et le même luxe, elle formera plusieurs volumes magnifiques, qui laisseront bien loin derrière eux le traité des Animaux domestiques, de David Low. Il est vrai que l’ouvrage original anglais aura toujours le mérite d’avoir précédé de bien des années l’imitation française, et que, s’il a été imprimé avec moins de luxe, il n’a rien coûté au budget de la Grande-Bretagne.

Le travail de M. Lefour est curieux, intéressant et complet. Nos huit départemens du nord contenaient 928,000 têtes de gros bétail en 1840 ; ces mêmes départemens, d’après une statistique nouvelle dont les résultats n’ont pas encore été publiés, bien qu’ils datent de quatre ans, mais communiqués officieusement à M. Lefour, en contenaient 1,010,000 en 1853 : augmentation en treize ans, 82,000 seulement. La race flamande y figure pour les trois quarts, c’est-à-dire pour 800,000 têtes, dont 573,000 vaches. M. Lefour place le point de départ de cette race dans le pays flamand proprement dit, ou les arrondissemens de Dunkerque et d’Hazebrouck ; elle s’est répandue de là dans les pays voisins. Les bonnes vaches de cette famille donnent en moyenne 3,000 litres de lait par an. Leur lait se vend surtout en nature. M. Lefour a constaté, d’après des renseignemens de la préfecture de police, que la seule ville de Paris a consommé en 1855 120 millions de litres de lait ; ce chiffre excède de 10 millions de litres celui donné par M. Husson en 1854, ce qui n’a rien que de vraisemblable à cause de l’augmentation rapide de la population de la capitale. M. Lefour démontre en outre que la race flamande a une grande aptitude à l’engraissement précoce, et qu’elle peut sous ce rapport soutenir sans trop de désavantage la comparaison avec les meilleures races anglaises ; il en conclut avec raison qu’on doit chercher avant tout à la maintenir dans sa pureté.

Pour que la collection ministérielle fût véritablement utile, il serait à désirer qu’on menât de front, avec la description des races supérieures, et déjà parvenues à une sorte de perfection, celle de nos variétés les moins connues, avec la recherche des causes qui les retiennent dans l’état où elles sont et des meilleurs moyens à prendre pour les développer ; sinon il s’écoulera beaucoup de temps avant que la grande majorité des producteurs puisse tirer un profit sérieux de cette belle publication. Il serait également désirable qu’on abordât le plus tôt possible l’espèce ovine, plus généralement répandue en France que le gros bétail.

M. Barrai, directeur du Journal d’agriculture pratique, a publié la seconde édition de son traité du Drainage, qui forme maintenant trois volumes. Il n’existe dans aucune langue de recueil aussi complet pour tout ce qui touche à cet art du draineur, devenu si vite un des plus utiles et des plus recherchés. Le texte est accompagné d’un grand nombre de planches intercalées qui font connaître dans toutes leurs parties les machines et instrumens en usage dans les différentes branches de cette industrie. M. Barrai évalue à douze millions d’hectares, c’est-à-dire au quart environ de la surface imposable, l’étendue des terres qui pourraient être utilement drainées en France ; en Angleterre, on l’estime à la moitié. À 200 fr. seulement par hectare, il ne faudrait pas moins de 2 milliards et demi pour accomplir chez nous ce grand travail. D’après M. Barrai, il y avait en France, à la fin de 1856, 35,000 hectares drainés. Le département de Seine-et-Marne y figure à lui seul pour 8,000 hectares ; c’est de beaucoup celui qui en a le plus. Après, viennent le Pas-de-Calais, qui en a 5,000 ; l’Ain, 3,000 ; le Nord, 2,300 ; le Calvados, 1,500 ; l’Oise, 1,200, etc. Ces six départemens ont ensemble 21,000 hectares drainés ; les 80 autres n’en ont en tout que 15,000, et dans le nombre il en est 40 où le drainage est encore à peu près inconnu.

Trente-cinq mille hectares, c’est un bon commencement, mais ce n’est qu’un commencement ; il a fallu sept ans environ pour les faire : à ce compte, il faudrait plus de deux mille ans pour drainer le quart du territoire. M. Barral espère que les choses iront plus vite à l’avenir ; nous verrons bien. Même sans parler de l’Angleterre, le drainage fait en Belgique beaucoup plus de progrès que chez nous. On y comptait, à la fin de 1856, 28,000 hectares drainés ; comme le territoire belge n’est que le vingtième du nôtre, c’est proportionnellement autant que si nous en avions 560,000. Le gouvernement belge ne dépense cependant que 9,000 fr. par an pour encourager le drainage, tandis que notre gouvernement dépense beaucoup plus. Dans le royaume de Hanovre, dans la monarchie prussienne, on est moins avancé qu’en Belgique, mais plus qu’en France. Ce n’est pas une des parties les moins intéressantes du traité de M. Barral que l’exposé de toutes les législations sur le drainage. Il a reproduit in extenso la traduction de 32 lois anglaises qui ne remplissent pas moins de 320 pages en petit caractère. Il suffit d’avoir lu une fois dans sa vie une loi anglaise, pour se faire une idée de ce que peut être un pareil travail. On y suit en quelque sorte année par année les efforts du parlement pour vaincre toutes les difficultés de détail qui s’opposent à l’extension de la grande entreprise qu’il veut favoriser. Tout est prévu et réglé avec un soin minutieux ; nos voisins n’ont reculé devant aucun moyen, pas même devant le drainage forcé ; il est vrai que les principes exceptionnellement posés par la loi n’ont pas chez eux les mêmes inconvéniens que chez nous, où ils sont bien vite poussés à leurs dernières conséquences.

Les sommes avancées jusqu’ici par le gouvernement anglais pour travaux de drainage s’élèvent à 147 millions ; il reste à employer 73 millions pour épuiser les crédits votés par le parlement. La plus grande partie de cette somme a été dépensée en Irlande, où un genre particulier de drainage, qu’on appelle artériel, a pris un grand développement. Le drainage artériel, commencé en 1842, s’est poursuivi sans relâche et paraît près d’arriver à son terme ; c’est un grand système d’écoulement général des eaux, ayant pour but de dessécher les marais, d’améliorer la navigation, de prévenir les désastres des inondations, d’utiliser les chutes d’eau, de préparer les voies au drainage agricole, etc. On évalue au quart de la surface totale de l’Irlande l’étendue des bassins qui ont déjà reçu cette puissante amélioration, et à plus de 50 millions la dépense faite. M. Barrai nous promet un quatrième volume sur un sujet non moins intéressant que le drainage, et qui y tient par plus d’un côté, l’irrigation ; on ne peut que faire des vœux pour qu’il tienne bientôt sa promesse.

L’application des sciences à la culture a produit un traité complet de la Distillation, par M. Payen. À défaut de l’enseignement oral des sciences agricoles, les publications d’un chimiste aussi habile et aussi exercé que M. Payen ne peuvent que rendre de grands services. On fait maintenant de l’alcool avec tout, avec des grains, des betteraves, des topinambours, des pommes déterre, du sorgho, de l’asphodèle, etc. La plupart des grandes fermes du nord de la France possèdent des distilleries.

M. Girardin, président de la Société d’agriculture de la Seine-Inférieure, et M. Morière, professeur d’agriculture du département du Calvados, ont fait à la fin de 1856 une excursion agricole dans l’île de Jersey. J’avais moi-même, dans mes études sur l’Économie rurale de l’Angleterre, essayé d’appeler l’attention sur l’étonnante prospérité agricole de cette île et sur la division extraordinaire de la propriété et de la culture qui la distingue parmi les possessions anglaises ; je suis heureux de voir mes assertions confirmées par le témoignage d’aussi bons observateurs. La relation de leur voyage se divise en deux parties distinctes. La première est uniquement relative à la fabrication du cidre ; le cidre de Jersey, très estimé en Angleterre, constitue en effet une des richesses de l’île : on en exporte annuellement de 6 à 7,000 hectolitres. MM. Girardin et Morière donnent les détails les plus précis sur la culture du pommier et sur les procédés de fabrication. « Jamais, disent-ils, nous n’avons bu de boisson aussi délicieuse en Normandie. »

La seconde moitié, la plus importante, traite de l’état général de l’agriculture à Jersey. Cette île présente une superficie totale de 17,000 hectares, dont 16,000 cultivables. MM. Girardin et Morière portent la population totale à 70,000 âmes : je ne l’avais portée qu’à 57,000, d’après le dénombrement officiel de 1851. Je ne sais sur quels nouveaux documens ils s’appuient pour l’élever à ce point, ce qui ferait ressortir entre 1851 et 1856 l’augmentation vraiment énorme de 13,000 âmes, ou près de 25 pour 100. Dans tous les cas, on y compte environ 4 habitans par hectare, ce qui ne se rencontre en France que dans l’arrondissement de Lille, déduction faite des grandes villes, et ce qui équivaut à six fois notre population moyenne. Malgré l’extrême densité de cette population, les agriculteurs jersiais trouvent encore le moyen d exporter une assez grande quantité de produits. Outre leur cidre, ils vendent tous les ans à l’Angleterre du blé, du beurre, des pommes, du raisin, et surtout des vaches ; cette dernière branche d’exportation rapporte à elle seule aux cultivateurs de l’île 700,000 francs.

La grandeur ordinaire des exploitations est de 30 à 40 vergées, ou de 6 à 8 hectares, la vergée étant de 20 ares. Les fermes de 100 à 200 vergées, ou de 20 à 40 hectares, sont l’exception ; il en existe à peine une douzaine dans l’île. « Ainsi divisée, disent MM. Girardin et Morière, qui me font l’honneur d’emprunter mes propres expressions, la terre est cultivée comme un jardin ; elle est affermée en moyenne de 250 à 300 francs l’hectare, et dans les environs de Saint-Hélier jusqu’à 500 et 750 francs. » À l’appui de ces affirmations générales, voici un exemple : la ferme de M. Baudains, à Saint-Sauveur, contient 45 vergées ou 9 hectares, loués 3,380 fr., c’est-à-dire 375 fr. par hectare ; le sol est ainsi divisé :


Prairies naturelles 2 hectares 60 ares
Trèfle 2 hect.
Pommes de terre 1 hect.
Navets 1 hect. 20 ares
Panais 0 hect. 30
Betteraves 0 hect. 30
Blé 1 hect. 60
Total 9 hectares

Les quatre cinquièmes du sol étant consacrés à la nourriture du bétail, on entretient sur cette ferme 2 chevaux, 6 vaches, 4 génisses et 7 porcs, en tout l’équivalent de 14 têtes de gros bétail, ou une tête et demie par hectare. Quatre personnes y sont employées. Les hommes gagnent 1 fr. 30 c., les femmes de 65 à 80 centimes, la nourriture en sus. Une servante de ferme se loue de 200 à 260 fr. par an ; un domestique coûte de 310 à 390 fr. Cette ferme a été vendue à raison de 12,000 fr. l’hectare, et il y en a mille de pareilles dans une île qui a l’étendue d’un de nos cantons.

Est-ce la qualité exceptionnelle du sol qui a produit ces résultats à peine croyables ? Non. L’île de Jersey a d’assez grands avantages de climat, jamais le thermomètre n’y atteint un maximum élevé, et rarement il y descend au-dessous de zéro ; l’hiver y est doux, pluvieux et court, comme sur les côtes françaises qui l’avoisinent ; mais quant au sol proprement dit, il appartient à la même formation granitique que la Bretagne et le Cotentin. On n’y a ni chaux ni marne, on les remplace par les plantes marines ou varechs, qui croissent en abondance sur les rochers baignés des flots, par une assez faible quantité de guano et de poudre d’os, et surtout par le fumier de ferme, qui est plus riche et plus abondant qu’ailleurs à cause du nombre inusité d’animaux que l’assolement suivi permet de nourrir. « On est encore loin, disent MM. Girardin et Morière, d’utiliser convenablement l’engrais humain ; » ce qui permet de concevoir encore de nouveaux progrès dans l’avenir.

Ni lin, ni colza, ni betterave à sucre, ni tabac, ni garance, ni aucune autre plante industrielle ; la fabrication du cidre elle-même, cette richesse spéciale de l’île, paraît beaucoup plus en voie de diminuer que de s’accroître. « Les pièces plantées en pommiers, disent formellement nos deux voyageurs, ont été plus nombreuses à Jersey qu’elles ne le sont aujourd’hui. » Observation d’autant plus remarquable qu’elle émane de deux partisans très déclarés de la culture du pommier et de la production du cidre. Ceci n’est pas pour blâmer ceux qui cherchent dans les plantes industrielles, ou dans les industries annexées à la culture, un bénéfice parfaitement légitime, quand il n’a pas pour conséquence d’en empêcher d’autres ; je veux montrer seulement que ces brillans produits, qui ne peuvent pas prendre un caractère universel, ne sont pas absolument nécessaires pour porter le sol à un haut point de revenu, et que la simple culture des plantes fourragères suffit avec le temps pour créer une richesse qui ne connaît pas de supérieure. Or cette culture est possible à peu près partout, et il y a bien peu de points de notre sol qui, traités comme l’île de Jersey, ne puissent atteindre une valeur sinon égale, du moins analogue.

Les cultivateurs jersiais sont arrivés à produire, en moyenne, 35 hectolitres de blé à l’hectare, semence déduite. Les panais, les navets, les pommes de terre, les carottes, les betteraves, réussissent dans la même proportion. Les prairies, tant naturelles qu’artificielles, sont parvenues à un rare degré de fécondité. Le chou-cavalier y atteint fréquemment, selon MM. Girardin et Morière, de 3 à 4 mètres de hauteur. L’extrême division du sol ne permet pas d’entretenir beaucoup de moutons ; c’est à peine si l’on aperçoit cinq ou six de ces animaux dans les principales fermes. En revanche, la race bovine est d’une qualité supérieure pour la production du lait. « On a, disent-ils, dans toute l’île un soin extrême de ces jolies vaches. L’honorable colonel Mourant nous disait d’elles : Ce sont nos enfans gâtés. Aussi se laissent-elles approcher et caresser avec plaisir ; en liberté dans les herbages, elles viennent à l’appel de leur nom et restent auprès du visiteur. » Ces vaches donnent, d’après MM. Girardin et Morière, plus de 4,000 litres de lait par an. Ce qui vaut encore mieux que la quantité, c’est la qualité de ce lait. Il faut généralement de 28 à 30 litres de lait pour obtenir un kilogramme de beurre, tandis qu’à Jersey il suffit de la moitié. La moyenne de la production des bonnes vaches jersiaises est, dit-on, d’un kilogramme de beurre par jour pendant trois cents jours. Le beurre valant en moyenne 3 francs le kilo, c’est un total de 900 francs par tête de vache, sans compter le lait écrémé et le lait de beurre. Le poids moyen de ces vaches est de 300 kilos ; leur taille est plus élevée que celle des bretonnes, et moindre que celle des cotentines ; elles donnent en général du lait jusqu’à l’âge de seize ans.

En somme, on ne saurait trop recommander à nos cultivateurs la lecture de ce petit écrit, plein de faits démonstratifs et bien présentés.


V

Ce qui vaut mieux encore que les concours, les bons livres et les lois spéciales pour activer les progrès de l’agriculture, c’est l’ensemble de la situation économique du pays. « Avec la paix, dit Adam Smith, des taxes modérées et une suffisante administration de la justice, l’agriculture se développe d’elle-même. » Voilà déjà près de deux ans que la guerre est finie ; l’immense perturbation qu’elle avait jetée dans les intérêts va en s’amoindrissant. Nous n’avons aucune nouvelle menace de guerre à l’horizon, et si l’on peut compter sur quelque chose dans le temps où nous vivons, la paix paraît assurée pour plusieurs années au moins. Les dépenses publiques, brusquement accrues depuis la guerre, pourront rentrer dans de plus justes limites. Le luxe lui-même, cet ennemi d’autant plus dangereux de la fortune publique qu’il double pour un moment l’apparence de la richesse aux dépens de la réalité, semble hésiter et reculer devant les résultats de ses folies.

Une crise commerciale et industrielle, résultat inévitable de tout ce qui l’a précédée, s’est déclarée depuis près d’un an. On a cru y voir l’effet de la crise américaine ; mais la nôtre étant la plus ancienne, il est difficile de s’y tromper : la situation du crédit américain a pu l’aggraver, non la provoquer. On a voulu aussi y voir une crise monétaire, ce qui ne manque pas moins de vraisemblance, puisque nous avons plus de numéraire que nous n’en avons jamais eu. La véritable cause est la large brèche faite au capital national par une série de pertes successives. Quand l’agriculture souffre, tout souffre. Quatre années de mauvaises récoltes ne passent pas sur un pays sans laisser des traces profondes, surtout si la guerre sévit avec la disette, et si le luxe y ajoute ses prodigalités. Ces pertes se réparent aujourd’hui peu à peu ; mais il faut du temps, même avec une nation aussi bien douée que la nôtre, pour fermer de pareilles plaies. S’il y a lieu de s’étonner, c’est que la crise n’ait pas éclaté plus tôt et ne soit pas plus grave ; il faut maintenant qu’elle suive son cours jusqu’à ce que l’épargne ait recomposé la portion détruite du capital national. Le plus renommé des économistes anglais contemporains, M. Stuart Mill, remarque, dans ses principes d’Économie politique, que les temps où l’état fait de grands emprunts se distinguent toujours par une extrême activité apparente, mais que, quand le premier moment est passé, une période marquée de gêne et de marasme lui succède nécessairement. « L’emprunt, dit-il, n’a pu se faire sur la portion du capital représentée par les outils, les machines, les bâtimens ; il a dû provenir de la portion destinée au paiement des travailleurs ; le déficit causé par l’emprunt doit donc être réparé par les privations des classes laborieuses. »

Tant que les fonds publics sont à bas prix, rien ne peut prospérer, car le cours des rentes sur l’état et des autres valeurs à intérêt fixe donne la mesure de l’abondance ou de la pénurie des capitaux. Nous avons vu le 3 pour 100 tomber au dessous de 62 au moment où l’état avait ses plus grands besoins, de sorte que, pendant plusieurs années, chacun a pu placer ses économies sur l’état à 5 pour 100 ou à peu près. On nous apprend aujourd’hui que le grand-livre est désormais fermé, et le résultat de cette affirmation a été de porter en quelques semaines le 3 pour 100 à 70 ; il n’en restera probablement pas là, si toute nouvelle prévision d’emprunt s’évanouit absolument, car nous l’avons vu dans d’autres temps au-delà de 80, et en ce moment même le 3 pour 100 anglais dépasse 96. À mesure que les épargnes nouvelles ne pourront plus se placer sur l’état qu’à des conditions moins favorables, on les verra refluer sur d’autres placemens. En même temps que les valeurs à intérêt fixe baissaient par suite d’un excès d’émission, les valeurs aléatoires montaient rapidement, second symptôme non moins fâcheux que le premier. Des bénéfices accidentels, acceptés comme durables, avaient répandu dans le public cette opinion fausse et dangereuse, que les placemens à 20 pour 100 sans travail pouvaient se multiplier à l’infini. Ces illusions sont aujourd’hui tombées, après avoir fait quelques heureux et beaucoup de victimes. Bon nombre de ces entreprises à profits fabuleux ont tout à fait disparu, d’autres sont revenues à des proportions plus raisonnables. Les véritables affaires n’y perdront pas, car il n’est pas nécessaire de doubler ou de tripler ses capitaux en quelques mois pour en obtenir une rémunération suffisante. Il n’y a d’atteint que les chimères. Les entreprises agricoles et industrielles ordinaires pourront soutenir la comparaison quand elles n’auront plus à lutter que contre la vérité[3].

Le second décime de guerre n’est plus perçu sur l’enregistrement à partir du 1er janvier 1858 : voilà toujours une charge de moins pour la propriété foncière. Peut-on espérer qu’il en sera bientôt de même du premier ? Le corps législatif est saisi de la grande question de savoir s’il faut profiter de l’excédant présumé des recettes sur les dépenses pour rétablir l’amortissement ou pour diminuer les impôts ; il y a de bonnes raisons en faveur de l’un et de l’autre parti, mais la balance penche du côté de l’allégement des charges : c’est le système des Anglais, et ils ne s’en trouvent pas plus mal. Il faut espérer en même temps que les dépenses se repartiront à l’avenir avec un peu moins d’inégalité, de manière à ne plus présenter, dans un pays soumis aux mêmes lois, de si pénibles contrastes.

L’année 1857 a été la plus féconde qu’on ait encore vue en chemins de fer. On en a ouvert dans cette seule année plus de 1,200 kilomètres, tandis que la moyenne des années précédentes n’avait été que de 600. Le réseau exploité dépasse aujourd’hui 7,000 kilomètres ; tout annonce qu’à la fin de 1858 nous en aurons au moins 8,000. Ce n’est pas encore le sixième de ce qu’en ont proportionnellement les Anglais ; mais, eu égard aux obstacles de tout genre qu’a rencontrés chez nous l’exécution de ce grand travail, c’est bien quelque chose. Rien ne peut être plus utile à l’agriculture que l’extension des chemins de fer, surtout si les tarifs sont fixés aussi bas que possible pour les marchandises encombrantes transportées à petite vitesse.

Les lignes nouvellement ouvertes donnant en général moins de revenu que les anciennes, quelques esprits en ont conclu que la France commençait à en avoir trop, et qu’il fallait s’arrêter. Très heureusement cette doctrine n’a été partagée ni par l’opinion publique ni par le gouvernement. On ne doit pas juger une entreprise par les profits qu’elle donne à son début. Les lignes aujourd’hui les plus prospères n’ont pas beaucoup mieux commencé. Il faut tenir compte des circonstances critiques de guerre et de disette, et, ce qui a dû agir peut-être plus encore, des dépenses extraordinaires qui ont porté une activité factice sur quelques points privilégiés, aux dépens du reste de la nation. Avec la paix, une succession de bonnes récoltes, une réduction notable et une plus égale distribution des dépenses publiques, on verra la circulation se répandre plus uniformément sur toute la surface du territoire, et si après tout il devenait nécessaire que l’état vînt au secours des chemins à ouvrir, ce ne serait qu’un acte de stricte justice. L’état a dépensé 700 millions, dont les régions pauvres ont payé leur part, pour doter de voies de fer les régions riches ; il est tout simple que les régions riches contribuent à leur tour pour en ouvrir dans les régions pauvres.

Les ingénieurs des ponts et chaussées poursuivent les études commencées pour rechercher les moyens d’atténuer les ravages des inondations. L’un d’eux, M. Monestier-Savignat, chargé d’étudier une de nos rivières les plus torrentielles, l’Allier, vient de publier les résultats de son travail. Le problème ne lui paraît pas insoluble, et pour préserver le bassin de l’Allier des dévastations causées par les crues, il propose une dépense de 16 millions. Avec 34 millions de plus, il se fait fort d’établir dans le même bassin un système général d’irrigation, de dessèchement, de consolidation et de conquête des terrains improductifs, de plantations, etc., qui rapporterait, d’après lui, en augmentation de produits agricoles, de 10 à 20 pour 100. L’expérience seule peut décider. Les ponts et chaussées ont aujourd’hui une tendance marquée vers les travaux d’utilité agricole ; il serait bien regrettable que cette direction d’idées ne fût pas mise à profit. Elle a un danger sans doute en ce qu’elle pousse à l’augmentation indéfinie des dépenses publiques ; mais on peut très bien s’arrêter sur cette pente, tout en accordant à l’impulsion nouvelle une satisfaction légitime. Le budget actuel des travaux publics en donne les moyens, puisqu’il s’élève à près de 100 millions ; avec un million par département et par an, on peut faire bien des choses. Une fois l’exemple donné par l’administration des travaux publics, le reste peut s’exécuter par des entrepreneurs particuliers ou par des syndicats de propriétaires.

Nous avons eu pendant la guerre 600,000 hommes sous les armes ; nous en avons aujourd’hui à peine 400,000. C’est un effectif de 200,000 hommes qui sont redevenus disponibles pour les travaux ordinaires. En même temps les constructions de Paris se sont ralenties, et bien qu’on projette toujours autant de nouveaux boulevards, on en exécute un peu moins. La raréfaction des bras, qui devenait menaçante pour toute espèce de production, s’est arrêtée. Le mouvement de la population, violemment interrompu, semble reprendre peu à peu son cours. L’apogée de la crise a été atteint en 1854, les décès l’ont emporté sur les naissances de 69,000 ; en 1855, cet excédant de mortalité s’est maintenu, mais en diminuant ; il n’a plus été que de 37,000. Les chiffres de 1856, déjà connus, permettent de compter sur un excédant de naissances d’environ 100,000 ; ce n’est encore que la moitié de la progression normale, mais nous tendons à nous en rapprocher.

Parmi les perturbations révélées par le dénombrement de 1856, l’opinion publique a paru plus frappée du déplacement que du ralentissement lui-même. Au point où il est parvenu, le déplacement a en effet une immense gravité, mais la plus grande partie de sa triste signification lui vient de sa coïncidence avec le ralentissement, Si la population et la production n’avaient cessé de s’accroître, il n’y aurait pas à s’alarmer ; le mal commence quand, au lieu de servir au développement de la richesse, le déplacement y nuit, et c’est ce qui est arrivé. L’agriculture et l’industrie sont sœurs, on ne saurait trop le répéter. Qu’une partie des bras consacrés à l’agriculture se porte sur le travail industriel, les avantages de ce mouvement balancent et au-delà les inconvéniens ; il ne cesse d’être légitime que quand il tient à des causes artificielles, comme l’emploi des deniers publics, et que les bras ainsi détournés se livrent à des occupations improductives. Si la richesse, comme la population, se consomme dans les villes, ce n’est pas l’industrie qu’il faut en accuser, mais le luxe. Toutes les populations urbaines ne sont pas industrielles, et toutes les populations industrielles ne sont pas urbaines. L’agglomération artificielle dans les très grandes villes est surtout ce qui présente les plus grands dangers ; c’est là que règne le luxe avec ses fatales conséquences, là que le spectacle du jeu excite les plus ardentes convoitises, là que fermentent ces passions terribles qui font explosion de temps en temps, en jetant de sinistres lueurs sur les profondeurs de l’abîme social.


LÉONCE DE LAVERGNE.

  1. Ces bénéfices ont été surtout considérables dans la riche région qui avoisine Paris. Il résulte d’un rapport de la commission de surveillance de la société pour l’exploitation de la ferme de Bresles, dans le département de l’Oise, que les bénéfices nets de cette société se sont élevés en 1856 à 246,000 fr., sur un capital de 800,000, ou plus de 30 pour 100.
  2. Le Journal, d’Agriculture pratique compte à lui seul 7,000 abonnés, dont 6,000 en France et 1,000 à l’étranger.
  3. Un travail très intéressant de M. Bailleux de Mamy, inséré dans le dernier numéro de la Revue, peut sembler en contradiction avec ces idées ; il n’en est rien au fond. D’après l’auteur, la spéculation sur les valeurs de bourse n’aurait pas fait plus de progrès, dans, les vingt ans écoulés de 1837 à 1857, que la production industrielle. Cet aperçu doit être juste, mais pour l’ensemble de la période, non pour telle ou telle année en particulier ; or c’est surtout depuis quelque temps que ce genre de spéculation a pris l’accroissement démesuré qui frappe tous les yeux. Je m’associe pleinement à M. Bailleux de Marizy pour la défense de la spéculation en elle-même : c’est un élément utile dans les affaires d’un grand pays, et qui finit en effet par rentrer tôt ou tard dans ses limites légitimes. Il n’y a rien à faire pour la combattre ; mais comme elle a une pente naturelle vers l’excès, et que ses exagérations ont de grands dangers, il ne faut rien faire non plus pour la favoriser.