Les Révoltés

La bibliothèque libre.
Traduction par Jacques Porchat.
tome II
Théâtre de GoetheLibrairie de L. Hachette et Cie.


PERSONNAGES.


LA COMTESSE.
FRÉDÉRIQUE, sa fille.
CHARLES, son fils (enfant).
LE BARON, cousin de la comtesse.
LE CONSEILLER.
BRÊME DE BREMENFELD, chirurgien.
CAROLINE, fille de Brême.
LOUISE, nièce de Brême.
LE GOUVERNEUR du jeune comte.
LE BAILLI.
JACQUES, jeune paysan et chasseur.
MARTIN, paysans.
ALBERT,
PIERRE,
GEORGE, domestique de la comtesse.


LES RÉVOLTÉS.
DRAME POLITIQUE EN CINQ ACTES[1].




ACTE PREMIER.


Le logement du chirurgien. — Une chambre ordinaire ; à la cloison, les portraits d’un bourgeois et de sa femme, dans le costume qu’on portait cinquante ou soixante ans auparavant[2].


Scène I.

LOUISE, CAROLINE. Louise tricote auprès d’une table, à la clarté d’une chandelle ; Caroline est endormie vis-à-vis, dans un grand fauteuil.
LOUISE, tenant en l’air un bas qu’elle vient d’achever.

Encore un bas ! Je voudrais à présent que mon oncle revînt à la maison, car je n’ai pas envie d’en commencer un autre. (Elle se lève et va à la fenêtre.) Il tarde aujourd’hui d’une manière extraordinaire : il a coutume de rentrer vers onze heures, et il est déjà minuit. (Elle retourne à la table.) Ce que la Révolution française fait de bien ou de mal, je n’en puis juger : je sais seulement qu’elle me rapporte cet hiver quelques paires de bas de plus. Les heures, qu’il faut que je veille et attende le retour de M. Brême à la maison, je les aurais passées à dormir, comme maintenant à tricoter, et lui, il les passe à bavarder, comme il les passait à dormir.

CAROLINE, en rêvant.

Non, non… mon père.

LOUISE, s’approchant du fauteuil.

Qu’y a-t-il, chère cousine ?… Elle ne répond pas !… Que peut-elle avoir, cette bonne enfant ? Elle est inquiète et silencieuse ; la nuit, elle ne dort pas, et maintenant, qu’elle s’est assoupie de fatigue, elle parle en rêve. Mes soupçons seraient-ils fondés ? Le baron aurait-il fait sur elle, dans ce peu de jours, une impression si vive et si forte ? (À l’avant-scène.) Cela te surprend, Louise, et n’as-tu pas appris toi-même comme l’amour agit, comme il est prompt, comme il est fort !



Scène II.

LES PRÉCÉDENTS, GEORGE.
GEORGE, vivement, avec angoisse.

Chère demoiselle, donnez-moi vite, vite…

LOUISE.

Quoi donc, George ?

GEORGE.

Donnez-moi la bouteille…

LOUISE.

Quelle bouteille ?

GEORGE.

Monsieur votre oncle m’a dit que vous deviez me donner vite la bouteille… Elle est dans la chambre, en haut, sur la tablette à main droite.

LOUISE.

Il y en a plusieurs : que doit-elle contenir ?

GEORGE.

De l’esprit.

LOUISE.

Il y a toutes sortes d’esprits. Ne s’est-il pas mieux expliqué ?… Pourquoi donc cela ?…

GEORGE.

Il l’a bien dit, mais j’étais si effrayé ! Ah ! le jeune monsieur…

CAROLINE, qui s’éveille en sursaut.

Qu’y a-t-il ?… Le baron ?…

LOUISE.

Le jeune comte.

GEORGE.

Hélas ! le jeune comte…

CAROLINE.

Que lui est-il arrivé ?

GEORGE.

Donnez-moi l’esprit.

LOUISE.

Dis seulement ce qui est arrivé au jeune comte : je saurai bien de quelle bouteille mon oncle a besoin.

GEORGE.

Ah ! le cher enfant ! Que dira Mme la comtesse, si elle arrive demain ? Comme elle va nous gronder !

CAROLINE.

Parle donc !

GEORGE.

Il est tombé, la tête contre le coin d’une table ; il a le visage tout en sang. Qui sait même si l’œil n’est pas blessé ?

LOUISE. Elle allume une bougie et sort.

À présent, je sais ce qu’il vous faut.

CAROLINE.

Si tard ! Comment cela s’est-il fait ?

GEORGE.

Chère demoiselle, il y a longtemps que je n’attendais rien de bon. Votre père et le gouverneur passent toutes leurs soirées chez le vieux pasteur, et lisent les gazettes et les journaux, et disputent et n’en peuvent finir ; il faut que le pauvre enfant soit de la partie ; il se retire dans un coin, quand il se fait tard, et il s’endort, et, quand ils partent, l’enfant, assoupi, les suit en chancelant. Et aujourd’hui… vous voyez… il vient de sonner minuit… ils ont passé toutes les bornes, et moi j’attends à la maison et je brûle de la chandelle, et les autres sont là pour le gouverneur et le jeune monsieur ; et votre père et le gouverneur s’arrêtent devant le pont du château et n’ont jamais tout dit… (Louise revient avec la bouteille.) Et l’enfant arrive à tâtons dans la salle et m’appelle, et je me lève en sursaut, et je veux allumer les chandelles, comme je fais toujours, et, comme je suis assoupi, j’éteins la mienne. Pendant ce temps, l’enfant monte l’escalier à tâtons, et dans le vestibule sont les chaises et les tables, que nous voulons placer demain matin dans les chambres ; l’enfant ne le sait pas, il marche droit devant lui, se heurte, tombe : nous l’entendons crier ; je fais du bruit ; je fais de la lumière, et, quand nous arrivons en haut, nous le trouvons tombé tout de son long, presque sans connaissance. Il a le visage tout en sang. S’il a perdu un œil, si ça devient dangereux, je pars demain matin, avant que Mme la comtesse arrive : en réponde qui voudra !

LOUISE, qui, dans l’intervalle, a pris dans un tiroir quelques petits paquets de linge, et les donne à George avec la bouteille.

Voilà ! vite, porte cela au château, et prends aussi ces chiffons. J’y vais moi-même à l’instant. Dieu veuille que le mal ne soit pas si grave ! Vite, George ! vite ! (George s’en va.) Tiens de l’eau chaude prête, pour le moment où mon oncle rentrera et demandera son café. Je veux y courir. Ce serait affreux, si nous devions recevoir de la sorte notre bonne comtesse. Combien n’a-t-elle pas recommandé au gouverneur, combien ne m’a-t-elle pas aussi recommandé l’enfant avant son départ ! Hélas ! il m’a fallu voir qu’on l’a fort négligé tout ce temps ; qu’on a d’ordinaire négligé son premier devoir. (Elle sort.)



Scène III.

CAROLINE, puis LE BARON.
CAROLINE, après s’être promenée quelque temps en rêvant.

Il ne me quitte pas un moment : même en rêve, je le voyais encore. Oh ! si je pouvais croire son cœur et ses vues aussi honnêtes que sont charmants et séduisants ses regards et sa conduite ! Hélas ! et la manière dont il sait tout dire !… Comme il s’exprime noblement ! Que l’on dise ce qu’on voudra : ils sont grands les avantages que donne à un homme de noble naissance une éducation conforme à son rang. Ah ! si j’étais son égale !

LE BARON, à la porte.

Êtes-vous seule, bonne Caroline ?

CAROLINE.

Monsieur le baron, d’où venez-vous ? Éloignez-vous ! Si mon père arrivait ! Ce n’est pas bien de me surprendre ainsi.

LE BARON.

L’amour, qui m’amène, sera aussi mon intercesseur auprès de vous, adorable Caroline ! (Il veut l’embrasser.)

CAROLINE.

Retirez-vous, monsieur le baron ! Vous êtes bien hardi ! D’où venez-vous ?

LE BARON.

Un cri m’éveille : je descends à la hâte, et je trouve que mon neveu est tombé et s’est fait une contusion. Je trouve votre père occupé autour de l’enfant ; votre cousine arrive aussi ; je vois qu’il n’y a point de danger, et je me dis : « Caroline est seule ! » Et, à chaque occasion, qui peut me venir à la pensée si ce n’est Caroline ? Les moments sont précieux, belle, aimable enfant ! Avouez-moi, dites-moi que vous m’aimez. (Il veut l’embrasser.)

CAROLINE.

Encore une fois, monsieur le baron, laissez-moi, et sortez de la maison !

LE BARON.

Vous avez promis de me voir aussitôt que possible, et maintenant vous voulez m’éloigner ?

CAROLINE.

J’ai promis de me trouver demain, au lever du soleil, dans le jardin ; de me promener avec vous, pour jouir de votre société : je ne vous ai pas invité ici.

LE BARON.

Mais l’occasion…

CAROLINE.

Je ne l’ai pas fait naître.

LE BARON.

Mais j’en profite : pouvez-vous m’en blâmer ?

CAROLINE.

Je ne sais ce que je dois penser de vous.

LE BARON.

Vous aussi… permettez-moi de vous l’avouer franchement… vous aussi, je ne vous reconnais pas.

CAROLINE.

En quoi donc suis-je si fort changée ?

LE BARON.

Pouvez-vous encore le demander ?

CAROLINE.

Il le faut bien : je ne vous comprends pas.

LE BARON.

Dois-je parler ?

CAROLINE.

Si vous voulez que je comprenne.

LE BARON.

Eh bien, depuis trois jours que je vous connais, n’avez-vous pas cherché toutes les occasions de me voir et de me parler ?

CAROLINE.

Je ne le nie pas.

LE BARON.

Chaque fois que j’ai porté les yeux sur vous, ne m’avez-vous pas répondu par vos regards ? et quels regards !

CAROLINE, avec embarras.

Je ne peux voir mes regards.

LE BARON.

Mais sentir ce qu’ils signifient… À la danse, quand je vous ai pressé la main, n’avez-vous pas pressé la mienne ?

CAROLINE.

Je ne m’en souviens pas.

LE BARON.

Vous avez peu de mémoire, Caroline. Lorsque nous valsions sous le tilleul, et que je vous ai pressée tendrement contre moi, Caroline ne m’a pas repoussé.

CAROLINE.

Monsieur le baron, vous vous êtes mal expliqué ce qu’une bonne jeune fille sans expérience…

LE BARON.

M’aimes-tu ?

CAROLINE.

Encore une fois, laissez-moi ! Demain matin…

LE BARON.

Je dormirai profondément.

CAROLINE.

Je vous dirai…

LE BARON.

Je n’entendrai rien.

CAROLINE.

Eh bien, laissez-moi.

LE BARON, s’éloignant.

Oh ! je suis fâché d’être venu.

CAROLINE, seule, après avoir fait un mouvement, comme pour retenir le baron.

Il s’en va : je dois le renvoyer ; je n’ose le retenir. Je l’aime et je dois l’écarter. J’ai été imprudente et je suis malheureuse. Elles sont évanouies mes espérances de cette belle matinée ; ils sont bien loin les songes dorés dont j’osai me nourrir. Oh ! qu’il faut peu de temps pour changer notre sort.



Scène IV.

CAROLINE, BRÊME.
CAROLINE.

Cher père, comment va-t-il ? Que fait le jeune comte ?

BRÊME.

C’est une forte contusion ; mais j’espère que la lésion ne sera pas dangereuse. Je ferai une excellente cure, et, à l’avenir, chaque fois que M. le comte se regardera au miroir, en voyant la cicatrice, il se souviendra de son habile chirurgien, son Brême de Bremenfeld.

CAROLINE.

Pauvre comtesse ! si seulement elle n’arrivait pas dès demain !

BRÊME.

Tant mieux ! Si elle voit de ses yeux le mauvais état du malade, elle sentira, quand la cure sera terminée, d’autant plus de respect pour mon art. Il faut que les personnes de qualité sachent aussi qu’elles et leurs enfants sont des hommes ; on ne peut assez leur faire sentir combien est respectable un homme, et surtout un chirurgien, qui les assiste dans leurs souffrances, auxquelles elles sont sujettes comme tous les enfants d’Adam. Je te le dis, mon enfant, un chirurgien est l’homme le plus respectable de la terre entière. Le théologien te délivre du péché qu’il a inventé lui-même ; le jurisconsulte te gagne ton procès, et réduit à la besace ta partie adverse, dont le droit était égal au tien ; le médecin te guérit d’une maladie et t’en donne une autre, et tu ne peux jamais savoir s’il t’a fait du bien ou du mal : mais le chirurgien te délivre d’un mal réel, que tu t’es attiré toi-même, ou qui t’a surpris par accident, et sans qu’il y ait de ta faute ; il te rend service, il ne nuit à personne, et tu peux te convaincre d’une manière incontestable que son traitement a réussi.

CAROLINE, d’une voix triste.

Tout comme quand il n’a pas réussi.

BRÊME.

Cela t’apprend à distinguer le charlatan du maître. Réjouis-toi, ma fille, d’avoir un tel maître pour père ! Pour un enfant bien né, rien n’est plus doux que de mettre sa joie dans ses parents et ses ancêtres.

CAROLINE, toujours tristement.

C’est ce que je fais, mon père.

BRÊME, la contrefaisant.

Tu le fais, ma fillette, d’un air triste et d’un ton larmoyant… Cela ne témoigne pas trop de joie.

CAROLINE.

Ah ! mon père !

BRÊME.

Qu’as-tu, mon enfant ?

CAROLINE.

Il faut que je vous le dise tout de suite.

BRÊME.

Quoi donc ?

CAROLINE.

Vous savez que le baron s’est montré, ces jours-ci, très-amical et très-tendre avec moi ; je vous l’ai dit aussitôt et vous ai demandé conseil.

BRÊME.

Tu es une excellente fille, digne de figurer comme une princesse, une reine.

CAROLINE.

Vous m’avez conseillé d’être sur mes gardes, de m’observer moi-même, mais de l’observer aussi ; de ne point me compromettre, mais aussi de ne pas repousser la fortune, si elle venait me chercher. Je me suis comportée avec lui de telle sorte que je n’ai aucun reproche à me faire ; mais lui…

BRÊME.

Parle, mon enfant, parle…

CAROLINE.

Oh ! c’est affreux ! Quelle audace ! quelle témérité !…

BRÊME.

Eh bien ?… (Après une pause.) Ne me dis rien, ma fille ! Tu me connais : je suis d’un tempérament bouillant, un vieux soldat ; je ne pourrais me contenir ; je ferais un coup de tête.

CAROLINE.

Vous pouvez, mon père, l’entendre sans vous fâcher, et je puis le dire sans rougir. Il a mal interprété mes manières affables, et, pendant votre absence, après que Louise eut couru au château, il s’est glissé ici dans la maison. Il s’est montré téméraire, mais je lui ai appris son devoir. Je l’ai chassé, et je puis dire que, depuis cet instant, mes sentiments à son égard sont changés. Il me semblait aimable, quand il était bon, quand je pouvais croire qu’il avait sur moi des vues honnêtes : maintenant, il me semble pire que tout autre. Je vous conterai tout, je vous avouerai tout, comme jusqu’à présent, et je m’en remettrai entièrement à vos conseils.

BRÊME.

Quelle fille ! quelle excellente fille ! Oh ! je suis un père digne d’envie ! Attendez, monsieur le baron, attendez ! Nous lâcherons les chiens, et ils fermeront aux renards l’entrée de la volière. Je consens à ne plus m’appeler Brême, à ne pas mériter le nom de Bremenfeld, si tout ne change pas bientôt.

CAROLINE.

Ne vous fâchez pas, mon père.

BRÊME.

Tu me rends une nouvelle vie, ma fille ; oui, continue d’honorer ta condition par ta vertu ; ressemble en toutes choses à ton excellente bisaïeule, feu Mme la bourgmestre de Bremenfeld. Cette digne femme fut, par sa modestie, l’honneur de son sexe, et, par son esprit, l’appui de son époux. Regarde son portrait chaque jour, chaque heure ; imite-la, et deviens respectable comme elle. (Caroline regarde le portrait et rit.) Qu’est-ce qui te fait rire, ma fille ?

CAROLINE.

Je veux bien imiter ma bisaïeule dans toutes ses vertus, pourvu que ne je doive pas m’habiller comme elle. (Elle rit.) Ha ! ha ! ha ! Voyez-vous, chaque fois que je regarde ce portrait, il faut que je rie, quoique je l’aie tous les jours devant les yeux. Ha ! ha ! ha ! Voyez donc ce bonnet, qui s’écarte de la tête comme des ailes de chauve-souris.

BRÊME.

Eh bien ! eh bien ! de son temps, personne n’en riait : et qui sait comme on rira de vous par la suite, quand on vous verra en peinture ? car vous êtes bien rarement vêtues et coiffées de sorte que je puisse dire (bien que tu sois ma jolie fille) : « Elle me plaît ainsi ! » Égale en vertus cette excellente femme, et habille-toi avec un meilleur goût ; à cela je n’ai rien à reprendre ; bien entendu, comme on dit, que le bon goût ne soit pas plus cher que le mauvais. Au reste, je serais d’avis que tu allasses te coucher, car il est tard.

CAROLINE.

Ne voulez-vous pas encore prendre votre café ? L’eau bout ; il sera fait à l’instant.

BRÊME.

Borne-toi à tout préparer : mets la poudre dans la cafetière ; j’y verserai moi-même l’eau bouillante.

CAROLINE.

Bonne nuit, mon père.

BRÊME.

Dors bien, mon enfant. (Caroline sort.)



Scène V.

BRÊME, seul.

Faut-il que ce malheur soit arrivé justement cette nuit ! J’avais tout arrangé pour le mieux : j’avais divisé mon temps comme un véritable praticien. Nous avions jasé ensemble jusque vers minuit ; tout était tranquille ; après cela, je voulais prendre ma tasse de café ; mes amis, convoqués, devaient se rendre chez moi pour notre secrète conférence. À présent, le diable s’en mêle. Tout est en mouvement ; on veille au château pour mettre des compresses à l’enfant. Qui sait où le baron va rôder pour guetter ma fille ? Je vois de la lumière chez le bailli, ce maudit coquin, que je crains plus que tout le reste. Si nous sommes découverts, la plus grande, la plus belle, la plus sublime pensée, qui doit exercer de l’influence sur ma patrie tout entière, peut être étouffée à sa naissance. (Il regarde à la fenêtre.) J’entends venir quelqu’un ! Les dés sont jetés : il s’agit de poser les dames. Un vieux soldat ne doit s’effrayer de rien. N’ai-je donc pas été à l’école du grand, de l’invincible Frédéric ?



Scène VI.

BRÊME, MARTIN.
BRÊME.

Est-ce vous, compère Martin ?

MARTIN.

Oui, cher compère Brême, c’est moi. Je me suis levé tout doucement, comme la cloche sonnait minuit, et je suis venu ; mais j’ai encore entendu faire du tapage et aller et venir, et j’ai fait doucement quelques tours de jardin, en attendant que tout fût tranquille. Dites-moi, je vous prie, compère Brême, quel est votre dessein, pour nous réunir chez vous si avant dans la nuit. Ne pourrions-nous pas faire de jour ?

BRÊME.

Vous saurez tout ; ayez seulement patience, jusqu’à ce que tous les autres soient arrivés.

MARTIN.

Qui donc doit venir encore ?

BRÊME.

Tous nos bons amis, tous les gens capables. Après vous, qui êtes le maire de l’endroit, viendront encore Pierre, le maire de Rosenhahn, et Albert, le maire de Wiesengrouben. J’espère que nous verrons aussi Jacques, qui possède ce joli franc-alleu. Alors seront réunies assez de personnes distinguées et raisonnables pour être en état d’exécuter quelque chose.

MARTIN.

Compère Brême, vous êtes un homme singulier : tout vous est égal, la nuit et le jour, le jour et la nuit, l’été et l’hiver.

BRÊME.

Oui, et, s’il n’en était pas ainsi, rien n’irait comme il faut. Veiller ou dormir, cela m’est parfaitement égal. Après la bataille de Leuthen, où nos hôpitaux se trouvaient en mauvais état, ils se seraient trouvés assurément dans un état bien pire encore, si, dans ce temps-là, Brême n’avait pas été un jeune et robuste gaillard. Il y avait là force blessés, force malades, et tous les chirurgiens étaient vieux et harassés ; mais Brême, jeune et vigoureux compagnon, était prêt jour et nuit. Je vous dis, compère, que j’ai veillé toute une semaine sans dormir pendant le jour. Il le remarqua aussi le vieux Fritz[3], qui savait tout ce qu’il voulait savoir. « Écoute, Brême, dit-il un jour, comme il visitait l’hôpital en propre personne, écoute, Brême, on dit que tu es malade d’insomnie… » Je vis bien où il en voulait venir, car tous les autres étaient là ; je me recueillis et je dis : « Sire, c’est une maladie que je souhaite à tous vos serviteurs ; et, comme elle ne laisse aucune fatigue, et que je puis encore faire mon service pendant le jour, j’espère que Votre Majesté ne me fera pas subir pour cela sa disgrâce. »

MARTIN.

Hé ! hé ! comment donc le roi prit-il cela ?

BRÊME.

Il parut tout à fait sérieux ; mais je vis bien que cela lui plut. « Brême, dit-il, à quoi donc passes-tu le temps ? » Je repris courage et je dis : « Je pense à ce que Votre Majesté a fait et fera encore ; et je pourrais atteindre l’âge de Mathusalem, et veiller toujours, sans parvenir au bout de mes pensées. » Alors il fit semblant de ne pas entendre, et passa plus loin. Mais voilà que, environ huit ans après, il arrêta encore les yeux sur moi à la revue. « Veilles-tu toujours, Brême ? cria-t-il. — Sire, répliquai-je, Votre Majesté ne nous laisse pas plus de repos dans la paix que dans la guerre. Vous faites toujours de si grandes choses, que le plus habile en est confondu. »

MARTIN.

Ainsi donc, compère, vous avez parlé au roi ? Osait-on, comme cela, lui parler ?

BRÊME.

Sans doute on osait comme cela et bien autrement encore, car il savait tout au mieux. L’un était pour lui comme l’autre, et le paysan lui tenait surtout au cœur. « Je sais bien, disait-il à ses ministres, s’ils voulaient lui faire telle ou telle objection, que les riches ont beaucoup d’avocats ; mais les pauvres n’en ont qu’un seul, et c’est moi. »

MARTIN.

Oh ! que ne l’ai-je pu voir aussi !

BRÊME.

Silence ! J’entends quelque chose. Ce seront nos amis. Justement ! Pierre et Albert.



Scène VII.

LES PRÉCÉDENTS, PIERRE, ALBERT.
BRÊME.

Bienvenus !… Jacques n’est-il pas avec vous ?

PIERRE.

Nous nous étions donné rendez-vous aux trois tilleuls, mais il nous a fait trop attendre, et nous sommes venus seuls.

ALBERT.

Qu’avez-vous de neuf à nous dire, maître Brême ? Est-il venu quelque chose de Wetzlar ? Le procès avance-t-il ?

BRÊME.

C’est justement parce qu’il n’est rien venu, et parce que, s’il était venu quelque chose, cela n’aurait pas grande importance, que j’ai voulu vous faire part de mes idées. En effet, vous savez bien que je m’intéresse aux affaires de tous, mais non publiquement, du moins jusqu’ici, car il ne faut pas que je me brouille tout à fait avec la seigneurie.

PIERRE.

Oui, nous ne voudrions pas non plus nous brouiller avec elle, si elle agissait seulement d’une manière un peu supportable.

BRÊME.

Je voulais vous dire… Si seulement Jacques était là, afin que nous fussions tous réunis, et que je n’eusse rien à répéter et que nous fussions d’accord !…

ALBERT.

Jacques ? Il vaut presque mieux qu’il n’y soit pas. Je ne me fie guère à lui : il a le franc-alleu, et, quoiqu’il ait pour les cens le même intérêt que nous, la route ne le regarde pas, et, dans tout le procès, il s’est montré beaucoup trop nonchalant.

BRÊME.

À la bonne heure. Asseyez-vous et écoutez-moi. (Ils s’asseyent.)

MARTIN.

Je suis bien curieux d’entendre.

BRÊME.

Vous savez que, depuis quarante ans, les communes ont avec la seigneurie un procès, qui, par de longs détours, est enfin arrivé à Wetzlar, et qu’il ne peut trouver le chemin pour en revenir. Le seigneur réclame des corvées et d’autres services, que vous refusez, et que vous refusez à bon droit, car il a été conclu un compromis avec le grand-père de notre jeune comte (Dieu le garde !), qui s’est fait cette nuit, en tombant, une terrible bosse.

MARTIN.

Une bosse ?

PIERRE.

Cette nuit même ?

ALBERT.

Comment cela est-il arrivé ?

MARTIN.

Pauvre cher enfant !

BRÊME.

Je vous conterai cela plus tard : à présent, écoutez la suite. Ce compromis arrêté, les communes abandonnèrent à la seigneurie quelque peu de bois, quelques prairies, quelques pâturages et d’autres bagatelles, qui étaient pour vous sans importance et très-utiles à la seigneurie ; car on voit que le vieux comte était un maître avisé, mais aussi un bon maître. Vivre et laisser vivre était sa maxime. Il affranchissait en échange les communes de quelques corvées, dont il pouvait se passer, et…

ALBERT.

Ce sont les corvées que nous sommes encore obligés de faire.

BRÊME.

Et il vous fit quelques avantages…

MARTIN.

Dont nous ne jouissons pas encore.

BRÊME.

Justement, parce que le comte mourut. La seigneurie se mit en possession de ce qui lui était accordé ; la guerre éclata, et les vassaux durent faire plus encore qu’ils n’avaient fait auparavant.

PIERRE.

C’est exactement ainsi : je l’ai entendu plus d’une fois de la bouche des avocats.

BRÊME.

Et je le sais mieux que l’avocat ; car je vois plus loin. Le fils du comte, le seigneur défunt, devint majeur vers ce temps-là. C’était, par Dieu, un terrible et méchant diable, qui ne voulait rien céder, et vous maltraitait indignement. Il était en possession ; le compromis avait disparu, et l’on ne pouvait en trouver trace.

ALBERT.

Si nous n’avions pas la copie, que notre défunt pasteur nous a faite, à peine en saurions-nous quelque chose.

BRÊME.

Cette copie est votre bonheur et votre malheur. Cette copie est parfaitement valable devant tout homme juste : devant un tribunal elle ne vaut rien. Si vous n’aviez pas cette copie, vous seriez indécis dans cette affaire ; si l’on n’avait pas présenté ce document à la seigneurie, on ne saurait pas comme elle est injuste.

MARTIN.

Mais vous devez être juste aussi : la comtesse reconnaît qu’il y a beaucoup à dire pour nous ; seulement, elle se refuse à passer la transaction, parce qu’elle ne prend pas sur elle de conclure une pareille affaire pendant la minorité de son fils.

ALBERT.

Pendant la minorité de son fils ! N’a-t-elle pas fait ajouter une aile au château, que peut-être il n’habitera de ses jours ? car il ne se plaît pas dans ce pays.

PIERRE.

Et surtout à présent qu’il s’y est fait une bosse.

ALBERT.

N’a-t-elle pas fait établir le grand jardin et les cascades, ce qui l’a obligée à vendre une couple de moulins ? Elle prend bien sur elle de faire tout cela pendant la minorité ; mais ce qui est juste, équitable, elle n’ose pas se le permettre.

BRÊME.

Albert, tu es un brave homme ; j’aime à entendre parler ainsi, et j’avoue que, si je dois à notre gracieuse comtesse maints avantages, et me reconnais, en conséquence, son très-humble serviteur, je voudrais bien aussi imiter mon roi et me faire votre avocat.

PIERRE.

Ce serait fort bien : faites seulement que notre procès soit bientôt fini.

BRÊME.

Je n’y puis rien : c’est à vous d’agir.

PIERRE.

Comment faudrait-il s’y prendre ?

BRÊME.

Vous autres bonnes gens, vous ne savez pas que tout progresse dans le monde, que ce qui était impossible il y a dix ans est possible aujourd’hui ; vous ne savez pas tout ce qu’on entreprend maintenant, tout ce qu’on exécute.

MARTIN.

Oh ! oui, nous savons qu’il se passe maintenant en France d’étranges choses.

PIERRE.

Étranges et abominables !

ALBERT.

Étranges et bonnes !

BRÊME.

Fort bien, Albert ! Il faut choisir le meilleur. Voici donc mon avis : ce qu’on ne peut obtenir aimablement, on doit le prendre de force.

MARTIN.

Serait-ce là le meilleur ?

ALBERT.

Sans doute.

PIERRE.

Je ne crois pas.

BRÊME.

Je dois vous le dire, mes enfants : maintenant ou jamais !

ALBERT.

Vous n’avez pas besoin de tant nous prêcher, nous autres de Wiesengrouben ; nous sommes prêts et dispos. Dès longtemps nos gens voulaient se révolter ; mais je les en ai constamment détournés, parce que M. Brême disait toujours qu’il n’était pas temps encore, et c’est un homme habile, en qui j’ai confiance.

BRÊME.

Grand merci, compère, et, je vous le dis, il en est temps à présent.

ALBERT.

Je le crois aussi.

PIERRE.

Ne le trouvez pas mauvais, mais je ne vois pas cela ; car, de savoir quand il est bon de saigner, de purger, de ventouser, cela est marqué dans l’almanach, et je puis me régler en conséquence ; mais, si c’est juste le bon moment pour se révolter, je crois que cela est beaucoup plus difficile à dire.

BRÊME.

C’est à nous autres de le savoir.

ALBERT.

Sans doute, vous le savez.

PIERRE.

Mais dites-moi donc d’où vient proprement que vous le savez mieux que d’autres habiles gens.

BRÊME, avec gravité.

Premièrement, mon ami, parce que, depuis mon grand-père, ma famille a déjà montré les plus grandes lumières politiques. Ce portrait vous représente mon grand-père, Hermann Brême de Bremenfeld, qui, pour ses grands et excellents mérites, fut élevé à la dignité de bourgmestre de sa ville natale, à laquelle il rendit les plus grands et les plus importants services. Sa mémoire y est encore en honneur et en bénédiction, bien que de méchants et médisants poëtes dramatiques n’aient pas traité avec beaucoup d’égards ses grands talents et certaines singularités qu’il pouvait avoir. Sa profonde connaissance de toute la situation politique et militaire de l’Europe ne lui a pas été contestée même par ses ennemis.

PIERRE.

C’était un joli homme ; il paraît fort bien nourri.

BRÊME.

À la vérité, il coula des jours plus tranquilles que son petit-fils.

MARTIN.

N’avez-vous pas aussi le portrait de votre père !

BRÊME.

Hélas ! non. Mais, je dois vous le dire, quand la nature produisit mon père, Jost Brême de Bremenfeld, elle recueillait ses forces, pour orner votre ami de facultés par lesquelles il désire de vous être utile. Mais me préserve le ciel de vouloir m’élever au-dessus de mes ancêtres ! Les choses nous sont rendues maintenant bien plus faciles, et nous pouvons, avec des dons naturels inférieurs, jouer un grand rôle.

MARTIN.

Pas si modeste, compère !

BRÊME.

C’est la pure vérité. N’y a-t-il pas maintenant une foule de gazettes, de journaux et de feuilles volantes, pour nous instruire et pour exercer notre esprit ? Si mon défunt grand-père avait eu seulement la millième partie de ces secours, il aurait été un tout autre homme. Mais, chers enfants, que vous parlé-je de moi ? Le temps passe, et je crains que le jour ne vienne à poindre. Le coq nous avertit de nous renfermer en peu de mots. Avez-vous du courage ?

ALBERT.

Moi et les miens nous n’en manquerons pas.

PIERRE.

Parmi les miens, il se trouvera bien quelqu’un pour se mettre à la tête ; pour moi, je prie qu’on me dispense de la commission.

MARTIN.

Depuis les deux derniers sermons que le précepteur a faits, parce que le vieux pasteur est malade, tout ce grand village ici est en mouvement.

BRÊME.

Bien ! C’est comme cela qu’on avance. J’ai compté que nous pouvons mettre sur pied plus de six cents hommes. Si vous le voulez, tout sera fait dans la nuit prochaine.

MARTIN.

Dans la nuit prochaine ?

BRÊME.

Minuit ne sera pas revenu, que vous aurez recouvré tout ce qui vous appartient, et plus encore.

PIERRE.

Si vite ? Comment serait-il possible ?

ALBERT.

Vite ou jamais.

BRÊME.

La comtesse arrive aujourd’hui : il ne faut pas qu’elle ait le temps de se reconnaître. Présentez-vous seulement devant le château à la nuit tombante, et réclamez vos droits, réclamez une nouvelle expédition de l’ancien compromis ; imposez encore quelques petites conditions, que je vous indiquerai ; faites-la souscrire, faites-la jurer, et tout sera fini.

PIERRE.

À l’idée d’une pareille violence, je me sens trembler bras et jambes.

ALBERT.

Fou ! Celui qui emploie la violence ne doit pas trembler.

MARTIN.

Mais comme aisément ils peuvent lancer sur nous un régiment de dragons ! Nous n’y devons pas aller si rudement. La troupe, le prince, le gouvernement, nous écraseraient de la belle sorte.

BRÊME.

Tout au contraire. C’est justement sur quoi je me fonde. Le prince sait combien le peuple est opprimé. Il s’est prononcé assez souvent d’une manière énergique et formelle sur l’iniquité de la noblesse, sur la lenteur des procès, sur les chicanes des justiciers et des avocats ; en sorte qu’on peut présumer qu’il ne se fâchera point si l’on se rend justice, puisqu’il en est lui-même empêché.

PIERRE.

Est-ce bien sûr ?

ALBERT.

On en parle dans tout le pays.

PIERRE.

Alors on pourrait, à tout événement, hasarder quelque chose.

BRÊME.

Comment vous devez vous mettre à l’œuvre, comment, avant toute chose, vous devez vous défaire de l’abominable justicier, et sur qui vous devrez encore avoir les yeux ouverts, c’est ce que vous saurez avant le soir. Faites vos préparatifs, animez vos gens, et venez me joindre, ce soir à six heures, vers la fontaine des Seigneurs. Jacques n’est pas encore arrivé, et cela le rend suspect : il vaut mieux qu’il ne soit pas venu. Surveillez-le, afin que du moins il ne nous nuise pas. Il saura bien prendre part aux avantages que nous remporterons. Il fait jour : adieu, et dites-vous seulement que ce qui doit se faire est déjà fait. La comtesse revient justement de Paris, où elle a vu et entendu tout ce que nous lisons avec tant d’admiration : peut-être apporte-t-elle déjà elle-même des sentiments plus doux, si elle a appris ce que des hommes, qui sont trop durement opprimés, peuvent et doivent faire enfin pour défendre leurs droits.

MARTIN.

Adieu, compère ! adieu ! Au coup de six heures, je serai à la fontaine des Seigneurs.

ALBERT.

Vous êtes un brave homme ! Adieu !

BRÊME.

Je célébrerai vos louanges, si la chose réussit.

MARTIN.

Nous ne savons comment vous remercier.

BRÊME, avec dignité.

Vous aurez assez d’occasions de m’obliger. Par exemple, le petit capital de deux cents écus, que je dois à l’église, vous pourrez bien me le remettre.

MARTIN.

Nous n’y aurons pas regret.

ALBERT.

Notre commune est riche et fera aussi volontiers quelque chose pour vous.

BRÊME.

Cela se trouvera. Ce joli terrain, qui appartient à la commune, et que le justicier a fait clore de haies et cultiver en jardin, vous en reprendrez possession et me le céderez.

ALBERT.

Nous n’y regarderons pas : nous en sommes déjà consolés.

PIERRE.

Nous ne resterons pas non plus en arrière.

BRÊME.

Vous avez vous-même un beau bien et un joli garçon : je pourrais lui donner ma fille. Je ne suis pas fier, croyez-moi, je ne suis pas fier : j’appellerai volontiers votre fils mon gendre.

PIERRE.

La petite demoiselle est assez jolie, mais elle est élevée un peu trop noblement.

BRÊME.

Non pas noblement, mais sagement. Elle saura s’accommoder à toute condition. Mais là-dessus, il y a bien à dire encore. Adieu, mes amis ! Adieu !

TOUS.

Adieu ! Adieu !


ACTE DEUXIÈME.


Antichambre de la Comtesse. Au fond, et des deux côtés, sont des portraits de famille, en divers costumes ecclésiastiques et laïques.


Scène I.

LE BAILLI, LOUISE. Le Bailli entre, et, pendant qu’il cherche des yeux s’il n’y a personne, Louise arrive de l’autre côté.
LE BAILLI.

Bonjour, mademoiselle ! Peut-on parler à Son Excellence ? Puis-je mettre à ses pieds mes très-humbles hommages ?

LOUISE.

Attendez un moment, monsieur le bailli. Mme la comtesse sortira tout à l’heure. Les fatigues du voyage et la frayeur qui l’a saisie à son arrivée, ont rendu nécessaire quelque repos.

LE BAILLI.

Je la plains de tout mon cœur. Après une si longue absence, après un si pénible voyage, trouver dans un si horrible état son fils unique et chéri ! J’avoue que je frissonne, d’y penser seulement. Son Excellence a été sans doute bien émue ?

LOUISE.

Vous pouvez facilement vous représenter ce qu’une mère tendre et craintive a du sentir, lorsqu’elle est descendue de voiture, qu’elle est entrée dans la maison, et qu’elle a observé la confusion ; qu’elle a demandé des nouvelles de son fils, et qu’à l’hésitation et à l’embarras de ses gens, elle a pu aisément comprendre qu’il lui était arrivé un accident.

LE BAILLI.

Je la plains du fond de mon cœur. Que fîtes-vous alors ?

LOUISE.

Nous dûmes tout conter bien vite, afin qu’elle ne supposât pas quelque chose de plus fâcheux ; nous dûmes la conduire auprès de l’enfant, qui était couché, la tête bandée et les habits ensanglantés. Nous n’avions songé qu’aux compresses, et n’avions pu le déshabiller.

LE BAILLI.

Ce dut être un affreux spectacle.

LOUISE.

Elle jeta les yeux sur son fils, poussa un grand cri, et tomba sans connaissance dans mes bras. Quand elle reprit ses sens, elle était inconsolable, et nous eûmes toutes les peines du monde à lui persuader que l’enfant ne s’était fait qu’une forte contusion, qu’il avait saigné du nez, et qu’il n’y avait aucun danger.

LE BAILLI.

Je ne voudrais pas être à la place du gouverneur, qui néglige ainsi cet aimable enfant.

LOUISE.

J’ai admiré la douceur de la comtesse, surtout en le voyant traiter l’accident avec plus de légèreté qu’il ne lui convenait dans ce moment.

LE BAILLI.

Elle est beaucoup trop bonne, beaucoup trop indulgente.

LOUISE.

Mais elle connaît ses gens et observe tout. Elle sait qui la sert honnêtement et fidèlement ; elle sait celui qui n’est qu’en apparence son très-humble serviteur ; elle connaît les négligents aussi bien que les hypocrites, les imprudents aussi bien que les méchants.

LE BAILLI.

Vous n’en dites pas trop : c’est une excellente dame, mais, justement à cause de cela… le gouverneur mériterait qu’elle lui donnât tout uniment son congé.

LOUISE.

Dans tout ce qui touche le sort de l’homme, elle procède avec lenteur, comme il sied à un grand. Rien n’est plus redoutable que le pouvoir et la précipitation.

LE BAILLI.

Mais le pouvoir et la faiblesse sont aussi un triste couple.

LOUISE.

Vous ne direz pas de la comtesse qu’elle soit faible.

LE BAILLI.

Dieu préserve un ancien et fidèle serviteur de concevoir une telle pensée ! Mais il est bien permis de souhaiter, pour l’avantage de Sa Seigneurie, qu’on agisse quelquefois avec plus de sévérité contre des gens à l’égard desquels la sévérité est nécessaire.

LOUISE.

Madame la comtesse ! (Louise sort.)



Scène II.

LA COMTESSE, en négligé, LE BAILLI.
LE BAILLI.

Votre Excellence a surpris ses serviteurs d’une agréable manière, quoique inattendue, et nous regrettons seulement qu’à son arrivée madame la comtesse ait été effrayée par un si triste spectacle. Nous avions fait tous les préparatifs pour la réception de Votre Excellence ; en effet, les branches de sapin pour l’arc de triomphe sont déjà dans la cour ; toutes les communes réunies voulaient faire la haie auprès de la voiture et vous recevoir avec des cris de joie, et déjà chacun se réjouissait de mettre ses habits de fête pour une occasion si solennelle, et de se parer soi et ses enfants.

LA COMTESSE.

Je suis charmée que ces bonnes gens ne se soient pas rangés des deux côtés du chemin : il m’aurait été impossible de leur faire bon visage, et à vous moins qu’à tout autre, monsieur le bailli.

LE BAILLI.

Comment donc ? En quoi avons-nous encouru la disgrâce de Votre Excellence ?

LA COMTESSE.

Je ne puis le nier, j’ai été fort mécontente, lorsque je suis arrivée hier au chemin abominable qui commence justement à la limite de mes possessions. J’ai fait ce grand voyage, presque tout entier, sur de bonnes routes, et, précisément quand j’arrive sur mes terres, je les trouve non-seulement plus mauvaises que l’an passé, mais si détestables, qu’elles réunissent tous les défauts d’une mauvaise chaussée. Tantôt des ornières profondes, où la voiture menace de verser, et d’où les chevaux la tirent à peine avec toutes leurs forces ; tantôt des pierres amoncelées sans ordre, en sorte que, pendant un quart de lieue, même dans la voiture la plus douce, on est secoué de la façon la plus insupportable. Je serais surprise qu’il n’y eût rien de gâté.

LE BAILLI.

Votre Excellence ne me condamnera pas sans m’avoir entendu : c’est uniquement mon zèle ardent à ne pas céder la moindre partie des droits de Votre Excellence, qui est la cause du mauvais état de la route.

LA COMTESSE.

Je comprends…

LE BAILLI.

Vous me permettez de laisser juger à votre profonde pénétration, combien il eût été peu convenable que je cédasse, seulement de l’épaisseur d’un cheveu, à ces paysans rebelles. Ils sont obligés de réparer la route, et, comme Votre Excellence a ordonné une chaussée, ils sont aussi tenus de faire la chaussée.

LA COMTESSE.

Quelques communes étaient pourtant bien disposées.

LE BAILLI.

C’est justement là le malheur. Elles ont amené les pierres ; mais, les communes rebelles ayant refusé d’agir, et rendu les premières rebelles à leur tour, les pierres restèrent sur la place et furent peu à peu, soit par nécessité soit par malice, jetées dans les ornières, et le chemin en est devenu, à vrai dire, un tant soit peu inégal.

LA COMTESSE.

Vous appelez cela un peu inégal ?

LE BAILLI.

Votre Excellence me pardonnera, si je lui dis même que je fais souvent ce chemin avec beaucoup de satisfaction. C’est un parfait remède contre l’hypocondrie de se faire secouer de la sorte.

LA COMTESSE.

Voilà, je l’avoue, un singulier traitement !

LE BAILLI.

Et en vérité, comme, précisément à raison de ce procès, qui se poursuit avec la plus grande activité devant la chambre impériale, on n’a pu, depuis une année, songer à aucune réparation de route ; qu’en outre les transports de bois sont nombreux, et que, dans ces derniers jours, il a fait aussi des pluies continuelles, une personne accoutumée aux bonnes chaussées pourrait bien trouver les nôtres, en quelque façon, impraticables.

LA COMTESSE.

En quelque façon ! Il me semble qu’elles le sont tout à fait.

LE BAILLI.

Il plaît à Votre Excellence de badiner. On finit toujours par avancer.

LA COMTESSE.

Si l’on ne reste pas en place. Enfin j’ai mis six heures pour faire un mille.

LE BAILLI.

Il y a quelques jours, j’en ai mis encore davantage. Deux fois je me suis tiré d’affaire heureusement ; la troisième fois, une roue a cassé, et j’ai dû me faire traîner ainsi. Mais, avec tous ces accidents, j’étais joyeux et j’avais bon courage ; car je songeais que les droits de Votre Excellence et de monseigneur votre fils étaient sauvés. À parler franchement, j’aimerais mieux rouler d’ici à Paris sur de pareils chemins, que de céder seulement l’épaisseur du doigt, quand les droits et prérogatives de mon noble seigneur sont contestés. Je voudrais donc que Votre Excellence pensât de même : assurément elle n’aurait pas fait ce chemin avec autant de déplaisir.

LA COMTESSE.

Je dois vous dire que je pense autrement, et que, si ces biens m’appartenaient en propre, si je ne devais pas me considérer simplement comme gouvernante, je passerais sur maintes difficultés ; j’écouterais mon cœur, qui me commande l’équité, et ma raison, qui m’apprend à distinguer un bien réel d’un avantage apparent. Je serais généreuse, comme cela sied si bien à qui tient le pouvoir. Je me garderais d’insister, sous l’apparence du droit, sur des prétentions que je devrais à peine souhaiter de faire prévaloir, et qui, si je trouve de la résistance, m’enlèvent, pour toute la vie, la pleine jouissance d’une possession que je pourrais améliorer par une conduite équitable. Un accommodement supportable et la jouissance immédiate valent mieux qu’une cause bien fondée, qui me donne du chagrin, et dont je ne vois pas même l’avantage pour mes descendants.

LE BAILLI.

Votre Excellence me permettra d’oser être en cela d’un avis contraire. Un procès est une chose si charmante, que, si j’étais riche, j’en achèterais plutôt quelques-uns, pour ne pas vivre tout à fait privé de ce plaisir. (Il se retire.)

LA COMTESSE.

Il me paraît qu’il veut faire payer son plaisir à nos domaines.



Scène III.

LA COMTESSE, LE GOUVERNEUR.
LE GOUVERNEUR.

Puis-je demander à madame la comtesse comment elle se porte ?

LA COMTESSE.

Comme vous pouvez imaginer, après l’émotion qui m’a surprise à mon arrivée.

LE GOUVERNEUR.

J’en ai été sincèrement affligé, mais j’espère que cela n’aura pas de suites. Au reste votre séjour ici pourra difficilement vous être agréable de sitôt, quand vous le comparerez avec celui dont vous avez joui dernièrement.

LA COMTESSE.

Il y a beaucoup de charme aussi à se retrouver dans sa maison auprès des siens.

LE GOUVERNEUR.

Que de fois j’ai envié votre bonheur, d’assister aux plus grands événements que le monde ait jamais vus ; d’être témoin de l’heureuse ivresse qui saisit une grande nation, dans le moment où, pour la première fois, elle se sentit libre et déliée des chaînes qu’elle avait portées si longtemps, que ce pesant fardeau, ce fardeau étranger, était devenu, en quelque sorte, un membre de son infirme et misérable corps !

LA COMTESSE.

J’ai vu d’étranges choses, mais peu de réjouissantes.

LE GOUVERNEUR.

Sinon pour les sens, du moins pour l’esprit. Celui qui échoue avec de grands desseins est toujours plus digne de louange que celui qui n’agit que par de petites vues. On peut s’égarer dans le droit chemin et marcher droit dans le mauvais…



Scène IV.

LES PRÉCÉDENTS, LOUISE.

(L’arrivée de cette personne excellente tempère d’abord la vivacité de la conversation, qui est bientôt détournée complètement de son objet. Le Gouverneur, qui n’y trouve plus d’intérêt, s’éloigne ; et la conversation continue, comme suit, entre les deux dames.)

LA COMTESSE.

Que fait mon fils ? J’étais sur le point de passer chez lui.

LOUISE.

Il dort très-paisiblement, et j’espère qu’il recommencera bientôt à jouer et sauter, et qu’il ne restera, dans peu de temps, aucune trace de la blessure.

LA COMTESSE.

Si le temps était moins mauvais, je descendrais au jardin. Je suis bien impatiente de voir comme tout a fait des progrès, et quel effet produisent maintenant le pont, la grotte et la cascade.

LOUISE.

Tout a fait des progrès admirables ; les massifs que vous avez fait planter semblent être naturels ; ils charment quiconque les voit pour la première fois, et moi, dans mes heures de repos, j’y trouve une agréable retraite. Je dois avouer cependant que je me trouve mieux encore dans la pépinière, sous les arbres fruitiers. La pensée de l’utile me transporte, et me donne une gaieté que je ne ressens pas ailleurs. Je puis semer, enter, greffer ! Et, quoique mon œil n’observe aucun effet pittoresque, je me sens ravie, à la pensée de ces fruits qui, un jour, et bientôt peut-être, seront pour chacun une jouissance.

LA COMTESSE.

J’apprécie vos sentiments de bonne ménagère.

LOUISE.

Les seuls convenables dans une condition qui doit songer au nécessaire et à laquelle peu de fantaisies sont permises.

LA COMTESSE.

Avez-vous réfléchi à la proposition que je vous ai faite dans ma dernière lettre ? Pouvez-vous prendre la résolution de consacrer votre temps à ma fille, de vivre avec elle comme amie, comme compagne ?

LOUISE.

Je n’hésite pas un moment, madame la comtesse.

LA COMTESSE.

Et moi j’hésitais beaucoup à vous le proposer. Le caractère impétueux, indomptable, de ma fille rend sa société désagréable et souvent très-pénible. Autant mon fils est aisé à conduire, autant ma fille est difficile.

LOUISE.

En revanche, son noble cœur, sa manière d’agir, méritent toute sorte d’estime. Elle est prompte, mais on l’apaise bientôt ; passionnée, mais juste ; fière, mais humaine.

LA COMTESSE.

En cela c’est à son père…

LOUISE.

Qu’elle ressemble parfaitement. Par une singulière dispensation, la nature semble avoir reproduit dans la fille la dureté du père et dans le fils la tendresse de la mère.

LA COMTESSE.

Essayez, Louise, de calmer cette ardeur sauvage mais noble. Vous possédez toutes les vertus qui lui manquent. Près de vous, par votre exemple, elle sera stimulée à se régler sur un si aimable modèle.

LOUISE.

Vous me faites rougir, madame la comtesse. Je ne connais en moi d’autre vertu que celle d’avoir su jusqu’à présent me résigner à mon sort ; et même je n’ai plus de mérite à cela, madame la comtesse, depuis que vous avez tant fait pour l’adoucir. Vous faites plus encore aujourd’hui, que vous me rapprochez de vous ! Depuis la mort de mon père et la ruine de ma famille, j’ai appris à me passer de beaucoup de choses, mais non d’une société polie et raisonnable.

LA COMTESSE.

De ce côté, vous devez beaucoup souffrir chez votre oncle.

LOUISE.

C’est un bon homme, mais son imagination le rend souvent bien sot, surtout depuis ces derniers temps, où chacun pense avoir le droit, non-seulement de discourir sur les grandes affaires du monde, mais encore d’y mettre la main.

LA COMTESSE.

Il en est de lui comme de beaucoup d’autres.

LOUISE.

J’ai fait quelquefois là-dessus mes réflexions en silence. Qui ne connaîtrait pas les hommes apprendrait aisément à les connaître aujourd’hui. Beaucoup de gens embrassent la cause de la liberté, de l’égalité universelle, uniquement pour faire une exception en leur faveur ; uniquement pour exercer de l’influence, n’importe comment.

LA COMTESSE.

Vous n’auriez pu en apprendre davantage, quand vous m’auriez accompagnée à Paris.



Scène V.

LES PRÉCÉDENTS, FRÉDÉRIQUE, LE BARON.
FRÉDÉRIQUE.

Voici, chère maman, un lièvre et deux perdrix. C’est moi qui ai tiré ces trois pièces : mon cousin n’a rien fait qui vaille.

LA COMTESSE.

Tu es tout en désordre, Frédérique. Comme te voilà trempée !

FRÉDÉRIQUE, secouant l’eau de son chapeau.

La première matinée de bonheur que j’aie passée depuis longtemps !

LE BARON.

Elle m’a fait courir les champs plus de quatre heures.

FRÉDÉRIQUE.

C’était un vrai plaisir : aussitôt après dîner, nous y retournerons.

LA COMTESSE.

Si tu mets tant d’ardeur à cet exercice, tu en seras bientôt lassée.

FRÉDÉRIQUE.

Soyez-m’en témoin, chère maman ! Que de fois, à Paris, j’ai soupiré après nos campagnes ! L’opéra, le spectacle, les sociétés, les dîners, les promenades, qu’est-ce que tout cela auprès d’un seul beau jour de chasse, un jour passé sous le ciel, sur nos montagnes, dans le lieu natal et accoutumé !… Cousin, nous chasserons à courre au premier jour.

LE BARON.

Il faudra que vous attendiez encore : les blés ne sont pas récoltés.

FRÉDÉRIQUE.

Quel grand mal cela fait-il ? C’est presque insignifiant. Aussitôt que le temps sera un peu sec, nous chasserons à courre.

LA COMTESSE.

Va t’habiller. Je soupçonne que nous aurons un convive de plus, qui ne peut s’arrêter chez nous que peu de temps.

LE BARON.

Le conseiller viendra-t-il ?

LA COMTESSE.

Il m’a promis de passer au moins une petite heure avec nous aujourd’hui. Il est en commission.

LE BARON.

Il y a quelques troubles dans le pays.

LA COMTESSE.

Cela ne sera rien, pourvu qu’on agisse raisonnablement avec ce peuple, et qu’on lui montre son véritable intérêt.

FRÉDÉRIQUE.

Des troubles ? Qui veut exciter des troubles ?

LE BARON.

Des paysans mécontents, qui sont opprimés par leurs seigneurs, et qui trouvent aisément des chefs.

FRÉDÉRIQUE.

Il faut leur casser la tête. (Elle fait quelques gestes avec son fusil.) Voyez, chère maman, comme le gouverneur a mal soigné mon fusil ! Je voulais le prendre avec moi, et, comme vous ne l’avez pas permis, je voulais le donner en garde au chasseur. Alors l’homme gris me pria instamment de le lui laisser. Il était si léger, disait-il, si commode ; il voulait si bien l’entretenir ; il voulait aller si souvent à la chasse. Je lui savais réellement bon gré de vouloir aller si souvent à la chasse ; et puis, voyez-vous, je trouve aujourd’hui mon arme à l’office, derrière le poêle. Comme la voilà faite ! De ma vie elle ne sera dérouillée.

LE BARON.

Il a eu, tout ce temps, trop à faire. Il travaille aussi à l’égalité générale, et, vraisemblablement, il tient aussi les lièvres pour ses égaux, et craint de leur faire du mal.

LA COMTESSE.

Habillez-vous, enfants, pour ne pas nous faire attendre. Aussitôt que le conseiller sera venu, nous dînerons. (Elle sort.)

FRÉDÉRIQUE, examinant son fusil.

J’ai déjà maudit souvent la Révolution française, et je le fais au double et au triple aujourd’hui. Comment réparer le dommage de mon fusil rouillé ?


ACTE TROISIÈME.


Une salle du château.


Scène I.

LA COMTESSE, LE CONSEILLER.
LA COMTESSE.

Je le remets à votre conscience, cher ami : cherchez comment nous pourrons mettre fin à ce fâcheux procès. Votre grande connaissance des lois, votre sagesse et votre humanité sauront sans doute trouver un moyen pour nous tirer de cette affaire désagréable. Autrefois je m’inquiétais moins que l’on eût tort, lorsqu’on était en possession. « Allons, disais-je, cela va bien ainsi ; et celui qui possède est le mieux placé. » Mais, depuis que j’ai observé comme l’injustice s’accumule aisément de génération en génération ; comme les actions généreuses sont presque toujours purement personnelles, tandis que l’égoïsme seul est, pour ainsi dire, héréditaire ; depuis que j’ai vu de mes yeux que la nature humaine peut être opprimée et abaissée à un degré déplorable, mais ne peut être étouffée et anéantie, je me suis fermement promis d’éviter moi-même scrupuleusement chaque action qui me semblera inéquitable, et de dire hautement parmi les miens, dans la société, à la cour, à la ville, mon opinion sur de tels actes. Je ne veux plus me taire sur aucune injustice ; je ne veux plus souffrir aucune petitesse sous une apparente grandeur, dussé-je me voir décriée, sous le nom odieux de démocrate.

LE CONSEILLER.

À merveille, comtesse ! et je me félicite de vous retrouver telle que vous étiez, quand je pris congé de vous, et plus avancée encore. Vous étiez l’écolière des grands hommes qui nous ont mis en liberté par leurs écrits, et maintenant je trouve en vous une élève, formée par les grands événements qui nous donnent une idée vivante de tout ce qu’un citoyen bien pensant doit désirer et détester. Il vous sied de faire opposition à votre propre classe. Nul ne peut juger et blâmer que la sienne. Tout blâme jeté sur des inférieurs ou des supérieurs est mêlé d’idées accessoires et de petitesses : on ne peut être jugé que par ses égaux. Mais, précisément parce que je suis un bourgeois, qui se propose de demeurer tel ; qui reconnaît la grande importance de la classe supérieure dans l’État, et a sujet de l’apprécier, je ne puis non plus souffrir absolument les petites chicanes de l’envie, l’aveugle haine, qui n’est produite que par l’égoïsme, qui lutte prétentieusement contre les prétentions, se formalise des formalités, sans avoir même de réalité, car elle ne voit que l’apparence, où elle pourrait voir du bonheur et des suites. En vérité, s’il faut compter pour quelque chose tous les avantages, tels que la santé, la beauté, la jeunesse, la richesse, l’esprit, les talents, le climat, pourquoi n’aura-t-il pas aussi une sorte de valeur, l’avantage que j’ai de descendre d’une suite d’ancêtres vaillants, célèbres, glorieux ? Voilà ce que je dirai là où j’aurai voix, quand même on m’appliquerait le nom odieux d’aristocrate.


(Ici se trouve une lacune, que nous remplirons par le récit. L’aride sévérité de cette scène est tempérée par l’aveu que fait le conseiller de son inclination pour Louise, en se déclarant prêt à lui offrir sa main. On parle de leurs relations, avant que la famille de Louise fût ruinée, et des efforts que cet homme excellent a faits en silence, pour assurer son existence et celle de Louise. Une scène entre la comtesse, Louise et le conseiller donne occasion de connaître plus à fond trois beaux caractères, et d’avance nous dédommage, en quelque façon, de ce que nous aurons à souffrir dans les scènes suivantes. Car on voit ensuite se réunir, autour de la table où le thé est servi par Louise, presque tous les personnages, tellement qu’à la fin les paysans eux-mêmes sont introduits. Alors, comme on ne peut s’empêcher de parler politique, le baron, qui ne saurait cacher sa légèreté, son étourderie et son persiflage, propose de représenter, à l’instant même, une assemblée nationale. Le conseiller est élu président, et les caractères des personnages, tels qu’on les connaît déjà, se développent avec plus de force et de liberté. La comtesse, ayant auprès d’elle son jeune fils, la tête bandée, représente la princesse, dont l’autorité doit être amoindrie, et qui, personnellement, par ses inclinations libérales, est disposée à céder. Le conseiller, sage et modéré, cherche à maintenir l’équilibre, tâche qui devient, à chaque moment, plus difficile. Le baron joue le rôle du gentilhomme qui se sépare de sa classe et passe au peuple. Par sa malicieuse dissimulation, les autres sont entraînés à produire leurs plus secrets sentiments. Les affaires de cœur sont aussi mises en jeu. Le baron ne manque pas de dire à Caroline des choses infiniment flatteuses, qu’elle peut s’expliquer de la manière la plus favorable. À la vivacité avec laquelle Jacques défend les droits de la maison du comte, on ne peut méconnaître une inclination secrète, et qu’il ignore lui-même, pour la jeune comtesse. Louise ne voit dans tout cela que l’ébranlement du bonheur domestique, dont elle se croit si près ; et si, de temps en temps, les paysans fatiguent par leur pesanteur, Bremenfeld égaye la scène par sa suffisance, ses histoires et sa bonne humeur. Le gouverneur, tel que nous le connaissons déjà, passe toutes les bornes, et, le baron ne cessant de l’exciter, il se jette enfin dans les personnalités ; et, comme il ose traiter la contusion du jeune comte de chose insignifiante, et même ridicule, la comtesse éclate, et les choses vont si loin, que le gouverneur reçoit son congé. Le baron envenime le mal, et, le bruit devenant toujours plus fort, il profite de l’occasion pour faire auprès de Caroline de nouvelles instances, et la résoudre à un rendez-vous pendant la nuit. Au milieu de tout cela, la jeune comtesse se montre décidément violente, partiale, en ce qui touche sa dignité, opiniâtre, au sujet de ses possessions ; mais cette dureté est adoucie par un esprit naïf, parfaitement naturel, et, dans le fond, un vrai caractère de femme. On voit par là que cet acte se termine d’une manière assez tumultueuse, et que le goût ne peut tout à fait repousser, pour autant que le permet ce sujet scabreux. On regrettera peut-être que l’auteur ne se soit pas efforcé, quand il en était temps, de surmonter les difficultés d’une pareille scène.)


ACTE QUATRIÈME.



Scène I.

L’appartement de Brême.


BRÊME, MARTIN, ALBERT.
BRÊME.

Tous vos gens sont-ils à leur poste ? Les avez-vous bien instruits ? Ont-ils bon courage ?

MARTIN.

Aussitôt que vous sonnerez le tocsin, ils seront tous là.

BRÊME.

Fort bien ! Quand toutes les lumières seront éteintes au château, quand il sera minuit, nous commencerons. Heureusement pour nous, le conseiller s’en va. Je craignais fort qu’il ne restât et ne fît manquer toute notre affaire.

ALBERT.

Je crains encore que cela ne finisse pas bien, et, déjà d’avance, je tremble d’entendre la cloche.

BRÊME.

Soyez donc tranquilles. N’avez-vous pas entendu vous-mêmes comme les choses vont mal aujourd’hui pour les gens du haut parage ? Avez-vous entendu tout ce que nous avons dit en face à la comtesse ?

MARTIN.

Mais ce n’était qu’une plaisanterie.

ALBERT.

C’était déjà, pour une plaisanterie, passablement grossier.

BRÊME.

Avez-vous entendu comme je sais défendre votre cause ? Quand il le faudra sérieusement, voilà comme je me présenterai devant l’empereur. Et que dites-vous de M. le gouverneur ? Ne s’est-il pas aussi vaillamment comporté ?

ALBERT.

Ils vous l’ont aussi bravement rendu. Je croyais à la fin qu’on en viendrait aux coups. Et notre gracieuse comtesse !… C’était comme si feu monseigneur son père eût été là en chair et en os !

BRÊME.

Laissez-moi de côté le « gracieux ! » On n’aura bientôt plus de grâce à nous faire. Voyez, j’ai déjà terminé les lettres que j’enverrai dans les districts voisins. Aussitôt que l’affaire aura éclaté ici, ils sonneront aussi le tocsin, et se révolteront, et feront aussi appel à leurs voisins.

MARTIN.

Cela pourra devenir quelque chose.

BRÊME.

Certainement ! Et alors, honneur à qui revient l’honneur ! C’est à vous, mes chers enfants ! Vous serez regardés comme les libérateurs du pays.

MARTIN.

C’est à vous, monsieur Brême, qu’en reviendra la plus grande gloire.

BRÊME.

Non, cela n’est pas juste : il faut maintenant que tout soit commun.

MARTIN.

Cependant c’est vous qui avez commencé.

BRÊME.

Donnez-moi vos mains, vaillants hommes ! Ainsi se tenaient un jour les trois grands Suisses, Guillaume Tell, Walter Staubbach et Furst d’Uri[4], qui se réunirent sur le Grutli, et jurèrent aux tyrans une haine éternelle, et à leurs concitoyens une éternelle liberté. Que de fois on a vu des tableaux et des gravures de ces vaillants héros ! Nous aussi nous aurons cet honneur. Dans cette attitude, nous passerons à la postérité.

MARTIN.

Comme vous savez-vous représenter tout cela !

ALBERT.

Je crains seulement que nous ne fassions dans la charrette une triste figure. Écoutez ! quelqu’un sonne. Le cœur me tremble dans le corps au moindre mouvement qui se fait.

BRÊME.

Fi donc ! Je vais ouvrir. Ce sera le gouverneur. Je lui ai donné rendez-vous ici. La comtesse l’a renvoyé de son service ; la comtesse l’a gravement offensé : nous l’entraînerons aisément dans notre parti. Si nous avons un prêtre parmi nous, nous serons bien plus sûrs de notre affaire.

MARTIN.

Un prêtre et un savant !

BRÊME.

Pour ce qui regarde la science, je ne lui cède en rien, et surtout il a beaucoup moins lu que moi d’ouvrages politiques. Toutes les chroniques que j’ai héritées de feu mon grand-père, je les avais lues en entier dès ma jeunesse, et je connais à fond le théâtre de l’Europe. Qui comprend bien ce qui est arrivé, sait aussi ce qui arrive et arrivera. C’est toujours la même chose. Rien de nouveau dans le monde. Voici le gouverneur. Arrêtez ! Il nous faut le recevoir solennellement. Il faut que notre présence lui inspire du respect. Nous figurons à présent, comme in nuce[5], les représentants de la nation tout entière. Asseyez-vous ! (Brême place trois sièges d’un côté du théâtre, et de l’autre un siège seul. Les deux maires s’asseyent, et, à l’arrivée du gouverneur, Brême se hâte de s’asseoir entre eux et prend un air de gravité.)



Scène II.

LES PRÉCÉDENTS, LE GOUVERNEUR.
LE GOUVERNEUR.

Bonjour, monsieur Brême. Qu’y a-t-il de nouveau ? Vous voulez, disiez-vous, me communiquer quelque chose d’important.

BRÊME.

Quelque chose de très-important sans doute. Asseyez-vous. (Le Gouverneur veut prendre la chaise qui est seule et s’approcher des autres personnages.) Non ! restez là ; asseyez-vous là-bas : nous ne savons pas encore s’il vous conviendra de vous asseoir à notre côté.

LE GOUVERNEUR.

Singulier préambule !

BRÊME.

Vous êtes un homme, un homme né libre, un libre penseur, un ecclésiastique, un homme respectable ; vous êtes respectable, parce que vous êtes ecclésiastique, et plus respectable encore, parce que vous êtes libre. Eh bien ! qu’avons-nous dû souffrir ? Nous vous avons vu méprisé, nous vous avons vu offensé ; mais nous avons vu en même temps votre noble colère, une noble colère, mais sans effet. Si vous croyez que nous sommes vos amis, croyez aussi que notre cœur est soulevé, quand nous vous voyons traité indignement. Un homme noble insulté, un homme libre menacé, un ecclésiastique méprisé, un fidèle serviteur chassé ! Insulté, à la vérité, par des gens qui méritent eux-mêmes l’insulte ; méprisé par des personnes qui ne sont dignes d’aucune estime ; chassé par des ingrats, dont on ne voudrait pas accepter les bienfaits ; menacé par un enfant, par une petite fille… Cela ne semble pas, à la vérité, avoir une grande importance : cependant, si vous réfléchissez que cette petite fille n’est point une petite fille, mais un diable incarné, qu’il faudrait l’appeler légion… car mille et mille démons aristocratiques ont passé en elle… vous voyez clairement ce que nous réservent tous les aristocrates ; vous le voyez, et, si vous êtes sage, vous prendrez vos mesures.

LE GOUVERNEUR.

À quoi bon cet étrange discours ? Où vous mènera cet exorde bizarre ? Dites-vous cela pour échauffer encore plus ma colère contre cette engeance maudite ? pour exciter encore davantage mon ressentiment, animé au plus haut point ? Taisez-vous ! En vérité, je ne sais de quoi mon cœur blessé ne serait pas capable maintenant. Quoi ! après tant de services, après tant de sacrifices, me traiter de cette façon ! me mettre à la porte ! Et pourquoi ? Pour une misérable bosse, pour un nez écaché, avec quoi vont jouer et sauter des centaines d’enfants ! Mais cela vient à propos, tout à fait à propos ! Ils ne savent pas, les grands, qui ils offensent en nous, qui avons une langue, qui avons une plume !

BRÊME.

Cette noble colère me réjouit ; et je te demande donc, au nom de tous les hommes nobles, nés libres, dignes de la liberté, si tu veux désormais consacrer entièrement cette langue, cette plume, au service de la liberté ?

LE GOUVERNEUR.

Oh oui, je le veux ! je le ferai !

BRÊME.

Vous ne négligerez aucune occasion de concourir à ce noble but, vers lequel aujourd’hui tend à s’élever l’humanité tout entière ?

LE GOUVERNEUR.

Je vous en donne ma parole.

BRÊME.

Eh bien, donnez-nous votre main, à moi et à ces hommes.

LE GOUVERNEUR.

À chacun : mais ces pauvres gens, qui sont traités en esclaves, qu’ont-ils affaire avec la liberté ?

BRÊME.

Ils n’en sont plus qu’à un travers de main, plus qu’à la largeur du seuil de la prison, dont la porte leur est ouverte.

LE GOUVERNEUR.

Comment ?

BRÊME.

Le moment approche : les communes sont assemblées ; dans une heure elles seront ici. Nous surprenons le château, nous forçons la comtesse à signer le compromis, et à prêter serment qu’à l’avenir toutes les charges oppressives seront abolies.

LE GOUVERNEUR.

Je suis confondu.

BRÊME.

Je n’ai plus qu’un scrupule, au sujet du serment. Les nobles ne croient plus à rien. Elle prêtera serment et s’en fera délier. On lui prouvera qu’un serment forcé est sans valeur.

LE GOUVERNEUR.

Pour cela je vous donnerai un conseil. Ces gens qui se mettent au-dessus de tout, qui traitent leurs semblables comme le bétail, qui, sans amour, sans pitié, sans crainte, vivent insolemment au jour le jour, aussi longtemps qu’ils ont affaire avec des hommes qu’ils n’estiment pas, aussi longtemps qu’ils parlent d’un Dieu qu’ils ne reconnaissent pas : cette race orgueilleuse ne peut cependant se défaire d’une horreur secrète, qui s’insinue dans toutes les forces vives de la nature ; ne peut se dissimuler la liaison dans laquelle demeurent à jamais unis la parole et l’effet, l’acte et sa conséquence. Faites-lui prêter un serment solennel.

MARTIN.

Elle fera ce serment dans l’église.

BRÊME.

Non, sous la voûte du ciel.

LE GOUVERNEUR.

Ce n’est rien que cela. Ces scènes solennelles n’ébranlent que l’imagination. Je vous enseignerai un autre moyen. Entourez-la, et, au milieu de vous, faites-lui poser la main sur la tête de son fils ; faites-lui confirmer ses promesses par cette tête chérie, et appeler sur cette petite créature tous les maux qui peuvent atteindre un être humain, si, sous quelque prétexte que ce fût, elle retirait sa promesse ou consentait qu’elle fût annulée.

BRÊME.

À merveille !

MARTIN.

C’est affreux.

ALBERT.

Croyez-moi, elle sera liée pour l’éternité.

BRÊME.

Vous entrerez dans le cercle auprès d’elle, et vous stimulerez sa conscience.

LE GOUVERNEUR.

Je m’associe à tout ce que vous voulez faire ; mais, dites-moi, comment prendra-t-on cela dans la capitale ? S’ils vous envoient des dragons, vous êtes tous perdus.

MARTIN.

M. Brême y sait bon remède.

ALBERT.

Ah ! quelle tête que la sienne !

LE GOUVERNEUR.

Éclairez-moi.

BRÊME.

Oui, oui, voilà justement ce qu’on n’attend pas d’Hermann Brême second. Il a des intelligences, des liaisons, où l’on croit qu’il n’a que des pratiques. Tout ce que je puis vous dire, et ces gens-là le savent, c’est que le prince lui-même désire une révolution.

LE GOUVERNEUR.

Le prince ?

BRÊME.

Il a les sentiments de Frédéric et de Joseph, ces deux souverains que tous les vrais démocrates devraient adorer comme leurs saints. Il est indigné de voir comme la bourgeoisie et les paysans gémissent sous la tyrannie de la noblesse, et, malheureusement, il ne peut agir lui-même, parce qu’il n’est entouré que d’aristocrates. Mais, quand une fois nous serons émancipés, il se mettra à notre tête, et ses troupes seront à notre service, et Brême et tous les braves gens se rangeront à ses côtés.

LE GOUVERNEUR.

Comment avez-vous découvert et fait tout cela sans nous en laisser rien paraître ?

BRÊME.

Il faut beaucoup agir en secret, pour surprendre le monde. (Il s’approche de la fenêtre.) Si seulement le conseiller était parti, vous verriez des merveilles.

MARTIN, en désignant Brême.

N’est-il pas vrai que voilà un homme !

ALBERT.

Il vous donne un courage !

BRÊME, au Gouverneur.

Eh ! cher maître, les mérites que vous acquerrez cette nuit ne resteront pas sans récompense. Nous travaillons aujourd’hui pour la patrie tout entière. C’est de notre village que se lèvera le soleil de la liberté ! Qui l’aurait imaginé ?

LE GOUVERNEUR.

Ne craignez-vous aucune résistance ?

BRÊME.

Nous y avons pourvu. Le bailli et les huissiers seront d’abord arrêtés ; le conseiller s’en va ; les deux ou trois domestiques ne diront pas un mot, et le baron est le seul homme qui reste au château : je l’attire dans ma maison par le moyen de ma fille, et je l’enferme jusqu’à ce que tout soit fini.

MARTIN.

Bien imaginé.

LE GOUVERNEUR.

J’admire votre habileté !

BRÊME.

Allez, allez, quand l’occasion s’offrira de la montrer, vous en verrez bien davantage, surtout pour ce qui regarde les affaires étrangères. Croyez-moi, il n’y a rien au-dessus d’un bon chirurgien, surtout si, à côté de cela, il est un habile barbier. Le peuple ignorant jase beaucoup sur les écorche-barbe, et ne réfléchit pas comme c’est une grande affaire de raser quelqu’un sans l’écorcher. Croyez-moi seulement, il n’est rien où tant de politique soit nécessaire, que pour faire la barbe aux gens, pour leur enlever ces hideuses et barbares excroissances de la nature, ces poils de barbe, dont elle salit chaque jour les mentons humains, et rendre ainsi l’homme semblable, par la figure et les mœurs, à une femme aux joues polies, à un aimable et tendre adolescent. Si j’en viens un jour à écrire ma vie et mes opinions, on admirera la théorie du rasoir, de laquelle je prétends déduire à la fois toutes les règles de la vie et de la sagesse.

LE GOUVERNEUR.

Vous êtes une tête originale !

BRÊME.

Oui, oui, je le sais bien : aussi ai-je excusé les gens, lorsque souvent ils ne pouvaient me comprendre, et lorsque mes imbéciles croyaient se moquer de moi. Mais je veux leur montrer que celui qui s’entend bien à faire mousser le savon ; celui qui sait savonner d’une main habile, aisée et légère, apprivoiser la barbe la plus revêche ; celui qui sait qu’un rasoir fraîchement repassé écorche aussi bien qu’un rasoir émoussé ; celui qui rase selon le poil ou à contre-poil, comme s’il n’y avait pas eu trace de barbe ; celui qui donne à l’eau chaude la température convenable pour laver ; qui même essuie avec grâce, et montre dans toutes ses façons quelque chose d’élégant, n’est point un homme ordinaire, mais doit posséder toutes les qualités qui font honneur à un ministre d’État.

ALBERT.

Oui, oui, il y a barbier et barbier.

MARTIN.

Et M. Brême surtout, c’est un vrai plaisir !…

BRÊME.

Laissez, laissez : on verra bien. Dans tout cet art, il n’y a rien d’insignifiant. La manière d’étaler et de refermer la trousse, la manière de tenir les instruments, de la porter sous le bras… Vous verrez et vous entendrez des merveilles. Mais il est temps que j’aille rejoindre ma fille. Vous autres, allez à vos postes. Vous, maître, tenez-vous dans le voisinage.

LE GOUVERNEUR.

Je vais à l’auberge, où j’ai fait porter mes hardes, dès que l’on m’eut maltraité au château.

BRÊME.

Quand vous entendrez le tocsin, vous serez libre de vous joindre à nous ou d’attendre que nous ayons réussi, ce dont je ne doute nullement.

LE GOUVERNEUR.

Je n’y manquerai pas.

BRÊME.

Adieu donc, et prenez garde au signal.



Scène III.

BRÊME, seul.

Que mon bienheureux grand-père jouirait, s’il pouvait voir comme je me fais bien à mon nouveau métier ! Le gouverneur lui-même croit que j’ai à la cour de grandes intelligences. On voit ici l’avantage qu’il y a de savoir se donner du crédit. Il faut à présent que Caroline vienne. Elle a gardé l’enfant assez longtemps ; sa cousine la remplacera. La voici.



Scène IV.

BRÊME, CAROLINE.
BREME.

Comment va le jeune comte ?

CAROLINE.

Très-passablement. Je lui ai conté des histoires jusqu’à ce qu’il se soit endormi.

BRÊME.

Que se passe-t-il d’ailleurs au château ?

CAROLINE.

Rien de remarquable.

BRÊME.

Le conseiller n’est pas encore parti ?

CAROLINE.

Il semble s’y préparer. On ferme son portemanteau.

BRÊME.

N’as-tu pas vu le baron ?

CAROLINE.

Non, mon père.

BRÊME.

Il t’a soufflé aujourd’hui bien des choses à l’oreille, dans l’assemblée nationale…

CAROLINE.

Oui, mon père.

BRÊME.

Qui ne concernaient point la nation tout entière, mais bien ma fille Caroline ?

CAROLINE.

C’est vrai, mon père.

BRÊME.

Tu as su pourtant te conduire prudemment avec lui ?

CAROLINE.

Oh ! certainement.

BRÊME.

Il s’est de nouveau montré bien pressant ?

CAROLINE.

Comme vous pouvez imaginer.

BRÊME.

Et tu l’as éconduit ?

CAROLINE.

Comme il convient.

BRÊME.

Comme j’ose l’attendre de mon excellente fille, que je verrai aussi comblée d’honneurs et de biens, et richement récompensée de sa vertu.

CAROLINE.

Pourvu que vos espérances ne soient pas vaines !

BRÊME.

Non, ma fille ! Je suis justement sur le point d’exécuter un grand projet, pour lequel j’ai besoin de ton secours.

CAROLINE.

Que voulez-vous dire, mon père ?

BRÊME.

On menace de sa perte cette race insolente.

CAROLINE.

Que dites-vous ?

BRÊME.

Assieds-toi et écris.

CAROLINE.

Quoi ?

BRÊME.

Un billet au baron, pour qu’il vienne.

CAROLINE.

Mais pourquoi ?

BRÊME.

Tu le sauras bientôt. Il ne lui arrivera point de mal : je ne ferai que l’enfermer.

CAROLINE.

Ô ciel !

BRÊME.

Qu’y a-t-il ?

CAROLINE.

Dois-je me rendre coupable d’une telle trahison ?

BRÊME.

Allons, vite !

CAROLINE.

Qui portera le billet ?

BRÊME.

Laisse-m’en le soin.

CAROLINE.

Je ne puis.

BRÊME.

D’abord une ruse de guerre. (Il allume une lanterne sourde et éteint la chandelle.) Vite ! Écris : je vais t’éclairer.

CAROLINE, à part.

Que va-t-il arriver ? Le baron verra que la lumière est éteinte : à ce signal, il viendra.

BRÊME, l’obligeant à s’asseoir.

Écris : « Louise reste au château ; mon père dort ; j’éteins la lumière : venez. »

CAROLINE, résistant.

Je n’écrirai pas.



Scène V.

LES PRÉCÉDENTS, LE BARON, à la fenêtre.
LE BARON.

Caroline !

BRÊME.

Qu’est cela ? (Il ferme la lanterne et retient Caroline, qui veut se lever.)

LE BARON.

Caroline !… N’êtes-vous pas là ? (Il entre.) Point de bruit. Où suis-je ? Que je n’aille pas me fourvoyer ! Juste vis-à-vis de la fenêtre, est la chambre à coucher du père, et ici, à droite, à la cloison, la porte de la chambre de la fille. (Il tâtonne de côté et trouve la porte.) C’est ici ; elle n’est qu’appuyée. Oh ! comme l’aveugle Cupidon sait bien se retrouver dans l’obscurité.

(Il entre.)
BRÊME.

Dans le piége ! (Il ouvre la lanterne, court à la porte de la chambre et pousse le verrou.) Fort bien, et le cadenas est déjà prêt. (Il pose un cadenas.) Et toi, coquine, c’est ainsi que tu me trahis ?

CAROLINE.

Mon père !

BRÊME.

Que tu sais feindre avec moi la confiance ?

LE BARON, de la chambre voisine.

Caroline ! Que veut dire cela ?

CAROLINE.

Je suis la plus malheureuse fille qui soit sous le soleil !

BRÊME, haut, devant la porte.

Cela veut dire que vous coucherez là, mais seul.

LE BARON.

Scélérat !… Ouvrez, monsieur Brême ! La plaisanterie vous coûtera cher.

BRÊME.

C’est plus qu’une plaisanterie, c’est l’amère vérité.

CAROLINE, à la porte.

Je suis innocente de la trahison.

BRÊME.

Innocente ?… Trahison ?…

CAROLINE, à genoux devant la porte.

Ô mon bien-aimé, si tu pouvais voir comme je suis ici prosternée devant le seuil ; comme je me tords les mains de désespoir ; comme je prie mon père cruel !… Ouvrez, mon père… Il n’écoute pas, il ne me regarde pas. Ô mon bien-aimé, ne me soupçonne pas : je suis innocente.

BRÊME.

Toi, innocente ? misérable ! fille perdue ! honte de ton père ! tache éternelle sur l’habit d’honneur qu’il vient de revêtir dans ce moment ! Lève-toi, cesse de pleurer, ou je te traîne par les cheveux loin du seuil que tu ne devrais plus passer sans rougir. Comment ! à l’heure où Brême s’élève au rang des plus grands hommes de la terre, sa fille se dégrade à ce point !

CAROLINE.

Ne me repoussez pas, ne me rejetez pas, mon père ! Il m’a fait les plus saintes promesses.

BRÊME.

Ne m’en parle pas ; je suis hors de moi. Quoi ? Une fille qui devrait se conduire comme une princesse, comme une reine, s’oublier complétement ? J’ai peine à me retenir de te battre à coups de poing, de te fouler sous mes pieds. Entre ici ! (Il la pousse dans sa chambre à coucher.) Ce cadenas français te gardera bien. De quelle fureur je me sens transporté ! Ce serait la vraie disposition pour sonner la cloche… Mais non, Brême, possède-toi !… Réfléchis que les plus grands hommes ont éprouvé mainte disgrâce dans leurs familles. Ne rougis pas d’une fille impudente, et songe que l’empereur Auguste, dans le temps même où il gouvernait le monde avec sagesse et puissance, versait des larmes amères sur les déportements de sa fille Julie. Ne rougis pas de pleurer de ce qu’une fille pareille t’a trompé ; mais songe aussi, en même temps, que le but est atteint, que l’ennemi enfermé se désespère, et qu’une heureuse issue attend ton entreprise.



Scène VI.

Une salle du château, éclairée aux bougies.


FRÉDÉRIQUE, JACQUES.
Frédérique tient une carabine rayée, Jacques un fusil.
FRÉDÉRIQUE.

C’est cela, Jacques : tu es un brave garçon. Si tu me répares bien le fusil, en sorte qu’au premier coup d’œil, il ne me rappelle pas ce pédant, tu auras une bonne récompense.

JACQUES.

Je vais le prendre, gracieuse comtesse, et je ferai de mon mieux. Il n’est pas besoin de récompense : je suis votre serviteur pour la vie.

FRÉDÉRIQUE.

Tu veux partir cette nuit ? Elle est noire et il pleut : reste chez le chasseur.

JACQUES.

Je ne sais ce que j’éprouve ; quelque chose me dit de partir : j’ai comme un pressentiment.

FRÉDÉRIQUE.

Tu n’es pourtant pas accoutumé à voir des revenants ?

JACQUES.

Ce n’est pas non plus un pressentiment, c’est un soupçon. Plusieurs paysans se sont rassemblés cette nuit chez le chirurgien. Ils m’avaient aussi invité, mais je n’y suis pas allé : je ne veux point de querelles avec la seigneurie. Et à présent je voudrais y avoir été, pour savoir ce qu’ils projettent.

FRÉDÉRIQUE.

Que sera-ce ? La vieille histoire du procès !

JACQUES.

Non, non, il y a plus que cela ! Laissez-moi ma fantaisie : c’est pour vous, c’est pour les vôtres que je m’inquiète.

(Il sort.)



Scène VII.

FRÉDÉRIQUE, puis LA COMTESSE et LE CONSEILLER.
FRÉDÉRIQUE.

La carabine est telle que je l’avais laissée. Le chasseur me l’a très-bien soignée. Mais aussi c’est un chasseur, et il n’y a rien au-dessus de ces gens-là. Je vais la charger tout de suite, et demain, de bonne heure, je veux tirer un cerf. (Auprès d’une table, où se trouve un candélabre, elle manie une poire à poudre, une mesure, des linges cirés, des balles, un marteau, et charge la carabine lentement et méthodiquement.)

LA COMTESSE.

Tu tiens encore la poire à poudre près de la lumière. Comme une étincelle peut tomber aisément ! Sois donc prudente. Tu te feras un malheur.

FRÉDÉRIQUE.

Laissez-moi, chère maman. Je suis déjà prévoyante. Qui a peur de la poudre ne doit pas manier la poudre.

LA COMTESSE.

Dites-moi, cher conseiller, j’ai la chose fort à cœur. Ne pourrions-nous du moins faire un pas jusqu’à votre retour ?

LE CONSEILLER.

Je respecte en vous cette ardeur à faire le bien et à ne pas tarder un instant.

LA COMTESSE.

Ce qu’une fois je reconnais juste, je voudrais le voir aussitôt exécuté. La vie est si courte et le bien agit si lentement !

LE CONSEILLER.

Quelle est donc votre pensée ?

LA COMTESSE.

Vous êtes moralement convaincu que, pendant la guerre, le bailli a détourné le document ?

FRÉDÉRIQUE, vivement.

L’êtes-vous ?

LE CONSEILLER.

D’après tous les indices, c’est, je puis le dire, plus que probable.

LA COMTESSE.

Vous croyez qu’il le garde encore, dans quelque dessein ?

FRÉDÉRIQUE, même jeu.

Croyez-vous ?

LE CONSEILLER.

La confusion de ses comptes, le désordre des archives, toute la manière dont il a mis à profit ce procès, me font présumer qu’il se ménage une retraite ; que peut-être, si on le presse de ce côté, il songe à se sauver de l’autre, et à vendre le document à la partie adverse pour une somme considérable.

LA COMTESSE.

Eh bien, si l’on cherchait à le gagner par l’intérêt ? Il souhaite que son neveu lui soit substitué : si nous promettions à ce jeune homme, à condition que, pour faire ses preuves, il mettrait en ordre les archives, une récompense, qui serait surtout considérable, dans le cas où il retrouverait le document… On lui ferait espérer la substitution. Parlez-lui avant de partir, et, en attendant votre retour, cela s’arrangera.

LE CONSEILLER.

C’est trop tard ; notre homme est sans doute déjà couché.

LA COMTESSE.

N’en croyez rien. Tout vieux qu’il est, il vous guettera jusqu’au moment où vous monterez en voiture. Il viendra encore, en grande tenue, vous faire sa révérence, et ne manquera certainement pas de vous présenter ses devoirs. Faisons-le appeler.

LE CONSEILLER.

Comme il vous plaira.

FRÉDÉRIQUE. Elle sonne, un domestique paraît.

Que le bailli vienne encore ici un moment.

LA COMTESSE.

Les instants sont précieux : voulez-vous, en attendant, jeter un coup d’œil sur les papiers relatifs à cette affaire ? (La Comtesse et le Conseiller sortent ensemble.)



Scène VIII.

FRÉDÉRIQUE, puis LE BAILLI.
FRÉDÉRIQUE.

Cela ne me plaît pas. Ils sont persuadés que le bailli est un fripon, et ne le font pas arrêter ? Ils sont persuadés qu’il les a trompés, qu’il leur a fait tort, et ils veulent le récompenser ? Cela ne vaut rien du tout. Mieux vaudrait faire un exemple… Le voilà justement.

LE BAILLI.

J’apprends que monsieur le conseiller a quelque chose à me dire avant son départ : je viens recevoir ses ordres.

FRÉDÉRIQUE, en prenant la carabine.

Attendez un moment ; il sera ici tout à l’heure. (Elle verse de la poudre dans le bassinet.)

LE BAILLI.

Que faites-vous là, gracieuse comtesse ?

FRÉDÉRIQUE.

J’ai chargé la carabine pour demain matin : un vieux cerf tombera.

LE BAILLI.

Hé ! hé ! charger dès aujourd’hui, et la poudre dans le bassinet ! C’est une imprudence ! Un malheur peut arriver si aisément !

FRÉDÉRIQUE.

Hé quoi ? J’aime à me trouver toute prête. (Elle lève la carabine et la dirige, comme par hasard, contre le bailli.)

LE BAILLI.

Hé ! gracieuse comtesse, jamais contre une personne un fusil chargé ! Le diable peut jouer de ses tours.

FRÉDÉRIQUE, dans la même position.

Écoutez, monsieur le bailli, je dois vous dire un mot en confidence… c’est que vous êtes un infâme scélérat.

LE BAILLI.

Quelles expressions, ma gracieuse… Éloignez cette carabine.

FRÉDÉRIQUE.

Ne remue pas de la place, maudit coquin. Vois-tu, le fusil est armé : vois-tu, je couche en joue !… Tu as volé un document…

LE BAILLI.

Un document ? Je n’ai aucune idée d’un document.

FRÉDÉRIQUE.

Vois-tu, je presse la détente : tout est prêt, et, si tu ne rends pas sur-le-champ le document, ou si tu ne m’indiques pas en quel lieu il se trouve ou ce qu’il est devenu, je touche cette petite aiguille, et tu es roide mort sur la place.

LE BAILLI.

Pour l’amour de Dieu !

FRÉDÉRIQUE.

Où est le document ?

LE BAILLI.

Je ne sais… Écartez la carabine… Vous pouvez par mégarde…

FRÉDÉRIQUE, même jeu.

Par mégarde ou avec intention, tu es mort. Parle, où est le document ?

LE BAILLI.

Il est… renfermé…



Scène IX.

LES PRÉCÉDENTS, LA COMTESSE, LE CONSEILLER.
LA COMTESSE.

Que se passe-t-il ici ?

LE CONSEILLER.

Que faites-vous ?

FRÉDÉRIQUE, au Bailli.

Ne remuez pas, ou vous êtes mort ! Où est-il enfermé ?

LE BAILLI.

Dans mon pupitre.

FRÉDÉRIQUE.

Et où dans le pupitre ?

LE BAILLI.

Dans un double fond.

FRÉDÉRIQUE.

Où est la clef ?

LE BAILLI.

Dans ma poche.

FRÉDÉRIQUE.

Et comment s’ouvre le double fond ?

LE BAILLI.

En pressant du côté droit.

FRÉDÉRIQUE.

La clef ?

LE BAILLI.

La voici.

FRÉDÉRIQUE.

Jetez-la par terre. (Le Bailli la jette à terre.) Et la chambre ?

LE BAILLI.

Est ouverte.

FRÉDÉRIQUE.

Qui s’y trouve ?

LE BAILLI.

Ma servante et mon copiste.

FRÉDÉRIQUE.

Vous avez tout entendu, monsieur le conseiller. Je vous ai épargné un long entretien. Prenez la clef et allez chercher le document. Si vous ne le rapportez pas, il aura menti, et je lui casserai la tête.

LE CONSEILLER.

Laissez-le venir avec moi : songez à ce que vous faites.

FRÉDÉRIQUE.

Je sais ce que je fais. Ne me mettez pas en fureur et courez. (Le Conseiller sort.)

LA COMTESSE.

Ma fille, tu m’effrayes. Mets ce fusil de côté !

FRÉDÉRIQUE.

Non certes pas avant que je voie le document.

LA COMTESSE.

N’entends-tu pas ? Ta mère l’ordonne.

FRÉDÉRIQUE.

Quand mon père sortirait du tombeau, je n’obéirais pas.

LA COMTESSE.

Si le coup partait…

FRÉDÉRIQUE.

Quel mal y aurait-il ?

LE BAILLI.

Vous auriez à vous en repentir.

FRÉDÉRIQUE.

Point du tout. Souviens-toi, misérable, qu’il y a une année, comme, dans ma colère, j’avais tiré sur le piqueur, qui battait mon chien, souviens-toi qu’au moment où je fus réprimandée, et où tout le monde bénissait l’heureux hasard qui m’avait fait manquer, tu fus le seul qui riait malicieusement, et tu disais : « Qu’en serait-il résulté ?… Un enfant de noble maison !… On aurait arrangé l’affaire avec de l’argent. » Je suis encore un enfant, je suis encore de noble maison : cela s’arrangerait aussi avec de l’argent,

LE CONSEILLER, qui revient.

Voici le document.

FRÉDÉRIQUE.

C’est cela ! (Elle met le fusil au repos.)

LA COMTESSE.

Est-ce possible ?

LE BAILLI.

Malheureux que je suis !

FRÉDÉRIQUE.

Va, misérable ! Que ta présence ne trouble pas ma joie !

LE CONSEILLER.

C’est l’original.

FRÉDÉRIQUE.

Donnez-le-moi. Demain je veux le montrer moi-même aux communes, et leur dire que je l’ai conquis pour elles.

LA COMTESSE, embrassant Frédérique.

Ma fille !

FRÉDÉRIQUE.

Pourvu que cette plaisanterie ne m’ôte pas le goût de la chasse ! Je ne tirerai plus sur un pareil gibier.


ACTE CINQUIÈME.


Il fait nuit. La lune répand une faible clarté.


Le théâtre représente une partie du parc, qui a été déjà décrite ; des masses de rochers escarpés et sauvages, sur lesquelles on voit un château en ruines. La nature et les constructions sont entremêlées ; la ruine, comme les rochers, est couverte d’arbres et de buissons. Une crevasse sombre fait deviner des grottes ou même des passages souterrains.

Frédérique, portant un flambeau, sa carabine sous le bras, des pistolets à la ceinture, sort de la caverne en observant de tous côtés. Elle est suivie de la comtesse, qui tient son fils par la main. Après elle paraissent Louise, puis des domestiques chargés de coffres. On apprend que, de cet endroit, un passage souterrain mène aux caveaux du château ; on a verrouillé les portes contre l’attaque des paysans ; la comtesse a demandé qu’on leur annonçât, de la fenêtre, le document, qu’on le leur montrât et qu’ainsi l’on apaisât tout ; mais Frédérique n’a voulu absolument ni permettre aucune capitulation, ni se soumettre à la violence, quand même elle était d’accord avec ses vues. Elle a mieux aimé obliger les siens à fuir, pour gagner la campagne par ce chemin secret, et atteindre la résidence d’un parent voisin. On va se mettre en route, quand on voit de la lumière en haut, dans les ruines ; on entend du bruit : on se retire dans la caverne.

Jacques, le conseiller et un parti de paysans descendent. Jacques les avait rencontrés en chemin, et s’était efforcé de les gagner à la seigneurie. La voiture du conseiller, qui était parti, arriva au milieu d’eux. Cet homme de bien se réunit à Jacques, et il put ajouter à tous les autres motifs le principal argument, c’est que le compromis original était retrouvé. La troupe séditieuse fut apaisée, et même elle résolut de porter secours aux dames.

Frédérique, qui s’est mise aux aguets, désormais instruite de tout, s’avance au milieu de la troupe, à la grande joie du conseiller, du jeune paysan, et aussi des autres, auxquels elle présente le document. Une patrouille de cette troupe, qu’on avait envoyée à la découverte, revient, et annonce qu’une partie des révoltés arrive du château et s’avance. Tout le monde se cache, les uns dans la caverne, les autres parmi les rochers et les ruines.

Brême arrive avec un certain nombre de paysans armés ; il invective contre le gouverneur, qui est resté à l’écart, et il explique pourquoi il a laissé une partie de sa troupe dans les caves du château, et s’est rendu avec l’autre dans ce lieu. Il connaît le secret du passage souterrain, et il est persuadé que la famille s’y tient cachée, ce qui lui donne l’assurance de la faire prisonnière. Ils allument des flambeaux, et sont sur le point d’entrer dans la caverne. À ce moment, Frédérique, Jacques, le conseiller, paraissent en armes, ainsi que le reste de la troupe.

Brême cherche à donner à l’affaire une tournure par des exemples tirés de l’histoire ancienne ; il s’abandonne à ses saillies, parce qu’on les lui passe ; et, comme le document ne manque pas non plus ici son effet, la pièce se termine à la satisfaction générale. Les quatre personnes dont la présence pourrait produire une impression désagréable, Caroline, le baron, le gouverneur et le bailli, ne paraissent plus sur la scène.


FIN DES RÉVOLTÉS.
  1. Goethe a écrit cette pièce en prose. Elle est incomplète. Les lacunes sont remplies par une brève analyse, qui est de Goethe lui-même. La tendance est la même que celle du Citoyen général.
  2. La scène se passe vers 1789 : il s’agit donc du costume de 1730 à 1740.
  3. Nous conservons la forme familière, au lieu de Frédéric.
  4. Les trois hommes du Grutli sont : Werner Stauffacher, Arnold de Melchthal et Walter Furst. Goethe fait parler Brême inexactement, pour amuser le spectateur, qui sait bien que Guillaume Tell est ici nommé mal à propos, et que Staubbach est le nom d’une cascade célèbre de l’Oberland, confondu par le barbier avec celui de Stauffacher.
  5. Comme le noyer est dans la noix. Brême s’inquiète peu que ses interlocuteurs ne sachent pas le latin.