Les Richesses souterraines des États-Unis

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Les Richesses souterraines des États-Unis
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 11 (p. 658-685).
LES
RICHESSES SOUTERRAINES
DES ETATS-UNIS

LE CHARBON, LE FER, LE PETROLE.

Un homme d’état anglais a dit que l’avenir était au peuple qui produirait le plus de houille. Si cette prédiction de Robert Peel doit se vérifier, aucune contrée plus que les États-Unis de l’Amérique du Nord n’a le droit d’en revendiquer l’application. Les bassins carbonifères de ce pays ont des dimensions qui sont en rapport avec l’étendue du continent lui-même, et alors que la Grande-Bretagne, depuis quelques années, scrute avec émotion les réserves de ses domaines souterrains, les états de l’Union fouillent toujours plus ardemment leurs richesses houillères sans se demander encore s’il est possible d’assigner une limite à la durée, sinon aux confins de v cette exploitation. Les seules mines de la Pensylvanie ne sont-elles pas aussi étendues que toutes celles de l’Angleterre, et tous les gisemens des États-Unis ensemble n’ont-ils pas une superficie vingt fois plus grande ? La houille dispense partout la lumière, la chaleur, la force, le mouvement ; elle est l’âme de tous ces ingénieux mécanismes qui suppléent de plus en plus aux bras de l’homme, dont l’emploi est si cher en Amérique. C’est pourquoi il n’est pas un point des États-Unis révélant un indice de charbon où le gîte ne soit immédiatement interrogé, attaqué, recoupé par des galeries ou des puits, et cela, quelque éloigné qu’il soit, au pied des Montagnes-Rocheuses ou sur les rivages du Pacifique, dans le Colorado ou en Californie. Ce n’est pas seulement de houille que la nature a été généreuse envers l’Amérique du Nord, c’est aussi de ce minerai qui ne peut plus se passer de la houille et avec lequel on produit le métal à la fois le plus commun et le plus utile, le fer. Ce minerai est là-bas partout répandu en amas, en filons, en couches épaisses et même en véritables montagnes, témoin ces gîtes fameux de la Pensylvanie, du Missouri, du Michigan. La houille sert à traiter le minerai dans de vastes foyers. Le métal sort de la pierre à l’état de fonte, transformée bientôt en fer et en acier. Ici comme en d’autres contrées, les gîtes ferrifères marchent volontiers de conserve et font bon voisinage avec les gîtes houillers ; ils sont même quelquefois en concordance, en superposition complète avec eux. Ce qui est plus important, c’est que le chiffre de la production, pour la houille comme pour le fer, est allé en croissant dans des proportions très rapides. Les États-Unis produisent aujourd’hui en houille le tiers, et en fer la moitié du chiffre de la Grande-Bretagne, qui est de beaucoup, en ces deux matières, le pays le plus fécond du globe ; demain ils l’auront atteinte, et dès lors ils la laisseront bien loin derrière eux.

Une troisième substance minérale, vulgaire comme les précédentes et devenue presque aussi indispensable aux usages quotidiens des sociétés civilisées, est le pétrole. Proche parent de la houille et lui-même houille liquide, on peut le dire, le pétrole est surtout employé comme lumière, et à ce titre il fournit aux ménages et aux ateliers industriels l’éclairage le plus économique. Les États-Unis ont véritablement le monopole de cette utile matière, qui avant eux, depuis le temps des Babyloniens, des Égyptiens et des Perses, n’était qu’une curiosité minéralogique. La nature, dans la distribution qu’elle en a faite au globe, s’est montrée encore plus prodigue envers les États-Unis que pour les produits précédens. Elle a semé sous le sol, principalement en Pensylvanie, des lacs de cette houille fluide et donné à ce seul état à peu près le privilège exclusif de la production du pétrole. Les extractions, déjà énormes, des premières années sont maintenant de beaucoup dépassées, et l’on ne sait où s’arrêtera cette récolte toujours plus abondante de l’huile de pierre.

Ces faits n’ont rien de surprenant aux États-Unis, car il serait facile de constater pour d’autres produits souterrains, soit parmi les métaux plus ou moins communs, le plomb, le zinc, le cuivre, le mercure, soit parmi les métaux précieux, l’or et l’argent, des phénomènes analogues. Les mines de plomb du Wisconsin et du Missouri égalent celles de l’Espagne, et les mines de zinc de ces deux états celles de la Belgique, de la Silésie et de la Sardaigne ; les mines de cuivre du Michigan sont les rivales de celles du Chili, et New-Almaden de Californie a fait pâlir pour toujours l’Almaden d’Espagne, exploité depuis les Phéniciens. Est-il besoin de rappeler que l’Australie elle-même n’a jamais produit plus d’or que la Californie ? Et toutes les mines de l’Amérique espagnole, hier encore si réputées, ont-elles jamais donné une quantité annuelle d’argent égale à celle que fournit aujourd’hui le seul état de Nevada ? En vérité, quand on réfléchit à ces choses, on est conduit à se demander s’il y a là un simple phénomène de hasard, ou si la nature, qui semble ne rien faire en vain, avait quelques vues secrètes lorsqu’elle favorisait avec une préférence si marquée la partie du continent américain où devaient s’asseoir et s’étendre un jour les États-Unis.


I. — LE CHARBON.

Si l’on jette un coup d’œil sur la carte géologique qui accompagne le dernier volume du neuvième recensement des États-Unis, récemment publié par le gouvernement fédéral, on remarque une énorme tache noire courant dans la direction des monts Alleghany ou Appalaches, qui est celle des côtes de l’Atlantique, et traversant les états de Pensylvanie, Ohio, Maryland, Virginie, Kentucky, Tennessee, Alabama. Trois autres taches, dont une est plus étendue encore que la première et situées toutes les trois en arrière de celle-ci, empâtent la moitié de l’état de Michigan, ceux d’Illinois et d’Indiana, enfin ceux de Missouri, Iowa, Kansas, Arkansas et Texas. C’est là l’indication conventionnelle de la surface occupée par les principaux bassins houillers des États-Unis. Si l’auteur n’a pas fait mention d’autres gîtes carbonifères, c’est que la faible étendue de quelques-uns de ces gîtes relativement aux premiers aurait à peine permis de les indiquer par un point sur la carte. Ces dernières mines s’étendent entre autres au pied des Montagnes-Rocheuses dans l’état de Colorado, ou sont disséminées le long du grand chemin de fer du Pacifique à travers les territoires de Wyoming et d’Utah. Il faut noter enfin celles qui gisent dans l’Orégon ou en Californie, au pied du Mont du Diable, près de la baie de San-Francisco.

Les gisemens de Pensylvanie sont de beaucoup les plus renommés, les plus productifs. A lui seul, cet état extrayait en 1872 environ les trois quarts de tout le combustible que fournissait l’Union, et les deux tiers de sa production totale, qui était alors d’environ 30 millions de tonnes[1], se composaient de charbon anthraciteux. L’anthracite ou charbon de pierre proprement dit, — à la houille friable, bitumineuse, doit seul être réservé le nom familier de charbon de terre, — l’anthracite n’est exploité qu’en Pensylvanie en grandes masses ; l’extraction en est peu importante dans les états de Rhode-Island et de Massachusetts. C’est l’idéal du charbon fossile, presque du charbon pur comme le diamant. Enlevez-lui quelques centièmes de cendres et donnez-lui la limpidité qui lui manque, vous aurez la reine des gemmes. Il est tel échantillon d’anthracite qui renferme presque au-delà de 95 pour 100 de carbone fixe ; le peu qui reste est dévolu aux matières volatiles, qui ne consistent souvent qu’en un peu d’eau combinée ou interposée, et aux cendres. Les Américains sont fiers de ce combustible, et remarquent que leur pays seul en est largement doté. En Europe, un coin de la Grande-Bretagne, le pays de Galles, où sont les mines de Swansea, et un département de France, l’Isère, où sont les mines de la Mure, en produisent seuls des quantités assez notables, et encore la qualité n’en est pas comparable à celle de l’anthracite américain. Celui-ci est toujours compacte, dur, d’un noir de jais, d’un éclat semi-métallique, ne tache jamais les doigts, ne produit ni poussière ni fumée. Grâce à la quantité considérable de carbone qu’il contient, il développe entre tous les combustibles minéraux le maximum de chaleur ; c’est comme du coke naturel. L’anthracite est par excellence le combustible domestique. Le cannel-coal des Anglais, cette houille terne, chargée de bitume, qui s’allume comme de la chandelle et jette une flamme vive et blanche, n’a pu lui ravir que quelques foyers des maisons riches ; lui, on le rencontre dans tous les poêles, dans toutes les cheminées. Comme il exige un assez grand tirage, il n’est pas utilisé seul à bord des navires à vapeur : il faut pour cela le mélanger à des combustibles bitumineux. Comme il ne colle pas en brûlant à la façon de la houille maréchale, il est aussi impropre à la forge ; mais ces énormes foyers où l’on traite le minerai de fer, les hauts-fourneaux, l’emploient avec avantage au lieu du coke ou de la houille flambante crue. En 1868, à Haukendauqua (Pensylvanie), nous l’avons vu jeter en blocs volumineux dans la gueule des fours, et nous avons salué là l’inventeur de ce procédé métallurgique, le vénérable M. Thomas, venu en 1840 du pays de Galles pour apprendre aux Américains à consommer l’anthracite dans le traitement du minerai de fer.

C’est dans l’est de la Pensylvanie que sont concentrés les charbons anthraciteux. Ils occupent trois bassins distincts, superficiellement peu étendus, très rapprochés, de directions sensiblement parallèles, et qui sont quelquefois appelés du nom des cours d’eau qui les traversent, le Schuylkill, le Lehigh et la Lackawanna. La première et la seconde de ces rivières sont des affluens de la Delaware, qui passe à Philadelphie, la troisième se jette dans la Susquehanna, dont l’embouchure est au-dessous de celle de la Delaware. Le pays où sont dispersés les mines et les chantiers d’exploitation est magnifique. Les cours d’eau qui l’arrosent roulent à travers des roches schisteuses, feuilletées, distribuées pittoresquement, des eaux claires, poissonneuses, teintées de vert. Une partie de ces cours d’eau est naturellement navigable, l’autre a été canalisée, et il est commun de voir les canaux aller parallèlement avec le rail, qui s’allonge ici de tous côtés. La voie d’eau, bien que moins rapide, est plus économique que la voie ferrée, ce dont il faut tenir compte dans le transport des charbons. Les arbres qui couronnent la crête et le flanc des vallées, les chênes, les hêtres, le châtaignier, le noyer, l’érable, et sur les plus hautes cimes les pins et les sapins, distribuent partout la verdure et l’ombre, et maintiennent dans l’air une humidité bienfaisante. Ces forêts ont été de tout temps exploitées. Les troncs les plus gros, les plus sains, abattus à la hache, débités à la scie, fournissent au mineur une partie des étais dont il a besoin pour soutenir ses puits, ses galeries, ou les pièces équarries qui lui servent à façonner la charpente des engins particuliers qu’il emploie.

Dans cet état de Pensylvanie, caressé avec tant d’amour par la nature, l’histoire commence de bonne heure ; il faut remonter à deux siècles pour arriver aux temps héroïques de la colonisation, si rapprochés du présent pour d’autres états. Nous sommes sur la terre de Penn, l’hôte fidèle et pacifique des Indiens Delawares, tout près de Philadelphie, la cité de l’amour fraternel, qu’il fonda en 1682, — à Reading, dont les quakers jetèrent également la première pierre vers le milieu du siècle passé. Peu de villes américaines sont aussi heureusement situées et aussi belles que celle-ci. Elle domine une riche plaine semée de céréales, bornée à l’horizon par la ligne bleue et doucement ondulée des montagnes. Reading montre avec orgueil aux visiteurs sa cour de justice, ses églises monumentales et son joli cimetière, qui, dans ce pays où le champ de l’éternel sommeil est transformé partout en jardins fleuris et en promenades pleines d’ombre, mérite encore d’être cité.

Franchissons les années et regardons autour de nous. De nouveaux centres de population se sont créés, Pottsville, Tamaqua, Danville, Allentown, Scranton, Wilkesbarre, séjour des mineurs, des fondeurs, des forgerons, des mariniers, — Williamsport, où sont d’importantes scieries de bois, Harrisburg, qui renferme après Pittsburg les plus vastes fonderies, les plus grandes forges et fabriques d’acier. Partout règne l’aisance, ce qu’on nomme ici le comfort ; partout des magasins abondamment pourvus, des rues bien alignées, des places larges, aérées, plantées d’arbres, des édifices élégans, somptueux. Le bien-être général réagit sur les habitudes privées. Il y a dans quelques cottages de mineurs, entourés d’un jardin, une espèce de luxe ; on ne se contente pas du nécessaire, on veut un peu de superflu, et la ménagère diligente, soigneuse, délicate, met une sorte de point d’honneur à embellir la demeure de l’ouvrier. Partout on se nourrit bien. On fait trois repas par jour, on mange de la viande à chaque repas ; le beurre, la pomme de terre ne manquent jamais, et, comme boisson, le café et le thé, arrosés de lait.

La population minière forme comme une petite armée qui compte aujourd’hui 60,000 individus dans ses rangs. Elle est d’ordinaire assez bonne et disciplinée, assidue à sa tâche ; mais les jours de paie on ne rapporte pas au logis tout ce qu’on a reçu, on dépense follement une partie du salaire si péniblement gagné, et dans les buvettes répandues à profusion les disputes et les coups naissent facilement. Tout ce monde est d’ailleurs bien mêlé ; il y a là des Allemands, des Irlandais, des Anglais, des Gallois, chacun apparaissant avec les caractères particuliers et surtout les inimitiés instinctives de sa race. Par momens éclatent des grèves : elles s’étendent quelquefois sur un mot d’ordre des chefs et les injonctions des comités sur toutes les mines en même temps. Ce qu’on veut, c’est la même chose partout : une augmentation de salaire avec une diminution des heures de travail. Les meneurs ferment avec des menaces la porte des chantiers à ceux qui, lassés d’attendre, voudraient y retourner. Des rixes, des batailles commencent, et le désordre est à son comble quand se présentent les constables ou la milice, la garde nationale de l’endroit. Des coups de feu sont tirés et des morts jonchent le sol. Enfin, après avoir longtemps parlementé de l’un à l’autre camp, celui des patrons et celui des ouvriers, on fait une cote mal taillée, on augmente un peu les salaires ou l’on réduit d’une heure la journée, sauf à revenir parfois sur ces concessions dès que le commerce languira. Qu’ont gagné les ouvriers anglais, qu’ont gagné les Américains aux grèves formidables suscitées dans les mines de charbon, les usines à fer, les filatures, et jusque dans les travaux des champs ? Peut-être une faible augmentation de salaire, après des mois entiers de lutte, de souffrances, de privations, que rien ne pourra compenser.

Pendant l’été de 1868, nous parcourions le bassin anthracifère de la Pensylvanie, aux environs de Pottsville. La population des ateliers souterrains s’était mise en grève. Sur toute l’étendue des mines, pas un puits ne marchait, pas une machine ne fonctionnait. Ce calme inaccoutumé avait quelque chose de pénible. Çà et là, on rencontrait des groupes de mineurs, la face morne, discutant ou silencieux. D’autres étaient tristement assis sur le pas de leur porte, ou une bêche à la main s’occupaient sans entrain autour de leur potager. La femme, les enfans, ne disaient rien, mais avaient faim. Sur nombre de points, des menaces, des violences, avaient eu lieu pour empêcher de travailler ceux qui voulaient rester à l’ouvrage. Sur une mine, un cercueil vide fut déposé une nuit avec une inscription significative. C’était plus qu’une plaisanterie sinistre, c’était une menace de mort pour ceux qui seraient tentés de reprendre le travail, et, si cette fois il n’y eut pas lieu de la mettre à exécution, elle fut implacablement exécutée dans une autre grève quelques années plus tard. Tous les jours, c’étaient de longues processions et d’interminables meetings où l’on prononçait des discours enflammés, où l’on arrêtait des résolutions inacceptables. La grève dura plusieurs semaines. L’autorité, attentive, vigilante, mais désireuse de respecter jusqu’au bout les droits du travailleur, n’envoya sur les lieux que des constables ou agens de police. Peu à peu le calme se fit, et tout rentra dans l’ordre ; les mineurs furent forcés de reprendre l’ouvrage sans avoir rien obtenu de ce qu’ils réclamaient si impérieusement. Ils voulaient réduire la journée de travail à huit heures au lieu de dix, et recevoir pour cela la même paie. Leur prétention, s’ils avaient eu gain de cause, eût désorganisé tous les chantiers : elle était condamnée d’avance.

Les mines de Pensylvanie, dans leur allure géologique, n’ont presque rien qui les distingue, sauf la qualité du charbon, des houillères des autres pays. Les couches d’anthracite gisent sous le sol superposées les unes au-dessus des autres comme les feuillets d’un livre, mais séparées par des intervalles plus ou moins grands de roches stériles, des argiles compactes, des schistes ardoisés, des grès. Les couches charbonneuses elles-mêmes ont des épaisseurs variables, qui peuvent dépasser plusieurs mètres, comme cette couche qu’on appelle mammouth à cause de son énorme épaisseur, et qui présente en quelques endroits jusqu’à 20 mètres de charbon pur. On trouve ici les mêmes fossiles que dans toutes les régions houillères, entre autres ces empreintes de fougères arborescentes qui couvraient le sol en si grande quantité au temps de la formation du charbon minéral.

Dans les mines de Pensylvanie, on rejoint le combustible par de larges galeries inclinées, plus rarement par des puits verticaux à grande section. Dans ces galeries circulent sur un chemin de fer les chariots menés par une machine à vapeur qui fait remonter les pleins et descendre les vides. Un câble attaché aux véhicules passe sur un tambour ou sur la gorge d’une énorme poulie. L’ouvrier gagne par ce tunnel les chantiers souterrains. Il est chaussé de grosses bottes, et se protège la tête d’un chapeau rond en cuir très dur, auquel il fixe sa lampe, un petit godet en fer-blanc à la mèche fumeuse. Il va en tâtonnant, courbé, heurtant aux boisages dans le dédale des galeries, et arrive à sa place accoutumée pour commencer la rude besogne, toujours la même chaque jour. Le mineur abat la roche et le charbon à la poudre ou au pic, le voiturier conduit les chevaux qui transportent la matière extraite sur les chemins de fer souterrains ; les charpentiers fixent les étais. Toute la ruche travailleuse est en mouvement ; peu d’enfans, aucune femme. Dans les mines d’Angleterre, de Belgique, il n’est pas rare d’en rencontrer encore ; mais les mœurs américaines répugnent à cet emploi avilissant du sexe faible et délicat. D’ordinaire l’air est bon, circule librement ou par le moyen de ventilateurs mécaniques ; la température est douce et toujours égale été comme hiver ; les eaux sont peu abondantes, et l’on n’a guère à redouter les inflammations du grisou, si terribles dans d’autres mines.

Extrait au dehors par les puits ou les grands tunnels inclinés, l’anthracite est déversé sur des machines fort ingénieuses, dites concasseurs ou breakers, qui le séparent en morceaux d’égale grosseur. Les blocs les plus volumineux sont d’abord broyés entre deux cylindres massifs en acier, juxtaposés, armés de dents, et tournant l’un vers l’autre à la façon de laminoirs. Une série de tamis en fer inclinés, en forme de tambours cylindriques, à mailles de plus en plus serrées, animés d’un mouvement de rotation autour de leur axe, classent ensuite le combustible en six qualités ou grosseurs distinctes, pendant que des manœuvres enlèvent à la main les schistes et autres pierres qui le souillent. Ces machines, dont on voit sur toutes les mines se dresser la haute charpente recouverte de planches, et aux formes originales, rappellent de loin les élévateurs à grains de Chicago. Elles sont tout à fait distinctes des machines à laver et à classer les charbons employées en France, et où l’eau joue un rôle particulier, par exemple celles dites de Bérard ou d’Evrard, du nom des inventeurs.

L’anthracite, une fois trié et classé, est chargé dans des wagons qui le transportent sur un chemin de fer extérieur dépendant de la mine. Celui-ci rejoint par des embranchemens, au besoin par des plans inclinés savamment établis et qui rachètent des différences de niveau assez considérables, les grandes voies ferrées, les canaux, les rivières. Toutes ces nouvelles voies marchent vers le littoral, et aboutissent à New-York et à Philadelphie, les deux véritables entrepôts de l’anthracite, les deux grands ports où se consomme et se vend principalement ce charbon renommé.

Si Philadelphie est le plus grand marché de l’anthracite en Pensylvanie, Pittsburg est celui de la houille bitumineuse, et, plus favorisé encore que Philadelphie, il est situé sur les mines mêmes. Quand on suit le chemin de fer Pensylvania-Central, qui traverse la chaîne des Alleghany et restera l’une des œuvres les plus hardies de l’art de l’ingénieur en Amérique, on rencontre les mines de houille. Elles apparaissent dès qu’on a franchi la ligne de faîte, avant qu’on arrive à Pittsburg, attachées aux flancs de la vallée qui mène à la « ville fumeuse. » On les salue en descendant au pas accéléré de la locomotive. A droite, à gauche, partout, on voit les entrées des puits, des galeries, les amas de charbon autour des mines, les longues files de wagons chargés. Tout autour de Pittsburg, dans la vallée de la rivière Alleghany, dans celle de la Monongahela, il en est de même, et les seules mines de ce district, au nombre d’une centaine, en 1872 ont fourni 10 millions de tonnes de houille, c’est-à-dire près des deux tiers de ce qu’ont donné toutes les houillères françaises ensemble, dont quelques-unes, celles d’Anzin, de la Grand’Gombe, de Saint-Étienne et Rive-de-Gier, sont cependant si productives.

Pittsburg naissait à peine, il y a un siècle. En 1754, ce lieu s’appelait Fort-Duquesne. Il était sur la frontière qui séparait les possessions coloniales françaises des possessions anglaises, frontière lointaine, sans limite nettement déterminée, et plus d’une fois baignée de sang ; les rencontres sur ces points étaient presque quotidiennes. Fort-Duquesne fut bientôt perdu sans retour par la France et devint Fort-Pitt (1758). Tels furent les commencemens de Pittsburg, qui n’obtint qu’en 1816 sa charte municipale, voyez maintenant ce qu’en a fait la houille. Cette ville renferme aujourd’hui 200,000 habitans, elle est entourée d’usines, d’ateliers populeux, animés, et c’est à la fois le Manchester, le Birmingham et le Sheffield de l’Amérique. Hauts-fourneaux, forges, aciéries, construction de machines à vapeur, usines de toute sorte à torturer, à manufacturer le fer, fonderies de cuivre, de laiton, raffineries de pétrole, verreries, cristalleries, scieries de bois, filatures de coton, fabriques de machines agricoles, tout est là. Une fumée noire, épaisse, couvre la ville. Du haut des cheminées des usines se dégagent la nuit de longues flammes, et jamais le travail ne cesse. La suie vole éternellement dans l’air, couvre toutes les maisons, tous les édifices d’une épaisse patine, qui leur donne, comme à Londres, un air de deuil, et s’attache partout, au linge, au visage, aux mains. Les habitudes locales se ressentent du dur labeur quotidien. Nulle part la population ouvrière, qui en Amérique ne se pique pas de façons distinguées, n’est aussi rude et aussi grossière.

Les mines de houille, bitumineuse n’existent pas seulement aux environs de Pittsburg ; le bassin pensylvanien s’étend au loin dans le nord-ouest de l’état. Dans le comté de Mercer, à Pardoe, nous avons visité en 1874 une houillère qui nous a rappelé de tout point celles que nous explorions quelques années auparavant, en 1867, dans la vallée de la Monongahela. On entre dans la mine par un large tunnel que parcourent des wagons traînés par des chevaux, et roulant sur un chemin de fer établi sur le seuil de la galerie. Les chantiers ne renferment ni eau, ni grisou, et la roche est assez résistante pour n’avoir pas besoin d’étais. La couche exploitée est comprise entre des bancs de grès et d’argile dure. La régularité en est remarquable, l’épaisseur de 1 mètre. On découpe le gîte en piliers qu’on abat avec le pic et la poudre, puis on remblaie les vides avec du moellon. Le charbon, amené au dehors par le chemin de fer de la galerie principale, est versé sur une série de grilles étagées qui le séparent en différentes grosseurs et qualités. Le chemin de fer Shenango and Alleghany, au moyen d’un bout d’embranchement, jette ses rails et amène ses wagons jusque sous les appareils de triage, et la houille de Pardoe est embarquée sans frais sur le railway. De là elle gagne les usines à fer voisines et le port de Cleveland sur le lac Erié, où elle fait concurrence aux charbons de l’Ohio. C’est une houille bitumineuse, collante, de bonne qualité, excellente comme charbon de forge et de grille et aussi pour la fabrication du coke. La mine en produit à peu près 100,000 tonnes par an, qui reviennent, tous frais compris, à 2 dollars ou 10 francs la tonne. Il y a sur les chantiers 225 ouvriers, dont 200 occupés aux travaux souterrains. Ce sont principalement des Suédois et des Allemands. Cette population est bonne, calme, très facile à conduire.

Le terrain houiller sur lequel sont situées les mines de Mercer, de Pittsburg, est le plus important des États-Unis. Le géologue anglais Rogers, mort récemment professeur à Édimbourg, mais qui avait consacré une partie de sa vie à étudier les houillères américaines, disait que ce bassin est peut-être le plus étendu du globe, celui qui présente le développement de houille le plus continu : il se prolonge sans interruption sur une longueur de 875 milles, du nord de la Pensylvanie au centre de l’Alabama, et l’on peut le suivre sans discontinuité sur une largeur maximum de 180 milles entre la Pensylvanie et l’Ohio. Il couvre une surface de 60,000 milles carrés, égale à près du tiers de celle de toute la France ; il est parallèle à la chaîne des Appalaches, sur laquelle il s’adosse à l’est, et dont les contre-forts détachent plusieurs archipels houillers dans le grand bassin lui-même. Les assises géologiques de ce bassin offrent de tels points de similitude avec celles de l’Angleterre, que tous les géologues en ont été frappés.. Rien ne manque au rapprochement, pas même cette puissante masse de grès, à grains de silex, sur laquelle repose tout le bassin carbonifère, le millstone grit ou pierre meulière grenue, à laquelle les mineurs anglais ont donné le nom familier de roche d’adieu, farewell rock, comme pour indiquer que, passé cet horizon, il n’y a plus d’espoir de trouver la houille ; Le bassin de Rive-de-Gier en France repose sur une assise analogue, et cet exemple prouve entre tant d’autres qu’aux temps où elle façonnait le globe, la nature usait partout des mêmes moyens, et imprimait à son œuvre le cachet de l’uniformité sans tenir compte de la distance.

Nous n’insisterons pas davantage sur les détails des exploitations houillères en Amérique. Les données de la géologie, les méthodes d’extraction, ne diffèrent pas sensiblement de l’une à l’autre de ces mines et rappellent les exploitations européennes. Bornons-nous à mentionner que c’est dans l’état de Maryland qu’existent les fameuses mines de Cumberland, qui produisent le meilleur charbon pour la navigation à vapeur marine, l’égal de la qualité anglaise dite de Newcastle. Les steamers qui fréquentent le port de New-York n’en veulent pas d’autre. On calcule que le Maryland envoie pour cet usage 2 millions 1/2 de tonnes par an dans les ports de l’Atlantique, à Boston, New-York, Philadelphie, Baltimore, Washington, etc. Les ports de l’Océan ou des lacs sont du reste les plus grands consommateurs et les exportateurs naturels des houillères. La ville de Cleveland, qui est non-seulement le principal port du lac Erié, mais encore une cité industrielle de premier ordre, qui tend à rivaliser avec Pittsburg, Cleveland reçoit 1 million de tonnes des mines de l’Ohio et en exporte la moitié. A son tour, Chicago absorbe 1 million de celles de l’Illinois, de l’Iowa et de l’Indiana, Saint-Louis autant de celles de l’Illinois et du Missouri. Chacun des états producteurs expédie ses charbons jusqu’aux points où ils rencontrent ceux de la Pensylvanie ou des états voisins. Routes de terre, canaux, fleuves et rivières navigables, voies ferrées, tout est mis à contribution pour ce transport, où, comme pour le mouvement des céréales, chaque compagnie voiturière essaie d’attirer à elle le plus de trafic, tout en réduisant les tarifs au minimum.

Les combustibles qu’on exploite dans les états du far-west, comme le Colorado, et dans ceux du Pacifique, l’Orégon, la Californie, bien que de bonne qualité, sont moins prisés que ceux dont il a été jusqu’ici fait mention. Ce sont des combustibles d’un âge géologique plus moderne, ce qu’on nomme des lignites, des lignites parfaits si l’on veut, mais non plus de la véritable houille. Sans doute la texture du nouveau combustible ne rappelle point les fibres du bois, lignum, encore moins a-t-on affaire à un simple bois fossile. C’est un combustible minéral bien formé, noir, serré, bien qu’un peu cassant et friable et par momens terreux. Il est aussi moins bitumineux, moins riche en carbone que la houille proprement dite, et par conséquent d’un pouvoir calorifique moindre ; mais, comme il est chargé de matières volatiles et qu’il brûle à cause de cela avec une longue flamme, il s’adapte fort bien à certains usages, notamment le chauffage des chaudières à vapeur et même Ta fabrication du gaz ; aussi en certains points est-il exploité à l’égal de la houille. En 1867, nous trouvant au pied des Montagnes-Rocheuses, à 20 milles de Denver, alors capitale du territoire aujourd’hui de l’état de Colorado, nous avons exploré un des bassins à lignite les plus intéressans du grand-ouest américain. On voyait le long des ruisseaux apparaître le combustible entre des couches d’argile bleue et de grès rougeâtres, friables, feuilletés. On l’avait rejoint souterrainement par quelques puits de recherche, alors abandonnés, et dans les lits des roches ramenées à la surface nous découvrîmes l’empreinte de quelques plantes fossiles. C’étaient des palmacites, arbres de la famille des palmiers, qui poussaient en ces régions à l’époque où ce terrain carbonifère se déposait. Depuis le géologue Hayden a commencé sur ces points et d’autres analogues des investigations suivies, et a retrouvé là bien d’autres fossiles, un herbier souterrain complet et un ossuaire de grands vertébrés dont la description a frappé d’étonnement tous les paléontologistes. L’exploitation du combustible a été aussi reprise. Un embranchement ferré, réunissant Denver au grand railway du Pacifique, est passé sur ces mines, et l’on dit que la capitale du Colorado emploie aujourd’hui à la fabrication de son gaz d’éclairage une partie de ce lignite. Ce combustible est du même âge que celui qu’on rencontre le long ou au nord du chemin de fer du Pacifique dans le Wyoming, le Montana, le Dakota, l’Utah, le Nevada, le même aussi que celui qu’on exploite en Arizona, en Californie, dans l’Orégon, et qu’on retrouve jusque dans les territoires de Washington et d’Aliaska. Les mines du Mont du Diable en Californie sont les plus féconds de tous ces gîtes, et produisent aujourd’hui plus de 200,000 tonnes par an, principalement envoyées à San-Francisco. C’est ce que donnent les riches mines du bassin d’Aix en Provence, où l’on exploite depuis un siècle et demi un excellent lignite, dont le principal débouché est Marseille ; il y fait concurrence à la houille. La Californie du reste est loin de se suffire avec la production de ses mines, elle va s’adresser à l’Australie, qui lui expédie sa houille de Sidney, au Chili qui lui envoie son lignite de Lota, frère de celui du Mont du Diable. Ce n’est pas le seul point de ressemblance qu’offrent dans leurs productions naturelles les côtes du Pacifique nord et celles du Pacifique sud, aux latitudes de la Californie et du Chili.

En 1872, on estimait à environ 41 millions 1/2 de tonnes la production totale des mines de charbon des États-Unis. En tête venait la Pensylvanie pour 29 millions 1/2 de tonnes, dont 19 millions en anthracite, puis l’Ohio et l’Illinois, chacun pour 3 millions en houille bitumineuse, le Maryland pour 2 millions 1/2, l’Indiana pour 800,000 tonnes, le Missouri et la Virginie occidentale chacun pour 700,000, le Kentucky pour 350,000, l’Iowa pour 300,000, le Tennessee pour 200,000, puis tous les autres états houillers, le Michigan, l’Alabama, le Kansas, etc., ensemble pour 200,000 tonnes, enfin la Californie et tous les états ou territoires producteurs de lignite, pour environ 350,000 tonnes ; tous ces chiffres réunis donnent un total de 41,500,000 tonnes en charbon minéral de toute qualité, anthracite, houille bitumineuse ou lignite.

La production de toutes les houillères du globe était évaluée pour cette même année 1872 à 255 millions de tonnes, dont la Grande-Bretagne fournissait environ la moitié, ou 125 millions ; après venaient les États-Unis, qui extrayaient le tiers de celle-ci, ou M millions 1/2, puis l’empire d’Allemagne 40 millions, la France et la Belgique chacune 16, l’Autriche-Hongrie 10 1/2. L’Espagne, la Russie, la Chine, le Japon, le Chili, les colonies anglaises, fournissaient tous ensemble environ 6 millions de tonnes.

Dans la liste des pays producteurs, les États-Unis tiennent dès aujourd’hui le second rang. La marche qu’ils ont suivie mérite de fixer l’attention. En 1820, le bassin anthracifère de la Pensylvanie produisait à peine 365 tonnes. En 1872, le chiffre de production de ce seul bassin atteignait 19 millions de tonnes. En étudiant la loi de cet accroissement année par année, on voit qu’il a doublé dans des périodes très rapprochées, toujours en moins de dix ans. Pour les houillères, la progression a été encore bien plus rapide. Or le chiffre de la production dans la Grande-Bretagne ne double que tous les quinze ans ; la France, la Belgique, obéissent aussi à cette loi. Si l’on adopte la limité maximum de dix ans pour toutes les mines de combustible des États-Unis, il est facile de voir qu’en moins de quarante ans ceux-ci auront atteint la Grande-Bretagne. Bien plus, d’après les inventaires mêmes qui ont été faits des réserves souterraines britanniques, après des enquêtes minutieuses ordonnées par le parlement, sur les suggestions de M. Gladstone, et qui n’ont pas duré moins de cinq ans, de 1866 à 1871, c’est dans quatre siècles au plus que ce pays arrivera à l’entier épuisement de son stock carbonifère. Aux États-Unis, cet important domaine est au contraire presque encore vierge, et d’une étendue qui est au moins vingt fois plus considérable que dans la Grande-Bretagne.

Il serait peut-être prématuré de tirer aucune conséquence des deux faits qu’on vient d’énoncer : l’épuisement pour ainsi dire prochain des houillères anglaises, auxquelles avant un demi-siècle les houillères américaines vont faire du reste une concurrence victorieuse, et la réserve presque indéfinie du combustible minéral aux États-Unis. Il y a dans toutes les questions de ce genre une inconnue qu’on ne voit pas. A qui appartiendront par exemple les houillères de la Chine quand celles de la Grande-Bretagne seront épuisées ? Or celles-là sont peut-être à celles de l’Amérique du Nord ce que ces dernières sont à celles de la Grande-Bretagne, c’est-à-dire encore plus étendues en surface, et ont encore plus d’épaisseur en charbon. Remarquons que c’est entre quelques degrés de latitude et dans l’hémisphère nord, précisément dans les régions où devait s’épanouir la civilisation contemporaine, la seule qui ait réellement fait usage de la houille, que la nature s’est plu à accumuler le précieux fossile. Est-ce par une espèce d’harmonie préétablie que les choses se sont ainsi passées ? Quoi qu’il en soit, les grands magasins souterrains de houille sont dès à présent en Amérique, et il est dans les destinées manifestes des États-Unis, comme tous les Américains le répètent déjà avec orgueil, de devenir bientôt les plus grands producteurs de charbon sur le globe. Il en sera de même pour le fer, comme nous allons le prouver.


II. — LE FER.

Le minerai de fer est abondamment répandu aux États-Unis dans différentes formations géologiques, les unes plus anciennes, les autres contemporaines, les dernières plus modernes que le terrain houiller. Partout le minerai est fouillé et porté aux usines, depuis le lac Champlain, dans le nord de l’état de New-York, jusqu’aux limites de l’Alabama, depuis les bords de l’Atlantique jusqu’aux Montagnes-Rocheuses, et de celles-ci au Pacifique. Toutes les variétés y sont, et les mines si fertiles et si célèbres de la Suède, de l’Écosse, de l’Espagne, de l’île d’Elbe, de l’Algérie, ont en Amérique des sœurs.

Le minerai magnétique de Suède, si estimé et qui donne un fer de qualité supérieure, celui avec lequel les Anglais font l’acier de Sheffield, se retrouve dans la Caroline du nord. Le black-band, ou roche noire d’Ecosse, qui produit une fonte renommée, existe dans l’Ohio, la Virginie, l’Alabama. Les minerais carbonates spathiques, lamelleux, cristallins, si abondamment répandus sur les versans des Alpes et qui interviennent si utilement dans la fabrication de l’acier, se rencontrent dans le Connecticut et l’état de New-York. Les minerais manganésifères, qui servent à la fabrication des fontes miroitantes ou spiegeleisen des Allemands, avec lesquelles on prépare ensuite l’acier Bessemer, existent en immenses dépôts dans le Missouri, et là rappellent certains gîtes si particuliers d’Afrique ou d’Espagne. Les minerais magnétiques et peroxydes de l’île d’Elbe ont des analogues dans le Michigan et en Pensylvanie, où le mont Cornwall fait songer au mont Calamita, tandis que les fers oligistes qu’on embarque à Marquette, sur le Lac-Supérieur, seraient aisément confondus avec ceux de Rio. Il n’est pas jusqu’à certaines variétés bizarres, comme les minerais titanifères, qui existent en Norvège et que les Anglais sont parvenus à traiter, qui ne se montrent aussi aux États-Unis, par exemple dans les états de New-York et de Virginie. Nous ne parlons pas de certaines espèces particulières à ce pays, telles que la franklinite, si abondante dans le New-Jersey, et dont on retire, par deux opérations différentes, à la fois le zinc et le fer, ni du minerai carbonate pierreux, aussi abondamment répandu dans les houillères américaines qu’en Angleterre, soit en bancs prolongés, soit en amas irréguliers. Cette variété, que les Anglais nomment minerai de fer argileux, clay iron stone, et les Français minerai carbonate lithoïde, se rencontre notamment dans les mines de Pensylvanie, non pas celles d’anthracite, mais de houille bitumineuse. Là, comme en Angleterre et en France, le minerai, la houille et le fondant, c’est-à-dire le calcaire qui, jeté dans le four avec la roche métallifère, sert à la rendre fusible, se présentent souvent dans la même mine en stratifications superposées. Cet assemblage de substances minérales utiles accumulées dans le même gîte a donné naissance à de grandes usines, dont quelques-unes ont fait fortune et d’autres ont dû fermer leurs portes ou se transformer. Il en a été ainsi ailleurs, et les hauts-fourneaux de Rive-de-Gier dans la Loire, qui furent établis sous la restauration pour le traitement du minerai de fer contenu dans les houillères, consomment depuis bien longtemps tout autre minerai que celui-là. Qui croirait que la grande usine du Creusot n’a pas eu une autre origine ?

L’histoire de la fabrication du fer aux États-Unis commence avec l’histoire des colonies anglaises. On employait alors le charbon de bois pour fondre le minerai. En 1620, les premiers foyers furent allumés en Virginie, en 1643 dans le Massachusetts, puis arriva la Pensylvanie. En 1719, cette industrie prospérait si bien que la métropole s’en émut, craignant que ce développement n’arrachât les colonies à sa dépendance. Deux ans après, les maîtres de forge anglais essayaient de faire passer un bill devant le parlement pour empêcher la fabrication du fer dans les établissemens d’outre-mer. Ce ne fut que sur les oppositions très vives des agens coloniaux que le bill fut rejeté. Dès lors la sidérurgie américaine allait prospérer de plus en plus. En 1810 déjà on estimait à 55,000 tonnes la fabrication de la fonte aux États-Unis. En 1850, ce chiffre avait plus que décuplé, et en 1872 il dépassait 2,800,000 tonnes, la moitié à peu près de ce que produisait la Grande-Bretagne, qui fournit elle-même de ce chef, comme pour la houille, autant que tout le globe. Ici encore les États-Unis viennent immédiatement après la Grande-Bretagne ; mais, marchant d’un pas beaucoup plus rapide, bientôt ils la dépasseront. Il faut cependant reconnaître que, depuis la fin de 1873, la métallurgie américaine subit une crise et comme un temps d’arrêt. Cette crise a été provoquée par la panique financière qui a frappé à cette époque les places de New-York et de Chicago, et dont les effets ne sont pas encore entièrement éteints. Les exploitations houillères et métallurgiques sont coutumières » en tous pays de ces maladies périodiques, mais bientôt les chiffres de production se relèvent, reprennent même leur marche ascendante, et les statistiques, considérées dans leur ensemble, par décades d’années, ne révèlent qu’un progrès continu.

On calcule qu’à la production de 2,800,000 tonnes de fonte de fer, qui a été celle des États-Unis en 1872, correspond à peu près l’extraction de 6 millions de tonnes de minerai, car le rendement moyen de celui-ci peut être estimé à 50 pour 100. C’est la Pensylvanie qui marche au premier rang dans la production du minerai comme dans celle de la houille et aussi dans la fabrication de la fonte, du fer et de l’acier. C’est d’ailleurs en Pensylvanie que pour la première fois a été tenté le traitement direct du minerai de fer par l’anthracite, procédé importé du pays de Galles, il y a trente-cinq ans, par un infatigable fondeur, M. Thomas, dont nous avons déjà cité le nom. Ses fils, qui le remplacent aujourd’hui, suivent intelligemment ses traces et ont gardé pour ainsi dire les secrets de sa méthode. A Haukendauqua, dans le comté de Lehigh, il nous fit visiter lui-même son usine. On jetait par l’ouverture supérieure dans la vaste capacité des fours des blocs tout entiers d’anthracite pesés d’avance, et le minerai et le fondant, également mesurés, étaient versés à brouettées par le même orifice. Le monstre digérait sa pâture avec une remarquable aisance. Il avait, comme tous les hauts-fourneaux, la forme d’une immense cuve faite de matériaux infusibles, réfractaires aux plus hautes températures. Dans le bas passait le corps des tuyères qui soufflaient l’air dans le foyer. Par une ouverture pratiquée sur le devant sortait, au moment de la coulée, la fonte limpide, étincelante, qui courait comme un fleuve de feu à travers les rigoles ménagées sur le sable de l’usine, où elle se figeait. Les minerais consommés étaient surtout extraits de localités voisines, de gîtes assez irréguliers, presque superficiels. Ils étaient de la classe des minerais dits peroxydes.

A 60 milles à l’ouest d’Haukendauqua, dans le comté de Lebanon, existe une montagne de fer renommée, celle de Gornwall, que nous visitâmes également. On y monte par un railway en colimaçon qui fait, le tour de la montagne. Celle-ci est composée presque entièrement de minerai ; elle en renferme une masse évaluée à 40 millions de tonnes, c’est-à-dire que l’on pourrait en exploiter pendant deux siècles 200,000 tonnes par an. C’est du minerai magnétique compacte, de couleur gris d’acier, rendant plus de 65 pour 100. Cet aimant naturel rappelle trait pour trait celui de la montagne Calamita à l’île d’Elbe. Il se trouve comme lui au contact de roches vertes, serpentineuses, et mêlé accidentellement à des veinules de minerai de cuivre. Ce rapprochement minéralogique, bizarre à cette distance, mérite d’être signalé.

Cette excursion en Pensylvanie a été l’une des plus curieuses qu’il nous ait été donné de faire en Amérique. Grâce à nos lettres d’introduction, nous fûmes partout reçus, mes compagnons et moi, comme des enfans du pays plutôt qu’en visiteurs étrangers. On alla jusqu’à mettre une petite locomotive à notre disposition, et avec elle nous parcourûmes le pays en tout sens. Malgré la chaleur suffocante de notre étroit compartiment établi au-dessus de la chaudière, — on était en pleine canicule, — nous fîmes cette excursion gaîment. La complaisance inaltérable du guide qui nous avait été donné, les détails intéressans qui nous furent fournis tout le long du trajet tant par lui que par l’un de nos compatriotes, M. Borda, ancien élève de l’École centrale de Paris et l’un des ingénieurs les plus distingués de la Pensylvanie, le charme pittoresque du paysage, la vertigineuse rapidité de notre course à toute vapeur, des haltes marquées à point sur les mines et les usines, à Pottsville, Reading, Allentown, Harrisburg, tout cela nous faisait oublier l’enfer où nous rôtissions.

La Pensylvanie n’est pas le seul état où se rencontrent ces amas énormes de minerai de fer dont il a été parlé. Sur le bord occidental du lac Champlain, à Port-Henry, il faut signaler une masse magnétique cristalline encore plus importante que celle du mont Cornwall, et à 75 milles au sud-ouest de Saint-Louis, dans l’état de Missouri, la célèbre Montagne de Fer, Iron-Mountain, qui couvre une étendue de 200 hectares et s’élève jusqu’à 75 mètres. A 6 milles au sud de celui-ci est un autre amas non moins riche, Pilot-Knob. On tire aujourd’hui de ces gîtes, reliés à Saint-Louis par une voie ferrée, environ 400,000 tonnes par an de minerai qu’on expédie principalement dans les usines du Missouri, de l’Ohio et de la Pensylvanie.

Tous les gisemens ferrifères des États-Unis, quelque riches qu’ils soient, pâlissent devant ceux du Michigan, au bord du Lac-Supérieur, entre l’Anse et Marquette. Il y a là des mines inépuisables, à peine reconnues et qui fournissent déjà plus de 1 million de tonnes annuellement. Les produits extraits sont d’excellente qualité. On en compte quatre variétés : le minerai magnétique, gris, brillant, qui agit sur la boussole comme un véritable aimant, il est très pur, et convient particulièrement à la fabrication de l’acier, — le minerai spéculaire, pailleté, à l’éclat métallique, à la poussière rouge, — l’hématite, terne, compacte, de même composition que le précédent, — enfin le minerai schisteux, en lamelles ardoisées, serrées, le plus pauvre de tous et le plus difficile à réduire. Ces diverses variétés de minerai sont en partie traitées sur les lieux, séparément ou mélangées ensemble, et fondues dans des hauts-fourneaux chauffés au charbon de bois. En 1873, plus de 70,000 tonnes de métal ont été produites de la sorte par dix-sept hauts-fourneaux. La fonte de fer ainsi obtenue est raffinée dans des fours à réverbère, puis martelée, laminée à la forge en rails, en barres, en lanières. La majeure partie du minerai est exportée dans les usines de l’Ohio. Grâce au voisinage des grands lacs, cette utile matière peut être amenée économiquement à de très grandes distances.

Sur la quantité totale de 2,800,000 tonnes de fonte fabriquée en 1872 aux États-Unis, environ 1,200,000 l’ont été à l’anthracite, 1 million à la houille bitumineuse crue ou au coke, et le reste au charbon de bois. Dans cette fabrication, c’est la Pensylvanie qui marche au premier rang, c’est même elle qui produit presque toute la fonte obtenue à l’anthracite. Les états de New-York et d’Ohio ne viennent qu’après elle, le premier pour 200,000 tonnes de fonte à l’anthracite, le second pour la même quantité fabriquée à la houille ou au coke. Après ces trois états, il faut citer par ordre d’importance le New-Jersey, le Massachusetts, l’Illinois, le Michigan, le Missouri, l’Indiana, le Wisconsin, le Maryland, la Virginie. Partout on extrait et l’on fond autant que possible sur place le minerai. Quand la houille n’est pas à proximité ou revient trop cher, on emploie le charbon de bois produit par les forêts voisines. Il n’est état ou territoire, si lointain soit-il, qui n’ait tenté de traiter lui-même ses minerais. A Boulder, dans le Colorado, aux premiers jours de la colonisation, en 1865, on a essayé de fondre au charbon de bois un minerai assez peu riche et peu abondant exploité au flanc des Montagnes-Rocheuses. Les pionniers ne doutent de rien, et l’affaire a marché un moment d’un pied boiteux ; mais un jour le fourneau s’est engorgé, on a produit ce que les fondeurs appellent un loup dans leur langage pittoresque ; les tuyères qui soufflaient l’air dans le creuset se sont bouchées, la fonte a refusé de couler, s’est durcie, et le foyer s’est trouvé hors de service après une courte campagne. Les fondeurs mormons de l’Utah ont été plus heureux et ont alimenté longtemps avec succès, alimentent peut-être encore leurs fourneaux avec le minerai et la houille que la Providence, disent-ils, leur a départis. En Californie, ce sera mieux encore, et ce jeune et brillant état se prépare dès maintenant à lutter victorieusement pour cette fabrication, comme il l’a déjà fait pour d’autres, avec ses frères aînés de l’Atlantique.

Les trois états de Pensylvanie, de New-York et d’Ohio sont les trois principaux producteurs de fer aux États-Unis ; mais la Pensylvanie domine de beaucoup les deux autres, et c’est pourquoi cette importante région, où sont à la fois les plus riches houillères et les plus grandes forges, a toujours été le nid préféré du protectionisme. Encore aujourd’hui, ce sont les députés et les sénateurs pensylvaniens qui font, dans les discussions du congrès fédéral, le plus d’opposition aux doctrines du libre-échange, que les gens de l’ouest voudraient voir triompher. C’est à Philadelphie que réside l’apôtre le plus infatigable de la protection, l’économiste Carey, dont les années n’ont pas ralenti l’ardeur. Dans les états agricoles du sud, et même dans les états industriels de la Nouvelle-Angleterre et à New-York, règnent des idées plus libérales, défendues énergiquement par un statisticien de talent, M. Ruggles, et surtout par l’ancien commissaire du revenu, M. David A. Wells, dont les écrits ont fait récemment sensation, même en Europe.

Autrefois c’était l’Angleterre qui redoutait la fabrication du fer dans ses colonies d’Amérique, aujourd’hui ce sont ces anciennes colonies qui s’effraient de l’importation du fer anglais. Et cependant les États-Unis n’ont plus rien à craindre de la Grande-Bretagne. Ne fabriquent-ils pas eux-mêmes désormais tous leurs rails, tout leur acier, qu’hier encore ils recevaient du dehors en quantités si considérables ? Ils viennent immédiatement après leur lointaine rivale dans l’application du fameux procédé Bessemer pour la fabrication en grand de l’acier, et chez eux, non moins que dans le royaume-uni, les inventeurs sont jour et nuit à l’œuvre pour, perfectionner les appareils et les fours spéciaux où l’on élabore ce métal et ceux où l’on traite la fonte et le fer. Aucune manipulation n’est devenue plus délicate que celle-ci, qui semblait fixée pour toujours ; nulle part les indications de la chimie ne jouent un rôle aussi prépondérant. Quelques centièmes, souvent même quelques millièmes en plus ou en moins de carbone, telles sont à peu près les seules différences que le métal présente dans sa composition chimique sous chacun de ses trois états. La présence du soufre, du phosphore, du silicium, de l’arsenic, du manganèse, du chrome, à doses souvent infinitésimales, exerce, aussi une influence bonne ou mauvaise selon les corps. Les métallurgistes américains, comme ceux d’Europe, ont étudié à l’envi ces réactions, et n’ont pas reculé devant la dépense pour faire venir, même d’Algérie, des minerais que l’on croyait doués de propriétés spéciales. Ils ont fait plus, ils ont mis en action le puddlage mécanique, et demandé à la vapeur d’accomplir cette rude opération que les bras d’un athlète peuvent seuls exécuter, non sans danger pour les organes. Enfin ils ont, eux aussi, assoupli le métal à une foule d’applications industrielles : construction de machines à vapeur, de locomotives, de navires, de ponts, d’instrumens agricoles, de roues et d’essieux de wagons, de tuyaux de conduite, d’appareils domestiques de chauffage, de poutres et de cornières pour charpentes. Qui ne connaît dans l’art de la guerre leurs armes de précision, leurs mitrailleuses, leurs canons à longue portée, leurs monitors à tourelle ? Ils ont si bien conquis sur tout cela la prééminence, qu’aucun pays ne peut plus importer chez eux de produits similaires, ni lutter sur ce terrain avec avantage, et qu’ils seront un jour le fournisseur de l’Europe en ces matières comme l’Europe l’a été pour eux si longtemps. Leurs navires en fer l’emportent sur ceux de la Clyde, leurs machines agricoles, leurs locomotives, ont obtenu les premières médailles dans toutes les expositions, et quant à leurs ponts métalliques, nulle nation ne saurait en présenter d’analogues aux leurs. Ceux qu’ils ont jetés dernièrement sur le Mississipi à Saint-Louis, sur le Missouri à Omaha, et sur le Niagara devant les chutes ou à Buffalo, dépassent en hardiesse et en dimensions tout ce qu’on a pu faire ailleurs.

On estimait en 1872 à 14 millions de tonnes la production totale de la fonte de fer sur le globe. La Grande-Bretagne produisait environ la moitié de ce chiffre ou 6,700,000 tonnes, les États-Unis, qui la suivaient immédiatement, le cinquième ou 2,800,000 tonnes. Les pays qui venaient ensuite étaient l’empire d’Allemagne pour 1,600,000 tonnes, et la France pour 1,200,000, quantités qui sont à peine comparables aux chiffres de production de la Grande-Bretagne et des États-Unis. La Grande-Bretagne doublant sa production métallurgique environ tous les quinze ans, et les États-Unis la leur tous les dix ans (c’est pour l’un et l’autre pays la même loi que pour la production houillère), il est certain que dans vingt ans les États-Unis auront atteint et bientôt dépasseront leur rivale. Ici, beaucoup plus tôt que pour la houille, le rapport sera renversé. Qui ne prévoit toutes les conséquences que cette évolution économique aura sur les destinées de l’un et de l’autre pays ?


III. — LE PETROLE.

Dans une de mes courses en Pensylvanie, je prenais une nuit à Pittsburg le chemin de fer qui remonte la vallée de l’Alleghany. Deux jeunes Français qui étaient avec moi, l’un secrétaire, l’autre attaché à la légation de France à Washington, fort peu rassurés à la vie des compagnons de voyage que le sort semblait nous réserver, demandèrent un steeping car, sorte de wagon de luxe où, moyennant une légère redevance, on peut voyager dans un isolément relatif et passer la nuit dans un bon lit. Il leur fut répondu que le chemin de l’Alleghany ne jouissait pas de ce confort, et nous primes démocratiquement et résolument notre place à côté de ces hommes à mine rébarbative qui plaisaient si peu à mes deux compagnons ; ils étaient chaussés de grosses bottes où s’engouffrait le pantalon, que surmontait pour tout vêtement une chemise de flanelle au col défait, découvrant une poitrine hâlée. Autour d’une ceinture de cuir serrée à la taille plus d’un avait mis en évidence son revolver. Ils causaient très haut, se passaient fraternellement de l’un à l’autre, à instans rapprochés, un bidon de whisky. Très tard ils s’endormirent et bientôt ronflèrent bruyamment. Où allaient-ils ? Comme nous aux mines de pétrole, à Oil-City, la ville de l’huile, où nous fûmes charmés de les perdre au matin.

Les compagnons de route dont le ciel venait de nous débarrasser si fort à propos étaient les derniers représentans de ces aventuriers de toute espèce, si nombreux aux premiers temps de la Pétrolie, et qui apportèrent là tant de germes de désordre. Aujourd’hui toute trace d’agitation a disparu de ces parages, et l’exploitation du pétrole s’est d’ailleurs cantonnée plus au sud, Oil-City, Titusville, Tidioute, Pithole, Franklin, Pleasantville, Parkers, nombre d’autres centres industriels naguère si turbulens, sont devenus des lieux relativement paisibles. Plus d’une de ces importantes cités est passée du reste par des alternatives inouïes, quelquefois subites, de prospérité et de décadence, et Pithole, la ville-champignon, poussée en un jour, Pithole, qui a eu ses hôtels, son théâtre, ses journaux, ses églises, Pithole, née d’hier, qui a fait un moment tant de bruit, a été si populeuse, si remuante, est déjà, une ville fossile. Elle a perdu tous ses habitans, et si quelque Pitholien lui est né, cet honorable citoyen aura un jour quelque peiné à retrouver sa ville natale. Qu’on ne croie pas que pour cela le pétrole ait disparu ; il a seulement changé de place. Les gîtes naguère si productifs se sont peu à peu épuisés, mais on en trouve chaque jour de nouveaux, et plus fertiles encore. La production de l’huile a augmenté dans des proportions auxquelles les plus enthousiastes étaient loin de s’attendre. Elle a triplé en six ans, de 1867 à 1873, et atteignait alors 10 millions de barils, de près de 200 litres chacun. Cet énorme volume d’huile était fourni par 4,250 puits, dont quelques-uns donnent jusqu’à 1,200 barils par jour. Au prix de 8 francs le baril, prix dérisoire, puisqu’on l’a payé jusqu’à 35, c’est encore 10,000 francs de revenu quotidien, presque sans bourse délier ; le puits une fois foré, les frais sont nuls. En 1874, allant de Meadville (nord de la Pensylvanie) dans la région actuelle de l’huile, je constatais une nouvelle activité dans l’exploitation et la découverte des sources, et, je dois le dire, un nouveau progrès dans la vie sociale de ces districts. Comme dans la Californie, qui fut, elle aussi, si troublée, tout y était peu à peu rentré dans l’ordre normal.

C’est ainsi que vont d’ordinaire les choses dans les régions minières aux États-Unis. Le pays des sources de pétrole, sauvage et accidenté, au début presque inaccessible, la vie étrange qu’on y menait aux premiers temps de la fièvre de l’huile, le rendement fabuleux de certains puits, les étonnantes fortunes faites et défaites en un jour, les folies de la spéculation dépassant toute limite, le jeu effréné, les disputes sanglantes, les incendies incessans que l’inflammation du pétrole rendait encore plus terribles, Oil-City brûlée en une nuit de fond en comble avec tout son stock d’huile, une autre fois une débâcle de glace sur la rivière Alleghany entraînant tous les barils amarrés au quai, tout cela est encore présent à la mémoire de chacun.

Ce district commença surtout d’être connu en 1859, le jour où, près de l’endroit où est aujourd’hui Titusville, le colonel Drake eut l’heureuse idée d’appliquer la sonde à la recherche de l’huile minérale. Elle s’épanchait auparavant en divers points de la surface, et on la recevait sur des couvertures de laine, d’où on l’extrayait assez péniblement. On l’appelait l’huile des Senecas, du nom de la tribu indienne qui habita longtemps cette contrée, et on la croyait bonne seulement à un grossier éclairage ; on l’employait aussi à lubrifier les machines et à la guérison des rhumatismes et de quelques autres maladies ; encore n’était-ce qu’un remède de bonne femme, appris des sauvages. Jadis les pionniers français du Canada, les colons anglais de l’Atlantique étaient passés successivement près de ces sources sans s’y arrêter autrement qu’en curieux, et en avaient abandonné la maigre exploitation à la confédération iroquoise, dont les Senecas formaient une branche. Qui aurait osé prédire alors qu’il y avait là une richesse cachée d’où sortiraient les millions par centaines ? C’est ce qui eut lieu cependant dès que l’emploi hardi de la sonde et bientôt des torpilles souterraines à la recherche de l’huile révéla sous le sol de véritables lacs du liquide bitumineux. Alors la Pétrolie devint comme une Californie nouvelle vers laquelle accoururent tous les pionniers en quête de dollars et tous les chercheurs d’aventures.

Les gîtes de pétrole sont tous accumulés dans la Pensylvanie occidentale, dans les trois comtés de Venango, de Clarion et de Butler. La Pensylvanie, qui produit presque tout le charbon et le fer des États-Unis, a véritablement le monopole de l’huile de pierre, et l’on ne saurait opposer à ses gîtes de pétrole ceux qu’on a jusqu’à présent essayé d’exploiter dans l’Ohio, la Virginie occidentale et l’état de New-York, sur des directions parallèles, sinon au voisinage des précédens. Récemment toutefois on annonçait le forage d’un puits à Warren (Ohio), d’où le pétrole serait sorti en abondance. Les gîtes de l’Illinois, du Missouri et même ceux du Canada, assez productifs, mais dont l’huile est de qualité inférieure, ne sauraient non plus être comparés aux gîtes pensylvaniens, encore moins ceux du Kentucky, du Tennessee, de l’Indiana, à peine explorés. Toute l’Amérique du Nord semble d’ailleurs être imprégnée de pétrole, car on a également signalé l’existence de l’huile minérale dans le Texas, le Colorado, l’Utah, la Californie.

L’alignement que semblent suivre les sources souterraines rejointes en Pensylvanie par la sonde court du nord-est au sud-ouest, comme la crête des monts Alleghany, ou Taxe moyen de la rivière du même nom. Au nord des points primitivement occupés, dans la vallée d’Oil-Creek (le ruisseau de l’huile), les sondages ont été stériles ; mais vers le sud on a toujours rencontré et l’on rencontre encore des sources nouvelles de plus en plus abondantes, et avec elles les amas d’eau salée et de gaz combustible qui accompagnent d’ordinaire l’apparition de l’huile. Celle-ci gît dans un terrain de grès sableux et de schistes argileux et feuilletés, et semble occuper d’immenses crevasses dans les grès. Généralement la sonde traverse, à des profondeurs variables, trois bancs de grès imprégnés d’huile et de gaz, dont le dernier est le plus riche en huile. Le gaz, recueilli par un tube spécial dans le trou de sonde, est presque toujours utilisé comme combustible dans le foyer de la petite machine à vapeur locomobile qui dessert le derrick. On appelle ainsi la charpente pittoresque composée de quatre montans élevés surmontés d’une poulie, dans la gorge de laquelle passe la corde qui sert à manœuvrer les outils de sondage. Le trou foré, le pétrole monte jusqu’à une certaine hauteur, et souvent coule de lui-même à la surface, où il jaillit comme une source artésienne. Quand il ne franchit pas le niveau du sol, une pompe Mlle par la locomobile l’amène au jour. Dans les deux cas, il vient se déverser dans une grande cuve extérieure. Les puits sont très rapprochés, et quelques-uns ne fournissent pas de pétrole. On ne démolit jamais les charpentes, et elles donnent à tout le district de l’huile un aspect caractéristique.

Les géologues ont bien longtemps discuté et discuteront peut-être longtemps encore sur l’origine du pétrole. Ceux-ci, disciples des plutoniens du passé, l’attribuent à une cause ignée et volcanique ; ceux-là, plus près de la vérité, n’invoquent que des causes neptuniennes. Le pétrole n’est que de la houille liquide. On le trouve dans des terrains d’un âge fort peu antérieur ou contemporain de celui du terrain houiller, et de composition à peu près identique, des argiles, des schistes, des grès. On a affaire à de véritables nappes, à des bassins, à des lacs, à des fleuves d’huile, alignés sur un axe géométrique, au moins pour les gîtes pensylvaniens, et non à des nids, à des amas isolés, disséminés au hasard. Le pétrole n’est, comme la houille, que le produit d’une végétation disparue ; mais quelle était cette végétation ? Voici la réponse que faisait un jour à cette question un savant botaniste, M. Lesquereux, dans le cabinet même du regretté Agassiz à Cambridge, Massachusetts. « Le pétrole, disait-il, n’est comme la houille que le produit de la décomposition lente de matières végétales, avec cette différence que les plantes qui ont concouru à former la houille étaient des plantes terrestres à tissu fibreux, et que ce tissu ne peut jamais disparaître, même dans la carbonisation artificielle, comme on le voit par le charbon de bois. Au contraire les plantes qui ont concouru à la formation du pétrole étaient des plantes marines, à texture purement cellulaire. Dans la décomposition de ces plantes, toute trace du tissu primitif a disparu, et la matière bitumineuse seule est restée, imprégnée dans le grès, les schistes, ou accumulée dans des cavités souterraines. Et cela est si vrai que des empreintes de plantes marines ou fucoïdes, les varechs, les fucus, les algues de ces mers primordiales du globe, se retrouvent dans les grès, les calcaires, les ardoises, qui accompagnent les dépôts de pétrole. Les gaz produits par la décomposition de ces végétaux marins sont également demeurés emprisonnés avec la matière huileuse, et l’eau salée elle-même, qui se retrouve avec ces gaz et l’huile minérale, n’est que le résidu des eaux marines qui couvraient alors la partie du sol où pullulaient ces fucoïdes. Qu’a-t-il fallu pour retenir, pour emmagasiner souterrainement tous ces produits ? Un lit de roches argileuses, imperméables, qui s’est formé au-dessus d’eux. Quand la sonde déchire quelque part ce bouchon naturel, l’huile, le gaz, l’eau salée, montent au jour comme fait une source artésienne. » On ne peut véritablement opposer aucune objection sérieuse à ces preuves fournies par l’éminent botaniste qui, compatriote d’Agassiz et émigré comme lui aux États-Unis en 1847, a contribué comme lui à donner à la science américaine une allure à la fois si originale et si pratique.

On ne peut pas dire encore du pétrole comme de la houille, qu’il est un élément indispensable à la civilisation contemporaine ; il n’en est pas moins devenu l’un de ses auxiliaires. C’est l’éclairage à bon marché qui a fait invasion dans nos sociétés démocratiques, et un éclairage en même temps le plus brillant, le plus propre, le plus élégant de tous. Il ne demande aucun entretien, la mèche n’a jamais besoin d’être mouchée, et l’huile ne laisse aucune tache persistante. Cela étant, on se demande comment il n’est pas plus répandu en France. C’est la crainte des explosions, dira-t-on ; mais, quand le pétrole est bien raffiné, les explosions sont impossibles, et il est facile de s’en assurer en jetant une allumette enflammée dans une soucoupe à moitié remplie de pétrole : elle s’éteint immédiatement. Chacun peut tenter cette expérience sans danger, et, si le pétrole est impur et qu’une petite explosion ait lieu, comme avec l’alcool, découvrir ainsi la fraude de ces marchands éhontés qui falsifient l’huile minérale avec les bas profits que la distillation en avait retirés. Avec la crainte des explosions disparaît aussi celle des mauvaises odeurs, qui ne s’engendrent que par les bas produits, ou au milieu d’une ignition incomplète et d’un courant d’air insuffisant dans la cheminée de la lampe. De bonne heure on « a paré à ce nouvel inconvénient, et avec un instrument bien construit et bien entretenu, il est certain que l’éclairage au pétrole peut lutter avec avantage contre tous les éclairages possibles, comme l’exemple des États-Unis le prouve.

Fournir un éclairage brillant, sain et à bon marché, donner au prix le plus bas possible la lumière aux familles pauvres, telle semble être la destinée véritable du pétrole, qu’il s’agisse de celui d’Amérique ou de ceux d’Europe, et même de ces huiles minérales obtenues par la distillation des schistes et des bois bitumineux fossiles. Ce n’est que le pétrole raffiné qui sert à l’éclairage. Par une suite de purifications, de distillations successives, il abandonne au fond des cornues ou laisse dégager divers produits secondaires, des eaux ammoniacales, des goudrons, des huiles lourdes, des éthers, des benzines, de la paraffine, qui tous ont une importance bien moindre que l’huile d’éclairage, mais dont l’industrie a su tirer parti. C’est ainsi que les goudrons servent à lubrifier les grosses pièces de machines comme cambouis, et les huiles lourdes sont employées dans la peinture en rivalité avec l’huile de lin, que la paraffine est utilisée à faire des bougies transparentes, etc.

Le pétrole brut de Pensylvanie était naguère versé à l’orifice des sources mêmes dans des barils de bois qui servaient au transport. Il se perdait en route une grande quantité d’huile par le coulage ; en outre les chemins mal entretenus, fatigués par un parcours incessant, étaient presque impraticables en hiver, et la population charretière était la plus mauvaise, la plus ignoble, la plus dangereuse qu’on pût voir. On a remédié à tous ces inconvéniens en faisant passer directement le pétrole des cuves de réception installées sur les sources dans des conduits en fer qui courent à la surface du sol et amènent l’huile, refoulée par des pompes, si besoin est, jusqu’aux gares les plus voisines. Ces lignes de tuyaux rappellent celles dont on fait usage dans quelques-unes des sucreries de betterave du nord de la France pour transporter le vesou, le premier jus sucré, aux usines centrales de distillation et d’évaporation. Une des conduites de pétrole en Pensylvanie part de Millerstown, le centre actuel de la production de l’huile dans le comté de Butler, et va jusqu’à Pittsburg, sur une longueur de 60 kilomètres ; une autre rejoint Karns-City à Harrisville, station du chemin de fer Shenango and Alleghany : celle-ci n’a que 30 kilomètres, Quatre immenses cuves en bois découvertes, établies sous les arbres d’une forêt voisine de la station, reçoivent le pétrole brut, tel qu’il sort des puits. L’huile, verdâtre, puante, coule lourdement, remplissant l’air de ses émanations. Aucune surveillance, une pancarte seule avertit le passant qu’il est défendu de fumer. De ces cuves, de nouveaux tuyaux descendent vers la station, et là sont des réservoirs cylindriques en fer, à bouts lenticulaires, ayant la forme des chaudières horizontales à vapeur, et d’une capacité de 85 barils. Ils sont montés sur un châssis à roues, passent successivement devant le tuyau d’où s’écoule le pétrole, et s’emplissent ; puis le train part, emportant chaque fois vers Cleveland, Pittsburg, New-York, où sont les plus vastes raffineries de pétrole, une vingtaine de ces grands réservoirs. C’est par ces moyens ingénieux qu’on a assuré le transport à la fois économique, rapide et sûr du pétrole, et le temps semble bien loin où les barils s’en allaient péniblement sur des charrettes rejoindre la rivière Alleghany par les routes de terre aux ornières profondes, puis descendaient en radeau jusqu’à Pittsburg au moment des hautes eaux.

Pittsburg est resté le centre le plus important de la raffinerie du pétrole ; mais Cleveland lui dispute la palme. A Cleveland, une usine considérable fait presque seule tout ce travail, et, bien que reléguée assez loin de la ville, l’empeste de ses émanations, surtout le soir. Les habitans se consolent en pensant que le pétrole est bon contre les rhumatismes. L’huile propre à l’éclairage est le principal produit qu’on retire de la purification du pétrole. Elle est limpide, blanche, d’un éclat opalin, d’une légère odeur éthérée. L’huile brute fournit environ 75 pour 100 de cette huile ; le reste se compose des résidus dont il a déjà été parlé. L’huile lampante est versée dans des barils en bois de chêne, et à cet état répandue à travers toute l’Amérique et sur toutes les places de l’univers. Le pétrole est devenu l’un des principaux, produits d’exportation des États-Unis. Il vient après le coton et le blé, avant le tabac, les viandes salées et les bois. Les ports d’embarquement sont Philadelphie, New-York, Baltimore, Boston ; les principaux ports d’arrivée en Europe, Anvers, Hambourg, Brême, Liverpool, puis Le Havre, Marseille, Gênes. Quelques-unes de ces places reçoivent le pétrole brut et trouvent avantage à le raffiner elles-mêmes, Chacun a vu dans ces ports, et même devant les grands magasins de droguerie de certaines villes de l’intérieur, quelqu’un de ces barils de chêne à panse renflée, revêtus d’une peinture bleu-clair, et d’une contenance d’environ 200 litres : c’est le type désormais classique des barils à pétrole américains. On les fabrique mécaniquement par milliers à la fois, à Pittsburg, à Cleveland, d’une façon aussi rapide qu’originale. Des grappins de fer serrent automatiquement les cercles sur les douelles assemblées ; un rabot circulaire donne le biseau aux fonds. Cela fait, les barils descendent seuls les uns suivant les autres par un couloir incliné, au bas duquel un peintre les reçoit. Armé d’un large pinceau, il les badigeonne d’une main en les faisant tourner rapidement de l’autre sur le plancher horizontal. En une heure, plus de 60 barils ont reçu de la sorte leur couche réglementaire. Après cela, on les tare, les jauge et les emplit. La jauge se tient toujours aux environs de 42 gallons ; le gallon impérial égale 4 litres 1/2.

On calcule que, sur les 10 millions de barils produits en 1873 par les États-Unis, le tiers a été consommé sur place et les deux tiers exportés. Depuis les premiers temps de l’extraction de l’huile, la même proportion existe entre la consommation et l’exportation américaines. C’est principalement à l’éclairage que tout le pétrole est employé. L’exploitation de l’huile minérale a fait presque entièrement renoncer à l’usage de l’huile de baleine, et la pêche de cet important cétacé a considérablement diminué depuis quinze ans.

Quelques esprits chercheurs, frappés de l’abondance toujours plus grande de la production du pétrole, ont imaginé de l’appliquer brut au chauffage des chaudières à vapeur et des foyers métallurgiques. Volontiers, ils ont vu en lui, devant l’inépuisable fécondité des sources pensylvaniennes et l’importance que pourraient prendre un jour les gîtes analogues des États-Unis, du Canada, des Apennins, du Caucase, de la Birmanie, le combustible de l’avenir. Il est facile de les détromper. S’il est vrai qu’un poids donné de pétrole fournit à peu près deux fois plus d’effet calorique que le même poids de houille, et relativement ne coûte pas plus cher, qu’est-ce que tout le poids de pétrole que peut produire le monde entier, ce poids fût-il deux fois plus considérable que tout ce que la Pensylvanie fournit aujourd’hui, devant la seule quantité de houille qu’extrait la Grande-Bretagne ? Ces deux poids sont respectivement dans le rapport de 1 à 125, c’est-à-dire que tout le pétrole produit par les États-Unis est à peine équivalent en poids à 1 million de tonnes, quand la Grande-Bretagne seule produit 125 millions de tonnes de charbon. Il n’y a donc aucun espoir ni aucune crainte à concevoir de ce côté, et jamais le pétrole ne détrônera la houille dans les emplois calorifiques et mécaniques, ni même dans la fabrication du gaz. Aucune des nombreuses expériences partout tentées à ce sujet n’a jamais réussi économiquement, et ce n’est que pour des cas très particuliers que l’on peut prévoir que le pétrole arrivera quelque jour à se substituer avec avantage à la houille. L’empereur Napoléon III, qui apportait dans les recherches scientifiques, pour lesquelles il croyait avoir une aptitude spéciale, le même esprit mystique et bizarre que dans ses combinaisons politiques et sociales, avait songé un moment à appliquer le pétrole aux usages industriels. Il avait chargé un membre de l’Institut de poursuivre ces recherches pour son compte, et il monta un jour sur une locomotive chauffée au pétrole qui l’emporta au camp de Châlons. Si cet essai eût réussi, on eût bientôt chauffé la flotte avec l’huile minérale. Tout cela s’en est allé en fumée.

On peut se demander ce qui serait arrivé dans quelques autres contrées, si la nature leur avait si généreusement départi les richesses souterraines qu’elle a réservées aux États-Unis. Certains pays auraient-ils tiré parti de ces trésors cachés d’une manière aussi décisive et aussi rapide ? Il est permis d’en douter quand on voit le misérable état où l’Espagne laisse ses mines de houille, car celles des Asturies, de la Vieille-Castille et de la province de Léon sont peut-être aussi riches que les mines de la Pensylvanie. Il ne faut point oublier que, si la nature a beaucoup fait pour les États-Unis, les hommes ont aidé et les institutions aussi au développement de ces merveilleuses contrées. En Amérique, l’individu est partout, l’état nulle part ; jamais l’activité du citoyen n’est gênée dans son expansion native. Les administrations, les bureaux, quand ils se montrent, c’est pour venir en aide au travail industriel, c’est pour l’éclairer par des rapports, des statistiques, des publications soigneusement élaborées, aucunement pour le gêner par ces formalités minutieuses et lentes dont la plupart des nations latines ont conservé pieusement la tradition. Là-bas, rien ne reste dans les cartons, tout en sort, et promptement, à l’heure voulue. Chez nous, tout, s’y entasse, tout y moisit. « Je n’ai pas besoin de vous communiquer mes statistiques, disait un ministre des travaux publics sous le second empire à l’un de nos industriels, je les fais non pas pour vous, mais pour m’en servir contre vous. » Aux États-Unis, qui oserait tenir un pareil langage ? C’est pourquoi l’initiative individuelle fait là-bas de si grandes choses, et a donné notamment à l’exploitation de la houille, du fer, du pétrole, cette impulsion féconde dont nous venons de constater les résultats surprenans. Le progrès ne s’arrêtera pas, et le jour n’est pas éloigné, on l’a vu, où la Grande-Bretagne elle-même devra baisser pavillon devant les États-Unis pour la production de la houille et du fer. Quant à la première place dans l’extraction du pétrole, il est probable qu’aucune contrée au monde ne pourra jamais la disputer aux États-Unis. Et la nature n’a pas tout fait pour cela, les institutions politiques et le caractère national y ont une certaine part. C’est ainsi qu’une fois de plus se vérifie ce mot si vrai de Montesquieu, que les colonies prospèrent non pas seulement en raison de leur fécondité, mais aussi et surtout en raison de la liberté dont elles jouissent.


L. SIMONIN.

  1. La tonne américaine et anglaise est de 1,016 kilogrammes.