Les Sceptiques grecs/Conclusion

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Impr. nationale (p. 393-430).

CONCLUSION.

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La célèbre formule, si souvent répétée depuis Royer-Collard : « On ne fait pas au scepticisme sa part : dès qu’il a pénétré dans l’entendement, il l’envahit tout entier », est peut-être le plus bel éloge qu’on ait jamais fait du scepticisme. Il semblerait, à la prendre au pied de la lettre, que la raison soit désarmée en présence des raisonnements des sceptiques, qu’elle soit vaincue d’avance si elle accepte la lutte. Le mieux serait de fermer les yeux et de se boucher les oreilles, comme on fait pour échapper à d’irrésistibles séductions. Encore un peu, on ferait défense aux philosophes de s’occuper de ces questions, comme on défend aux enfants de jouer avec le feu. Il est inutile de remarquer combien une pareille crainte, en la supposant fondée, serait contraire à l’esprit philosophique ; mais elle est au moins fort exagérée. Ni le scepticisme ne mérite cet honneur, ni la raison cet excès d’indignité.

La formule de Royer-Collard, si elle est philosophiquement sans valeur, exprime cependant assez bien l’état de beaucoup d’esprits, d’ailleurs excellents, à l’égard de ceux qui s’aventurent à discuter le scepticisme sine ira et studio. Si on fait au scepticisme sa part, ou même une part quelconque, tout aussitôt on est accusé de pactiser avec l’ennemi. On est suspect, dès qu’on parlemente avec lui : la moindre concession prend, aux yeux de personnes trop effrayées, les proportions d’une trahison.

La crainte de paraître complice ne nous arrêtera pas plus que la peur d’être emmené en captivité. Sans vouloir nous laisser envahir, sans consentir non plus à nous laisser enrôler parmi les pyrrhoniens, en fort bonne compagnie, nous oserons examiner les thèses sceptiques en toute liberté d’esprit, essayer d’en démêler le fort et le faible, leur donner raison quand il nous paraîtra que la raison est pour elles, les condamner quand il nous sera prouvé qu’elles ont tort. Nous essaierons d’accomplir cette tâche sans passion, car quoi de plus inutile ? sans faiblesse non plus, et sans complaisance pour les doctrines que nous avons longtemps étudiées, car quoi de plus ridicule, au temps où nous sommes, qu’une apologie du scepticisme ? Si, comme il est à craindre, nous ne réussissons pas, la difficulté de l’entreprise sera notre excuse. Si nous n’échouons pas complètement, c’est que, vu de près, le monstre est moins redoutable qu’il ne paraît ; on s’apercevra qu’il n’était pas besoin d’un Œdipe pour résoudre les questions de ce sphinx. Nous entrons dans on labyrinthe, mais il n’y a pas de Minotaure.


I. Considérée dans son ensemble et dégagée de la multitude infinie des détails dans lesquels elle s’est trop souvent complue et égarée, l’argumentation sceptique peut se ramener à trois chefs principaux : 1o  Elle récuse la connaissance directe ou intuitive de la réalité. L’intuition sensible (personne ne parlant plus de l’intuition intellectuelle à l’époque où le scepticisme s’est constitué) est jugée par elle radicalement impuissante.

2o  Elle récuse la connaissance indirecte de la réalité, soit par le raisonnement proprement dit, soit par le principe de causalité. S’attachent, non plus à l’expérience vulgaire, mais à la science telle que la définissent les philosophes, elle s’efforce de démontrer que cette science est impossible.

3o  Enfin, se plaçant à un point de vue encore plus général, envisageant non plus l’expérience ou la science, mais l’idée même de la vérité telle que tout le monde la conçoit, elle veut montrer que cette idée n’a pas d’objet. Par définition, la vérité serait ce qui s’impose à l’esprit ; or rien, ni en fait, ni en droit, ne s’impose à l’esprit.

Malgré leurs habitudes d’ordre et de précision, les sceptiques n’ont pas toujours distingué les phases de leur argumentation aussi nettement que nous le faisons ici ; Sextus les mêle constamment. Mais, historiquement ces trois thèses se sont développées dans l’ordre même que nous indiquons. Les dix tropes, réunis par Ænésidème, connus avant lui, et les arguments plus subtils de Carnéade condamnent l’expérience : c’est une analyse psychologique. Puis Ænésidème démontre dialectiquement l’impossibilité de la science. Enfin, les cinq tropes d’Agrippa servent à établir logiquement qu’aucune vérité ne nous est accessible.

Ainsi enchaînés, ces trois arguments forment certainement le réquisitoire le plus redoutable qu’on ait jamais dirigé contre la raison humaine. Quelle est la valeur de chacun d’eux ?


Sur le premier point, pour établir que nous n’atteignons pas directement la réalité, la principale raison des sceptiques, celle dont ils ont tant abusé, est le trope du désaccord, la célèbre preuve tirée de la contradiction des opinions humaines. Ce médiocre lieu commun n’aurait pas eu une si brillante fortune, si souvent ses adversaires ne l’avaient fortifié par leur manière de le combattre. Presque toujours ils perdent leur temps à discuter pied à pied la question de fait, à pallier les contradictions, à chercher un accord entre des opinions opposées : c’est courir à un échec certain. Il faut passer condamnation sur la question de fait. C’est dans le raisonnement que le scepticisme montre toute sa faiblesse. Il est clair, en effet, que du désaccord des opinions et des systèmes on ne pourra conclure légitimement à l’impossibilité, pour l’esprit humain, d’atteindre la vérité qu’à une condition, c’est que ce désaccord ne puisse s’expliquer que s’il n’y a pas de vérité ou si elle nous est inaccessible. Or, on peut l’expliquer autrement. Il peut venir et il vient, en effet, non de ce que tous les hommes ne peuvent connaître la vérité, mais de ce qu’ils la cherchent mal ; il a pour origine un défaut de méthode. Objecte-t-on qu’il n’est pas vraisemblable que, pendant tant de siècles, l’esprit humain, avide de vérité, ait fait fausse route, s’il était capable de trouver le bon chemin ? C’est d’abord changer de thèse, car, puisqu’on raisonne, ce n’est pas de vraisemblance qu’il s’agit. Mais surtout, que ce soit vraisemblable ou non, il est possible qu’après de longues recherches, l’esprit humain n’ait pas rencontré la vraie méthode ; il est possible qu’il la rencontre plus tard. S’il y avait encore, de nos jours, des sceptiques, l’avènement de la méthode expérimentale et les progrès des sciences leur fermeraient définitivement la bouche. Il est trop clair qu’un long égarement ne prouve rien contre la possibilité de trouver le chemin : le désaccord passé ou présent ne prouve rien contre l’accord possible dans l’avenir ; et, en fait, nous voyons que cet accord se réalise peu à dans les peu sciences. Enfin, une analyse psychologique très simple nous montre que les croyances des hommes, même les plus savants et les plus grands, dépendent, pour une notable part, de leurs sentiments et de leurs passions. Dès lors, comment imputer à l’infirmité de leur intelligence ce qui peut être le fait de leurs passions, essentiellement passagères et changeantes ?

Pris en lui-même, l’argument : Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà, est donc sans valeur. Il séduit bien des gens par sa simplicité et par les développements interminables qu’il comporte au fond, il n’est bon qu’à amuser les badauds. Convenons toutefois que la réfutation que nous venons d’esquisser implique l’abandon de la thèse de l’intuition directe. Il deviendrait fort difficile d’expliquer les contradictions humaines, si on se représentait l’esprit humain comme un miroir qui reflète les choses. Les sceptiques étaient donc après tout dans leur droit en invoquant cet argument contre les partisans de l’intuition.

C’est surtout par les neuf autres tropes qu’ils ont montré le caractère relatif de la connaissance sensible. Ici, il est impossible de contester qu’ils aient raison. Depuis Parménide et Démocrite jusqu’à Descartes et Kant, c’est un lieu commun, parmi les philosophes, que les sens ne nous font pas connaître la réalité telle qu’elle est. Il y a bien peu de personnes aujourd’hui qui ne considèrent les sensations comme des signes correspondant, il est vrai, à certaines réalités, mais ressemblant aussi peu à ces réalités que les mots aux choses qu’ils désignent. Reid lui-même l’admettait. On peut donc considérer ce point comme acquis.

Il est vrai, car il faut se garder d’exagérer le mérite des sceptiques, que la psychologie moderne se refuse à admettre que les sens nous trompent. Confirmant ce qu’Aristote et Épicure avaient déjà dit, elle a établi que, prises en elles-mêmes et dégagées de tout ce que l’esprit y ajoute pour les interpréter, les données des sens ne sont jamais fausses. Mais elles ne sont pas vraies non plus ; car quelle signification ce mot pourrait-il avoir dès l’instant qu’on renonce à considérer les sensations comme des copies fidèles de la réalité ? La vérité, comme l’erreur, réside uniquement dans les combinaisons, dans les synthèses formées de plusieurs sensations. C’est ce que les sceptiques n’ont pas compris. Leurs analyses, sauf celle de Carnéade, qui s’est approché bien près de la vérité, sont incomplètes et superficielles. Mais, pour les juger équitablement, il faut se souvenir de la thèse qu’ils voulaient combattre. Que croyait le sens commun, et avec lui la plupart des philosophes ? Que les sens, soit toujours, soit en certains cas, nous représentent exactement les choses telles qu’elles sont. C’était notamment la thèse des stoïciens. Les sceptiques étaient certainement dans le vrai en leur prouvant qu’ils se trompaient.


Il y a bien des sophismes parmi les arguments que les sceptiques ont dirigés contre le raisonnement ou la théorie de la preuve ; mais il faut ici négliger les détails pour ne voir que l’essentiel. Or, le raisonnement, pris en lui-même, nous permet-il d’atteindre la réalité ? Le propre du raisonnement est d’établir a priori un lien de nécessité absolue entre les termes qu’il unit, et cette nécessité se ramène à l’identité ; comme nous disons aujourd’hui, le raisonnement est essentiellement analytique. En d’autres termes, la conclusion ne faisant que répéter ce qui est déjà contenu dans les prémisses, le raisonnement ne nous apprend rien par lui-même. Il est inutile d’insister sar ce point, cent fois mis en lumière.

Strictement parlant, si l’on veut rester fidèle au principe d’identité, le raisonnement est impossible. D’une chose ou d’un terme on ne peut tirer que cette chose ou ce terme. Dès lors, il faut choisir : ou renoncer à l’application rigoureuse du principe d’identité, par conséquent au raisonnement, car on affirmera entre les choses des rapports constatés rationnellement ou empiriquement, mais non démontrés ; la vérité sera dans les prémisses, non dans le raisonnement ; ou s’en tenir strictement au principe d’identité, et alors l’esprit est enfermé dans chaque définition, il est prisonnier de ses idées ; tous les éléments de la pensée sont isolés les uns des autres, réfractaires à toute combinaison, matériaux inutiles d’une science qui ne se fera jamais.

À vrai dire, cet argument n’appartient pas en propre aux sceptiques. Les éléates, les sophistes, les mégariques s’en étaient servis avant eux ; mais l’ancienneté d’un argument n’ôte rien à sa valeur. Platon lui-même en avait été vivement frappé ; c’est probablement pour résoudre cette difficulté qu’il écrivit le Parménide et le Sophiste. Il avait bien vu que proclamer la valeur absolue et sans réserves du principe d’identité, c’est rendre la science impossible ; aussi admettait-il la participation des idées, c’est-à-dire l’union, constatée comme une loi primordiale et irréductible, mais non déduite ni justifiée analytiquement, d’idées ou de choses différentes les unes des autres, identifiées néanmoins sous certains rapports. Mais quoi ! déclarer que des choses différentes, le sujet et l’attribut d’un jugement, par exemple, ne font qu’un ; qu’une chose est la même qu’une autre ; que cette chose n’est pas ce qu’elle est, puisqu’elle en est en même temps une autre, n’est-ce pas fouler aux pieds la loi suprême de la pensée ? Platon eut pleine conscience du scandale logique auquel il était conduit ; avec la décision des grands esprits, il en prit son parti et, par la formule dont il se servit, il eut soin de souligner, de mettre en lumière la hardiesse de sa doctrine. « Il faut, pour nous défendre, soumettre à l’épreuve la parole de notre père Parménide et prouver que le non-être est à quelques égards et que, de son côté, sous certains rapports, l’être n’est pas[1]. »

En même temps qu’il résolvait à sa manière la difficulté, Platon faisait droit à l’objection. Les sceptiques oublièrent ou ne comprirent pas la réponse ; ils retinrent l’objection. Ils étaient dans leur droit, au point de vue de la dialectique, vis-à-vis d’adversaires qui n’admettaient pas, eux non plus, la solution platonicienne. Il faut convenir avec eux que le raisonnement pur, la déduction toute seule, ne suffisent pas à fonder la science. Il faut d’autres principes que le principe d’identité, des principes synthétiques, comme l’a montré Kant, c’est-à-dire des données premières, qu’on accepte sans les faire dériver d’un principe supérieur, sans les déduire. Les sceptiques n’eussent peut-être pas accordé qu’il existe de tels principes, mais ils ont bien vu l’insuffisance du principe d’identité et ils auraient pu invoquer en leur faveur le témoignage de Platon.


Au défaut de la démonstration, la science atteint-elle la vérité par la recherche et la découverte des causes ? De nos jours, on confond souvent cette manière de procéder avec la précédente : nous voyons à chaque instant donner le nom de démonstration à des raisonnements où le principe de causalité joue le principal rôle. Les sceptiques les distinguaient, et ils avaient raison. Le raisonnement proprement dit ne pose que des identités ; à chacun des degrés qu’il parcourt, nous savons, nous comprenons que les termes qui se substituent les uns aux autres sont identiques ou équivalents. Mais, quand on parle de cause et d’effet, le lien qui unit les termes est fort différent ; la cause ne saurait être conçue comme identique à l’effet. Entre deux choses posées et maintenues comme distinctes, on affirme une relation sui generis ; on conçoit dans la première une force, une énergie qui suscite et amène à l’existence la seconde. Par suite, on peut constater qu’une cause produit un effet : on ne saurait prévoir l’effet dans la cause ; on ne peut l’en déduire. Cependant, comme cette action transitive de la cause est représentée comme nécessaire, il arrive fréquemment qu’on la confonde avec la relation d’identité, nécessaire, elle aussi, quoique d’une manière fort différente. On raisonne sur la cause pour en déduire les effets, comme sur une définition pour en déduire les conséquences ; on ne prend pas garde que, si ces effets n’étaient connus d’avance par d’autres moyens, on ne saurait les prévoir ; par suite, que la déduction n’est qu’apparente. Hume[2], le premier, Kant surtout, par la célèbre distinction des jugements analytiques et des jugements synthétiques, nous ont mis en garde contre ce défaut. Les grands philosophes n’y sont d’ailleurs pas tombés. Dans la physique de Descartes, dans celle de Malebranche, dans toute la philosophie de Spinoza, la notion de cause transitive ne joue aucun rôle.

Les sceptiques, qui faisaient fort bien cette distinction, consacraient, on l’a vu, à la causalité toute une série d’arguments particuliers. D’abord l’existence des causes telles que les entend naïvement le vulgaire, la réalité hors de nous de choses qui, sans rapport ni avec d’autres choses ni avec l’esprit, seraient des causes, est manifestement impossible. Une chose ne saurait être par elle-même une cause : elle ne devient telle que si elle a un effet. En d’autres termes, la causalité est un rapport, et non une chose en soi, elle fait partie des choses relatives, τῶν πρός τι. Aucune contestation sérieuse n’est possible sur ce point.

Mais, s’il en est ainsi, la causalité ne peut rien nous apprendre sur la nature des choses. L’ambition de la science serait d’expliquer les effets par les causes ; mais voilà que nous ne pouvons connaître les causes que quand les effets nous sont connus, car un rapport ne se conçoit pas sans les termes qu’il unit. C’est parce que l’effet est donné que nous saisissons la cause ; il ne faut donc pas dire que nous allons des causes aux effets. Comment, d’ailleurs, pourrait-il en être autrement, s’il est vrai que l’effet soit différent de la cause ? D’une chose, l’analyse ne saurait tirer autre chose qu’elle-même. Il ne resterait qu’à concevoir expressément dans la cause ce qu’il s’agit d’expliquer : mais il est clair qu’alors on n’expliquerait rien. C’est après coup, quand l’expérience nous a appris à connaître l’effet, que, par une sorte de retour, nous nous avisons de le retrouver dans la cause ; nous faisons comme ces prophètes qui prédisent l’avenir après qu’il est arrivé. Réduits à nous-mêmes et avec l’aide du seul principe de causalité, nous ne saurions a priori (et sans cela il n’y a pas de science) trouver aucune explication.

Au risque d’étonner nos lecteurs, nous avouons ne pas voir ce qu’on pourrait opposer à cette argumentation. La thèse d’Ænésidème a été reprise et développée avec une précision supérieure par D. Hume ; on n’a jamais, que nous sachions, répondu rien de sérieux à cette page du philosophe écossais[3] : « Je hasarderai ici une proposition que je crois générale et sans exception : c’est qu’il n’y a pas un seul cas assignable où la connaissance du rapport qui est entre la cause et l’effet puisse être obtenue a priori ; mais qu’au contraire cette connaissance est uniquement due à l’expérience, qui nous montre certains objets dans une connexion constante. Présentez au plus fort raisonneur qui soit sorti des mains de la nature, à l’homme qu’elle a doué de la plus haute capacité, un objet qui lui soit entièrement nouveau ; laissez-le examiner scrupuleusement ses qualités sensibles ; je le défie, après cet examen, de pouvoir indiquer une seule de ses causes ou un seul de ses effets. Les facultés rationnelles d’Adam nouvellement créé, en les supposant d’une entière perfection dès le premier commencement des choses, ne le mettaient pas en état de conclure de la fluidité et de la transparence de l’eau, que cet élément pourrait le suffoquer, ni de la lumière et de la chaleur du feu, qu’il serait capable de le réduire en cendres. Il n’y a point d’objet qui manifeste par ses qualités sensibles les causes qui font produit, ni les effets qu’il produira à son tour ; et notre raison, dénuée du secours de l’expérience, ne tirera jamais la moindre induction qui concerne les faits et les réalités.

« Cette proposition : Que ce n’est pas la raison, mais l’expérience, qui nous instruit des causes et des effets, est admise sans difficulté toutes les fois que nous nous souvenons du temps où les objets dont il s’agit nous étaient entièrement inconnus, puisque alors nous nous rappelons l’incapacité totale où nous étions de prédire, à leur première vue, les effets qui en devaient résulter. Montrez deux pièces de marbre poli à un homme qui ait autant de bon sens et de raison qu’on en peut avoir, mais qui n’ait aucune teinture de philosophie naturelle ; il ne découvrira jamais qu’elles s’attacheront l’une à l’autre avec une force qui ne permettra pas de les séparer en ligne directe sans faire de très grands efforts, pendant qu’elles ne résisteront que légèrement aux pressions latérales. On attribue aussi sans peine à l’expérience la découverte de ces événements qui ont peu d’analogie avec le cours connu de la nature : personne ne s’imagine que l’explosion de la poudre à canon ou l’attraction de l’aimant eussent pu être prévues en raisonnant a priori. Il en est de même lorsque les effets dépendent d’un mécanisme fort compliqué ou d’une structure cachée : en ce cas encore on revient à l’expérience. Qui se vantera de pouvoir expliquer par des raisons tirées des premiers principes pourquoi le lait et le pain sont des nourritures propres pour l’homme et n’en sont pas pour le lion ou pour le tigre ? »

Qu’on veuille bien le remarquer : ce passage de Hume n’est pas nécessairement lié à la théorie du même philosophe suivant laquelle l’idée de causalité transitive serait sans objet, parce qu’elle ne correspond à aucune impression sensible. Admettons, si l’on veut, la théorie de Maine de Biran : déclarons que l’idée de cause nous est suggérée par la conscience de l’effort, que le moi se connaît lui-même comme cause active. Mais une fois en possession de cette notion, quel besoin avons-nous de la transporter hors de nous ? Quelle nécessité nous contraint à concevoir sous tous les phénomènes extérieurs, des énergies, des forces analogues à celle que nous avons connue en nous-mêmes ? Si nous le faisons (et peut-être avons-nous le droit de le faire), au moins faut-il reconnaître que nous n’y sommes pas forcés : c’est une hypothèse qui nous est commode, c’est une explication que nous nous offrons à nous-mêmes, mais qui ne s’impose pas. La preuve qu’elle ne s’impose pas, c’est que la science moderne a dû l’éliminer : ses progrès datent du jour où la cause étant définie l’antécédent invariable d’un phénomène, on a exclu de la cause la notion de causalité transitive, c’est-à-dire vidé l’idée de son contenu et gardé le mot en changeant la chose. Enfin, fût-il avéré qu’il y a hors de nous des causes analogues au moi, toujours est-il que ce n*est certainement pas la connaissance directe de ces causes qui nous permet de prévoir leurs effets. Nous ne connaissons ces effets que par l’expérience ; c’est après que nous les rattachons à des causes.

Kant, convaincu plus que personne de la solidité de l’analyse de Hume, a bien essayé de ressaisir le principe de causalité. On sait comment ce philosophe, après avoir reconnu que ce principe est synthétique, soutient qu’il est en même temps a priori ; il en fait une loi de la pensée, une condition nécessaire que l’esprit impose aux phénomènes, sans laquelle les phénomènes n’auraient, pour ainsi dire, aucun accès même dans l’expérience. Cette théorie est déjà bien éloignée de celle que combattent les sceptiques, puisque Kant renonce expressément à l’idée de causalité transitive, puisque la loi de causalité s’applique, suivant lui, exclusivement à des phénomènes, et non aux choses en soi. Telle qu’elle est, elle se heurte pourtant encore à une difficulté insurmontable. Si la loi de causalité est imposée a priori par l’esprit aux phénomènes, il reste à rendre compte du détail de l’application de cette loi aux phénomènes. Un phénomène étant donné, il faut qu’il ait une cause, c’est-à-dire un antécédent invariable : quelle cause ? quel antécédent ? Voilà ce qu’aucun principe ne nous permettra jamais de savoir a priori. Que ce soit tel phénomène ou tel autre, les exigences de la pensée seront également satisfaites. C’est par l’observation, l’hypothèse, l’expérimentation, qu’on peut déterminer la cause réelle. Comme instrument de connaissance, le principe de la causalité est sans utilité et il est souvent dangereux. Il nous arrive souvent de l’appliquer à tort et à travers, comme dans le sophisme si fréquent : Post hoc, ergo propter hoc. Le grand défaut de la théorie de Kant, c’est qu’elle se prête mal à l’explication des erreurs. Réduit à lui-même, le principe de causalité n’a jamais permis de distinguer une vérité d’une erreur. C’est un pavillon qui couvre trop souvent de la contrebande de science.

C’est nous-mêmes, comme l’a fort bien montré Hume, qui introduisons la nécessité dans les connexions empiriques, qui seules nous sont données. Tantôt à la suite d’une observation unique et sommaire, mais alors nous avons mille chances de nous tromper ; tantôt, au contraire, à la suite d’observations minutieuses, d’épreuves et de contre-épreuves, nous déclarons qu’une succession de faits est permanente et universelle ; nous érigeons le fait en loi, nous lui conférons la dignité d’un principe, nous le revêtons de la species æternitatis. Je ne dis pas que nous ayons tort de le faire, mais c’est à nos risques et périls que nous hasardons ce coup d’autorité. Aucune nécessité ne nous y contraint, du moins aucune nécessité logique ; car, pour la nécessité pratique, c’est autre chose. Il importe peu, d’ailleurs, pour la question qui nous occupe, que l’idée de cette connexion nécessaire nous ait été suggérée, comme le veut Hume, par l’habitude et l’association des idées, ou qu’elle soit, suivant la théorie de Kant, une loi a priori de l’esprit. Toujours est-il que l’application de cette forme à une matière renferme quelque chose d’hypothétique et nous fait courir quelque risque. La loi de causalité, sinon dans sa formule abstraite, au moins dans ses applications, ne peut atteindre que la probabilité, comme le disait Hume : elle justifie la croyance, non la certitude. Les sceptiques l’avaient bien dit.

Il resterait à examiner si le principe de causalité, manifestement impuissant comme instrument de connaissance, n’est pas indispensable comme garantie de la science. Supposez un instant qu’il ne soit pas fondamentalement certain, et rien ne nous assure que les phénomènes seront demain ce qu’ils sont aujourd’hui : l’édifice de la science s’écroule comme les pierres d’un mur sans ciment. Imaginez qu’il ne soit pas la loi intime et essentielle des choses et de la pensée : comment comprendre que les mêmes successions de phénomènes se reproduisent invariablement et qu’il y ait de véritables lois ? L’existence des lois est un fait qui doit être expliqué. Si c’est l’expérience qui découvre les lois et fait en quelque sorte le gros œuvre de la science, le principe de causalité, pourrait-on dire, l’achève et lui donne la consécration suprême. C’est peut-être un tort de faire honneur de l’œuvre entière à cet ouvrier de la dernière heure ; mais, sans lui, elle ne serait pas complète.

À vrai dire, nous ne croyons pas que ce soit parler correctement que d’appeler le principe de causalité la garantie de la science. Est-ce le principe qui garantit la science, ou la science qui garantit le principe ? Nous inclinons, pour notre part, vers cette dernière opinion. À parler strictement, on n’a le droit d’affirmer le principe que dans la mesure ou l’expérience le confirme : il y a quelque témérité à l’étendre au delà et à lui donner une portée absolue. Mais, en tout cas, il reste vrai que croire à la science, c’est croire à une loi permanente des choses, à un ordre invariable, en d’autres termes, au principe de causalité. La certitude de la science et la loi de causalité ne sont pas deux choses dont l’une dérive de l’autre : c’est la même chose sous deux noms. C’est précisément ainsi que Kant pose le problème. La certitude de la science étant admise et élevée au-dessus de toute contestation, il se demande comment elle est possible, et l’analyse des opérations qu’elle suppose l’amène à la découverte des lois primordiales de la pensée, qui sont en réalité celles des choses, des seules choses que nous puissions connaître. Par là, la métaphysique redevient possible ; mais, au lieu de se trouver à l’origine des sciences, elle se trouve à la fin. Du moins, si les premiers principes sont pour quelque chose dans la science. c’est à la manière dont les racines d’un arbre travaillent à en nourrir le feuillage et les branches : on ne voit bien leur rôle que quand leur tâche est accomplie. L’esprit humain fait d’abord la science, sans se préoccuper de savoir comment il la fait : c’est à son œuvre que se connaît ce merveilleux artisan.

Cette fois, nous avons bien décidément échappé au scepticisme : c’est par une manœuvre des plus hardies, par une interversion des rôles des plus singulières. Au lieu de s’attarder à chercher, ainsi qu’il semble naturel, sur quels principes doit reposer la science, l’esprit humain court au plus pressé : il montrera ses titres plus tard, quand il les aura conquis ; il fait la science et, son œuvre achevée, ou tout au moins suffisamment avancée, il revient sur ses pas et réfléchit sur ses actes. Au lieu de se demander comment la science est possible avant de l’avoir faite, il se pose cette question après qu’elle est faite. Il prouve la vérité en la trouvant. Il passe outre aux objections des sceptiques et, la certitude obtenue, devenue universelle, irréfragable, il montre triomphalement son œuvre et s’en sert, comme d'un degré, pour monter plus haut.

Toutefois, à quelle condition cette victoire a-t-elle été obtenue ? À condition de renoncer à spéculer sur les choses en soi et de s’en tenir à l’étude des phénomènes et de leur succession. C'est précisément ce que recommandaient les sceptiques. Ils ont eu le mérite de comprendre ce que devait être la véritable méthode : leur tort a été de ne pas savoir ou de ne pas pouvoir l’appliquer assez longtemps. On l’a vu plus haut : ils auraient cessé d’être sceptiques, s’ils avaient poussé plus avant dans la voie où ils étaient entrés. Ils succombent donc avec honneur, et il reste vrai que, contre le dogmatisme tel qu’on l’entendait de leur temps, tel que l’entend peut-être encore plus d’un philosophe, ils avaient raison.


Il nous reste à examiner la troisième argumentation des sceptiques, celle qui déclare impossible toute certitude, inaccessible toute vérité, de quelque manière qu’on entende la certitude et la vérité. Ici encore, il importe de bien marquer le point de vue auquel se placent les sceptiques et le terrain qui leur est commun avec leurs adversaires. Pour les uns comme pour les autres, la vérité est ce qui s’impose à l’adhésion, ce qu’il est impossible de contester, ce qui force la croyance. S’ils ne s’expriment pas précisément en ces termes, il est aisé de voir que cette conception domine toutes leurs discussions. Pourquoi auraient-ils insisté, puisque tout le monde comprenait la vérité de la même manière ? De nos jours encore, combien n’y a-t-il pas de philosophes qui partagent, expressément ou non, cette manière de voir ?

La thèse des sceptiques est celle-ci. En supposant que la démonstration apporte avec elle cette nécessité sans laquelle il n’y a pas de vérité (et c’est un point que, d’ailleurs, ils contestent), les principes sur lesquels repose toute démonstration n’ont pas ce caractère de nécessité, et, par conséquent, il fait défaut à la démonstration tout entière. En effet, démontre-t-on les axiomes ? C’est un progrès à l’infini, à moins que ce ne soit un diallèle. Ne les démontre-t-on pas ? Ce sont de simples hypothèses, qu’on est libre de rejeter ou d’admettre. D’ailleurs, la contradiction des opinions humaines montre qu’on n’est pas d’accord sur ces hypothèses. On ne contraint pas, on ne peut contraindre l’adhésion de personne : voilà ce que les cinq tropes d’Agrippa établissent clairement.

Cette fois encore, au risque d’être nous-même accusé de paradoxe, nous n’hésitons pas à dire que nous ne voyons rien à opposer à l’argumentation sceptique. Qu’ont répondu les dogmatistes de tous les temps ? Qu’il y a des propositions si claires, si évidentes, qu’elles s’imposent d’elles-mêmes à l’esprit sans démonstration, qu’elles forcent l’adhésion. Les sceptiques ont prévu la réponse : ce sont ces propositions très claires, mais non démontrées, qu’ils appellent des hypothèses. — Des hypothèses ! se récrient les dogmatistes. Appeler hypothèses des propositions telles que celles-ci : deux et deux font quatre ; le tout est plus grand que la partie ! — En tenant ce langage, riposte le sceptique, je veux simplement dire que ces propositions ne s’imposent pas à ma croyance avec une absolue nécessité, et je le prouve, non en disant qu’elles sont fausses, mais en ne leur donnant pas mon assentiment. C’est, après tout, une reproduction de l’argument trop vanté de Diogène prouvant le mouvement en marchant. — Vous n’êtes pas de bonne foi, dira le dogmatiste. Vos lèvres seules refusent un assentiment que, dans votre for intérieur, votre esprit ne peut s’empêcher d’accords. — Voilà l’ultima ratio : on arrive vite, dans les discussions de ce genre, aux personnalités blessantes.

Mais, d’abord, qui ne voit le danger de cette méthode ? Nul n’a le droit de s’ériger en juge de la bonne foi des autres. Historiquement, combien n’y a-t-il pas de philosophes au-dessus du soupçon qui ont tenu pour douteuses des propositions que la bonne foi d’autres philosophes leur interdisait de mettre en suspicion ? Quand Descartes faisait l’hypothèse du malin génie, ne révoquait-il pas en doute des propositions analogues à celles que nous venons de prendre pour exemples ? Ce que Descartes a fait, sans trop y croire, il est vrai, et hyperboliquement, comme il le dit, d’autres philosophes ne peuvent-ils le faire dans toute la sincérité de leur cœur ?

Mais laissons ces considérations et examinons l’argment en lui-même. Les mots dont il est réduit à se servir en désespoir de cause, cette expression de bonne foi, ne devraient-ils pas avertir le dogmatiste qu’il déplace la question et donne, sans s’en douter, gain de cause à son adversaire ? Qu’entend-on par bonne foi, sinon un acte moral où le sentiment entre pour quelque chose et la volonté pour beaucoup ? Le mot bon, le mot foi ne sont pas du langage de l’intelligence ; la raison pure n’a rien à voir avec la bonté, mais avec la vérité ; elle n’a pas de foi, mais prétend à la certitude. C’est la raison pratique qu’on invoque pour vaincre les hésitations de la raison pure : c’est le cœur et la volonté qu’on appelle à son aide. On fait bien assurément ; on ne peut ni ne doit faire autrement. Mais on ne réfute pas les sceptiques, qui prétendent que la raison pure ne suffit à rien. Il ne faut pas, quand on nous a accordé un axiome, faire comme si nous l’avions arraché : quand nous avons fait appel à la bonne volonté, il ne faut pas attribuer tout l’honneur de la victoire à la nécessité. On ne saurait trop admirer la naïveté de certains dogmatistes, qui croient avoir vaincu le scepticisme au moment même où ils lui accordent tout ce qu’il demande, et chantent victoire au moment même où, ils sont ses prisonniers. Hâtons-nous d’ajouter que les grands dogmatistes n’ont pas commis une faute si grave. Jouffroy[4], pour ne citer qu’un exemple, déclarait avec son admirable sincérité que le scepticisme est théoriquement invincible.

La critique du scepticisme nous a conduit à un singulier résultat : il triomphe sur toute la ligne. Il a raison contre l’intuition ; il a raison contre le raisonnement ; il a raison contre l’intellectualisme. Bien plus, il serait aisé de montrer, si nous en avions le loisir, que, de tout temps, le dogmatisme ne s’est fait aucun scrupule d’employer le premier des arguments sceptiques contre l’empirisme ; on a plus d’une fois réfuté l’idéalisme a priori à l’aide du second argument ; et, si on ne peut dire que le dogmatisme ait toujours eu recours au troisième, du moins certains philosophes, tels que les stoïciens et Descartes, n’ont pas craint d’admettre, d’accord en cela avec les sceptiques, que la nécessité ne décide pas toute seule de nos croyances, et même de la certitude ; elles dépendent, au moins pour une part, de la volonté.

Pourtant, il est impossible de s’en tenir là. Il faut maintenant tourner la médaille et voir le revers.


II. L’histoire nous montre que, de tout temps, les sceptiques ont été bien peu nombreux. Malgré la force de leurs arguments, à laquelle nous venons de rendre pleine justice, il ne semble pas que les pyrrhoniens soient jamais parvenus à se faire prendre au sérieux. C’est à peine si on peut dire qu’ils ont fait école. Aucune école, en tout cas, n’offre autant de lacunes et d’interruptions. À plusieurs reprises, le pyrrhonisme disparaît, pour renaître plus tard, il est vrai, mais sans jamais, sauf peut-être dans la dernière période, jeter un grand éclat. Il y a une éclipse du pyrrhonisme après Pyrrhon ; au temps de Cicéron, le scepticisme est encore tout à fait inconnu. Après Ænésidème, nouvelle disparition ; Sénèque ne parle qu’avec dédain des idées de Pyrrhon. La nouvelle Académie, qu’on a trop confondue avec le scepticisme, dure plus longtemps et obtient plus de succès. Elle finit cependant, phénomène peut-être unique dans l’histoire de la philosophie, par abdiquer ouvertement, et cela au profit de ses anciens adversaires. La subtilité des arguments sceptiques, l’effort d’esprit considérable qu’ils exigent pour être compris, ne sauraient expliquer leur peu de succès chez un peuple tel que les Grecs. Il y avait quelque chose encore de plus fort que la dialectique d’Ænésidème et d’Agrippa, et qui a vaincu le scepticisme.

C’est que le scepticisme absolu est une gageure, qu’on peut bien tenir tant qu’on reste dans l’abstraction, mais qui devient singulièrement embarrassante quand on rentre dans la vie réelle. Ne rien croire aurait pour conséquence naturelle ne rien faire, et c’est une extrémité à laquelle on ne se résout pas aisément.

Ce n’est pas que nous ayons l’intention d’invoquer contre le scepticisme l’argumentum baculinum ou d’essayer de renouveler les plaisanteries de Molière dans le Mariage forcé. La comédie peut couvrir de ridicule les plus grands esprits, même Socrate, même Aristote, au chapitre des chapeaux. Si décisives que des raisons de ce genre puissent paraître à bon nombre de personnes, la réflexion la plus superficielle suffit à montrer qu’elles passent à côté de la question. Le sceptique crie ou fuit quand on le frappe : a-t-il donc jamais nié le phénomène de la douleur, ou un phénomène, une sensation quelconque ? Arrivât-on, d’ailleurs, à prouver qu’en fait il croit à des choses dont, suivant ses principes, il ne peut démontrer l’existence par des raisons valables, on aurait prouvé qu’il se contredit, mais non pas que ces raisons valables existent. Apparemment les coups ne sont pas des raisons. Nous aurions honte d’insister, et peut-être avons-nous déjà fait trop d’honneur aux arguments de la comédie. Nous n’en aurions même pas parlé, si trop souvent on ne les retrouvait chez certains philosophes, sous une forme moins gaie, mais, au fond, non moins plaisante.

C’est tout autre chose d’interroger les sceptiques sur leur théorie de la vie pratique. La question de savoir comment l’homme doit agir est trop grave pour qu’aucune philosophie puisse s’en désintéresser : il faut s’expliquer. Telle est la sommation que, dès l’antiquité, les adversaires des sceptiques leur ont adressée avec une persistance infatigable, et les sceptiques se sont exécutés sinon de bonne grâce, du moins en essayant de faire bonne contenance. Ils ont bien fait quelques plaisanteries sur cette tête de Gorgone dont on les menace toujours ; mais, finalement, ils ont accepté la discussion et fourni les explications réclamées. Il est vrai qu’elles sont passablement embarrassées : c’est ici le talon d’Achille du système.

L’objection est très simple. Vivre, c’est agir ; et agir, c’est choisir, préférer, entre plusieurs actions possibles, celle qu’on juge la meilleure. Point d’action sans jugement. Que devient alors la maxime sceptique : Il faut suspendre son jugement ?

Il n’y a que deux partis à prendre. On peut renoncer à s’occuper de la vie pratique et de l’action, la jeter en quelque sorte par-dessus bord. S’enfermant dans le monde d’abstractions où il s’est placé, le sceptique dira que, cherchant les raisons théoriques de la croyance, il n’en trouve aucune. Qu’on ne vienne pas lui parler de la vie pratique : il l’ignore. C’est déplacer la question que de la porter sur ce terrain. Que, dans la vie réelle, l’homme agisse ou n’agisse pas, peu importe au sceptique. Tout ce qu’il veut établir, c’est que théoriquement, c’est-à-dire rationnellement, l’homme n’a le droit de rien affirmer. Sa tâche est remplie quand il a établi ce point. Si on veut réfuter ses arguments, il est prêt à la discussion ; si on lui parle d’autre chose, il ferme ses oreilles. Que si, d’ailleurs, il lui arrive à lui-même d’agir et d’affirmer, eh bien ! il se contredit. Cela prouve que la contradiction est partout. Il est difficile, comme dit Pyrrhon, de dépouiller le vieil homme. Une contradiction de plus ou de moins n’est pas pour effrayer un pyrrhonien. La contradiction est son élément : il y vit et s’y complaît.

Voilà l’attitude en quelque sorte héroïque que les sceptiques auraient pu prendre. Ils ne l’ont pas fait, et en vérité on ne saurait les en blâmer. Prescrire aux hommes de ne faire dans la vie pratique aucun usage de leur intelligence, de vivre comme l’animal, c’était tomber dans le ridicule. Refuser à l’homme le pouvoir de distinguer entre le bien et le mal, déclarer la vertu impossible, renoncer à toute morale, c’était tomber dans l’odieux. À une époque surtout où la morale était unanimement regardée comme la partie principale de la philosophie, où la fonction essentielle du philosophe, sa raison d’être, était de définir le souverain bien et la vie heureuse, raisonner ainsi, c’eût été abdiquer. Déjà, des historiens refusaient de compter les sceptiques parmi les philosophes, parce qu’ils n’avaient pas d’opinion. Ils se seraient mis eux-mêmes hors de la philosophie, s’ils avaient déclaré ne pas s’occuper de la vie pratique.

Il fallut donc bien faire une théorie de l’action. Quelques-uns essayèrent de se dérober à cette tâche en remarquant que l’instinct peut de lui-même, sans aucune affirmation réfléchie, porter les animaux et l’homme à l’action. Mais l’insuffisance d’une telle théorie éclatait d’elle-même : c’était réduire l’homme à l’état de l’animal. D’ailleurs, la question n’était pas de savoir si l’homme agit quelquefois par instinct, mais comment il doit agir lorsqu’il n’obéit pas à l’instinct. Force était donc d’en venir à une véritable théorie. Les sceptiques, on l’a vu, se défendaient énergiquement de vouloir bouleverser la vie, et, sous le nom de critériums pratiques, ils formulèrent diverses règles de conduite. C’était introduire l’ennemi dans la place et tomber dans des contradictions que toute leur subtilité ne parvint pas à déguiser. Formuler des maximes générales, si simples qu’elles soient, c’est s’élever au-dessus des phénomènes, c’est sortir du point de vue empirique et concret ; faire une théorie, c’est redevenir justiciable de la logique.

Avec Pyrrhon, le sceptique déclare que, suspendant son jugement en toute question théorique, ne sachant rien, ne comprenant rien, il se conformera aux opinions admises de son temps par ceux au milieu desquels il doit vivre. Faire comme tout le monde, suivre la mode, voilà sa devise. En parlant ainsi, il se flatte d’échapper à toute contradiction, de n’affirmer rien au delà des phénomènes observés. Mais, à moins de n’être plus qu’une simple machine, le pur pyrrhonien, pour se conformer aux opinions reçues, a présentes à l’esprit certaines règles générales, certaines façons de comprendre la vie. Quoi qu’il fasse, l’expérience acquise et la tradition se codifient en quelque manière sous la forme d’axiomes, de maximes ou de proverbes. Sans doute, pour ne pas fournir d’armes à ses adversaires, il évitera de formuler ces lois générales : en seront-elles moins les inspiratrices de ses actions ? Il ne les affirmera peut-être pas : il fera mieux, il les observera ; il ne dira pas qu’il y croit : se dispensera-t-il d’y croire réellement, s’il les applique ? Une croyance est tout aussi réelle et positive lorsqu’elle se manifeste par des actes au lieu de se traduire par des paroles : elle l’est peut-être davantage. La foi la plus sincère est la foi qui agit.

Ainsi, quoi qu’il en dise, Pyrrhon dogmatise. Son dogmatisme est sans doute un pauvre dogmatisme : c’est la philosophie du sens commun. Nous avons déjà eu l’occasion de signaler cette singularité : le pyrrhonisme, qu’on regarde volontiers comme l’antipode du sens commun, n’est qu’un retour au sens commun. Est-ce la peine de faire tant de chemin, de mettre en mouvement tout l’appareil de la dialectique, pour en venir là ? Le pyrrhonien, qui, au fond, n’est pas exempt d’orgueil, a la prétention de n’être pas dupe des théories des philosophes, de ne pas se payer de mots. Et à quoi cela le mène-t-il ? À se faire volontairement l’esclave des préjugés de la foule et des erreurs de la tradition, à s’interdire tout progrès, à se mettre au niveau des plus humbles : c’est une philosophie de simples. Encore n’a-t-il pas l’excuse de croire vraies les idées qu’il sait : il sait à quoi s’en tenir. C’est bien moins que la foi du charbonnier. Mais, si réduit, si chétif qu’il soit, ce dogmatisme enfantin est un dogmatisme. C’est vainement que le pyrrhonien se flatte d’échapper à la contradiction.

Quant à la nouvelle Académie, elle dogmatise de son propre aveu. Elle dogmatise avec mesure, prudemment, à bon escient. Elle déclare que la vérité existe, quoique nous ne soyons jamais sûrs de la posséder : loin de nous décourager, elle veut que nous ne cessions pas de la poursuivre ; elle aime et cultive la science ; elle a toutes les curiosités. On lui a souvent reproché de se contredire. Nous reviendrons tout à l’heure sur ce point ; ce qui dès à présent n’est pas douteux, c’est qu’elle a des croyances, qu’elle dogmatise.

Enfin, nous avons montré, dans le chapitre précédent, qu’il y a, chez Sextus et les sceptiques de la dernière période, une partie positive, c’est-à-dire un véritable dogmatisme. Nous avons déjà eu l’occasion de le remarquer plusieurs fois, les sceptiques empiriques sont les véritables ancêtres du positivisme. Réduire la connaissance à l’observation des phénomènes et des séries qu’ils forment, s’interdire la recherche des causes, substituer l’induction à la démonstration et décrire l’association des idées comme ils l’ont fait, c’est bien, en ce qu’elle a d’essentiel, la thèse de nos modernes positivistes. Or, ce n’est pas faire injure aux positivistes que de les considérer comme des dogmatistes, et même comme les plus dogmatistes de tous les hommes. Non seulement ils prétendent posséder la science, mais ils ajoutent que hors d’eux il n’y a ni vérité, ni certitude. Étrange renversement des idées et des mots, et spectacle instructif entre tous ! Les savants d’aujourd’hui sont les sceptiques d’autrefois : les mêmes doctrines, auxquelles on refusait jadis expressément le caractère de la certitude, sont celles pour lesquelles aujourd’hui on revendique exclusivement la certitude. Ne nous faisons pas toutefois d’illusion sur la modestie des médecins empiriques. S’ils n’ont pas osé revendiquer pour leur étude le nom de science, s’ils se sont contentés de celui d’art ou de routine, c’est peut-être parce que leurs maladroits essais pour appliquer la méthode d’observation ne leur ont donné que de maigres résultats. Ils auraient sans doute été plus heureux si, au lieu d’appliquer leurs procédés à la médecine, la plus difficile et la plus complexe des sciences expérimentales, ils les eussent transportés dans la physique. Très probablement le succès les aurait enhardis, et, rejetant le titre de sceptiques, ils se seraient proclamés des savants, les seuls savants, et on les aurait vus dogmatiser d’importance. Disons donc, si on veut, que leur théorie est un dogmatisme dans l’enfance, un dogmatisme qui ne se connaît ni ne se possède encore pleinement : on ne peut refuser d’y voir un dogmatisme.

En fin de compte, le scepticisme échappe chaque fois qu’on croit le saisir. Considérez un sceptique quelconque, un sceptique concret et vivant, suivez-le jusqu’au bout, et toujours il arrive un moment où il se transforme en dogmatiste. Tout scepticisme recèle un dogmatisme implicite et ne subsiste que par là. Si on cherche à déterminer la valeur exacte du mot scepticisme, la réalité concrète à laquelle il correspond, on ne trouve rien. Le scepticisme n’est plus qu’une différence entre divers dogmatismes ; on n’est pas sceptique par soi-même, mais par rapport à autrui : le scepticisme n’est pas une chose, mais une relation, une différence, une limite, ou, pour parler comme les scolastiques, une privation. C’est un dogmatisme qui ne s’avoue pas ou se déguise ; c’est moins une doctrine que l’envers d’une doctrine. C’est une attitude que prend un dogmatisme pour en combattre un autre ; c’est un pur non-être : le scepticisme n’est qu’un nom de guerre.

Enfin, si nous cessons de nous placer au point de vue des anciens, pour embrasser dans son ensemble le problème du scepticisme, il n’est pas douteux que les progrès de la science aient porté au scepticisme un coup dont il ne se relèvera pas. Qui donc oserait aujourd’hui se proclamer sérieusement sceptique ? Il y a certes bien des choses dont on peut douter : s’il s’agit de scepticisme partiel, il y aura toujours des sceptiques. Mais de sceptiques complets, qui, en aucun cas, n’osent dire ni oui ni non, de sceptiques qui se tiennent toujours sur la réserve, de sceptiques suivant la formule, il n’y en a plus ; c’est une espèce disparue. Si les anciens sceptiques pouvaient revenir, ils seraient de fervents apôtres du progrès ; et si quelqu’un essayait de reprendre leur rôle, le ridicule en aurait bientôt fait justice.

Dira-t-on qu’affirmer les vérités de la science, c’est reprendre précisément la thèse des anciens sceptiques, puisque la science n’affirme que des phénomènes et des lois ? Nous avons reconnu les rapports qui unissent l’empirisme sceptique avec la science de nos jours : nous avons fait au scepticisme une part assez large. Mais rapprocher à ce point la science et l’empirisme sceptique, déclarer que le scepticisme est la science ou que la science est le scepticisme, ce serait faire aux mots et aux choses une étrange violence. En affirmant les lois de la nature, la science moderne a la prétention, fort légitime d’ailleurs, de dépasser les phénomènes. Elle ne craint pas d’étendre ses lois aux temps les plus reculés du passé ; elle les prolonge dans l’avenir le plus lointain. Elle ne se borne pas à attendre passivement et machinalement, comme pouvaient le faire les sceptiques, la reproduction des phénomènes qu’elle a observés. Elle les prévoit, elle les prédit, elle est sûre qu’ils arriveront. Si elle pèche par quelque endroit, ce n’est assurément pas par défaut d’assurance et de confiance en elle-même. Où trouvera-t-on la certitude, si elle n’est pas là, et qu’appellerons-nous vérités absolues, si nous refusons ce nom aux lois toujours vérifiées de l’astronomie ou de la physique ? La science va même plus loin : elle ose s’attaquer aux choses en soi ; elle a entrepris d’atteindre l’atome, de le mesurer, de le définir. Que nous voilà loin de l’empirisme des sceptiques ! C’est avec raison que ces derniers appelaient modestement leurs connaissances un art ou une routine ; c’est avec raison que les modernes ont revendiqué pour les leurs le nom de science. Les sciences de la nature, celles-là même dont les sceptiques contestaient le plus volontiers la légitimité, sont devenues la science par excellence. Quelques rapprochements qu’on puisse faire, il y a un abîme entre le scepticisme d’autrefois et la science d’aujourd’hui : le scepticisme doit être relégué parmi les choses qui ont disparu pour ne plus revenir.

Nous voici encore arrivé à un résultat singulier. Tout à l’heure, les arguments des sceptiques nous paraissaient invincibles ; à présent le scepticisme n’est plus qu’une ombre. Voilà une antilogie comme celles où se complaisaient les pyrrhoniens. Mais celle-ci n’a rien de redoutable : elle provient d’un malentendu sur la nature de la certitude, d’une équivoque sur la définition de la vérité.


III. Le mot certitude désigne, dans le langage ordinaire, l’adhésion pleine et entière de l’âme à une idée : la certitude est caractérisée par l’absence actuelle de doute. À ce compte, il nous arrive souvent d’être certains du faux. Dans le langage plus précis des philosophes, la certitude n’est plus seulement une adhésion pleine et entière, elle est l’adhésion à la vérité ; à l’élément subjectif s’ajoute un élément objectif : la certitude est caractérisée non seulement par l’absence de doute, mais par l’impossibilité de douter, cette impossibilité étant entendue dans un sens absolu, s’étendant à l’avenir autant qu’au présent. Il est clair qu’en ce sens, on ne peut être certain du faux : certitude et vérité sont termes synonymes. Toutefois, y a-t-il entre ces deux termes équivalence complète ? Peut-on dire, si on quitte les définitions abstraites, qui sont ce qu’on veut qu’elles soient, si on s’attache à la réalité, qu’il n’y ait certitude que quand nous possédons la vérité, que la vérité, vue par l’esprit, entraîne toujours la certitude ? Nous ne voudrions pas rentrer dans ce débat, qui a déjà été maintes fois soulevé : on nous accordera sans trop de peine, croyons-nous, que la certitude, si elle ne mérite son nom que quand elle s’applique à la vérité, est cependant autre chose que ia vérité. La vérité est comprise par l’intelligence ; la certitude relève de l’âme tout entière, comme disait Platon : elle est autre chose qu’une simple intellection, elle suppose l’intervention d’un facteur personnel, de quelque nom qu’on veuille l’appeler, sentiment ou volonté, et cela est vrai de toutes les formes de la certitude. En admettant que la certitude se produise nécessairement en présence de la vérité, à tout le moins nous accordera-t-on qu’il s’agit ici non d’une nécessité logique, mais, comme le disait Descartes, d’une nécessité morale, qui laisse un certain jeu à ce facteur personnel, sans lequel il n’y a pas de certitude complète. Bref, l’adhésion donnée à une idée est autre chose que cette idée : nous mettons toujours du nôtre dans nos croyances, même certaines. C’est un point que les sceptiques ont contribué à mettre en lumière, mais que leurs adversaires leur accordaient. Mais ce n’est pas là, pour la question qui nous occupe, l’essentiel : qu’on distingue ou non la certitude de la vérité, la grande affaire est de définir la vérité.

On la définit d’ordinaire l’accord de nos idées avec les choses, la conformité de nos idées aux choses. Le moindre des inconvénients de cette définition, c’est qu’elle ne peut être acceptée de tout le monde. Elle affirme tout de suite qu’il y a des choses distinctes de l’esprit et qu’on peut les connaître : c’est ce que les idéalistes n’accorderont pas. Cette définition est une pétition de principe. D’ailleurs, quelle notion précise peut-on se faire de cet accord, de cette conformité entre des choses aussi hétérogènes que nos idées, et une réalité qu’on s’efforce de concevoir en dehors de toute relation avec nos idées ? Enfin, la définition de la vérité est équivoque. À quoi dirons-nous que les idées mathématiques sont conformes ? Non pas assurément aux choses réelles, car tout le monde accorde qu’il n’y a pas, dans la réalité, de points sans dimension, de lignes sans épaisseur. Les objets des mathématiques sont des concepts, c’est-à-dire des idées. Si on les appelle des choses, il y aura des choses qui ont une existence idéale, et d’autres qui sont de vraies choses. Remplacera-t-on le mot chose par le terme plus vague d’objet ? Mais, ou bien ce mot désigne une réalité, une chose indépendante de la pensée, et on retombera dans les difficultés précédentes ; ou bien on désignera par là un des termes corrélatifs de la représentation ; on le définira en disant que toute idée implique un sujet et un objet ; mais alors il n’y a plus ni vérité ni objet : en ce sens, une idée fausse a un objet et elle lui est conforme ; seulement cet objet n’existe pas. Écartons donc cette définition insuffisante.

Il n’y a de vérité que dans les jugements, et c’est seulement dans le lien qui unit les termes d’un jugement que réside la vérité. Un jugement vrai est un jugement tel que nous ne puissions, malgré les plus grands efforts, séparer les termes qu’il unit. C’est la nécessité qui caractérise la vérité. La vérité ne saurait changer : c’est parce qu’ils sont nécessaires que les jugements vrais sont immuables. La vérité est la même pour tous les esprits : c’est parce qu’ils sont nécessaires que les jugements vrais sont universels. C’est en ce sens encore que la vérité est absolue : elle ne dépend pas de nous, elle domine nos individualités et nos personnes, elle s’impose. Remarquons qu’il s’agit ici d’une nécessité tout intellectuelle, et non pas de la nécessité de croire. Que l’adhésion soit libre ou nécessaire, c’est une question dont nous avons dit quelques mots ci-dessus : même si l’adhésion est libre, on peut comprendre qu’il y ait des synthèses nécessaires en ce sens qu’on n’en puisse disjoindre les termes sans que la pensée soit hors d’état de s’exercer. C’est uniquement cette dernière nécessité qui caractérise la vérité.

Il y a deux sortes de vérités : les vérités de raisonnement ou a priori ; les vérités de fait ou a posteriori. Dans le premier cas, la nécessité qui unit les termes est directement connue par la pensée ; l’esprit découvre une identité sous la diversité apparente des termes, et, dès lors, il ne peut plus les séparer sans se contredire. Dans le second cas, la nécessité résulte uniquement de ce que les sensations, que les termes expriment, sont toujours données dans le même ordre par l’expérience. Si nous essayons de modifier cet ordre, l’observation nous donne infailliblement un démenti. Que cette nécessité soit le fond même de la réalité, ou qu’il n’y ait dans l’absolu que de la contingence, toujours est-il que les phénomènes nous apparaissent, nous sont donnés comme soumis à la nécessité, et la science de la nature n’est possible qu’à cette condition.

Cette distinction entre les vérités de raisonnement et les vérités de fait est universellement admise de nos jours. Elle correspond à la différence de la déduction et de l’induction. Stuart Mill distingue une logique de la conséquence, qui détermine les lois de la pensée en tant qu’elle veut rester d’accord avec elle-même, et une logique de la vérité qui détermine les lois de la pensée en tant qu’elle veut être d’accord avec l’expérience. La distinction faite par ce philosophe entre la logique déductive et la logique inductive (nous aurions, pour notre part, d’expresses réserves à faire sur ce point) est devenue classique. À deux sortes de vérités correspondent deux sortes de certitudes : on distingue, dans les cours de philosophie, une certitude mathématique et une certitude physique, qu’on place sur le même rang. Il est vrai qu’il n’est jamais question de cette dernière qu’au chapitre de la certitude : partout ailleurs on raisonne comme s’il n’y avait qu’un type de certitude, celle que Kant a appelée apodictique. Quoi qu’il en soit, savants et philosophes sont d’accord pour appeler vérités au même titre les vérités de fait et les vérités mathématiques : il serait ridicule de considérer les unes comme moins certaines que les autres ; le même mot science désigne également la connaissance des unes et des autres.

Nous avons ici un remarquable exemple des modifications qui s’introduisent, sans qu’on y prenne garde, dans le sens des mots et qui préparent les plus regrettables malentendus. Un mot prend une signification nouvelle, pour des raisons d’ailleurs fort légitimes ; il garde en même temps sa signification ancienne, et notre esprit, obéissant à des habitudes d’origines diverses, oscille de l’une de ces significations à l’autre et les confond. C’est ce qui est arrivé pour les mots science et certitude.

Jamais les anciens philosophes n’auraient consenti à employer ces mots dans le sens que nous leur donnons aujourd’hui. Pour eux, savoir, c’est comprendre : or, il faut bien en convenir, dans les sciences de la nature, nous savons sans comprendre. Nous savons bien, nous constatons que certains phénomènes s’accompagnent toujours ; nous ne savons pas, nous ne comprenons pas pourquoi il en est ainsi. Il nous arrive bien de ramener une loi particulière à une loi générale, c’est-à-dire de reconnaître une relation d’identité, et notre esprit obtient alors le genre de satisfaction que lui donne la découverte des vérités mathématiques ; mais la loi générale elle-même n’est pas expliquée : elle est toujours une proposition synthétique dont les termes ne sauraient logiquement se ramener l’un à l’autre. Pour les savants d’autrefois, la science véritable était uniquement la découverte de vérités nécessaires a priori. La connaissance mathématique a une telle sûreté et une telle clarté, elle est relativement si facile, elle donne à l’esprit une telle conscience de sa force et le satisfait si pleinement, que tout naturellement elle a été prise pour la science par excellence. Les autres sciences, la métaphysique, la physique, ont été conçues d’après ce principe unique. Descartes et Malebranche veulent encore déduire la physique a priori, et on sait quel dédain Spinoza professait pour l’expérience. L’observation et l’expérience avaient bien leur place dans la physique de Descartes, mais une place restreinte, un rôle subordonné. Encore aujourd’hui, n’avons-nous pas quelque peine à admettre qu’on puisse séparer ces deux termes : savoir et comprendre ?

Il n’y a pas, d’ailleurs, à revenir sur cette extension du mot science aux connaissances de fait : elle est consacrée par l’usage et pourrait se justifier par de fort bonnes raisons. Bien plus, les rôles sont renversés. La science par excellence était autrefois la science a priori : s’il fallait choisir aujourd’hui entre elle et la science expérimentale, laquelle aurait la préférence ?

Nous ne songeons pas à contester que les sciences de la nature aient une certitude égale à celle des sciences de raisonnement ; mais, si elles sont également certaines, nous avons bien le droit de dire qu’elles le sont autrement, et de cette différence résultent certaines conséquences importantes. L’esprit moderne, pourrait-on dire, n’a pas encore admis toutes les conséquences du triomphe de la méthode expérimentale, ou il ne s’y est pas encore résigné.

Le propre des vérités de raisonnement, c’est qu’aussitôt aperçues, elles sont définitives et immuables ; on peut en découvrir de nouvelles, mais le progrès de la science ne changera rien à celles qui sont connues : le progrès se fait par additions successives, non par transformation. En peut-on dire autant des sciences de la nature ? Précisément parce que nous constatons les lois de la nature sans les comprendre, c’est-à-dire sans reconnaître une identité logique entre les termes qu’unit chaque synthèse, nous ne pouvons être sûrs, du premier coup, d’avoir découvert une véritable loi : c’est par des expériences successives, des vérifications multipliées, en un mot, par beaucoup de tâtonnements, que nous arrivons à nous mettre à l’abri de l’erreur[5]. Encore faut-il ajouter qu’au terme de toutes ces opérations, nous pouvons conserver quelque inquiétude. Les défenseurs les plus résolus de la certitude scientifique ne font aucune difficulté d’avouer, ils proclament même volontiers, que si un fait nouveau, bien constaté, vient contredire une loi connue, la formule de la loi devra être modifiée. Or, pouvons-nous jamais connaître tous les faits ? On cite dans l’histoire des sciences un assez grand nombre de lois tenues longtemps pour définitives et qu’on a dû modifier par la suite. En d’autres termes, les sciences de la nature sont toujours dans le devenir. On définit assez bien les lois qu’elles déterminent, en disant qu’elles sont des hypothèses vérifiées. Il n’est peut-être pas une de ces lois qu’on puisse considérer comme définitivement acquise. Sans doute, cela ne nous empêche pas d’avoir en quelques-unes d’entre elles une confiance absolue : logiquement on peut faire des réserves. Encore une fois, nous ne voulons pas ébranler cette certitude : tout au contraire, nous estimons qu’elle est fort légitime, et même qu’il n’y en a pas d'autre. Mais parler de certitude provisoire, de vérité qui peut changer, c’est assurément faire de ces mots un emploi assez nouveau et, au premier abord, inquiétant.

Il y a plus : cette part de conjecture et d’hypothèse que nous trouvons dans les sciences de la nature les plus solidement établies, nous l’apercevons aussi, sous une forme différente, il est vrai, même dans les sciences mathématiques. Les conséquences qu’on y déduit sont absolument et rigoureusement certaines, pourvu qu’on accorde les axiomes et les définitions qui ont servi de point de départ. Tant qu’on reste dans l’abstrait, aucune difficulté n’est possible. Mais ces sciences, après tout, n’ont d’intérêt et d’utilité que si nous pouvons en appliquer les formules à la réalité. Les mathématiques garderaient-elles toute leur valeur si nous ne pouvions assurer que les choses se conformeront à leurs lois ? Nous pouvons l’assurer, mais seulement si la réalité remplit, soit absolument, soit avec une approximation suffisante, les conditions présupposées par le raisonnement : or il n’appartient pas aux mathématiques de s’assurer que ces conditions sont remplies. C’est donc toujours sous condition, hypothétiquement, que les mathématiques sont vraies, au sens absolu du mot.

Dans un autre ordre de sciences qui sont l’honneur et la gloire de notre siècle, les sciences historiques, il est plus aisé encore de retrouver une part de conjecture et d’hypothèse. Toutes les sciences humaines ont été soumises à la subtile et pénétrante critique des pyrrhoniens et se sont entendu dire par eux de cruelles vérités. Seules, les sciences historiques ont échappé. Ce n’est pas la faute des sceptiques : elles n’étaient pas nées ; mais nous y avons perdu un beau morceau de dialectique. Sans vouloir reprendre ici un jeu que nous ne saurions jouer sérieusement, on peut se faire une idée, fort incomplète, sans doute, mais suffisante, du parti qu’un Ænésidème ou un Sextus aurait su tirer de ce thème. En laissant de côté les faits analogues à ceux qui font l’intérêt de l’Antiquaire, de Walter Scott, nous avons vu, de nos jours, des histoires entières, tenues pendant de longs siècles pour absolument certaines, s’effondrer tout à coup sous les coups de la critique et être convaincues d’imposture. Combien de récits, jadis authentiques, ne voyons-nous pas passer à l’état de légendes ! Combien de faits controuvés qu’on rectifie en attendant que la rectification soit corrigée ! Quelle inquiétude ne sommes-nous pas en droit de concevoir pour les vérités historiques, certaines aujourd’hui, et qui demain peut-être auront cessé de l’être ! Si l’on songe à la peine que nous devons prendre pour nous assurer d’un fait contemporain, dont les témoins sont vivants, pour lequel les documents abondent, que penser de ces hardies reconstructions d’époques disparues ? Notre siècle aurait bien des raisons d’être sceptique. Nous prions instamment qu’on ne nous prenne pas pour un apôtre de ce scepticisme : nous sommes prêt à faire un acte de foi dans la vérité de l’histoire prise dans son ensemble. Mais outrepassons-nous notre droit de logicien si nous concluons que les sciences historiques, comme les sciences de la nature, sont provisoires ? Leurs progrès témoignent de leur instabilité.

En toute science humaine, il y a donc une part de conjecture et d’hypothèse : voilà ce qui ne saurait être sérieusement contesté. Mais s’exprimer ainsi, c’est, qu’on le sache ou non, revenir à l’antique probabilisme.

La certitude, suivant le dogmatisme traditionnel, ne comporte ni restrictions ni réserves : elle est absolue et définitive, ou elle n’est pas. Dans l’ancienne terminologie, une probabilité qui peut s’accroître indéfiniment demeure toujours infiniment éloignée de la certitude. Nous ne faisons plus tant de façons : nous sautons à pieds joints au-dessus de cette barrière en réalité toute factice, nous passons d’emblée à la limite, et nous avons bien raison. Mais il n’en est pas moins vrai que ce que nous appelons aujourd’hui certitude est ce qu’on appelait autrefois probabilité. Nous sommes probabilistes sans le savoir. La science est probabiliste. Disons plutôt que le probabilisme est scientifique.

Il n’y a pas, dans toute l’histoire de la philosophie, de secte qui ait été plus injustement traitée que l’école probabiliste. On lui prodigue les marques d’un dédain qu’elle ne mérite pas, et il est piquant de remarquer que beaucoup de ceux qui, trompés par une différence de mots, s’en moquent au nom de la science moderne, reviennent précisément au même point qu’elle. Que disait, en effet, la nouvelle Académie ? Que nous pouvons approcher sans cesse de la vérité ; qu’il faut croire les faits scrupuleusement observés, après s’être assuré que rien ne vient les contredire ; que la science est possible, qu’elle peut faire de continuels progrès ; qu’il faut travailler sans relâche à réaliser ces progrès. Peut-être avait-elle tort d’ajouter que nous ne sommes jamais absolument sûrs, si près que nous en approchions, d’atteindre la vérité ; mais, en cela, elle ne faisait qu’accepter la définition donnée par le dogmatisme : elle avait de la science une trop haute idée. Peut-être aussi ces philosophes ont-ils trop cédé à leur penchant à la chicane ; encore faut-il ajouter qu’ils avaient affaire aux plus retors de tous les disputeurs ; et s’ils ont tant insisté sur les côtés négatifs de leur doctrine, c’était pour faire échec au dogmatisme étroit et insupportable des stoïciens, en quoi ils avaient bien raison. N’oublions pas, d’ailleurs, que la restriction qu’ils apportaient à la certitude était toute théorique, et n’empêchait nullement la confiance pratique et l’action. Qui blâmerait aujourd’hui un savant s’il disait que la loi de l’attraction universelle est vraie jusque ce qu’un fait nouveau vienne la contredire ? Les probabilistes ne disaient pas autre chose quand ils soutenaient que nous ne sommes jamais absolument sûrs de posséder la vérité. Qu’il y aurait de choses à dire si nous voulions entreprendre une réhabilitation que ces excellents philosophes ont trop longtemps attendue ! Ils avaient bien raison de remarquer que la probabilité tient dans la vie humaine plus de place que la certitude : dans les circonstances les plus graves, c’est sur des probabilités que nous nous décidons. C’étaient des esprits fermes, sérieux, modérés, connaissant bien les limites de l’intelligence humaine, mais très disposés à la laisser agir librement en deçà de ses limites. Encore aujourd’hui, nous pouvons trouver chez eux de très bonnes leçons de modestie, de réserve, de tolérance : Cicéron est un fort bon maître. Beaucoup de philosophes, beaucoup de savants même auraient tout à gagner à séjourner quelque temps à l’école de la nouvelle Académie. Mais ce n’est pas ici le lieu d’insister sur cette apologie. Bornons-nous à répéter que leur théorie de la connaissance est précisément celle qui prévaut de nos jours. Ce sont eux, et non pas les sceptiques, qui sont les précurseurs de la science moderne : Carnéade est l’ancêtre de Claude Bernard.

Il faut faire justice d’une objection banale cent fois invoquée contre le probabilisme. Si nous ne pouvons atteindre la vérité, dit-on, comment nous assurer que nous en approchons ? La probabilité est une mesure ; et qu’est-ce qu’une mesure sans une unité ? Mais, en supposant que la vérité nous échappe tout à fait, ne pouvons-nous la concevoir comme un idéal ? Les éléments ne nous font pas défaut pour concevoir cet idéal. Ni les probabilistes ni les sceptiques n’ont jamais contesté que les phénomènes s’imposent à nous avec certitude : la science parfaite serait celle dont les vérités générales s’imposeraient à nous de la même manière ; et la science est d’autant plus parfaite que les propositions dont elle est formée s’imposent à notre esprit avec plus de force, qu’elles sont confirmées par plus d’expériences, qu’elles ne sont jamais en opposition avec un fait avéré. C’est précisément ce que disait Carnéade.

Pour revenir au scepticisme, on voit à présent où est le malentendu que nous signalions tout à l’heure comme l’origine de toutes les difficultés. Définit-on la certitude suivant l’ancienne formule ? La prend-on pour l’adhésion à une vérité non seulement immuable et universelle, mais définitivement et pleinement possédée dès à présent par l’esprit, si bien qu’il y a équation complète entre la pensée et son objet, que nous soyons au cœur de l’être ? Alors le scepticisme a raison : le dogmatisme n’a rien de sérieux à lui opposer. Entendons, au contraire, comme nous le faisons tous les jours, par certitude, l’adhésion à une vérité, immuable sans doute et absolue en elle-même, mais dont nous ne pouvons que nous rapprocher par des étapes successives, dont nous n’avons peut-être pas encore la formule définitive, telle enfin que notre connaissance puisse faire des progrès, que nous devions chercher toujours et nous obstiner à la poursuite du vrai ? Alors le scepticisme est vaincu. Tous ses arguments viennent échouer contre le dogmatisme ainsi entendu. C’est une puérilité de refuser de rien affirmer sous prétexte que nous ne possédons pas actuellement toute la vérité.

Le dogmatisme traditionnel et le scepticisme sont deux extrêmes. Le dogmatisme a placé le but trop haut. Pour pénétrer au cœur des choses, pour les connaître dans leur nature intime, pour les voir, pour ainsi dire, du dedans, il faudrait un esprit plus puissant que le nôtre : il faudrait être Dieu. Même en Dieu, c’est une question de savoir si la raison pure explique le monde par elle-même : elle ne crée que des possibilités ; il faut une volonté pour les faire passer à l’acte. Comment une intelligence bornée pourrait-elle déduire les décrets d’une volonté libre ? On a fait de la certitude quelque chose de surhumain : quoi d’étonnant si l’humanité ne l’a pas atteinte ? Telle qu’on la définit d’ordinaire, elle est un idéal : c’est dire que nous ne l’atteignons pas.

Le scepticisme a bien vu cette impuissance, mais il a désespéré trop vite. Entre Charybde et Scylla, il y a un passage : celui que la science moderne a franchi toutes voiles déployées. Il y a un dogmatisme tempéré et modeste, qui croit à la vérité et s’efforce de s’en rapprocher. Moins orgueilleux, mais non moins confiant que l’ancien, il ne croit jamais son œuvre achevée, il ne se repose jamais : il ne décourage aucune tentative pour trouver de nouvelles vérités ou corriger d’anciennes erreurs ; s’il profite beaucoup du passé, il attend davantage encore de l’avenir ; et, chose que l’ancien dogmatisme ne faisait pas volontiers, il a assez de confiance dans la vérité pour ne pas craindre la discussion, pour laisser remettre en question les solutions en apparence les plus définitives, pour livrer le monde aux disputes de ceux qui l’étudient, et compter sur le triomphe final du vrai.

Qu’on veuille bien le remarquer, en définissant ainsi le dogmatisme, ce n’est pas un plan idéal que nous traçons, un vœu que nous exprimons, c’est une réalité que nous décrivons. Le doute universel a disparu : la science est constituée de manière à défier toute attaque. C’est le dogmatisme inébranlable, fondé sur l’accord unanime de tous, qui a définitivement vaincu le scepticisme.

Est-ce trop peu ? De vastes espérances s’ouvrent devant nous, qui peuvent séduire les esprits épris de certitude absolue. Les rapports de plus en plus étroits de la physique et des mathématiques, la réduction, chaque jour plus sûrement accomplie, des phénomènes physiques à des mouvements, permettent d’ores et déjà de prévoir le jour où le rêve de Descartes sera réalisé, où l’esprit pourra reconstruire le monde a priori. En supposant cette tâche accomplie, l’ancien dogmatisme sera-t-il reconstitué ? Nous en doutons, pour notre part, car, à l’origine de cette série de déductions, on trouvera toujours certaines données qu’on constatera soit comme des faits, soit comme des actes accomplis par une volonté suprême : la pensée ne saurait tout expliquer. Mais, après tout, cela n’est pas sûr, et il ne faut, comme disaient les sceptiques, décourager personne. Mais, si la science parfaite peut un jour être atteinte, c’est une espérance qu’il faut ajourner : on l’a compromise à vouloir la réaliser trop tôt. Pour le présent et pour longtemps encore, la vérité, en ce qui concerne le monde, renfermera encore quelque chose d’imparfait et de provisoire : elle ne sera qu’une hypothèse vérifiée.

Si la science positive se contente de cette sorte de certitude qu’on appelait jadis probabilité, il serait téméraire de penser que la métaphysique puisse s’élever plus haut. Elle aussi procède par conjecture, par hypothèse, par divination. Son infériorité à l’égard de la science, c’est qu’elle n’a pas les moyens de vérifier directement, de contrôler par l’expérience ses hypothèses : c’est pourquoi il convient de réserver le nom de certitude aux hypothèses vérifiées et de donner le nom de croyances aux vérités métaphysiques. Toutefois, il ne faut rien exagérer. Si par métaphysique on entend, ainsi qu’il arrive quelquefois, l’analyse de l’entendement, la critique de la raison, la vérité peut être atteinte aussi sûrement que dans les sciences de la nature, car les opérations de l’esprit sont des faits au même titre que les autres phénomènes naturels, et une théorie de l’entendement, tenue d’être d’accord avec eux, se trouve par là même soumise à un facile et perpétuel contrôle. Si la métaphysique est l’explication de l’univers, comme il est impossible d’embrasser d’un coup d’œil la totalité des faits, le contrôle direct est impossible. C’est pourquoi les systèmes de métaphysique offriront toujours de beaux risques à courir : ils seront toujours des pensées dont il faudra s’enchanter soi-même. Cependant une théorie de l’univers, sans être complète, peut rendre compte d’un plus ou moins grand nombre de faits : comme il y a des degrés dans la probabilité, il y en a dans la valeur des systèmes. L’esprit humain peut donc continuer son œuvre, appliquant au delà de l’expérience les mêmes procédés qui lui ont réussi dans la science : c’est pourquoi la métaphysique et la religion sont éternelles. Il faut seulement qu’elles ne se fassent pas illusion sur elles-mêmes, qu’elles se proposent sans s’imposer : leur seule arme est la persuasion. Les plus fermes défenseurs[6] de la foi religieuse ou métaphysique reconnaissent que l’esprit y met beaucoup de lui-même, et qu’il atteint la vérité par la foi et par le cœur, autant que par l’intelligence.

Quant à la morale, elle présente, au point de vue de la certitude, un caractère tout particulier. Lorsqu’il s’agit de l’idée du devoir, suivant une profonde remarque de Kant, la question n’est plus de savoir si elle a un objet au sens ordinaire du mot : on ne demande pas si le devoir est toujours accompli sur la terre. L’idée du devoir est un idéal, une règle que l’esprit trouve en lui-même et qu’il s’agit de faire passer dans ses actes. Le fait, ici, ne précède plus l’idée ; il doit se modeler sur elle. Si l’idée du devoir s’offre nécessairement à la raison, elle ne contraint pas la volonté : ici encore, il faut à l’origine de la connaissance un acte de libre initiative. Mais, une fois que l’autorité du devoir a été reconnue (et il importe peu que ce soit par obéissance ou par persuasion), le doute a disparu. L’agent moral n’a plus besoin de jeter les yeux sur le monde pour raffermir ses croyances : c’est en lui-même qu’il découvre la vérité ; sa volonté se suffit pleinement à elle-même. Nul ne peut faire que l’idée du devoir ne soit absolument certaine pour quiconque s’est décidé à lui obéir. Ni les démentis de l’expérience, ni les cruautés de la vie ne sauraient affaiblir la fermeté du stoïcien : le monde peut s’écrouler sans ébranler sa foi. C’est assurément le type le plus parfait de certitude que nous puissions connaître.

Tel est le dogmatisme qu’on peut opposer sans crainte aux critiques du pyrrhonisme. Mais, si nous condamnons le scepticisme, nous ne devons méconnaître ni ses mérites ni les concessions que nous avons dû lui faire. Si la science a pu se constituer définitivement, c’est à condition de faire droit à ses principales objections : elle a triomphé avec lui plutôt que contre lui. Quoi qu’on ait pu dire, l’école sceptique est une grande école : elle a contribué pour sa bonne part au progrès de l’esprit humain, elle a apporté sa pierre à cet édifice qu’elle déclarait impossible. En dépit des apparences, Pyrrhon, Carnéade, Ænésidème, Agrippa ont bien mérité de l’esprit humain. Cette science dont ils n’ont pas voulu, s’élevant plus haut qu’eux, grâce à eux, peut les compter parmi ses précurseurs. Leur pensée négative revit dans l’œuvre qu’ils ont méconnue, et, quelques restrictions qu’on doive faire, le jugement de l’impartiale postérité sera que ces puissants esprits n’ont pas perdu leur peine.


  1. Sophist., 241, D. : Τὸν τοῦ πατρὸς Παρμενίδου λόγον ἀναγκαῖον ἡμῖν ἀμυνομένοις ἔσται βασνίζειν καὶ βιάζσθαι τό τε μὴ ὂν ὡς ἔστι κατά τι καὶ τὸ ὄν αὖ πάλιν ὡς οὐκ ἔστι πή.
  2. Traité de la nat. hum., III, 3, p. 108, trad. Renouvier et Pillon. Paris, 1878.
  3. Essais philosophiques, IVe essai, p. 411, trad. Renouvier et Pillon, Paris, 1878.
  4. Mélanges, Du scepticisme.
  5. M. E. Naville, dans ses belles études sur la Place de l’hypothèse dans la science (Rev. philos., 1876, t. II, p. 49 et 113), a montré nettement et d’une manière définitive que toute découverte scientifique a commencé par être une hypothèse. Nous ne savons s’il existe une Logique de l’hypothèse : les deux mots sont un peu surpris de se trouver rapprochés, mais au moins il n’y a pas de vérité sans hypothèse.
  6. Voir, sur cette question, le beau livre de M. Ollé-Laprune : La Certitude morale, Paris, Belin, 1880.