Les Sceptiques grecs/Livre IV/Chapitre III

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Impr. nationale (p. 359-380).

CHAPITRE III.

LE SCEPTICISME EMPIRIQUE. — PARTIE CONSTRUCTIVE.


La suspension absolue du jugement devrait logiquement conduire, dans la pratique, à l’inertie absolue. Être incertain dans ses jugements mène tout droit à être irrésolu dans ses actions ; le parfait sceptique, s’il était conséquent avec lui-même, se désintéresserait de la vie. Le doute se traduit, dans la vie pratique, par l’indifférence. Mais Pyrrhon est le seul qui ait osé avouer cette conséquence ; ses disciples sont plus timides. Vivre à l’aventure, demeurer inerte, s’isoler du monde, ne s’intéresser à rien, voilà une manière d’être qu’il était difficile de recommander sérieusement et qui avait peu de chances de plaire. En Grèce surtout, les apôtres d’une telle doctrine n’auraient guère échappé au ridicule ; c’est à peine si les sceptiques y échappèrent en adoucissant singulièrement les conséquences de leur principe. Il faut vivre : voilà ce que répètent à l’envi les adversaires des sceptiques ; et les sceptiques en conviennent. Dès lors, ils sont forcés d’admettre un minimum de dogmatisme. Nous avons vu comment les premiers pyrrhoniens et les nouveaux académiciens reconnurent cette nécessité, et s’y soumirent. Les sceptiques de la dernière époque n’échappent pas à cette loi. Ils reprennent les vues de leurs devanciers, mais y ajoutent quelque chose ; l’empirisme leur fournit un nouveau moyen de répondre aux exigences de la vie pratique et du sens commun. Par suite, cette part de dogmatisme inavoué qu’on retrouve au fond de toute doctrine Sceptique, prend chez eux une importance plus grande. Ce n’est pas qu’ils la mettent volontiers en lumière, et s’y arrêtent avec complaisance ; ils la laissent plutôt au second plan, sentant bien que là est le point faible du système. Mais, par la force des choses, ils sont amenés de temps en temps à s’expliquer sur cette question délicate ; on peut démêler chez eux quelques assertions positives. Il y a comme une construction de modeste aspect et de chétives dimensions à côté des ruines qu’ils ont amoncelées. Recueillons avec soin ces indications dispersées : le scepticisme nous apparaîtra sous un aspect assez différent de celui qu’il nous a montré jusqu’ici, et présentera avec plusieurs doctrines modernes des analogies assez inattendues.


I. « Nous ne voulons pas aller à l’encontre du sens commun ni bouleverser la vie, disent les sceptiques[1] nous ne voulons pas rester inactifs[2]. » Tout en laissant de côté la science dogmatique, reconnue impossible, il y a une manière empirique de vivre[3], il y a une observation pratique et sans philosophie[4], qui peut suffire.

Cette conformité à la vie commune comprend quatre choses[5] : 1o Suivre les suggestions de la nature : le sceptique a des sens, il s’en sert ; il a une intelligence, il se laisse guider par elle et cherche ce qui lui est utile ; 2o Se laisser aller à l’impulsion de ses dispositions passives : le sceptique mange s’il a faim, boit s’il a soif ; 3o Obéir aux lois et coutumes de son pays : le sceptique croit que la piété est un bien, au point de vue pratique (βιωτικῶς), l’impiété un mal ; 4o Ne pas rester inactif et exercer certains arts.

Les trois premières de ces règles prescrivent un simple retour au sens commun : il faut vivre à la manière des simples, voilà ce que répond le sceptique à la question obstinée de ses adversaires. Séduit un moment par les promesses des dogmatistes qui faisaient briller à ses yeux l’espoir d une explication de toutes choses, d’une science qui, en satisfaisant son esprit, lui permettrait d’agir en pleine connaissance de cause, il a pu les écouter et les suivre. Réflexion faite, il s’aperçoit que ces promesses sont trompeuses, ces espérances fallacieuses ; il y renonce et revient à son point de départ. Après cette aventure spéculative, il reprend, désillusionné, sa place dans la foule, il redevient homme du commun comme devant ; la seule différence entre lui et l’homme du peuple, c’est que celui-ci ne se demande pas s’il y a une explication des choses, tandis que le sceptique croit qu’il n’y en a pas ou qu’elle est inaccessible, au moins pour le moment. C’est un retour fort peu naïf à la naïveté primitive.

Être sceptique, dit-on souvent, c’est douter de tout. Cette formule n’est pas tout à fait exacte. Le vrai sceptique ne doute pas des phénomènes, des sensations qui s’imposent à lui avec nécessité ; il distingue ses états subjectifs de la réalité située hors de lui. Quand il parle des suggestions de la nature, de ses dispositions passives, des lois et coutumes de son pays, ce sont de simples faits, sentis ou éprouvés par lui, qu’il a en vue ; il ne les juge pas, il n’affirme rien au delà des phénomènes.

Il y a bien là une sorte de croyance ou de persuasion (πεῖσις)[6]. Mais cette persuasion involontaire et passive (ἐν ἀβουλήτῳ πάθει κειμένη), il la distingue de l’adhésion réfléchie et voulue que d’autres accordent aux prétendues vérités de l’ordre scientifique. C’est ne rien croire que de ne croire qu’aux phénomènes.

Le sceptique ne s’en tient pas là. Il recommande l’action, l’exercice de certains arts. C’est ici que nous voyons apparaître l’idée nouvelle des sceptiques de la dernière période.

Il y a quelque embarras dans les discours de Sextus à ce sujet. Tantôt ce n’est pas seulement la science, mais l’art même (τέχνη) qu’il proscrit ; et s’il recommande d’apprendre les arts[7], il a démontré ailleurs fort savamment qu’il est impossible de rien apprendre. Mais il se tire d’affaire par une distinction. L’art qu’il admet est purement empirique, affranchi de tout principe général : c’est une routine. Platon, dans le Gorgias, oppose à peu près de la même manière la routine à la science.

Lorsqu’il passe en revue toutes les sciences connues de son temps pour en montrer le néant, Sextus a soin de nous prévenir que ses coups ne visent pas certaines pratiques qui n’ont de la science que l’apparence, et sont uniquement fondées sur l’expérience et l’observation. Autre chose est, par exemple, cette partie de la grammaire qu’on apprend aux enfants, qui leur fait connaître les éléments du discours, les lettres et leurs combinaisons, et qui est l’art de lire et d’écrire ; autre chose cette science prétentieuse qui veut connaître la nature même des lettres et leur origine, qui distingue les voyelles et les consonnes et se perd dans une foule de distinctions subtiles[8]. Contre la première il n’a rien à dire ; tout le monde convient qu’elle est utile à tous, au savant comme à l’ignorant. De même que la médecine, elle a un grand mérite : elle donne un remède contre l’oubli, et le sceptique lui sait un gré infini de lui permettre de sauver et de transmettre à la postérité ses arguments contre l’autre grammaire.

De même, s’il n’a que sévérité et ironie pour la rhétorique prétentieuse des savants, il n’attaque pas la connaissance des mots ni le bon usage de la langue. Seulement il estime que l’habitude et l’éducation libérale suffisent à les faire connaître[9], et il préfère le langage simple et familier des ignorants aux beaux discours des rhéteurs. Ainsi encore il ne blâme pas l’usage des nombres[10], mais seulement la science arithmétique, et il ne confond pas l’astronomie mathématique, et surtout l’astrologie des Chaldéens avec cette observation pratique qui permet de prédire la pluie, le beau temps et les tremblements de terre[11].

Mais c’est surtout en médecine que cette distinction a une grande importance. La médecine savante, celle des dogmatiques, qui se flatte d’atteindre les causes et de connaître l’essence des maladies, paraît à Sextus vaine et stérile ; l’autre, celle des empiriques, ou plutôt encore celle des méthodiques, qui, négligeant toute considération transcendante, se bornent à constater des phénomènes, à en observer la liaison, à en prévoir le retour, lui semble excellentes[12]. Il décrit fort bien les procédés de cette dernière[13] : « En médecine, si nous savons qu’une lésion du cœur entraîne la mort, ce n’est pas à la suite d’une seule observation, mais après avoir constaté la mort de Dion, nous constatons celle de Théon, de Socrate et de bien d’autres. » La science empirique[14] diffère de l’autre en ce que ses règles générales sont toujours obtenues à la suite d’un grand nombre d’observations[15] faites directement ou conservées par l’histoire.

Ces passages nous montrent que les médecins sceptiques avaient porté leur attention sur les moyens d’atteindre la vérité dans les sciences d’observation ; ils avaient une sorte de logique, fort différente à coup sûr de celle d’Aristote et des stoïciens, ou plutôt une méthodologie, dont les règles et les préceptes formaient un corps de doctrine. Malheureusement, dans les ouvrages de Sextus que nous avons, ces préceptes ne sont indiqués qu’en passant et par allusion ; son but étant principalement de combattre le dogmatisme, il n’a pas à insister sur ce sujet. Il est bien probable que si ses ouvrages de médecine nous étaient parvenus, nous aurions sur ces questions de plus amples éclaircissements, et que nous pourrions nous faire une idée à la fois plus exacte et plus précise de ce que nous avons appelé la partie constructive de l’empirisme sceptique.

À défaut du témoignage direct de Sextus, nous trouvons chez Galien des textes précis qui montrent avec la plus grande clarté que les médecins empiriques avaient mûrement réfléchi sur les questions de méthode, et qu’ils avaient une théorie savamment élaborée. Voici les principaux points de cette théorie, tels que nous pouvons les reconstituer d’après le De sectis[16] de Galien, et surtout d’après le De subfiguratione[17] empirica du même auteur.

Les empiriques soutiennent que la science médicale est fondée, non pas, comme le disent les dogmatiques, sur l’expérience unie à la démonstration, mais sur l’expérience seule[18]. Il y a trois sortes d’expériences : l’expérience directe ou première vue (αὐτοψία), appelée aussi par Théodas[19] observation (τήρησις) ; l’histoire, et le passage du semblable au semblable (ἡ τοῦ ὁμοίου μετάβασις)[20].

L’observation ou autopsie peut être ou naturelle, c’est-à-dire due à une simple rencontre (περίπτωσις), par exemple si un homme souffre de la tête, fait une chute, s’ouvre la veine du front, saigne et éprouve un soulagement ; ou improvisée (αὐτοσχέδιον), par exemple si, dans une maladie, on éprouve du soulagement ou une aggravation pour avoir bu instinctivement de l’eau ou du vin, en un mot, toutes les fois qu’on essaie un moyen suggéré en songe ou tout autrement ; ou enfin imitative (μιμητική), si on expérimente à diverses reprises, dans des affections identiques, des moyens quelconques qui ont nui ou soulagé, soit accidentellement, soit par hasard.

Cette dernière forme de l’expérience, surtout lorsqu’elle a été précédée, comme on le verra plus loin, du passage du semblable au semblable et qu’elle est devenue l’expérience savante (τριβική)[21], constitue l’art. Quand on a imité non seulement une ou deux fois, mais très souvent (on ne fixe pas le nombre de cas pour échapper à l’argument du sorite[22]) le traitement qui a soulagé une première fois, et constaté la régularité des effets, on arrive au théorème (θεώρημα), qui est l’ensemble de tous les cas semblables. L’art est la réunion de ces théorèmes ; celui qui les réunit est médecin[23].

Ménodote[24] paraît avoir ici complété la théorie des anciens empiriques. Dans l’observation imitative, on ne doit pas, selon lui, se contenter d’enregistrer les cas favorables ; il faut encore s’assurer si le même remède a produit le même résultat ou toujours, ou le plus souvent, ou si le nombre des succès égale le nombre des échecs, ou si le succès est rare. Faute de prendre cette précaution, on n’a qu’une expérience incomplète et désordonnée, κατὰ μόριον ἐμπειρίαν ἀσύνθετον ὑπάρχουσαν.

Il importe aussi de distinguer avec soin les caractères propres et les caractères communs des maladies et des remèdes. Pour les maladies, il faut considérer d’abord les symptômes. Un symptôme est un cas contraire à la nature[25]. La maladie est un concours (συνδρομή) de plusieurs symptômes qui surviennent, persistent, diminuent et disparaissent en même temps[26]. Les uns sont constants (συνεδρεύοντα), les autres accidentels (συμβαίνοντα). Il y a aussi des conditions internes ou externes qui doivent entrer en ligne de compte : l’âge, le tempérament, le climat, le sol, la saison[27]. Cette étude attentive de la maladie, fondée sur la simple observation, et en écartant toute considération des causes cachées, s’appelle non la détermination[28] (terme dogmatique), mais la distinction de la maladie. Elle conduit non à la définition (terme dogmatique), mais à la description (ὑπογραφή, ὑποτύπωσις).

Cependant la vie est courte. Il est impossible au médecin d’étudier lui-même tous les cas intéressants. Il profitera donc des observations de ses devanciers : c’est l’histoire (ἱστορία).

Tous les empiriques ont fait à l’histoire sa part. Ménodote a donné à leur doctrine, sur ce point, plus de précision et de rigueur. Selon lui[29], il faut soumettre les témoignages à l’examen, tenir compte de leur accord entre eux, de la situation et de la valeur morale des témoins, enfin et surtout, de la concordance des faits attestés avec ceux qu’on peut directement observer.

Enfin, il y a des maladies que nous n’avons jamais observées et que l’histoire ne nous fait pas connaître. Il y a des remèdes dont on n’a pu vérifier directement l’efficacité ou qu’on ne peut se procurer ; là intervient le passage du semblable au semblable (ἡ τοῦ ὁμοίου μετάβασις). Ce passage se fait de plusieurs manières[30] : d’après la ressemblance des parties du corps : le remède qui a réussi au bras pourra réussir à la jambe ; d’après la ressemblance des maladies dans les mêmes parties du corps : on traitera de la même manière la diarrhée et la dysenterie ; enfin d’après la ressemblance des remèdes. Il faut avoir soin seulement, quand on veut substituer un remède à un autre, de tenir compte des différences en même temps que des ressemblances. L’expérience montre en effet que les ressemblances de forme, de couleur, de dureté, de mollesse, assurent rarement la ressemblance des effets. Il en est autrement des ressemblances d’odeur et de saveur, surtout si ces deux derniers caractères sont réunis.

Ici encore, Ménodote a perfectionné la théorie empirique. Le passage du semblable au semblable était aussi admis par les dogmatiques, mais dans un tout autre esprit. Les dogmatiques prétendaient tirer leurs conclusions de la nature intime du fait observé ; ils se flattaient d’atteindre l’essence des choses et d’arriver à la vérité par la seule force du raisonnement. Ils se fondaient, comme nous dirions aujourd’hui, sur des principes a priori. Suivant les empiriques[31] l’induction (car c’est bien l’induction que les anciens appellent passage du semblable au semblable) ne repose sur aucun principe logique. Elle ne suppose ni[32] que le semblable doive produire le semblable, ni que le semblable réclame le semblable, ni que les semblables se comportent semblablement. Seule, l’expérience nous a appris que, dans des cas semblables, des remèdes semblables ont réussi. Et, pour bien marquer cette différence, que Ménodote n’a pas inventée, mais sur laquelle il insiste plus que personne, il veut que les empiriques se distinguent des dogmatiques, même dans les mots : le raisonnement qui permet de passer du semblable au semblable s’appellera non pas, comme le veulent les dogmatiques, analogisme, mais épilogisme[33]. Par là, il sera bien entendu qu’il ne s’agit pas d’une démonstration, mais d’une simple constatation de successions.

De plus, et c’est un point capital, Ménodote[34] estime que le passage du semblable au semblable fait connaître non la réalité, mais la possibilité. Tant que l’expérience n’a pas prononcé, on ne dépasse pas la vraisemblance. L’induction n’est pas la découverte (εὕρεσις). En revanche, aussitôt que l’expérience a vérifié les conclusions tirées de la ressemblance, n’eût-on fait qu’une seule expérience, on possède une certitude complète[35]. Par là, l’expérience savante (τριβική) diffère de l’expérience imitative, qui exige que la même observation ait été fréquemment répétée.

En même temps qu’il insiste sur l’origine empirique de toute connaissance médicale, Ménodote se distingue avec soin de ceux qui se contentent d’une simple routine et ne font aucun usage du raisonnement[36]. Entre le dogmatisme, qui, à l’aide des seuls raisonnements logiques, prétend arriver à la vérité, et l’érudition sans critique, qui se bonie à amasser des faits, il y a un moyen terme : on peut faire une place à la raison sans lui faire une place exclusive[37]. Le véritable empirique constitue un art ; il instruit les autres[38]. Ménodote[39] appelle tribacas et tribonicos les observateurs irréfléchis qui s’en tiennent aux seules données de l’expérience. Pour parler le langage moderne, c’est vraiment la méthode expérimentale, et non le vulgaire empirisme, dont il trace les règles.

Telle est, dans ses traits essentiels, la méthode des médecins empiriques. Il serait intéressant de savoir s’ils l’ont découverte ou empruntée, et à quelle époque ces idées se sont introduites dans la philosophie grecque. Sur ce point, nous ne pouvons nous flatter d’arriver à des conclusions certaines ; il est possible, du moins, de réunir quelques probabilités.

La secte empirique fut fondée, suivant Celse[40], par Sérapion d’Alexandrie, qui vécut au milieu du IIIe siècle avant J.-C., et, suivant Galien[41], par Philinus de Cos (contemporain de Ptolémée Lagos, (323-283). En tout cas, vers 280-250, l’école était formée.

Le médecin Glaucias[42], dans un livre intitulé le Trépied, exposa les trois procédés de l’expérience que nous avons décrits ci-dessus (αὐτοψία, ἱστορία, ἡ τοῦ ὁμοίου μετάβασις).

D’autre part, nous savons que les épicuriens avaient adopté une méthode tout à fait analogue : nous en avons la preuve dans ce qui nous a été conservé de Zénon l’Épicurien, contemporain et maître de Cicéron, dans le livre de Philodème Περὶ Σημείων καὶ σημειώσεων, retrouvé à Herculanum. Selon Épicure, ni les sens tout seuls, quoique leurs données ne soient point fausses, ni la démonstration, ne nous permettent d’arriver à la vérité. Mais les sens fournissent les premiers matériaux indispensables de la science ; la mémoire réunit les faits et prépare l’anticipation (πρόληψις) ; vient alors le raisonnement (λόγισμος), nécessaire avec les données des sens pour atteindre la réalité (par exemple dans la preuve de l’existence du vide). Zénon, modifiant la doctrine d’Épicure[43], ajouta le passage du semblable au semblable (expression qu’il emprunta vraisemblablement aux empiriques)[44] ; cette opération permet, suivant lui, de connaître, d’après les propriétés communes des choses visibles, la nature des choses invisibles (φύσει ἄδηλα). Zénon ne paraît pas cependant avoir rien fait, pour l’induction, qui ressemble aux travaux d’un Bacon ou d’un Stuart Mill ; il ne s’éleva guère[45] au-dessus de l’induction per enumerationem simplicem.

Entre les épicuriens et les empiriques, il y avait pourtant des différences. Pour les épicuriens, l’anticipation[46] se fait toute seule, naturellement. Pour les empiriques, il faut répéter fréquemment la même observation : l’attention et la réflexion sont nécessaires. Mais surtout l’épicurien se flatte par ce moyen d’atteindre au delà des phénomènes les réalités ou les causes ; l’empirique, au contraire, borne la connaissance aux phénomènes et, plus hardi dans la négation que les sceptiques, déclare les causes incompréhensibles.

Il n’est pas possible qu’Épicure ait emprunté sa méthode aux empiriques, puisque son livre fut écrit vers la fin du IVe siècle et que l’école empirique ne fut ouverte que vers 280-250. On pourrait supposer que les empiriques ont fait des emprunts aux épicuriens, s’il n’était bien plus naturel de croire que les uns et les autres ont puisé à une source commune.

Nous voyons, en effet, qu’avant Glaucias, Nausiphanes[47], qui fut le maître d’Épicure, avait écrit un livre intitulé le Trépied. C’est vraisemblablement de ce livre que s’inspirèrent et Épicure et Glaucias.

Est-il possible de remonter encore plus haut ? Suivant une conjecture ingénieuse et plausible de Philippson[48], Aristote serait le maître dont se serait inspiré Nausiphanes. On trouve, en effet, chez le Stagyrite[49], la description des procédés employés plus tard par les épicuriens et les empiriques, et ils sont présentés en des termes presque identiques. Pour Aristote, comme pour les empiriques, la science commence par la sensation (αἴσθησις), continue par la mémoire (μνήμη πολλάκις τοῦ αὐτοῦ γενομένου, Arist. ; μνήμη τῶν πολλάκις ὡσαύτως, Empir.), s’achève par la comparaison des semblables (ἡ τοῦ ὁμοίου θεωρία), Arist.[50] ; ἡ τοῦ ὁμοίου μετάβασις, Empir.). La science, ou l’art, est définie par Aristote : πόλλα τῆς ἐμπειρίας ἐννοήματα[51] ; par les empiriques : πόλλαι ἐμπειρίαι.

Est-il possible de faire encore un pas de plus et de trouver avant Aristote les premiers linéaments de ia méthode empirique ? Les documents nous font défaut, et il faut borner là nos recherches[52].

Mais si la méthode empirique, envisagée en ce qu’elle a d’essentiel, est fort ancienne, il est un point que les historiens de la philosophie n’ont pas assez mis en lumière : c’est que Ménodote paraît être le premier qui ait donné à cette méthode une précision et une rigueur scientifique. Jusqu’à lui, il semble bien que les empiriques se soient contentés d’indications un peu vagues et sommaires ; ils faisaient grand cas de l’observation, mais ne dépassaient guère ce que Bacon appelle experientia vaga. La grande place que Ménodote tient dans le De subfiguratione empirica de Galien donne à penser que c’est d’après lui que Galien décrit la méthode empirique[53]. En tout cas, plusieurs des corrections les plus importantes apportées à cette méthode lui sont formellement attribuées. C’est Ménodote qui prescrit de soumettre à une critique attentive les renseignements historiques, au lieu de les admettre tous indistinctement sur la foi du premier venu. C’est probablement lui qui, dans l’expérience imitative (ce que nous appelons l’expérimentation), recommande de tenir compte exactement des échecs et des succès, en d’autres termes, d’introduire, avec la mesure et le calcul, la rigueur scientifique. C’est lui[54], enfin, qui considère le passage du semblable au semblable comme donnant seulement la probabilité, et non la certitude, aussi longtemps du moins que les conclusions « ne sont pas confirmées par des expériences expressément instituées pour les vérifier. En même temps, il modifie la terminologie, substituant des termes purement empiriques aux expressions équivoques qui avaient servi jusque-là aux dogmatiques et aux empiriques. Avec toute raison, selon nous, Philippson, en décrivant la méthode des empiriques, évoque le nom de Stuart Mill. Mais ce n’est pas aux empiriques en général, c’est à Ménodote qu’il faut faire cet honneur ; c’est lui qui a eu, aussi clairement qu’on le pouvait à cette époque, et en s’occupant d’une science telle que la médecine, qui aujourd’hui encore ne comporte guère une rigoureuse application des procédés de la méthode inductive, quelques-unes des vues les plus importantes du logicien anglais. Il est aussi un autre nom qui vient à l’esprit quand on considère l’œuvre du médecin grec : c’est celui de notre Claude Bernard. Qu’est-ce autre chose, en effet, que ces ressemblances qui font connaître le possible, non le réel, et ne donnent que la probabilité tant que l’expérimentation n’a pas prononcé, sinon l’hypothèse si bien décrite par le savant français et dont le rôle essentiel dans la science a été si victorieusement démontré par ses théories et ses découvertes ? En tout cas, si un tel rapprochement paraît trop ambitieux, on ne peut contester que Ménodote a fait preuve d’un véritable esprit scientifique, qu’il a eu l’idée nette et précise de ce que devait être la méthode expérimentale. Et il a eu le rare mérite de ne pas exagérer le rôle de l’expérience, d’éviter le pur empirisme. Sa méthode est celle qui éclaire et féconde l’expérience par le raisonnement, et se défie d’une vaine dialectique sans se borner à amasser des faits. C’est la vraie.


Ce que nous savons avec certitude de Ménodote et des empiriques, avons-nous le droit de l’étendre à tous les sceptiques ? La méthode que nous venons de résumer, et qui est celle des empiriques, est-elle aussi celle des sceptiques, et notamment celle de Sextus Empiricus ? Aucun doute ne peut s’élever sur ce point. Si Ménodote est médecin, il est en même temps un des chefs de l’école sceptique. Sextus Empiricus, en même temps qu’il est sceptique, est médecin. D’après son propre témoignage[55], il s’inspire de Ménodote. Son nom même indique à quelle secte il appartient. S’il lui arrive de critiquer les empiriques[56], et de se séparer d’eux pour se rapprocher des méthodiques, c’est sur un point seulement ; et d’ailleurs les méthodiques ne procèdent guère autrement que les empiriques. S’il ne décrit pas la méthode empirique dans les ouvrages que nous avons de lui, c’est que ce n’était point son sujet. Très vraisemblablement ses livres de médecine, si nous les possédions, nous montreraient que, sur les questions de méthode, rien ne sépare Ménodote et Sextus. Même, à nous en tenir aux seuls ouvrages que nous ayons, toute la théorie des signes commémoratifs, chez Sextus, est évidemment la même que celle des empiriques. Enfin, dans le livre des Hypotyposes, on trouve un très curieux chapitre[57] qui est tout imprégné de l’esprit de Ménodote : c’est celui où l’auteur montre que le seul moyen de résoudre les sophismes qui ont tant embarrassé les dialecticiens est de recourir à l’observation et à l’expérience. On nous dit[58] de même que Ménodote regardait l’épilogisme comme un excellent moyen de réfuter les sophismes.

Nous sommes donc en droit d’affirmer que toute la théorie de la méthode est le bien commun[59] des empiriques et des sceptiques et que les livres de Sextus que nous avons ne nous montrent qu’une face de l’empirisme sceptique. À côté de la science qu’ils nient, il y a une sorte de science, ou d’art, en laquelle les sceptiques ont confiance. Une exposition complète de leur doctrine doit donc renfermer, outre la partie destructive que nous avons résumée, une partie constructive[60], sur laquelle nous n’avons malheureusement que des indications incomplètes.

Ces deux parties peuvent-elles se concilier l’une avec l’autre ? N’y a-t-il pas contradiction à combattre le dogmatisme, comme le fait Sextus, pour admettre ensuite une science ou un art, même empirique ? Nous le croyons, pour notre part. Cet art empirique, que Sextus oppose à la science théorique, au fond et sans s’en rendre un compte exact, il l’entend autrement qu’il ne le définit et qu’il ne le faudrait pour que sa distinction fût tout à fait légitime. À une seule condition, en effet, cette distinction pourra être maintenue : c’est que, dans l’art empirique, les assertions qu’on se permet, la persuasion où l’on est, s’appliquent uniquement à des phénomènes et ne les dépassent en aucune façon. En est-il ainsi chez Sextus ? Il ne le semble pas. L’art de la médecine, en effet, pour ne parler que de celui-là « tel qu’il l’entend et le pratique, ne s’arrête pas scrupuleusement à la constatation des phénomènes ; il s’élève, les textes cités en sont la preuve, jusqu’à des propositions générales (θεωρημάτων συστάσεις). Il arrive même que Sextus, oubliant tous les arguments qu’il a répétés à la suite d’Ænésidème, se laisse aller à parler de la découverte de la cause (αἴτιον) d’une maladie. Et ce n’est pas ici une chicane de mots que nous lui cherchons. Ce n’est pas seulement le mot qui est employé par lui ; il a l’idée que ce mot exprime. Y a-t-il d’ailleurs une médecine possible, si on renonce à connaître des lois générales, des règles qui permettent de profiter de l’expérience passée et d’en appliquer les résultats au présent et à l’avenir ? Mais, dès qu’on s’élève à la connaissance des lois, qu’on le veuille ou non, on dépasse l’expérience proprement dite ; on prête un caractère d’universalité et de nécessité aux phénomènes observés ; on introduit un élément rationnel dans la connaissance ; on renonce au phénoménisme sceptique. C’est, bon gré, mal gré, une sorte de dogmatisme. On est, si l’on veut, dogmatiste autrement que ceux qui affirment des réalités intelligibles et absolues : on n’est plus tout à fait sceptique.

Soyons indulgents pourtant pour l’erreur où Sextus est tombé, car nous voyons encore aujourd’hui nombre de philosophes commettre la même faute de raisonnement. Il y a, en effet, entre les doctrines du médecin sceptique et le positivisme moderne, des analogies qu’il importe de signaler.


II. La description que fait Sextus de la méthode d’observation, son passage du semblable au semblable font penser naturellement à la théorie de J. Stuart Mill sur les inférences du particulier au particulier[61]. Ces ouvriers qui jettent les couleurs de manière à produire les plus magnifiques teintures, et sans pouvoir rendre raison de ce qu’ils font ; ce gouverneur de colonie, d’un bon sens pratique, auquel lord Mansfield recommande de rendre la justice sans jamais motiver ses arrêts, ne possèdent-ils pas une sorte de connaissance empirique fort analogue à celle dont Sextus admet la possibilité ? En considérant les lois comme des faits généralisés, en expliquant les principes les plus généraux de la science par l’association des idées qui n’est qu’un prolongement de l’expérience, les logiciens anglais ont bien, comme Sextus, la prétention de s’en tenir aux phénomènes et de n’y rien ajouter. Avec plus de précision et une analyse psychologique incomparablement supérieure à tout ce que Sextus pouvait tenter, Stuart Mill et M. Bain reprennent la même thèse ; leur phénoménisme est, au fond, la même chose que l’empirisme de Sextus.

C’est surtout contre la philosophie considérée comme science des causes et des substances, c’est-à-dire ce que nous appelons aujourd’hui la métaphysique, que sont dirigés les arguments des sceptiques ; et s’ils visent aussi toutes les sciences, s’ils attaquent les physiciens autant que les métaphysiciens, c’est que la science, telle qu’on la concevait alors, ne se séparait pas de la métaphysique ; elle procédait, comme elle, a priori et montrait le même dédain de l’expérience. Si les médecins sceptiques s’étaient trouvés en présence d’une science comme la physique moderne, fondée uniquement sur l’observation et l’étude directe des phénomènes, ils s’y seraient certainement ralliés. Leur langage est à peu près celui que tiennent aujourd’hui les positivistes : ne disent-ils pas que, s’il y a des substances et des causes, il est impossible d’en rien savoir et qu’il ne faut dire ni qu’elles sont, ni qu’elles ne sont pas ?

Les positivistes protesteraient peut-être contre le nom de sceptiques, et ils en auraient le droit, car ils affirment beaucoup, et quelquefois trop de choses. Les sceptiques, de leur côté, repoussaient le nom de savants. Mais la différence est ici dans les mots plutôt que dans les choses. Tout positiviste est sceptique, au sens où l’entendaient les médecins comme Sextus ; tout sceptique était positiviste, au sens que donnent aujourd’hui à ce mot ceux qui l’ont inventé. Les uns sont sceptiques en métaphysique, les autres ne sont sceptiques qu’en métaphysique : c’est bien près d’être la même chose.

Il y a toutefois des différences qu’il ne faut pas omettre. Les sceptiques usent et abusent de la dialectique d’une manière que ne saurait approuver aucun positiviste. Par là, ils tiennent encore aux doctrines qu’ils combattent : c’est en métaphysiciens qu’ils luttent contre la métaphysique. C’est qu’ils n’avaient pas d’autres armes à leur disposition. Ils auraient raisonné autrement, si les progrès des sciences de la nature leur avaient fourni d’autres raisons. Mais, par des moyens différents, ils tendent au même but ; l’esprit qui les anime est le même. Pour les uns, comme pour les autres, la grande affaire est de détourner l’activité de l’esprit des études purement théoriques, pour l’amener aux questions pratiques : ils sont également utilitaires.

En outre, les thèses négatives tiennent, chez les sceptiques, bien plus de place que chez les positivistes. Les noms des doctrines sont, à cet égard, très significatifs. Les sceptiques insistent surtout sur leur doute, ils le soulignent. Les positivistes, au contraire, ont surtout la prétention d’être dogmatistes ; ce sont leurs affirmations qu’ils mettent en avant ; leurs doutes restent au second plan. Toutefois, en allant au fond des choses, on a pu se demander si leur doctrine n’est pas surtout une doctrine de négation. Mais, sans insister ici sur cette question, ce qu’il y a, à notre sens, d’essentiel dans le positivisme, c’est la ligne de démarcation qu’il a tracée entre la métaphysique et la science : c’est l’affranchissement de la science qu’il a proclamé. Nous savons bien que cette vue ne lui appartient pas en propre : Descartes avait eu le sentiment de l’indépendance de la science à l’égard de la métaphysique ; Kant en avait eu l’idée claire, et, bien avant ces philosophes, les savants du XVIIe et du XVIIIe siècle avaient fait mieux : ils avaient constitué la science sans se préoccuper des problèmes métaphysiques. Néanmoins, si les positivistes n’ont pas eu cette idée, qui n’est plus, croyons-nous, contestée par personne, ils se la sont en quelque sorte appropriée par l’ardeur avec laquelle ils l’ont défendue, par l’importance, exagérée souvent, qu’ils lui ont attribuée, par les conséquences, souvent excessives, qu’ils en ont tirées. Or, cette idée, qui est le fond de leur doctrine, et peut-être toute leur doctrine, les sceptiques l’ont eue comme eux. Certes, ils ne s’en sont pas rendu un compte exact et n’ont pas su en tirer grand parti : par là, ils demeurent fort au-dessous de leurs modernes continuateurs. Ils sont pourtant les véritables ancêtres du positivisme. Quelque opinion, d’ailleurs, qu’on ait sur ce point, ce qui est incontestable, c’est qu’ils ont essayé de fonder un art pratique tout à fait analogue à ce que nous appelons aujourd’hui la science positive, ne relevant que de l’expérience et n’ayant besoin, pour se constituer, d’aucune solution métaphysique. Ce n’est pas un mince mérite : ils réalisaient en cela un véritable progrès et devançaient l’esprit moderne.

Peut-être n’est-ce pas par insuffisance de génie qu’ils n’ont pas tiré de leur idée un meilleur parti : s’ils avaient cherché leur art pratique plutôt dans la physique que dans la médecine, ou si cet art avait pu réunir un assez grand nombre de propositions évidentes ou vérifiées, peut-être se seraient-ils enhardis à lui donner le nom de science. Malheureusement, c’est à la médecine, la plus complexe de toutes les sciences de la nature et qui, aujourd’hui même, commence à peine à devenir une science expérimentale, qu’ils se sont d’abord attachés : leurs efforts n’ont pas été et ne pouvaient pas être assez tôt couronnés de succès pour justifier une telle hardiesse. Il ne leur a manqué peut-être que d’arriver par un autre chemin au point qu’ils ont atteint, pour doter l’esprit humain, quelques siècles plus tôt, de la méthode expérimentale.

En revanche, il est une question où les sceptiques nous paraissent reprendre l’avantage. Cette réserve, cette sorte de pudeur logique, qui leur interdit d’usurper le nom de science pour une doctrine fondée uniquement sur l’expérience, leur conserve une physionomie à part et les distingue nettement de tous les modernes. De nos jours, on est porté à dire que, seuls, les phénomènes sont objets de science ; pour les anciens, il ne pouvait y avoir de science là où il n’y a que des phénomènes, ils se faisaient de la science une trop haute idée pour admettre un instant qu’elle pût avoir affaire à autre chose qu’à l’absolu, qu’à l’immuable. Pour eux, il n’y a de science que de ce qui ne passe pas : la science est essentiellement inébranlable, et ils n’auraient pas admis qu’on désignât de ce nom, comme le fait par exemple Stuart Mill, des vérités qui pourraient être autres, si nous étions autrement constitués, et cessent peut-être d’être vraies « dans un des nombreux firmaments dont l’astronomie sidérale compose l’univers ». Voilà pourquoi les sceptiques se sont contentés du nom d’art, d’observation pratique. Même en niant la science, ils s’en faisaient une idée plus haute que ceux qui s’en montrent aujourd’hui les plus zélés apologistes.


Voilà donc le caractère distinctif, l’idée principale des derniers sceptiques. Ils n’ont si vivement attaqué la philosophie et la science que pour faire place à cette autre science qu’ils pressentent, mais qu’ils n’ont point faite. Leur doctrine est un positivisme qui n’a pas trouvé sa formule.

Par là, outre les différences qui ont déjà été signalées entre l’ancien et le nouveau scepticisme, on voit que les deux doctrines ont des tendances sensiblement différentes. Le but de l’ancien scepticisme est de conduire à l’ataraxie : il se propose une fin purement morale. Son idéal est l’homme affranchi de tout souci et de toute pensée, détaché de tout ce qui l’entoure, presque étranger au monde où il vit. Le nouveau sceptique ne renonce pas à cette tradition : c’est bien encore la pratique qu’il oppose à la théorie. Mais il l’entend autrement. Il se mêle au monde et prend intérêt aux choses qui s’y passent. Il exerce une profession ; il est observateur, attentif, prudent et avisé ; il a de l’expérience et sait s’en servir. L’ancien sceptique est désintéressé ; le nouveau est utilitaire. Le premier n’enseigne que le moyen d’être heureux ; le second apprend à être habile, et s’il néglige les choses inutiles, c’est pour s’attacher d’autant mieux aux biens positifs. L’un a des amis ; l’autre, une clientèle. Le mot indifférence (ἀδιαφορία), que Pyrrhon avait toujours à la bouche, ne se trouve pas une fois dans les trois gros livres de Sextus. La doctrine a fait du chemin depuis le pauvre ascète Pyrrhon jusqu’au savant médecin Sextus Empiricus.


  1. Sextus, M., VIII, 157 : Οὐδὲ μαχόμεθα ταῖς κοιναῖς τῶν ἀνθρώπων προλήψιν, οὐδὲ συγχέομεν τὸν βίον.
  2. P., I, 23 : Μὴ ἀνενέργητοι παντάπασιν εἶναι… 24 : Οὐκ ἀνενέργητοί ἐσμεν ἐν αἱς παραλαμβάνομεν τέχναις.
  3. P., II, 246 ; Ἐμπείρως καὶ ἀδοξάστως κατὰ τὰς κοινὰς τηρήσεις τε καὶ προλήψεις βιοῦν περὶ τῶν ἐκ δογματικῆς περιεργίας καὶ μάλιστα ἔξω τῆς βιωτικῆς χρείας λεγομένων ἐπέχοντας.
  4. P., II, 254 ; I, 23. M., XI, 165. P., I, 23 ; III, 235. Ἀφιλόσοφος τήρησις.
  5. P., I, 23.
  6. P., I, 22.
  7. P., I, 94 : Τέχνη δισασκαλία.
  8. M., I, 49-53.
  9. M., II, 77.
  10. P., II, 151.
  11. M., V, 1, 2.
  12. P., I, 236. Cf. P., II, 246 : Ἐμπείρως τε καὶ ἀδοξάστως κατὰ τὰς κοινὰς τηρήσεις τε καὶ προλήψεις βιοῦν. Cf. 254. P., II, 236 : Ἑν ἑκάστῃ τέχνῃ τὴν ἐπὶ τῶν πραγμάτων παρακολούθησιν. M., VIII, 288 : Συγχωρήσομεν… ἐν τοῖς φαινομένοις τηρητικήν τινα ἔχειν ἀκολουθίαν καθ’ἢν μνημονεύων τίνα μετὰ τίνων τεθεώρηται, καὶ τίνα πρὸ τίνων, καὶ τίνα μετὰ τίνα, ἐκ τῆς τῶν προτέρων ὑποπτώσεως ἀνανεοῦται τὰ λοιπά.
  13. M., V, 104.
  14. M., VIII, 291 : Ἡ ἐν τοῖς φαινομένοις στρεφομένη τέχνη.
  15. Ibid. : Διὰ γὰρ τῶν πολλάκις τετηρημένων ἢ ἱστορημένων ποιεῖται τὰς τῶν θεωρημάτων συστάσεις.
  16. Édit. Kuhn, vol. I, p. 66 et seq.
  17. Le texte grec de cet ouvrage a été perdu : nous n’avons que des traductions latines qui datent du XIVe siècle. La principale de ces traductions, celle de Nicolaus Rheginus, a été reproduite avec quelques corrections par Bonnet, De C. Galeni subfig. empir., Bonn, 1872.
  18. Subfig. emp., p. 36.
  19. Ibid., p. 39.
  20. Ibid., p. 36. Cf. De sect., vol. I, p. 66.
  21. De sect., p. 66 : Τῆν πεῖραν ταύτην τὴν ἑπομένην τῇ τοῦ ὁμοίου μεταβάσει τριβικὴν καλοῦσιν.
  22. Subfig., 38.
  23. De sect., loc. cit.
  24. Galien, il est vrai, n’attribue pas expressément cette correction à Ménodote ; mais c’est Ménodote (Subfig., 38) qui a donné son nom à l’expérience incomplète, et, par suite, il semble bien que c’est lui qui a fait le premier la distinction. Ménodote tient une telle place dans le De subfiguratione empirica qu’on peut croire qu’il a servi de modèle ou de guide à Galien pour l’exposition de la méthode empirique.
  25. Subfig., 44.
  26. Subfig., 45.
  27. De sect., 74, 89.
  28. Subfig., 48. C’est bien probablement encore Ménodote qui a prescrit la substitution de termes rigoureusement empiriques aux expressions dogmatiques antérieurement usitées. On en verra plus loin un autre exemple à propos de l’épilogisme.
  29. Ibid., 51.
  30. Ibid., 54. Cf. De sect., 68.
  31. Galien, Therap. meth., 7. Kuhn, vol. X, p. 126 : Εὑρίσκεται μὲν κἀκ τῆς πείρας το ἀκόλουθον, ἀλλ’οὐκ ὡς ἐμφαινόμενον τῷ ἡγουμένῳ· καὶ διὰ τοῦτο τῶν ἐμπειρικῶν οὐδεὶς ἐμφαίνεσθαί φησι τῷδέ τινι τόδε τι· καίτοι γε ἀκολουθεῖν λέγουσι τόδε τῷδε καὶ προηγεῖσθαι τόδε τοῦδε καὶ συνυπάρχειν τόδε τῷδε, καὶ ὅλως ἅπασαν τὴν τέχνην τήρησίν τε καὶ μνήμην φασὶν εἶναι τοῦ τί σὺν τίνι, καὶ τί πρὸ τίνος καὶ τί μετὰ τίνος πλλάκις ἑώραται. Τὸν τοίνυν ἐξ αὐτῆς τῆς τοῦ πράγματος φύσεως ὁρμώμενον ἐξευρίσκειν τὸ ἀκόλουθον ἄνευ τῆς πείρας ἐνδείξεις καὶ εὕρεσίν ἐστι πεποιῆσθαι. Cf. De opt. sect. K., I, 149.
  32. Subfig., 54.
  33. Subfig. emp., 66 : « Vocans epilogismum hoc tertium. » Cf. 48. Cf. Sprengel, op. cit., p. 621. Le mot épilogisme n’est pas nouveau ; on le trouve chez Aristote et Épicure. Mais la signification particulière qu’il prend chez les empiriques paraît dater de Ménodote.
  34. Ibid., 53, 55.
  35. Ibid., 53, 55.
  36. Ibid., 49 : « … Differt maxime ab eo qui irrationalem eruditionem pertractat. »
  37. Ibid., 66 : « Menodotus, multotiens quidem introducens aliud tertium præter memoriam et sensum, nihil aliud ponens quam epilogismum… »
  38. Ibid., 49 : « Constituit artem, et docet alios. »
  39. Ibid., 50. Il distingue les tribacas et tribonicos des tribones, qui sont les seuls vrais savants.
  40. Medic. proœm.
  41. Subfig. emp., 35. Cf. Pseud-Galen., Kuhn, vol. XIV, p. 683.
  42. Subfig. emp., 63.
  43. Phitippson, De Philodemi libro qui est Π. σημείων καὶ σημειώσεων, p. 29, 33. Berlin, Buchdruckerei-Actien-Gesellschaft, 1881.
  44. Ibid., p. 42, 56.
  45. Philippson, 41.
  46. Cic., Nat. Deor., I, xvii, 65.
  47. Diog., X, 14.
  48. Op. cit., p. 51.
  49. Analyt. poster., in fine.
  50. Top., I, XVI, 8.
  51. Métaph., I, I, 5.
  52. On peut admettre, avec Philippson (p. 55), qu’Aristote ayant attribué par voie de conséquence à Démocrite cette doctrine que les apparences sensibles sont vraies (ce que lui-même n’aurait pas admis) (cf. Zeller, t.  I, p. 822), Nausi­phanes s’appropria cette manière de voir, qui fut aussi par la suite celle d’Épicure.

    Natorp (op. cit., p. 147 et seq.) retrouve chez Platon lui-même nombre de passages (notamment Gorg., 501, A., et Rep., VII, 516, C.) où il est fait allusion à une sorte d’empirisme. Avec beaucoup de subtilité et d’ingéniosité, Natorp fait remonter jusqu’à Protagoras l’origine de la méthode empirique. Tout ce que nous pouvons lui accorder, c’est que Protagoras a eu le pressentiment de ce que devait être cette méthode. Rien n’autorise à lui attribuer sur ce point des vues précises et des idées arrêtées comme celles qu’on trouve chez les empiriques.

  53. Natorp (p. 156) incline vers la même opinion.
  54. Un fait qui montre bien l’originalité de Ménodote et confirme la supposition que nous avons émise en disant que c’est par Ménodote que s’est faite la conciliation du scepticisme et de l’empirisme, c’est que le pyrrhonien Cassius combattait l’emploi de l’ὁμοίου μετάβασις (Gal. Subfig. emp., 40). C’est Théodas et Ménodote qui ont soutenu les premiers parmi les sceptiques la légitimité de ce raisonnement.
  55. P., I, 222.
  56. Voy. ci-dessus, p. 316.
  57. P., II, 229.
  58. Galen., Subfig., 66 ; De sectis, vol. I, p. 77.
  59. Natorp (p. 146, 2) nous paraît se tromper lorsqu’il fait une différence entre la τηρητικὴ ἀκολουθία des sceptiques et l’expression analogue, à propos des empiriques, qu’on trouve chez Galien, X, 126. La signification des deux expressions est visiblement la même. Cf. Sextus, M. VIII, 288. Il ne paraît pas non plus qu’on puisse tirer aucune conclusion de l’absence, dans les rares documents empiriques que nous avons, des expressions ἀνανέωσις et ἀνανεοῦσθαι, Natorp reconnaît d’ailleurs la conformité de la doctrine de Sextus à celle des empiriques.
  60. Nous avons été heureux de trouver dans le livre de Natorp (p. 157, et passim) des vues analogues. Natorp admet comme nous et démontre avec beaucoup de force qu’il y a, dans le scepticisme, une partie positive, une tendance scientifique. Il soutient seulement que cette tendance se manifeste dès le début du pyrrhonisme : il la trouve chez Ænésidème, chez Timon (p. 158), même chez Protagoras. Nous croyons qu’elle ne s’est montrée que plus tard. En tout cas, à partir de Ménodote, elle est incontestable.
  61. Système de logique, l. II, III, 3, p. 212, trad. Peisse, Paris, Ladrange.