Les Soirées du Bordj

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Les Soirées du Bordj
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 7 (p. 953-973).

LES


SOIREES DU BORDJ


ENTRETIENS MILITAIRES.




I. - LE BORJ.

Le mot bordj et le mot burg doivent avoir la même étymologie. Je laisse du reste aux savans à décider ce point, dont je ne me soucie guère ; ce que je sais, c’est qu’en Afrique on appelle bordj une sorte de château fort, occupé autrefois par les Turcs, et où nos aghas et bachagas se tiennent maintenant avec leurs cavaliers.

Le bordj est d’habitude, dans une situation romantique ; il s’élève presque toujours en face des montagnes avec lesquelles il est en guerre. Si je n’avais pas en horreur l’état de renégat, je ne désirerais plus maintenant autre chose que d’être le seigneur d’une de ces forteresses : là on retrouve encore la vie féodale dans toute sa primitive énergie ; la nuit, il ne faut s’endormir qu’après avoir soigneusement fermé les portes, et bien souvent on est réveillé par des bandes de vrais truands qui viennent mettre l’échelle au pied des tours. Les chiens hurlent, on court aux armes, on repousse les assaillans de la muraille, puis on monte à chevalet on les poursuit dans les ténèbres ; on leur court sus à travers la plaine, on leur ferme les sentiers de leurs montagnes, on les tue, et le lendemain on regagne sa demeure avec des burnous et des fusils. Quand on n’a pas le jeu de la guerre, on a cette chasse des temps passés, qui vraiment rappelle les combats, la chasse à l’épieu et à cheval du sanglier et de la panthère. On crève des chevaux et on perd quelques hommes, mais on a la joie au moins d’avoir été autre chose que le grotesque oppresseur de quelques honnêtes lièvres et de quelques innocentes perdrix.

Le bordj qui m’a fait faire toutes ces réflexions, et que ma pensée retournera souvent habiter, si je reviens jamais songer en France, est certainement une des plus touchantes demeures où un voyageur d’ici-bas puisse s’abriter ; je ne dirai pas au juste où il est, car je veux laisser un certain vague sur cet écrit, qui me deviendrait insupportable, si l’on pouvait me dire : Mais ce n’est pas cela, vous avez mal vu, vous avez exagéré, embelli, — que sais-je ? Je désire la paix pour mes œuvres ; comme dit Cooper en tête, je crois, des Pionniers ou de la Prairie, l’un de ces romans où le poète américain décrit, de façon à faire passer dans vos cheveux le vent des forêts, les magnificences solitaires de son pays, c’est pour moi que j’écris ceci. J’ajouterai, pourtant, ce que certainement Cooper pensait aussi, que si d’autres cœurs se réjouissent de ce qui réjouit mon cœur, j’en serai heureux. Bienvenus ceux qui veulent goûter de l’eau que j’ai été puiser au fond du ravin, à cette source qui rafraîchit les lèvres et la vue mais il faut qu’ils s’accommodent de ma peau de bouc telle qu’elle est : je n’ai pas à leur offrir d’autres vases. Vous qui avez besoin des coupes de Benvenuto, passez votre chemin. Pour en revenir à mon bordj, je disais donc que c’était un noble et touchant séjour.

Il s’élève sur l’oued que vous voudrez, en face des benis qui vous plairont ; mais la rivière qu’il domine est large pour une rivière d’Afrique. Ici les coquillages et les lauriers-roses occupent d’habitude le lit des fleuves : la rivière dont je parle est une exception ; l’hiver, elle devient si large et si impétueuse, quand elle se grossit des torrens de la montagne, que les Arabes eux-mêmes hésitent à la franchir ; l’été, elle est encore assez forte pour donner aux campagnes qu’elle parcourt cette grace ineffable de fraîcheur et ce charme secret de mélancolie que les eaux répandent autour d’elles. Derrière la rivière, à quelques portées de fusil, les montagnes font leur formidable apparition. Les jours, car il y a de ces jours-là-en Afrique, où le ciel ne se montre pas dans l’éclat sans tache de son imposante robe bleue, de gros nuages s’attachent à leurs flancs ; alors on se sent attirés sur ces cimes ou soufflent ces vents qui enlèvent à la terre les herbes séchées et à l’ame les pensées arides. Malheureusement ces montagnes sont habitées par des gens qui auraient sauvé Obermann du spleen et Werther du suicide en leur coupant la tête à tous deux, s’ils fussent venus rêver de leur côté.

C’est bien pour cela qu’il y a un borj en face d’eux. Les Trucs ont bâti ces murailles, qui ont l’aspect morne et mystérieux des grands murs sans ouvertures. Dans l’Orient, la maison n’est pas, comme chez nous, bavarde et curieuse ; elle ne vous demande rien et ne vous dit rien ; elle reçoit la lumière d’en haut dans sa cour faite comme une cour d’abbaye ; elle a ainsi pour sa vie de chaque heure sa portion d’air et de jour : quand elle veut le ciel dans toute son étendue, elle a ses terrasses. Il y a sur les terrasses de notre bordj quelques canons qui m’ont l’air de remonter au temps de Charles-Quint ; des armes sont gravées sur ce bronze, rappelant, dans ce lieu de solitude, les splendeurs de pays lointains et d’âges passés. Une tour s’élève seule à l’un des coins de la forteresse comme le clocher de l’église, comme la tourelle de la mosquée ; elle est là un signe de commandement plutôt qu’une œuvre de défense : elle donne à l’édifice dont elle se détache quelque chose à la fois de religieux et de guerrier.

Ce bordj, ’ainsi bâti, réunissait, il y a de cela, peu de temps divers membres de la famille humaine. Il était habité d’abord par un bachaga que j’appellerai du premier nom musulman venu Mohammed si vous le voulez bien. Mohammed, qui réside là toute l’année, y a ses femmes, ses serviteurs et quelques-uns de ses cavaliers. C’est un ancien compagnon d’Abd-el-Kader, ce qu’on appelle un homme de grande tente ; long-temps il nous a fait une guerre acharnée. Son fusil en a abattu plus d’un parmi ceux que nous avons connus et aimés. Un beau jour, il a trouvé qu’il avait fait la guerre sainte assez long-temps pour se conquérir une place digne d’envie dans le ciel du prophète ; il s’est soumis, et est devenu notre serviteur. Maintenant c’est pour nous qu’il brûle de la poudre. Ces conversions n’ont pas chez les Arabes le côté infamant qu’elles auraient chez nous. L’Arabe est condottiere par excellence, et, pendant un certain nombre d’années, peut s’engager consciencieusement à casser la tête de ses frères : Mohammed n’excite aucun mépris, mais il soulève de grandes haines, car jamais semblable tyranneau n’a vécu dans un château fort aux plus beaux jours de la féodalité. Sir Réginald Front-de-Boeuf lui-même aurait reçu des leçons de lui dans l’art de trouver de l’or en battant la campagne. Moham med se fait payer l’impôt deux ou trois fois de suite. Un jour, quand il aura vidé tous les silos des environs, quand il n’aura plus à récolter dans la montagne que des coups de fusil, il demandera un congé à la France pour aller à la Mecque. Il ne reviendra pas de son pèlerinage ; il mourra en saint homme auprès du tombeau du prophète, sans qu’aucun spectre trouble sa dernière heure. Sous ce ciel rouge de l’Afrique, le meurtre n’est rien. La terre boit le sang comme la rosée. Dans l’éclatante lumière de ces beaux jours, dans la sereine clarté de ces merveilleuses nuits, on n’est pas troublé par le remords. Rien n’est plus à coup sur, que le visage de Mohammed ; c’est un visage régulier, animé d’un fin sourire, et qu’éclairent deux yeux d’une singulière douceur. Mohammed est vêtu simplement, comme la plupart des chefs arabes, mais il y a dans sa simplicité de l’élégance. Ses armes sont des armes de prix, et il a toujours de magnifiques chevaux qu’il monte avec hardiesse et avec grace. Il a dans toute sa manière d’être de la dignité et du charme, J’aimerais mieux sa vie, malgré toutes les actions irrégulières dont elle est chargée, que nombre de vilaines petites existences de nos villes. C’est un goût dont je demande pardon à Dieu.

L’hôte le plus important du bordj était ensuite un capitaine de zouaves que je nommerai le capitaine Plenho. M. de Plenho est Breton, gentilhomme et chrétien tout comme feu le vicomte de Chateaubriand, et par les élans de cœur, les ardeurs d’esprit, je lui ai même trouvé parfois quelque ressemblance avec René ; mais c’est un René, si René il y a, d’une espèce toute particulière. Que vous dirai-je ? c’est un peu un René de corps-de-garde. Il me touche mille fois plus que le frère d’Amélie, car se course à travers le monde n’est point sujette à maint égarement. Il sait où il va, et marche du pas du soldat vers le but qu’il s’est choisi. Depuis qu’il est parti du pied gauche dans la bonne voie, dit-il toujours, il a été droit devant lui ; mais, comme cette seule expression l’indique, il n’y a pas en lui cette élévation soutenue de langage qui donne aux rêveries de René un si grand charme. Plenho, qui, tout en menant la vie des hommes d’action, appartient par maint côté à l’espèce des songeurs, interrompt parfois ses rêveries par de brusques retours aux plus vives réalités de la vie, que bien des gens peuvent trouver d’un effet fâcheux. C’est une bouche d’or, disait quelqu’un, qui s’est noircie en déchirant des cartouches. Tel qu’il est, il m’a plu, et j’ai eu à transcrire ses paroles le plaisir que j’aurais eu à retracer l’image des beaux sites au milieu desquels il parlait.

Plenho protégeait avec sa compagnie la sûreté du bordj, qui venait de supporter une assez chaude attaque de la part des gens de la montagne. Ses soldats l’adoraient, et le fait est qu’il voyait en eux une véritable famille. Il les aimait, c’est une comparaison bizarre qui vient de lui, comme Mme de Maintenon aimait les demoiselles de Saint-Cyr, et il ajoutait : Je voudrais pouvoir leur servir tous les jours une gamelle des principes qui font l’honnête homme, après la gamelle qui contient les choux et le lard, bien entendu. Tout Plenho est dans cet étrange enchaînement d’idées et de mots.

Plenho m’a dit souvent qu’il avait eu de ces appétits de la mort, comme les reclus en ont dans leurs cellules. Une de ses paroles favorites était encore : Je trouve que la mort me fait faire antichambre trop long-temps. C’est par cette soif ardente, par ce désir immodéré et blâmable peut-être du voyage aux pays inconnus, que Plenho m’a semblé se rattacher surtout aux créations de notre inquiétude, aux héros de nos rêveries, aux Manfred, aux Werther, aux René. Dieu merci, il savait aux heures décisives s’inspirer d’un autre esprit que ces fantômes. Quand résonnaient la fusillade et le tambour, il était tout simplement ce que le troupier nomme un vigoureux soldat. Ses vagues tristesses ne empêchaient pas de trouver au feu cette ferme et nette plaisanterie qui est la source originale d’où l’on a vu jaillir de tout temps l’héroïsme français.

Un autre hôte du bordj était un chirurgien militaire qu’on avait fait venir d’un régiment de ligne pour soigner les cavaliers des goum blessés en combattant nos ennemis. Ce docteur, que je nommerai le docteur Lenoir, nom que je préfère, dirait-il, à Montmorency, à La Trémoille et à tous les noms d’aristocrate, était un excellent homme, mais qui avait la cervelle gâtée par les livres démocratiques beaucoup plus que don Quichotte ne l’eut jamais par les romans de chevalerie. Il aurait fallu qu’une nièce honnête et un brave homme de curé eussent brûlé dans sa cour les œuvres de MM. Louis Blanc, Lamartine, Michelet et consorts. Il avait dévoré toutes les fantastiques histoires de la révolution, et songeait de Danton, de Robespierre, de Saint-Just ni plus ni moins que le héros de la Manche d’Amadis et de Tiran-le-Blanc. Toutefois il s’abstenait un peu des prédications politiques pour ne pas être réduit un beau jour à grossir le nombre de ces docteurs qui veulent guérir la société faute d’autres malades à traiter. Quand il se croyait en lieu sûr, il se dédommageait des prudens silences qu’il s’était imposés. De là, entre le capitaine et lui, des entretiens où de part et d’autre la franchise prenait ses ébats.

Enfin il y avait au bordj un personnage dont je n’ai rien à dire : c’était un maréchal-des-logis qui commandait un détachement de spahis. Ce sous-officier avait connu Plenho en France, et, je crois même, était un peu son parent, de sorte qu’il vivait avec lui dans une certaine familiarité qui avait son explication toute naturelle. Du reste, il usait fort sobrement de la parole, d’abord parce qu’il prenait grand plaisir au silence, et puis parce que Plenho disait d’habitude précisément tout ce qu’il aurait dit, s’il avait été forcé de parler.

Mohammed vivait à part. C’est un supplice pour les Arabes que de prendre notre genre de vie. Dans les régimens indigènes où le contact est journalier entre eux et nous, la séparation est restée profonde ; ils semblent, au milieu de nos repas, pleurer la patrie absente ou voilée. On sent, quand ils nous quittent, que leur cœur entonne un chant de délivrance. On avait donc laissé Mohammed à sa liberté. Les trois Français vivaient à la même table. On était au commencement de l’été. Il y avait tous les soirs illumination au ciel. On était attendu par un mauvais lit, tandis que la terrasse était délicieuse. C’était sur la terrasse qu’on dînait. Le dîner fini, des nègres mettaient sur la table le café et les pipes, et les longs dialogues commençaient entre Plenho et le docteur. Quelquefois telle clarté des astres donnait au paysage une si touchante beauté, y mettait une vie qu’on sentait si puissante et si réelle sous ses mystérieuses apparences, que les deux interlocuteurs se taisaient, saisis d’une admiration commune pour l’image visible d’une grandeur commune. Le ciel d’Afrique rend religieux. C’est celui que Cicéron vit dans ce songe où l’on découvre tout-à-coup sous sa prose païenne les bleues et nocturnes profondeurs d’une vision de Jean-Paul.


II. - PREMIERE SOIREE. – LA PROFESSION DE FOI DU CAPITAINE PLENHO.

Quelques instans avant de se mettre à table, à l’heure où le soleil se couche, les trois Français étaient réunis sur la terrasse du bordj, et ils contemplaient un tableau que je recommanderais au pinceau d’un grand peintre. – Il y avait dans le paysage cette couleur dont Claude Lorrain eut le secret, et ce sentiment ineffable de mélancolie, cette tristesse sereine et profonde que rendait le génie de Poussin. La vaste plaine qui s’étend entre la montagne et la rivière sur laquelle s’élève le bordj était déserte. Le soir y projetait déjà quelques ombres, tandis que les montagnes à l’horizon se levaient étincelantes comme des fantômes de gloire. Au milieu de cette solitude, un homme était agenouillé : c’était Mohammed faisant sa prière du soir dans les formes prescrites par le Koran.

— J’avoue ; dit le docteur, que ce spectacle me touche, quoique ce fanatique qui est là-bas s’abandonne à d’aveugles superstitions en prenant des attitudes contraires à la dignité de l’homme. Tous les jours, ajouta-t-il, d’un ton sentencieux, je me confirme dans mon opinion, qui du reste est celle des grands maîtres : je repousse les religions, mais je m’incline devant Dieu devant un Dieu ami de la raison, ennemi du fanatisme, dégagé des prêtres…

— Enfin devant un Dieu philosophe, interrompit Plenho, repoussant la milice des saints et la noblesse des martyrs pour choyer le prêtre bon vivant, l’honnête homme qui se moque du maigre et maint autre personnage de même nature. Je connais vos rêves, docteur. Vous voulez aussi un dieu populaire, brouillé avec l’étiquette, déclinant tout honneur, le premier magistrat et non pas le monarque de la création.

— Je ne veux pas, répartit le docteur, outré de ce persiflage, du Dieu des moines, des capucins, des momeries…

— Vous vous échauffez, docteur, fit Plenho, et le dîner se refroidit : deux mauvaises choses. Allons nous mettre à table, et nous reprendrons ensuite notre discussion.

Quand le dîner fût fini, quand les pipes furent allumées et quand ce premier moment fut passé du silencieux recueillement dont on éprouve volontiers le besoin après un honnête repas :

— Je suis sûr, docteur, dit Plenho, que vous me trouveriez bien ridicule, si je disais en ce moment mes graces ? Votre orgueil philosophique se révolterait contre cette momerie, pour parler votre langage, et vous diriez à coup sûr : Je viens de dîner avec un capucin déguisé en capitaine de zouaves. Avouez pourtant que sous ce beau ciel, en fumant dans cette longue pipe, en buvant ce savoureux café et en digérant ce très suffisant dîner que nous ne sommes pas sûrs d’avoir chaque jour, vous éprouvez pour vous ne savez qui un certain sentiment de reconnaissance qu’il vous serait assez agréable d’exprimer. Écoutez-moi un peu, je vous prie. Je demande pardon à Dieu de la situation profane dans laquelle je vais vous prêcher ; mais si, tout en fumant, je parviens à vous convertir, vous n’en serez pas moins converti que si je tenais ; en main un crucifix, si j’étais en surplis et établi dans une chaire. Voici donc ce que je vous dirai :

Il y a long-temps que je suis brouillé avec les livres, mon éloquence doit s’en ressentir un peu ; mais, toutes les fois que les hasards de ma vie me font rencontrer un bouquin, je fais une débauche de lecture. Il y a quelque temps, je fais dans la mauvaise auberge d’un petit village de colons un volume dépareillé de Jean-Jacques qui contenait précisément la profession de foi du vicaire savoyard, et relus ce célèbre morceau de rhétorique dont j’avais perdu le souvenir. La profession.de foi du vicaire se divise en deux parties, une qui est l’éloge de la religion naturelle, de cette religion dont nous avons pu apprécier les bienfaits, sous le règne de son grand pontife, M. de Robespierre ; l’autre, qui est la critique superbe, faite dans la langue d’Helvétius et du baron d’Holbach, de toute foi révélée, de tout culte établi, particulièrement de la foi chrétienne et du culte catholique.

Dans ce long discours, deux choses m’ont uniquement frappé, qui sont précisément les doctrines d’où naît ma complète séparation des philosophes. « Dieu ; dit Jean-Jacques, ne peut aimer que l’ordre, il est trop loin de nous pour aimer les hommes. » Puis il résume tout son système de religion naturelle par ces paroles : « Je tâche de m’élever à l’Être suprême par la méditation, mais je ne prie jamais. » Mon cher docteur, je crois que Dieu veut bien nous aimer, et j’ai une passion violente pour la prière.

On se demande pourquoi les philosophes ont cette sécheresse qui nous rebute, ce froid glacial qui nous oppresse au milieu des magnificences de leurs œuvres ; c’est tout simplement parce qu’ils ont chassé de leur cité la prière et l’amour, ce qui fait la religion chrétienne et la foi catholique.

« Pourquoi prierais-je Dieu ? » dit Jean-Jacques. Je répondrai : Pour tout. « Je ne désire par d’honneurs. » s’écrie-t-il. Je ne crois pas, mon cher docteur, que l’ambition me tourmente beaucoup. Je ne serais pas fâché, certainement, de commander un jour le régiment des zouaves : plus j’ai de soldats à mener au feu et plus je suis heureux, j’en conviens ; mais si demain une balle m’atteignait dans la poitrine, alors que j’ai tout simplement une compagnie sous mes ordres, je ne mourrais pas, je vous jure, en regrettant la gloire d’un maréchal de France, et s’il plaît aux chefs quelconques de notre mobile gouvernement de me laisser devenir, comme tant de braves gens beaucoup moins sots qu’on ne le pense, un capitaine en cheveux blancs, je n’accuserai pas ma destinée. Je consacrerai avec bonheur à mon troupeau, pour parler comme un illustre prélat, les restes d’une ardeur prête à s’éteindre. Non, la soif des dignités ne m’altère pas, et pourtant je prie ; je demande à Dieu de rester un honnête homme et un brave soldat. Je crois à la grace.

« Je sais ce qu’il faut faire, dit Jean-Jacques, ma conscience me le dit. » Savoir, c’est bien, mais ce n’est pas assez ; c’est de pouvoir qu’il s’agit. Si je commandais par hasard ; j’en serais du reste fort marri, un peloton de philosophes, et si je me trouvais avec cette troupe en face d’un mamelon occupé par une batterie russe, mes philosophes sauraient fort bien qu’il y aurait une chose à faire, marcher sur la batterie et l’enlever ; mais le feraient-ils ? C’est là ce dont je doute. À chaque instant, nous apercevons un but vers lequel nous savons qu’il faut marcher ; mais la force nous manque pour l’atteindre : c’est à Dieu que nous demandons cette force. Et puis il y a dans la prière un charme infini. Ainsi, quoique assurément l’Afrique soit une magnifique contrée, et qu’un zouave ne soit pas Gros-Pierre atteint de la nostalgie dès qu’il ne voit plus le coq de son clocher, je ne vous cacherai pas docteur, que par momens je ressens le mal du pays. Au milieu de ces cactus, de ces aloès ; de ces lauriers-roses, je regrette la haie rachitique et le pommier rabougri. Eh bien ! ne pensez-vous pas qu’il m’est doux, quand au milieu d’une étape le regret de la patrie absente me prend trop vivement le cœur, de me dire qu’après tout j’ai au-dessus de moi une patrie qui accompagne chacun de mes pas ? Pour que le ciel nous soit vraiment une patrie, il faut que notre amour y aille chercher un Dieu qui ne soit pas isolé de nous.

J ai besoin d’un Dieu qui nous aime ; or, quel Dieu peut plus nous aimer que celui qui nous a donné son fils…

Ici le docteur interrompit Plenho. — Voici, par exemple, s’écria-t-il, ce que je ne puis pas laisser passer. Je ne demande pas mieux que de voir dans Jésus-Christ un législateur, un homme fort avancé pour le siècle dans lequel il a vécu ; mais un dieu, allons donc, mon cher Plenho, et la Vierge…

Je veux vous arrêter, dit Plenho, avant que vous ayez contristé ce beau ciel, et que l’ange qui laissa tomber une larme sur le jurement de mon oncle Tobie ait enregistré un blasphème de plus. Je crois en la divinité de Jésus-Christ, et j’y crois en me fondant sur l’Évangile. Tenez, docteur, je vais vous confier ce qui peut-être a contribué le plus à me rendre chrétien. Depuis que je suis d’ordinaire en campagne, je lis peu, comme je vous le disais tout à l’heure ; cependant je n’ai jamais cessé d’avoir deux livres dans ma cantine : ces deux livres sont l’Évangile et l’Imitation de Jésus-Christ. Un soir que je m’étais couché fatigué d’un combat assez vif, mais que je me trouvais, contre mon habitude, agité, inquiet et privé évidemment pour de longues heures des secours efficaces du sommeil, j’ouvris mon Évangile, et je tombai sur ce verset : « Je vous le dis, à vous qui êtes mes amis, ne craignez pas ceux qui peuvent vous tuer et ne peuvent rien faire de plus. » J’éprouvai ce frisson que l’enfant bien nourri, dit Montaigne, doit ressentir en lisant l’Enéide, mais que l’Énéide, pour ma part, ne m’a causé jamais. Je me dis : Voilà une parole qui surpasse en grandeur tout ce que l’histoire nous a jamais transmis de paroles héroïques. Le mot de. Larochejaquelein n’est rien à côté de celui-là : ce n’est pas un homme qui a parlé.

Mon cher docteur, quoique je ne sois pas aussi ennemi de la matière que je voudrais l’être pour mon salut, j’ai toujours aimé l’idéal ; je l’ai cherché long-temps dans les rêves des poètes et dans mes propres songeries, je le poursuis encore à travers les enchantemens de la nature ; jamais il ne m’est apparu comme à travers les pages de l’Evangile : c’est dans ce livre sacré que j’ai vu le divin fantôme. Aussi je ne comprends plus rien maintenant à ce cri éternel des philosophes : Où sont les miracles du Christ ? — Les miracles du Christ sont dans l’œuvre même qu’il nous a laissée.

Des sentimens surhumains rendus en surhumaines paroles, voilà, suivant moi, les miracles incontestables que nous offre l’Évangile. Ainsi, pour prendre un exemple entre mille, quand, dans cette maison où Jésus s’est arrêté afin d’enseigner la parole de vie, une courtisane entre tout à coup, baigne de ses larmes et essuie de ses cheveux les pieds du divin maître, d’où vient l’action de cette femme ? d’où viennent ses pleurs ? N’y a-t-il pas dans cette douleur de la pécheresse un mystère plus saisissant que la constance des martyrs, un plus éclatant prodige que la guérison du paralytique et la résurrection même du mort ? Pourquoi cette créature se sent-elle souillée ? Quelle nouvelle idée de pureté est donc née au fond de l’ame humaine ? Quelle puissance a fait jaillir la source de ces étranges larmes, pleines à la fois de tristesse et de douceur ? Trouvez-vous dans toute la poésie païenne une femme qui pleure comme la pécheresse de l’Évangile ? Celle-ci pleure l’amant qui l’abandonne, celle-là l’enfant qu’elle a perdu : aucune n’est atteinte de ce trait invisible qui met au cœur une souffrance bénie.

C’est parce que l’idéal est si profondément empreint dans toutes les pages de l’Évangile que je repousse avec énergie l’interprétation nouvelle que certains démocrates de nos jours ont voulu donner aux livres saints. Je crois, docteur ; que l’esprit de Jésus-Christ n’est avec aucun des vôtres. Il nous enseigne l’humilité ; et vous êtes l’orgueil ; — la soumission, et vous êtes la révolte ; — le renoncement aux biens de cette terre, et la conquête des trésors visibles qui maintenant la seule croisade que vous prêchez. – Qu’est-ce qu’a fait votre grande révolution, celle qui est pour vous la loi et les prophètes, que vous célébrez maintenant dans une sorte de langue à part, où le néant de la philosophie se mêle à l’obscurité du mysticisme ? Votre révolution a renversé la croix, elle l’a foulée aux pieds avec une rage dont on ne pourrait trouver d’exemple qu’en ces mystérieux accès de démence impie qui excitaient les saintes épouvantes et les terribles colères du moyen-âge ; puis maintenant vous venez trouver le Dieu crucifié, dont vous avez recommencé la passion, dont vos forfaits étaient depuis long-temps le supplice, car vos forfaits étaient les visions qui arrachèrent à sa nature humaine les larmes et les sueurs, de la dernière nuit. Et comment vous offrez-vous à celui dont vous avez été de si implacables tourmenteurs ? Est-ce avec un cœur repentant, avec un esprit changé, avec cette humilité que de tout temps il a demandée à ses amis, comme il disait dans la divine mansuétude de son langage ? Non : vous venez à lui avec la subtilité du scribe et la superbe du pharisien. Au lieu de vous prosterner à ses pieds et d’attendre que son regard vous cherche dans la poussière, il semble que vous lui tendiez la main comme à un ennemi vaincu. Vous venez lui offrir une place parmi les vôtres, à la condition qu’il déposera sa couronne immortelle. Ce n’est plus la volonté de Dieu, c’est la vôtre qui va lui donner cette fois pour toujours la nature humaine. Allez, votre retour à Jésus n’est qu’un sacrilège, votre christianisme n’est qu’une folie !

Je suis convaincu que l’Évangile réprouve toutes les maximes séditieuses que prétendent en tirer certains esprits. J’ai lu, il y a quelque temps, les commentaires faits sur l’œuvre divine par une grande intelligence qui s’est perdue. Je n’ai jamais vu que contraste entre le texte sacré et la prose du commentateur. Là où Jésus parle de la pauvreté, on m’entretient des richesses ; là où il prêche la paix, je lis une invocation à la violence ; là où se montre la cité divine, c’est la cité humaine qui vient se placer avec tout son fracas, toutes ses vanités et tout son trouble. Je crois donc l’Evangile étranger à tous vos systèmes, hostile à toutes vos nouveautés ; mais je ne vous reconnais même pas le droit de l’interroger, parce que c’est un livre qu’on ne doit ouvrir qu’après l’avoir adoré. Je ne discuterai votre christianisme que le jour où vous reconnaîtrez Jésus-Christ.

Maintenant je ne suis pas seulement chrétien, je suis catholique. Je n’ai pas étudié la théologie. Quelques lambeaux de mon catéchisme, restés dans ma mémoire avec quelques fragmens de mes prières, voilà toute ma science sacrée ; mais j’aime précisément dans le catholicisme les deux choses sur lesquelles portent les reproches qu’on lui adresse d’habitude, la pompe de ses églises et l’hommage qu’il rend aux saints. On va sans cesse répétant que la nature est le temple.le plus digne de Dieu ; personne ne peut contester que le paysage qui est sous nos yeux ne l’’emporte, en effet, sur tout ce qui peut être bâti par les hommes. Je dirai ceci tout simplement, c’est que le catholicisme ne se refuse pas le moins du monde à mêler, lorsqu’il le peut, les magnificences de la nature à la célébration de ses mystères. Quelquefois des prêtres ont suivi nos colonnes, et la messe alors a été dite sous le ciel. Vous savez, comme moi, docteur, quel effet les messes célébrées ainsi ont toujours produit sur nos soldats. Alors qu’au nom de la tolérance votre parti emprisonnait et tuait les prêtres, quelques croyans, sur les côtes de la Bretagne, ont été quelquefois entendre dans des bateaux la messe que célébrait un prêtre proscrit. Aucun catholique ne s’imagine que ses ministres ne puissent, en plein air, s’unir aussi complètement à Dieu que sous les voûtes d’une cathédrale ; mais nous sommes forcés d’avoir des temples, comme nous sommes forcés d’avoir des villes : eh bien ! je trouve, pour ma part, fort à propos qu’on cherche à réunir dans ces temples l’or, les fleurs, l’encens, la peinture, tout ce que cette terre a de plus précieux. Les musulmans se départent dans leurs mosquées de l’habituelle délicatesse de leurs goûts. D’ordinaire, leurs maisons n’offrent que de simples murailles au dehors, et présentent à l’intérieur mille recherches ; les murs de leurs mosquées, au contraire, sont couverts de festons, tandis que l’intérieur en est plus nu que celui d’un temple luthérien. Dans le pays catholique par excellence, en Espagne, les églises sont, comme l’ame du juste, simples au, dehors, pleines de splendeurs au dedans.

En définitive, l’éclat de l’or, l’harmonie de l’orgue, les parfums de l’encens, viennent aussi bien de Dieu que la grandeur des montagne, la transparence du ciel et la mystérieuse étendue de la mer. Si l’or, l’encens et l’orgue peuvent donc nous être parfois des ailes pour nous emporter vers Dieu, je crois que nous ne devons pas repousser leur secours ; mais ce qui vous irrite encore plus, docteur, que la pompe du catholicisme, c’est l’espèce de cour céleste dont nous entourons Dieu. Je suis sûr que l’hommage rendu aux saints vous atteint dans votre foi politique. Il est contraire à l’égalité, n’est-ce pas ? Heureusement nous ne trouverons pas l’égalité dans l’autre monde plus que dans celui-ci. Il y a dans la cité céleste un livre d’or Travaillons dès à présent pour que nos noms y soient inscrits un jour.

— Mon cher Plenho, dit le docteur, je crains bien de n’être qu’un roturier là-haut.

— Je voudrais, docteur, fit gravement le capitaine, que ce fût vraiment votre conviction : je saluerais dès ce soir en vous un des signes auxquels se reconnaît la noblesse de Dieu.


III. - DEUXIEME SOIREE. — SUITE LOGIQUE DE CE QU’ON VIENT DE LIRE.

Le docteur avait une petite propriété en Beauce ou en Normandie dont il ne parlait jamais qu’avec attendrissement. C’était là qu’il comptait, disait-il souvent, aller se reposer des fatigues de la vie errante aussitôt qu’aurait sonné l’heure bienheureuse de la retraite. Le docteur avait une mère qui lui avait envoyé bien des fois d’honnêtes épargnes destinées à payer de folles dettes. Il n’avait jamais reçu cet argent sacre sans verser une larme, et il répétait sans cesse : « La pauvre bonne femme. (c’est ainsi qu’il appela sa mère) méritait un autre fils que moi. » Le docteur n’en était pas moins un ennemi acharné de la propriété et de la famille.

C’étaient, suivant lui, des attentats à la nature, car la nature revenait à tout propos dans la bouche du docteur, qui était un disciple de Jean-Jacques. Il avait une phrase favorite, digne d’Anacharsis Clootz : « Je ne reconnais, disait-il, qu’une seule propriété, la terre, qui est le domaine de l’homme, et qu’une seule famille, la race humaine. » Il avait l’habitude, après cette sentence dont il attendait majestueusement l’effet sur ses auditeurs, de garder un instant de silence qu’il occupait à tirer quelques bouffées de sa pipe et à vider soit son verre d’eau-de-vie, soit sa tasse de café, soit sa choppe de bière.

— Nous avons parlé de la religion hier, dit Plenho, nécessairement nous devons ce soir parler de la propriété et de la famille ; et sur les opinions que j’ai déjà défendues, docteur, vous connaissez celles qui je vais défendre.

— Oui certainement, repartit le docteur, vous allez défendre le vieux monde et ses abus ; mais le Christ dont vous me parliez hier n’était pas propriétaire…

— Je ne le suis pas non plus, répondit le capitaine ; il y a long-temps que Plenho est sorti de ma famille. Ce pauvre château est tombé, en 93, entre les mains d’un ardent patriote, car vos prophètes, mon cher docteur, ne dédaignaient pas la propriété ; ils la trouvaient bonne pour eux et pour leurs enfans. La maison de mes pères est échue à un M. Triquet, ancien fabricant de clous, je crois, dont le fils avait bien, morbleu, l’aplomb de vouloir s’appeler M. de Plenho à la fin du règne de Louis-Philippe. J’ai mis bon ordre à cette prétention, et j’ai fait voir à mon Triquet comment un vrai Plenho portait son nom ; mais enfin je n’ai pas sous le soleil un arpent de terre, et je n en suis pas moins attaché à la propriété. Tenez, voici un des faits qui m’ont le plus péniblement affecté dans ma vie militaire.

Je commandais, l’an dernier, l’avant-garde d’une petite colonne qui opérait en Kabylie. On s’était battu dans la journée ; les troupes étaient lasses. Il s’agissait de trouver un bon terrain pour les bivouacs. Le général m’ordonna d’occuper un champ cultivé comme le sont les champs des Kabyles. C’était un terrain couvert d’une verdure où commençaient à se mêler des teintes blondes, un magnifique champ de blé. Je foulais ce sol à contre-cœur, lorsque j’aperçus devant moi un homme dont je vois encore la figure, portant la petite culotte et la chemise courte du Kabyle. Cet homme ne bougeait pas, il m’attendait les bras croisés ; quand, je fus près de lui, et qu’il me vit ordonner à mes zouaves de camper : « Tu ne sais donc pas, me dit-il, que tu es sur mon champ. » Cette idée ne paraissait point dans son regard qu’on pût sciemment porter une atteinte à sa propriété. « On m’a donné l’ordre d’installer mes hommes ici, lui répondis-je il faut que j’obéisse. — Mais tu veux donc me prendre mon champ ? s’écria alors le Kabyle, je te dis que c’est mon champ. Ce que tu fais là n’est pas juste. » Il y avait dans cet appel à la justice, fait sous le ciel, au milieu d’une solitude, par un homme désarmé, quelque chose qui me causa une violente émotion. Je suis de ceux que la faiblesse touche encore jusqu’aux larmes et que la justice altère, suivant une belle expression du Christ. Force me fut bien d’obéir à ma consigne cependant, et bientôt nos zouaves eurent mis à néant les trésors que Dieu avait jetés dans ce coin de terre. Tout ce que je pus faire à grand’peine, ce fut d’empêcher qu’on ne tuât le Kabyle sur son champ, qu’il ne voulait pas quitter. L’idée de la propriété, a jailli vivement pour moi de cet incident ; elle est restée dans mon esprit sous une forme naïve et sacrée.

Les économistes et les philosophes ont écrit sur la propriété des traités que je n’ai pas lus. Mes opinions à moi sur cette matière, comme sur presque toutes les autres, sont tirées tout simplement d’une sorte d’instinct : cela doit vous plaire à vous, docteur, qui aimez tout ce qui tient de la nature. La propriété, c’est par ce côté-là surtout qu’elle me touche me paraît un lien d’affection que Dieu a voulu établir entre les choses et nous. Allez vous promener souvent dans un bois, et faites d’habitude une halte sous un arbre dont l’ombrage vous paraît répandre une particulière fraîcheur : au bout d’un certain temps, une liaison se sera établie entre cet arbre et vous. « Je vais, direz-vous, me reposer sous mon arbre ; mon arbre est plus beau cette année-ci que l’an dernier. » Cette liaison s’exprimera par le mot qui indique la possession. Nous désirons posséder tout ce que nous aimons, et une mystérieuse délicatesse de notre nature fait qu’excepté Dieu, nous désirons posséder à nous seuls l’objet de notre amour. Vous, docteur, qui aimez tant Jean-Jacques, vous rappelez-vous l’éloquente douleur de votre maître lorsqu’il aperçoit tout à coup des traces humaines au milieu d’un paysage dont il espérait que ses regards avaient seuls contemplé la beauté ? Pourquoi le philosophe, à cette vue, éprouve-t-il une tristesse amère ? C’est assurément parce que la jouissance d’autrui lui gâte la possession idéale de ces merveilles dont il s’était déjà fait le maître jaloux et solitaire.

Je vois, docteur, sur votre visage une grimace qui veut dire : — Ceci est de la poésie. — Une autre fois, je vous prouverai, car c’est là un de un de mes thèmes favoris, qu’il ne faut pas confondre, comme on le fait toujours, la poésie et la rêverie. La rêverie est mortelle à la société ; c’est le faux, c’est le chimérique. La poésie, au contraire, est le plus indispensable élément de la candeur et de la prospérité d’un peuple ; la poésie n’est pas autre chose que la partie splendide de la réalité. Qu’est-ce que le drapeau, si ce n’est de la poésie ? Qu’est-ce que la patrie ? qu’est ce que la guerre ? qu’est-ce que l’honneur ? Tout cela est de la poésie. La propriété, comme toute chose, a son côté poétique, qui est peut-être son plus sérieux côté.

Ainsi, comme la patrie, elle est faite souvent de terre et de pensée. Il est bien certain que si Plenho m’appartenait au lieu d’appartenir aux Triquet, j’y verrais autre chose que des murailles, des arbres et une pièce d’eau : j’y retrouverais la vie de ma famille, l’esprit de ma maison ; mais j’ai pris mon parti d’être prolétaire. Je n’ai pour toute propriété que mon sabre, comme je n’ai.que ma compagnie de zouaves pour toute famille.

Car vous le savez, reprit Plenho après un instant de silence, je ne suis pas comme vous, docteur, je n’ai pas une mère qui tous les mois m’envoie des conseils pour me sauver et de l’argent pour me perdre. Tout ce que j’ai aimé est là où je désire qu’une balle me dépêche bientôt. Cependant, quoiqu’il n’y ait plus de famille pour moi en ce monde, le culte de la famille est dans mon cœur et y restera. C’est un sentiment, pour parler en troupier, que Dieu trouvera dans mon sac, quand il me passera l’inspection là-haut.

Il y a quelques mois, je faisais la corvée de siéger dans un conseil de guerre. On traduisait devant nous un chasseur qui avait dissipé ses effets de petit équipement. — Ce n’était pas un sujet intéressant. — On sentait un vilain soldat, mou sur le terrain, turbulent au quartier, paresseux, ivrogne, mal tenu ; son relevé de punitions était effroyable. Le conseil semblait disposé à lui appliquer la loi militait dans toute sa rigueur, mais, quand le capitaine-rapporteur se fut assis, voilà qu’il se lève un avocat, à peu près aussi éloquent que son client aurait pu l’être, un pauvre diable aux cheveux gras, à la robe usée et au visage tatoué par l’ivrognerie, piteux, grotesque et crasseux fantôme du vice et de la misère. Ce personnage ainsi fait nous lit une lettre que le père de l’accusé adressait au capitaine de son fils. Le père était un ancien soldat qui avait perdu une jambe et gagné la croix à Lutzen, un membre enfin de cette chevalerie populaire qui fut la vraie noblesse de l’empire. Cette lettre était simple, touchante, énergique ; elle respirait l’honneur de l’homme de poudre et de l’homme des champs. « On ne voudra pas, disait ce vieux brave, m’ôter la joie de mon ruban ; on ne voudra pas me déshonorer mon nom que savait l’empereur. » Le conseil fat ému, et le chasseur fut acquitté.

Certes, l’auditoire le plus démocratique eût applaudi à cet acquittement, et cependant le conseil de guerre obéissait à la loi qui est l’origine de toutes les aristocraties. Il reconnaissait cette force sacrée, cette vertu souveraine de la famille, sans laquelle, suivant moi, il n’y a pas de société. On ne saurait trop introduire dans la cité d’autre élément que la matière ; on ne saurait trop, dans toutes les institutions humaines, imiter Dieu, c’est-à-dire mettre une vie d’une nature spirituelle, d’un ordre supérieur, sous la vie brutale du fait. La famille est dans la société un élément immatériel. Cet homme qui aimait tant son enfant est mort : dans la cité visible, ce n’est plus qu’un cadavre sous une pierre ; mais, dans la cathédrale, c’est encore un être vivant. si la famille est.respectée ; c’est encore un être protecteur pour ce qu’il aimait, pour ce qu’il aime toujours dans le pays où la volonté de Dieu l’a envoyé. Je ne sais rien qui me touche plus qu’un homme servant dans le tombeau ceux qu’il a laissés dans ce monde par l’honneur dont il a entouré son nom. Je ne sais pas une pensée plus capable de nous faire sortir à notre gloire des épreuves qui nous sont imposées quelquefois par la vie sociale que celle-ci : Quelqu’un profitera de mes souffrances, et n’invoquera pas en vain mon souvenir.

Cette expression « la foi de mes pères » m’a toujours touché, et quand je ne tiendrais pas à la religion catholique par d’autre lien que le baiser donné par mon père mourant au crucifix, ce serait pour moi un lien que rien ne saurait briser. Il y a un monde où je sens de la douceur, du bien-être, cette bienfaisante et mystérieuse chaleur de l’espérance et de l’amour ; il y a un monde où j’ai froid : ce monde où le froid me saisit, c’est celui où l’on n’offre pour nourriture à mon ame que des idées de philosophes, où, au lieu du Père qui est aux cieux, qui nous délivre du mal et nous donne notre pain de chaque jour, on veut me faire adorer le dieu de Jean-Jacques, un dieu qui dédaigne ma prière, ne s’associe pas à mes combats, ne sait pas mes douleurs, un dieu qui voit l’ordre universel et ne me voit pas. Le philosophe qui inventa ce dieu devait être un mauvais père. La Providence a voulu qu’il portât dans la postérité ce stigmate de s’être fait un inconnu pour ses enfans, afin de montrer le néant de sa doctrine, afin d’aliéner aux mensonges pompeux de ses enseignemens cette droite et décidée intelligence que les humbles ont dans le cœur. Eh bien ! voyez ce fatal enchaînement de toutes choses : la société, qui, au lieu du Dieu de notre religion, veut un être suprême, est comme Jean-Jacques ; elle repousse la famille, elle remplace le foyer domestique par l’hospice, car ses gymnases ne seront jamais que des hospices. Les enfans qui ne doivent connaître ni les joies ni les vertus de la famille naissent plus malheureux que les muets, les paralytiques, les aveugles ; ils sont déshérités de biens plus précieux que la parole, le mouvement et le jour.

Plenho se tut, et pendant quelque temps le silence régna entre les trois Français. Chacun se rappelait ces souvenirs du foyer que notre cœur nous tient en réserve comme des mélodies secrètes qui, à certaines heures, nous apportent parfois la gaieté, bien plus souvent la tristesse, mais nous arrachent toujours aux ingrates misères de cette vie. Les trois hommes qui contemplaient ce ciel étincelant de l’Afrique voyaient sans doute dans leur mémoire un ciel moins éclatant, mais plus doux, le ciel sous lequel, le soir, nous descendions au jardin pour jouer quand nous étions enfans, pour rêver et pleurer peut-être à l’âge où luit sur nos pensées le regard si inquiet et si doux, si gai et si songeur de la jeunesse.

Le docteur, qui, en définitive, n’était pas accoutumé à errer long-temps dans les sentiers de la rêverie, fut le premier qui rompit le silence. Donnant à son regard une expression qui voulait être éminemment fine et légèrement moqueuse, il apostropha ainsi le capitaine :

— Puisque vous aimez tant la famille, mon cher Plenho, vous devez avoir un respect profond pour le mariage, et ce sentiment-là a dû vous causer de terribles embarras dans votre vie de garçon. Vous devez considérer l’adultère comme le plus impardonnable des crimes. Il a donc fallu que vous ayez toujours une existence bien dure ou une conscience bien tourmentée.

— Docteur, répondit le capitaine, vous recourez à une espèce d’argument qui devrait être toujours banni de la discussion : vous prenez ma personne à partie. Je pourrais clore le débat ; mais votre interpellation ne me gêne pas, et je suis au contraire content d’y répondre. Il y a un évangile sur lequel j’ai souvent médité : c’est celui de la femme adultère. Je le sais presque par cœur ; je l’aurais traité sur la toile, si j’étais peintre ; j’en aurais fait une ode, une épître ou une élégie, si j’étais poète. Voici le tableau que les saintes Écritures nous ont conservé. Jésus est assis et trace des caractères sur le sable ; une grande foule l’entoure. Tout à coup, amenant une pauvre.femme pour laquelle je me suis senti toujours pris, je l’avoue, d’une tendresse infinie, et dont il me semble que je reconnaîtrais dans l’autre vie le visage doux et confus, des docteurs lui disent que cette femme est adultère, et demandent l’exécution de l’abominable loi d’Israël. Jésus fait cette immortelle réponse que vous savez, et continue, dit l’Évangile, à écrire sur le sable.

Croyez-vous qu’il n’y ait pas,un sexes caché dans cette rêverie divine qui ne s’interrompt même pas ? Le christianisme, j’en suis convaincu, a de mystérieuses indulgences pour tout ce qui vient de la source où il puise le charme de ses plus douces et de ses plus conquérantes paroles. Quand je vois Madeleine prosternée aux genoux du Christ et essuyant de sa chevelure les pieds du divin maître, il me semble que je saisis un symbole. Celui qui a été ici-bas l’image adorable de l’amour céleste a permis qu’il y eût à ses pieds une place pour l’amour né de l’humanité. Seulement il a voulu ce terrestre amour non point comme l’adorait l’antiquité, radieux, triomphant, ivre de lui-même ; il l’a voulu humilié, repentant, versant des larmes. Docteur, je vais vous dire ma pensée si elle n’est pas celle d’un théologien, elle est celle d’un homme qui lit et qui aime les livres saints. Je crois qu’il y a un genre de faiblesse qui ne trouve pas grace devant Dieu : c’est précisément le vice tel que le glorifient les philosophes, qui se dit maître des hommes de par la chair, et justifie par une fausse maxime tout acte dépravé ; mais la faute humble et douloureuse qui s’accuse au lieu de se justifier, qui se présente à Dieu comme la pauvre créature qu’amenaient devant lui les pharisiens, escortée de la confusion et du repentir, celle-là, j’en suis sûr, est souvent absoute, et quand elle est d’une certaine nature, peut-être emporte-t-elle en se retirant plus que la miséricorde du divin juge.

— Mon cher Plenho, repartit le docteur, vous auriez pu être confesseur de Louis XIV, car je trouve à vos homélies quelque chose qui sent terriblement les maximes des jésuites.

— Je respecte infiniment, fit Plenho, la société de Jésus ; mais tenez, docteur, pour en finir avec ce qui me regarde, puisque vous m’accusez de vous parler en jésuite, je vais vous parlez en zouave. Je réfléchis un peu ; mais comme, après tout, une balle peut me casser la tête d’un moment à l’autre, je trouve qu’il est inutile de me trop fatiguer le cerveau. La plupart de mes soldats entendent très volontiers un bout de messe et même la messe tout entière ; cela ne les empêche pas de se donner un coup de sabre et d’avoir sur les bras des cœurs enflammés. Je puis fort bien avoir quelques traits de ressemblance avec eux. Vous me trouverez inconséquent ; vous autres démocrates, vous ne devriez jamais parler d’inconséquence. Pratiquez l’égalité, la fraternité, la tolérance, seulement comme nous pratiquons la religion. Je crois, du reste, qu’il peut être pardonné aux gens de guerre plus de choses qu’aux gens de plume ou de parole, à tous ceux enfin qui veulent bien être l’intelligence de la patrie, mais ne veulent pas en être la peau. J’ai fait une fois six lieues en cacollet avec une balle entre les côtes. Une de ces fièvres que le troupier emporte toujours comme un souvenir de l’Algérie s’était jointe à ma blessure. Je vous jure, docteur, que, si j’ai péché, j’ai expié ce jour-là bien des fautes. Je crois volontiers à l’utilité des souffrances pour notre salut. Si mes idées sur le duel et l’adultère sont coupables, j’espère que quelques escassés me les feront pardonner ; nos douleurs sont nos patenôtres. — Et Plenho se leva en entonnant ce refrain si connu :

Et allez donc, sonnez, trompettes !
Et allez donc, sonnez, clairons !

Bien des braves à ce refrain-là, ont fait joyeusement leur dernière étape.


IV. - TROISIEME SOIREE. — DE L’ESPRIT MILITAIRE.

Une des thèses favorites du docteur était la dégradation de l’étal militaire tel que l’a fait notre société. Il attendait avec impatience, disait-il souvent, le moment où il cesserait de vivre parmi les suppôts de tous les pouvoirs, car enfin,-s’écriait-il le soir même où il eut avec Plenho sa dernière conférence, votre système de soldats qui ne doivent point raisonner nous conduit à servir indifféremment le bien et le mal, le juste et l’injuste.

— L’armée, repartit Plenho, est comme l’église ; elle rend à César ce qui appartient à César. S’il en est ainsi, direz-vous, il n’y a pas de gouvernement monstrueux qu’elle ne puisse soutenir. Cela n’est pas, car il y a des momens où César, c’est-à-dire tout principe d’ordre et d’autorité, disparaît du monde. Dans ces momens, l’armée n’a plus de rôle politique ; elle cherche son mot de ralliement autre part que dans la loi capricieuse, éphémère et avilie qui gouverne la société. Ainsi, pendant la révolution, ce fut la patrie seule que défendit l’armée. Les hommes à bonnets rouges et à piques qui s’en allaient dans les prisons « recruter des ombres, » comme dit André Chénier, n’avaient rien de commun avec les braves qui enclouaient les canons ennemis uniforme a traversé sans tache cette période infâme ; j’en remercie Dieu, car, depuis que le froc a disparu, l’uniforme est le seul habit, suivant moi, sous lequel puisse battre un cœur où vivent encore de saints enthousiasmes et de nobles mépris.

Mon cher docteur, je ne vous ferai pas la confession de René à Chactas, quoiqu’en vérité ce ciel transparent, cette vaste et tranquille nature, tout ce spectacle enfin qui nous entoure et dont nous faisons nous-mêmes partie puisse porter à l’expansion une ame plus renfermée que la mienne ; mais depuis long-temps l’orgueil du siècle m’a gâté les confessions, et si jamais maintenant je laisse échapper de ma bouche les secrets d’une obscure et douloureuse vie, ce sera en ce moment où la mort exorcise le démon de notre vanité. Je ne vous cacherai pas cependant que je n’ai pas toujours eu une résignation qui, à certaines heures, me fait encore défaut. Sous les teintes cuivrées dont le grand air a coloré mes tempes, peut-être pourriez-vous retrouver la griffe de l’esprit moderne. J’ai connu ces rêveries meurtrières qui ont conduit à la ruine quelques êtres d’abord, puis des peuples tout entiers. Enfin, j’ai souffert aussi de ces passions qui, dans tous les temps, jettent quelques hommes hors de ces routes qu’on ne retrouve plus qu’après de vives angoisses et de longs égaremens. Je sais, tout comme Werther, quel abîme un regard peut creuser sous le front ; je sais comment s’attachent au cœur certaines pensées. Lord Byron, dans ses mémoires, raconte, avec une sorte de mystérieuse tristesse, une histoire terrible, dit-il, et qui montre jusqu’où peut être poussé le dédain de la vie. Un officier anglais lui avoua qu’une nuit il avait pris au hasard, dans l’obscurité, un pistolet, se l’était enfoncé dans la bouche et avait pressé la détente. Cet officier avait une paire de pistolets dont il savait l’un vide, l’autre chargé. La fantaisie lui ayant pris tout à coup de jouer sa vie solitairement contre le destin dans les ténèbres, et il s’était emparé à tâtons de la première arme qui s’était offerte à sa main, sans savoir si c’était l’arme qui portait la mort. Je me suis dit, en lisant ce passage, que si cette histoire était terrible, il y avait une histoire terrible dans ma vie, car j’ai fait comme cet officier anglais.

Sans parler du doute religieux, j’ai souffert de l’affreux doute particulier à ce temps où il n’est pas un seul mot noble, entraînant, sacré, qui n’ait servi à quelque mensonge. Depuis que je me livre à mon état, comme le prêtre doit se livrer à son culte, avec tout ce que je puis avoir au cœur de foi simple et fervente, il n’est aucun doute dont je souffre. La vie me paraît ce qu’elle est, je crois, quelque chose d’infiniment triste ; car l’imitation de Jésus-Christ l’a dit : « Rien n’est plus triste que de vivre ; » mais quelque chose qui ne doit toutefois ni lasser notre patience, ni vaincre notre courage, ni blesser notre dignité. Je vis et sens que je puis vivre.

La vie militaire a d’abord à mes yeux, cette inestimable vertu, qu’elle porte une mortelle atteinte à tout ce que j’appellerai la partie efféminée de nos douleurs. Il n’est pas de rêverie dont l’action n’ait raison quand elle s’empare de nous d’une certaine manière. Aussi, je défie bien tous les. René, tous les Werther, tous les Obermann de poursuivre leurs langoureuses amours avec les chimères derrière dix tambours qui battent la charge. J’ai pensé souvent qu’aux heures du combat il en était de certaines pensées, qui gisent silencieuses au fond de notre cœur comme de ces braves dont parle le Cid, que le péril met soudain debout dans les ténèbres. « Nous nous levons alors… » Si les balles ont fait entrer la mort dans nombre de corps, dans combien d’ames ont-elles fait entrer la vie ! Mais ce n’est pas seulement pour ces magnifiques inspirations de l’heure des batailles que j’aime mon état, je l’aime surtout pour ces pensées pleines à la fois de calme, d’énergie et de douceur, qu’il donne aux ames austères à maint obscur instant de la vie. Ainsi, je ne suis jamais sorti de la caserne sans me sentir l’esprit rafraîchi et le cœur allégé. Qu’y avais-je fait ? Je m’étais occupé de ces soins dont les oisifs se moquent et dont les délicats nous plaignent. J’avais visité les chemises et les souliers de mes hommes, j’avais goûté leur soupe, je n’étais assis sur le pied d’un lit, et j’avais rendu la justice ; j’avais été le chef de famille enfin, car la famille se retrouve dans l’armée. Elle y existe même avec plus de force que dans la société ; elle y existe avec l’autorité du chef, le respect pour les aînés ; elle y existe aussi avec des sentimens de vraie et vive tendresse. Jamais un soldat ne m’a quitté sans venir me dire adieu, et j’en ai vu bien peu dont la main n’essuyait pas alors quelque larme furtive. J’aime l’affection militaire, parce qu’elle est toujours dans la vérité. Nul ne promet des regrets éternels à son camarade ou à son chef : chacun sait que son oraison funèbre n’excédera pas quelques courtes phrases accompagnées de juremens mélancoliques, qui reviennent de loin en loin tantôt entre deux bouffées de pipe, tantôt entre deux gorgées d’eau-de-vie ; mais ces phrases se composent de mots sincères. Je n’ai jamais désiré, pour ma mémoire, d’autre hommage que ces paroles de soldat.

Je parle en ce moment de l’état militaire comme un homme qui porte l’uniforme ; mais il me semble que, parmi les gens en habit noir, tous ceux-là doivent penser comme moi, qui ne désirent pas voir la France devenir un cadavre destiné aux expériences des docteurs en révolutions. Notre nation a cela de curieux, qu’elle est douée au plus haut degré des deux esprits les plus opposés, de l’esprit révolutionnaire et de l’esprit militaire. Vous avez remarqué aujourd’hui l’excellente tenue de ce caporal qui est venu boire l’absinthe avec nous. C’est un Parisien. En 1848, il a fait des barricades et tiré sur les gardes municipaux. Il s’est révolté pour être libre, pour jouis de ses droits, et la révolution accomplie, il a usé du droit de s’engager que la tyrannie ne lui contestait pas. C’est maintenant un des meilleurs sujets de ma compagnie. Si demain je l’avais à Paris sous mes ordres, je le ferai tirer sur ses frères avec autant d’entrain qu’il en mit à tirer sur tous ces fantômes blancs de la montagne et de la plaine. Il semble dans notre pays que la casaque du soldat brûle tout ce qu’il y a de mauvais chez ceux qui l’endossent. Assurément une des causes principales de ce désordre dont pour le moment nous désespérons de sortir, c’est l’hostilité rencontrée l’esprit militaire dans certaines régions de la société.

Je les connais ceux qui ont blasphémé la guerre ; je les connais ceux qui ont maudit l’uniforme, et qui l’auraient, morbleu, bafoué, si on les avait laissé faire. Je ne veux pas m’occuper d’eux aujourd’hui parce que je méprise les ressentimens et hais les colères ; mais bien des fois, depuis tantôt trois ans, j’avoue que leur peur m’a indigné. Ainsi combien d’hommes aujourd’hui veulent que l’armée les défende, qui devraient eux-mêmes être de l’armée ! A bien peu d’exceptions près, nous sommes tous les compagnons de Gautier-sans-Avoir. L’armée est à la société d’aujourd’hui ce que fut la Vendée à la royauté du dernier siècle : elle combat pour des biens qu’elle n’a pas. Tant mieux ; son rôle en est plus beau. Ce qui a donné tant d’éclat aux luttes vendéennes, c’est qu’il n’y a guère coulé que’ du sang de gentillâtre et de paysan.

En vérité, quand je vois tant de braves gens rassemblés sous nos drapeaux, ou par la loi, de leur pays ou par la loi de leur cœur ; quand je les vois ce qu’ils sont, patiens, actifs, courageux, et n’ayant qu’un unique désir, celui de mettre toutes leurs qualités au service d’une autorité énergique et digne, je me demande comment on a laissé s’en aller la grande famille sociale. Les gens en uniforme qui obéissent au tambour, c’est bien du peuple, et un peuple qui vaut, j’espère tous les ouvriers de vos villes : Pourquoi ceux qui devraient être ses guides sont-ils en si petit nombre dans ses rangs ? Qu’est devenu le temps où on allait perdre aux armées cet air bourgeois qu’on ne perdait pas à la cour ? Mais j’en sais qui se sont glorifiés de l’air bourgeois jusqu’au jour où on est venu leur dire qu’il fallait prendre l’air ouvrier. Ils se sont indignés alors ; il était trop tard. Il y a d’irréparables insolences dont la société a eu à souffrir.

C’est à peu près ainsi que parla Plenho, la dernière soirée qu’il passa au bordj avec le docteur et ce personnage qui eut la discrétion de ne rien dire. J’ai pensé que les discours du capitaine auraient quelque intérêt. Nous trouverons toujours grand plaisir à ce qu’un démon soulève pour nous le toit d’une maison ; peut-être donc éprouvera-t-on quelque charme à pénétrer dans une ame.

C’est aux œuvres surtout que s’applique pour moi la célèbre maxime de Térence. Toutes celles-là me semblent avoir le droit d’existence qui ont en elles quelque chose d’humain. Je ne mets pas toutefois un cœur de plus sous les regards du public ; je n’ai montré du capitaine Plenho que ce qu’il est permis à tout le monde d’en voir. Cet honnête soldat garde son cœur tout entier dans sa poitrine ; les balles, si jamais elles y pénètrent, y trouveront intactes les cendres sacrées que les joies et les douleurs humaines ont amoncelées déjà dans le triste foyer de cette noble vie.


PAUL DE MOLENES.