Les Taupins lumineux

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LES TAUPINS LUMINEUX

Les personnes qui s’intéressent un peu aux insectes, qui les observent pour augmenter l’agrément des promenades à la campagne, connaissent des coléoptères, nommés élatériens par les entomologistes, et qu’on voit voler dans les prairies, les clairières, sur les bords des routes, surtout dans les mois de mai et de juin. Le plus souvent d’une couleur noire ou bronzée, souvent aussi revêtus de poils soyeux couchés, parfois d’un beau rouge, ils sont remarquables par leur forme oblongue, leur grand corselet en trapèze, plus ou moins prolongé en pointe aux angles postérieurs, et par la brièveté de leurs pattes. Impuissants pour cette raison à se retourner lorsqu’on les place sur le dos en cherchant à prendre appui avec leurs pattes, ils sautent brusquement et retombent sur le ventre, produisant un bruit sec, d’une certaine analogie avec un coup de marteau, qui les a fait appeler taupins, maréchaux ; ce petit manège, qui amuse beaucoup les enfants, a donné à la tribu constituée par ces insectes son nom scientifique, traduction de scarabées à ressort de quelques auteurs anciens. Le corps retourné se cambre sur le plan de position, en s’appuyant au moyen de la tête et de l’extrémité de l’abdomen. Une pointe du dessous du corselet pénètre, par un brusque mouvement de l’insecte, dans une fossette du dessous de l’anneau suivant, et le dos vient alors heurter le plan d’appui, d’où, par réaction, l’animal est lancé en l’air.

Une grande famille de ces insectes, des régions chaudes de l’Amérique, a une autre propriété encore plus curieuse, bien connue depuis longtemps, mais sur laquelle l’attention publique a été de nouveau appelée tout récemment, même dans les journaux non scientifiques.

Ces élatériens sont les pyrophores ; doués d’une phosphorescence bien plus vive que celle de nos modestes vers luisants, émaillant l’herbe de leurs petits feux, et même que celle des lucioles, voltigeant en étincelles plus vives dans les broussailles, sous les yeux émerveillés des touristes en villégiature à Cannes ou à Hyères.

Cucujos de la Havane.
Pyrophorus strabus vu de profil. — Pyrophorus noctilucus au vol et au repos.

Le siège de la phosphorescence des taupins lumineux n’est pas le même ; il réside dans deux grandes taches elliptiques d’un jaune clair pendant le jour placées sur les côtés du corselet, et aussi en une tache triangulaire blanchâtre et transparente, située en dessous sur la membrane qui unit au thorax le premier anneau de l’abdomen. L’éclat répandu est assez fort pour permettre de lire à petite distance. Vers le milieu du siècle dernier, des morceaux de bois des îles contenant des larves ou des nymphes de pyrophores se trouvaient dans un atelier du faubourg Saint-Antoine. Les insectes vinrent à éclosion, et en volant pendant les premières heures de la nuit, illuminèrent par intervalles les fenêtres de vastes pièces complètement inhabitées à cette heure. Il n’en fallait pas tant pour amener un rassemblement de curieux, les Parisiens d’autrefois étant tout pareils à leurs descendants. Grand émoi ! c’est à qui n’osera entrer pour saisir les âmes errantes de ces revenants dont les lueurs présageaient quelque grand désastre. L’histoire est rapportée tout au long dans une lettre d’un médecin du quartier, le docteur Bondazoy, lettre qu’insérèrent les Mémoires de l’ancienne Académie des sciences, en 1766. Au nouveau monde, les pyrophores furent le sujet d’une autre illusion. Lorsque les bandes espagnoles se ruèrent au massacre des indigènes, une troupe, nouvellement débarquée et en hostilité avec les anciens occupants, crut voir dans les nombreux pyrophores brillants au bord d’un bois les mèches des arquebuses d’une armée et n’osa engager la bataille. Les indigènes des régions qui forment aujourd’hui les Guyanes, la Colombie, le nord du Brésil, se servent depuis un temps immémorial de ces insectes, qui, après le coucher du soleil, illuminent des broussailles de leurs girandoles étincelantes. Ils les attirent en balançant en l’air des charbons ardents, ce qui montre bien que les lueurs phosphorescentes sont des flambeaux d’hyménée destinés à l’appel des sexes.

Les Indiens attachent les pyrophores au bout d’une petite baguette ou sur les orteils de leurs pieds nus, et s’éclairent ainsi dans les ténèbres des bois. Leurs femmes s’en forment des colliers et des pendants d’oreilles, ou en ornent leurs noires chevelures, bien plus éblouissantes sous les larges feuilles des palmiers que les reines de l’Europe avec leurs diadèmes de diamants.

Les dames créoles ont imité dans leur coquetterie les filles sauvages des bois. À la Havane, se trouve l’espèce de pyrophore la plus commune en Amérique le P. noctilucus Linn. Dès la fin d’avril, après les premières pluies, on les voit voler au crépuscule dans les lieux boisés et les plantations de cannes à sucre. Pendant le jour ils restent cachés dans les creux d’arbres, les troncs pourris, sous les herbes fraîches, car ils aiment beaucoup l’humidité et on ravive leur phosphorescence d’éclat un peu verdâtre, en les plongeant dans l’eau. Ils portent à la Havane le nom de cucujos ou cocuyos, et cessent de paraître à la fin de juillet ; mais on peut les conserver captifs dans des petites cages de jonc ou de fils de fer, jusqu’au mois de novembre, en les nourrissant avec des morceaux de canne à sucre, et en ayant soin de les baigner deux fois par jour afin de remplacer pour eux les rosées du matin et du soir. Ce sont les bijoux vivants des dames, d’un bien autre éclat que les pierres précieuses. On les introduit le soir dans de petits sacs en tulle léger qu’une habile femme de chambre attache avec goût sur les jupes ; d’autres, entourés de plumes d’oiseaux-mouches et de diamants, sont piqués dans les cheveux avec la mantille, au moyen d’une longue aiguille qui passe sans les blesser, entre leur tête et le corselet. J’emprunte quelques détails à M. Chanut, au sujet des dames créoles de la Havane, à qui les pyrophores servent de jouet. « Souvent, par un charmant caprice, elles les placent dans les plis de leur blanche robe de mousseline, qui semble alors réfléchir les rayons argentés de la lune, ou bien elles les fixent dans leurs beaux cheveux noirs. Cette coiffure originale a un éclat magique, qui s’harmonise parfaitement avec le genre de beauté de ces pâles et brunes Espagnoles. Une séance de quelques heures, dans les cheveux, ou sous les plis de la robe d’une senora, doit fatiguer ces pauvres insectes habitués à la liberté des bois. Cette fatigue se révèle par la diminution ou la disparition passagère de la lumière qu’ils émettent ; on les secoue, on les taquine pour la ramener. Au retour de la soirée, la maîtresse en prend grand soin, car ils sont extrêmement délicats. Elle les jette d’abord dans un vase d’eau pour les rafraîchir ; puis elle les place dans une petite cage où ils passent la nuit à sucer des morceaux de canne à sucre. Pendant tout le temps qu’ils s’agitent, ils brillent constamment, et alors la cage, comme une veilleuse vivante, répand une douce clarté dans la chambre. » En recherchant les bois décomposés, où vivent les larves de ces taupins lumineux, on pourrait aisément les amener en France en grand nombre, et les faire éclore en serre chaude, peut-être même avoir une reproduction. Je ne sais trop si j’oserai soumettre cette idée aux graves membres du conseil de la Société d’acclimatation, mais ces insectes seraient l’objet d’un fructueux commerce. Je prédis un succès étourdissant à la première de nos élégantes, du monde ou du demi-monde, qui, par une belle soirée d’été, ferait le tour du lac, en femme de feu, couverte d’étoiles animées.

Le P. noctilucus a été tout récemment présenté à l’Académie des sciences, à l’état vivant, par M. le marquis de dos Harmanas, qui en avait emporté plus de quinze cents de la Havane[1].

Il a fourni à MM. Robin et Laboulbène[2] l’objet d’une étude intéressante sur l’appareil lumineux de ces insectes. Au-dessous du mince tégument qui recouvre les taches phosphorescentes, existe l’organe photogène, masse humide, charnue, grisâtre, semi-transparente ; plus profondément se trouve une couche de tissu adipeux, d’un blanc mat, que traversent les nerfs et les trachées de l’organe, les uns et les autres fort nombreux, surtout les dernières, en raison de la quantité considérable d’oxygène nécessité par la combustion de la matière phosphorescente. Plusieurs années auparavant on avait présenté à la savante compagnie un autre pyrophore vivant, provenant des terres chaudes du Mexique, le P. strabus, Germar, au fin pelage cendré. Nous remarquerons, en manière de digression, que notre malheureuse expédition du Mexique n’a laissé absolument d’autres résultats que quelques découvertes scientifiques intéressantes, et l’introduction en France des axolotls, acclimatés aujourd’hui. Quoique la fin ait été achetée un peu cher et arrosée de trop de sang, il ne faut pas s’en plaindre ; la politique passe, la science reste. J’ai vu chez M. E. Blanchard, ces pyrophores mexicains. Leur lumière est encore plus verte que celle des pyrophores noctiluques de la Havane, et ressemble à la couleur des lanternes de certaines voitures publiques. L’analyse de cette lumière a été faite alors au spectroscope par MM. Pasteur et Gernez[3]. Le spectre en est fort beau, mais continu, sans aucune apparence de raies. On était auparavant arrivé au même résultat pour le spectre de la phosphorescence des lampyres ou vers luisants, autres coléoptères, et aussi des lombrics phosphorescents (annélides).

Dans l’ancien monde existent, dans quelques îles de la Mélanésie, des élatériens analogues aux pyrophores de l’Amérique, et doués aussi de la phosphorescence avec les mêmes organes. M. Candèze en a formé le genre photophorus, comprenant actuellement trois espèces, des Nouvelles-Hébrides, des îles Viti, de l’île Lifu.


  1. Comptes rendus de l’Académie des sciences. — 2e semestre 1873, no 5, p. 133.
  2. Comptes rendus. — 2e semestre 1873, no 8.
  3. Comptes rendus, t. LIX, p. 509 (19 septembre 1864).