Les Vingt et un Jours d’un neurasthénique/II

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II


Ce soir, je suis allé au Casino, je suis allé me traîner au Casino… Il faut bien attendre, quelque part, l’heure de se coucher…

Comme j’étais là, affalé dans le jardin, sur un banc, à regarder défiler les gens, un homme gros et gras, qui m’observait depuis quelque temps, vint à moi, tout à coup.

— Je ne me trompe pas ?… me dit-il… tu es bien Georges Vasseur ?

— Oui…

— Et moi ?… Tu ne me reconnais pas ?

— Non…

— Clara Fistule, mon vieux…

— Allons donc…

— Mais oui… mais oui… ah ! ça me fait un rude plaisir de te revoir…

Il me serra la main à la briser.

— Comment ? Tu ne savais pas ?… Mais je suis un personnage important ici… Je suis le directeur de la publicité… Parfaitement, mon vieux… À ta disposition, sapristi !…

Avec un enthousiasme amical, qui ne me toucha pas, d’ailleurs, il m’offrit ses services : l’entrée gratuite au Casino… au théâtre… un crédit au cercle… la table du restaurant, et des petites femmes…

— Ah ! nous allons nous amuser, ici !… s’écria-t-il… Et tu sais… tout à l’œil… Sacré Georges, va !… Du diable, si je m’attendais, par exemple !…

Je le remerciai vivement. Pour avoir l’air de m’intéresser à lui, je lui demandai.

— Et toi ?… Il y a longtemps que tu es ici ?

— Comme malade… depuis dix ans… répondit-il… comme fonctionnaire thermal, depuis quatre…

— Et tu es content ?…

— Ah ! mon vieux !…

Mais avant d’aller plus loin, je veux vous présenter Clara Fistule… Justement, voici un portrait de lui, que je retrouve dans mes notes.


« Aujourd’hui, reçu la visite de Clara Fistule.

« Clara Fistule n’est pas une femme, ainsi que vous pourriez le croire au féminisme de son prénom. Ce n’est pas, non plus, tout à fait un homme ; c’est quelqu’un d’intermédiaire entre l’homme et le Dieu ; un interhomme, pourrait l’appeler Nietzsche. Poète, cela va sans dire. Mais il n’est pas que poète, il est sculpteur, musicien, philosophe, peintre, architecte, il est tout… « Je totalise en moi les multiples intellectualités de l’univers, déclare-t-il, mais c’est bien fatigant, et je commence à me lasser de porter tout seul le poids écrasant de mon génie ». Clara Fistule n’a pas encore dix-sept ans, et, ô prodige ! il est depuis longtemps déjà descendu au fond de toutes choses. Il sait le secret des sources et le mystère des abîmes. Abyssus abyssum fricat.

« Vous l’imaginez, sans doute, étrangement long et pâle, avec un front déformé par les secousses de la pensée, et des paupières brûlées par le rêve. Nullement ; Clara Fistule est un gros, lourd et épais garçon, à forte carrure d’Auvergnat et dont les joues éclatent de santé rouge. Il ne se rend pas compte de la solidité matérielle de sa charpente et se croit volontiers « incorporel ». Bien qu’il prêche l’insexuat et qu’il aille partout clamant « l’horreur d’être un mâle » et « l’ordure d’être une femme », il engrosse clandestinement toutes les fruitières de son quartier.

« Vous avez certainement rencontré, aux expositions de peinture, à la Bodinière et à l’Œuvre, un être revêtu d’une longue redingote-gaine couleur gris-perle, la poitrine serrée dans un gilet de peluche cuivre, et le chef, aux longs cheveux plats, coiffé d’un large chapeau de feutre noir, d’un chapeau presbytérien sur lequel s’enroule une cordelette serpent à sept glands, en souvenir des sept douleurs de la femme. C’est Clara Fistule. Comme vous le voyez, tout cela ne s’accorde pas très bien. Mais il ne faut pas demander de la logique aux génies de dix-sept ans qui ont tout vu, tout senti, tout compris.

« Je reçus Clara Fistule dans mon cabinet de travail. Il commença d’abord par jeter un coup d’œil dédaigneux sur la décoration des murs, sur l’ingénieuse disposition de ma bibliothèque sur mes dessins… J’attendais un compliment.

» – Oh ! moi, fit-il, ces choses-là ne m’intéressent pas… Je ne vis que dans l’abstrait.

» – Vraiment ?… répondis-je un peu piqué… cela doit bien vous gêner quelquefois…

» – Nullement, cher monsieur. La matérialité des meubles, la grossièreté inadéquate des décors muraux, me fut toujours une blessure… Aussi, je suis arrivé à me libérer des contingences… je supprime l’ambiance… je biffe la matière… Mes meubles, mes murs, ne sont que des projections de moi-même… J’habite une maison qui n’est faite que de ma pensée et que, seuls, les rayonnements de mon âme décorent… Mais il ne s’agit pas de cela… Je suis venu pour des choses plus graves.

« Clara Fistule daigna pourtant s’asseoir sur le siège que je lui offrais, que je m’excusais de lui offrir, le sachant si peu en harmonie avec les irradiances de son derrière aérien.

» – Mon cher monsieur, me dit-il, après un geste de condescendance un peu hautaine, je suis l’inventeur d’un nouveau mode de reproduction humaine.

» – Ah !

» – Oui… Cela s’appelle la Stellogenèse… C’est un genre de conception qui me tient fort à cœur… Je ne puis me faire à l’idée que moi… Clara Fistule… je sois engendré de la bestialité d’un homme et des complaisances prostitutionnelles d’une femme… Aussi, je n’ai jamais voulu reconnaître pour tels les deux abjectes créatures que la loi civile appelle : mes parents.

» – Cela vous honore, approuvai-je…

» – N’est-ce pas ?… Voyons, cher monsieur, il n’est pas admissible qu’un être d’intelligence, comme je suis, qu’un être tout âme, comme je suis, qu’un être enfin assez supérieur pour n’avoir gardé du corps humain que les strictes apparences nécessaires, hélas ! à un état social aussi imparfait que le nôtre, il n’est pas admissible, dis-je, qu’un tel être soit sorti des organes hideux qui, pour être des instruments d’amour, n’en sont pas moins des vomitoires de déjections… Si j’étais certain d’avoir dû la vie à une telle combinaison d’horreurs, je ne voudrais pas survivre un seul instant à ce déshonneur originel… Mais je crois que je suis né d’une étoile…

» – Je le crois aussi…

» – Je le crois d’autant plus que, la nuit, quelquefois, dans ma chambre, je répands autour de moi une clarté singulière…

» – Mes compliments…

» – Eh bien, monsieur, pour en finir, une bonne fois, avec cette erreur physiologique de la reproduction de l’homme par l’homme… j’ai fait une œuvre extraordinaire et fulgurante que j’appelle Virtualités cosmogoniques… C’est, si j’ose dire, une trilogie à laquelle j’ai donné, afin de la rendre plus sensible, trois modes d’expression : la sculpture, la littérature et la musique… Par la sculpture, je montre, au moyen de lignes géométriques et de courbes paralléloïdes, la trajectoire de l’œuf stellaire au moment précis et formidable où, touché par le pollen tellurique, il éclate en forme humaine… Le livre est la paraphrase rythmée de cette plastique, et la musique en est la condensation… orchestrée ou l’orchestration condensée. Vous voyez que, différente par l’expression, cette œuvre est une par la conception et la continuité du symbole… Or, je ne trouve personne pour l’éditer. En autres termes… voulez-vous me prêter vingt francs ? »


Là finissent mes notes sur Clara Fistule.

À force de lui prêter vingt francs, qu’il ne me rendait jamais, nous étions devenus amis… Et puis, un beau jour, je n’avais plus entendu parler de lui…

Comment pouvait-il se faire qu’il fût tombé d’un si haut rêve, dans une réalité aussi décriée ? Je lui en exprimai mon étonnement.

— Oh ! tu me trouves changé ?… me dit-il… C’est vrai… Et c’est toute une histoire… Veux-tu que je te la raconte ?

Et sans attendre mon consentement, voici l’étrange récit qu’il me fit :


« Il y a une dizaine d’années, étant malade je fus envoyé à X… Assurément, cette réputation de grande guérisseuse, X… la mérite plus que toutes les autres stations du même genre, car, durant les six années consécutives que je vins demander la guérison à ses eaux, à son climat, au traitement de ses médecins, pas une seule fois je n’entendis parler de mort, pas une seule fois je n’appris qu’un malade fût mort. Oui, véritablement, la mort semblait avoir été supprimée de ce coin de la terre française… À la vérité, il arrivait quotidiennement que bien des personnes disparussent tout d’un coup… Et si vous vous informiez : « Elles sont parties hier », telle était la réponse invariable… Un jour, dînant avec le directeur de l’établissement, le maire de la ville et le tenancier du Casino, je m’émerveillai de ce persistant miracle, non, toutefois, sans émettre quelques doutes sur son authenticité.

» – Vous pouvez vous renseigner, dirent-ils en chœur… Voilà plus de vingt ans que nous n’avons eu, ici, un enterrement… À telles enseignes, cher monsieur, que nous avons fait du personnel des pompes funèbres nos doucheurs… nos croupiers… nos chanteurs comiques… et que nous songeons maintenant à transformer notre cimetière en un superbe tir aux pigeons…

« Ce fut seulement la dernière année de mon traitement que je connus le secret de cette extraordinaire immortalité… Voici comment :

« Une nuit que je rentrais chez moi très tard, et que tout semblait dormir dans la ville immortelle et bienheureuse, je perçus, venant d’une rue transversale à celle que je suivais, des bruits insolites, bruits de voix essoufflées et chuchotantes, de pas pesants, de fardeaux sonores qui se seraient heurtés l’un contre l’autre… Je m’engageai dans la rue, qu’un seul réverbère éclairait à peine, à l’autre bout, d’une lueur trouble et tremblante. Et, avant que je pusse distinguer ce qui se passait, j’entendis nettement ceci :

» – Mais, nom d’un chien !… taisez-vous donc… vous allez réveiller les étrangers !… Et si la fantaisie leur prenait de venir voir ce que nous faisons ici… eh bien, nous serions frais…

« Je m’approchai, et voici l’étrange, l’inattendu, le lugubre spectacle que je vis : dix cercueils portés chacun par quatre hommes, dix cercueils se suivant à la file… et se perdant processionnellement dans l’ombre… Dans une ville où personne ne mourait, j’étais tombé sur un embarras de cercueils… Stupéfiante ironie !

« Alors, je compris pourquoi, depuis vingt ans, on n’avait pas vu d’enterrement à X… On déménageait les morts à la cloche de bois !…

« Furieux d’avoir été joué de la sorte par les autorités municipales et casinotiques, j’interpellai un des croque-morts dont la trogne luisait parmi cette nuit shakespearienne :

» – Hé ! l’ami… qu’est-ce que c’est ?… demandai-je en lui montrant les cercueils.

» – Ça ? fit-il… c’est des malles d’étrangers qui partent.

» – Des malles ?… Ha ! ha ! ha !…

» – Oui, des malles… Et nous les portons à la gare… à la grande gare.


« Un sergent de ville, qui dirigeait la manœuvre, vint à moi.

» – Retirez-vous, monsieur, pria-t-il poliment… Vous gênez ces hommes… Ils sont en retard… Ces malles – car ce sont des malles – sont fort lourdes… Et le train n’attend pas…

» – Le train ?… Ha ! ha !… ha !… Et où va-t-il, ce train ?

» – Mais…

» – Il va à l’Éternité, n’est-ce pas ?

» – L’Éternité ? dit le sergent de ville, froidement… Je ne connais point ce pays-là…

« Le lendemain, tu penses si je terrifiai le maire de la ville… le directeur de l’établissement… le tenancier du Casino, par cette aventure… Je les menaçai de tout dévoiler… Ils m’apaisèrent en m’offrant une somme d’argent considérable et en me nommant, avec un traité avantageux, l’agent exclusif de leur publicité… Et voilà !… »

Avec une gaieté tranquille, il me tapa sur les cuisses.

— Elle est bonne, hein ?… fit-il.

Puis :

— À propos… as-tu un médecin ?…

— Oui.

— Fardeau-Fardat ?

— Non… Triceps… le docteur Triceps, mon ami…

— Ah ! tant mieux… Parce que Fardeau-Fardat… Tiens !… il faut encore que je te raconte cette histoire-là. Ah ! il y a des types, ici !… Et on n’a pas le temps de s’embêter une minute.

Et Clara Fistule entama un nouveau récit :


« Donc, j’avais été envoyé à X… Le jour même de mon arrivée, je me rendis chez le docteur Fardeau-Fardat, à qui j’avais été spécialement recommandé… Un petit homme charmant, vif et gai, de parole exubérante, de gestes cocasses et qui, néanmoins, donnait confiance.

« Il m’accueillit avec une cordialité empressée et peu banale, et après m’avoir enveloppé des pieds à la tête d’un regard rapide :

» – Ha ! ha ! fit-il… sang pauvre… poumons atteints ?… neurasthénique ?… alcoolique ?… syphilitique ? Parfaitement… Voyons ça… voyons ça… Asseyez-vous…

« Et, durant qu’il cherchait je ne sais quoi parmi le désordre de son bureau, il interrogea, dans un petit rire sautillant, et sans me donner le temps de lui répondre :

» – Hérédité déplorable ?… Famille de tuberculeux ?… de syphilitiques ?… Paternelle ?… Maternelle ?… Marié ?… Célibataire ?… Les femmes, alors… les petites femmes ! Ah ! Paris !… Paris !…

« Ayant trouvé ce qu’il cherchait, il recommença de m’interroger longuement, avec plus de méthode, m’ausculta minutieusement, mensura ma poitrine avec des gestes de tailleur, éprouva au dynamomètre ma force musculaire, nota, sur un petit carnet, mes réponses et mes observations ; puis brusquement, d’un air jovial :

» – Avant tout… une question ?… En cas de mort, ici… vous feriez-vous embaumer ?

« Je sursautai.

» – Mais, docteur ?…

» – Nous n’en sommes pas là, corrigea cet aimable praticien… Diable,… mais enfin…

» – Je croyais… dis-je, un peu effaré… je croyais qu’on ne mourait jamais, à X… ?

» – Sans doute… sans doute… En principe, on ne meurt pas ici… Mais enfin… un hasard… une malchance… une exception… vous admettrez bien une exception ?… Vous avez quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent de ne pas mourir ici… c’est entendu… Donc ?…

» – Donc… il est inutile de parler de cela, docteur…

» – Pardon… fort utile, au contraire… pour le traitement… diable !

» – Eh bien, docteur, si, par extraordinaire et pour cette fois seulement, je venais à mourir ici… non, je ne me ferais pas embaumer…

» – Ah ! ponctua le docteur… Vous avez tort… parce que nous avons un embaumeur étonnant… merveilleux… génial… Occasion unique, cher monsieur… Il prend très cher… mais c’est la perfection. Quand on est embaumé par lui… c’est à se croire encore vivant… Illusion absolue… à crier… Il embaume… il embaume !!!

« Et, comme je secouais toujours la tête pour exprimer un refus énergique :

» – Vous ne voulez pas ?… Soit… Ce n’est pas l’embaumement obligatoire, après tout…

« Sur la page du carnet où il avait consigné toutes les observations qui avaient trait à ma maladie, il inscrivit au crayon rouge et en grosses lettres : « Pas d’embaumement », puis il rédigea une interminable ordonnance qu’il me remit en me disant :

» – Voilà… Traitement sérieux… J’irai vous voir tous les jours, et même deux fois par jour.

« Et, me serrant chaleureusement les mains, il ajouta :

» – Bast !… au fond… vous avez bien fait… À demain…

« Je dois dire que, peu à peu, je pris goût à ses soins ingénieux et dévoués. Son originalité, sa gaieté inaltérable, spontanée et parfois un peu macabre, m’avaient conquis. Nous devînmes d’excellents et fidèles amis.

« Six ans après, un soir qu’il dînait chez moi, il m’apprit que j’étais définitivement guéri avec une joie tendre qui me toucha jusqu’au fond du cœur…

» – Et vous savez ?… me dit-il… vous êtes revenu de loin, mon cher… Ah ! sapristi !

» – J’étais très, très malade, n’est-ce pas ?…

» – Oui… mais ce n’est pas cela… Vous rappelez-vous quand j’insistai tellement pour que vous vous fissiez embaumer ?

» – Certes…

» – Eh bien, si vous aviez accepté, mon cher ami… vous étiez un homme mort…

» – Allons donc !… Et pourquoi ?…

» – Parce que…

« Il s’interrompit tout à coup… devint grave et soucieux durant quelques secondes… Et sa gaieté revenue :

» – Parce que… les temps étaient durs alors… et il fallait vivre… En avons-nous embaumé de ces pauvres bougres… qui seraient, aujourd’hui… vivants comme vous et moi !… Qu’est-ce que vous voulez ?… La mort des uns… c’est la vie des autres…

« Et il alluma un cigare. »


Clara Fistule se tut… Comme je restais interdit par cette confidence, il me dit encore :

— Charmant garçon, je t’assure… le docteur Fardeau-Fardat… Seulement, voilà… tu comprends… on n’est pas toujours sûr, avec lui… Il embaume… il embaume… C’est égal… avoue que tu me trouves changé ?

— Dame ! répliquai-je… Alors, plus de virtualités cosmogoniques… plus de stellogenèse ?…

— Tu parles ! … fit Clara Fistule… Les enthousiasmes de la jeunesse… Ah ! c’est loin maintenant…

J’eus toutes les peines du monde, ce soir-là, à me débarrasser de mon ami, qui voulait m’entraîner à la salle de jeu… et me présenter des petites femmes… très chic.

— Un lapin, voyons ! …