Les Vingt et un Jours d’un neurasthénique/XIII

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XIII


Aujourd’hui, j’ai reçu de mon ami Ulric Barrière, qui voyage en Russie, une très longue lettre… Je détache de ces nombreux feuillets quelques pages impressionnantes que voici :

« … Dans les grandes villes, j’ai vu quelques beaux régiments de cavalerie. On les montre d’ailleurs avec ostentation aux étrangers, en ayant l’air de leur dire : « Hein ! voilà une terrible et brillante armée… Malheur à qui s’y frotterait ! » En fait, ce ne sont pas des régiments de soldats, mais de clowns. J’ai assisté à plusieurs revues, et, chaque fois, j’ai eu l’impression d’être au cirque. Ces cavaliers sont étonnants ; ils font mille tours d’adresse, d’équilibre et de gymnastique avec une parfaite aisance, sur des chevaux dressés à ces jeux. Et cela brille, chatoie, fulgure, je suis sûr que chez Franconi, le succès en serait vif. Malgré l’apparat de ces manœuvres, je n’en ai pas rapporté l’impression d’une force, mais seulement d’ une parade de théâtre. J’ai peur qu’il n’y ait rien derrière ce décor extravagant et bariolé. Et je ne sais si je dois m’en réjouir.

« En rentrant, cet après-midi, à mon hôtel, par un des faubourgs de la ville, j’ai aperçu assis sur une borne de pierre, à l’angle d’une rue, un très vieux juif. Le nez crochu la barbe en fourche, l’œil miteux, couvert de guenilles puantes, et, malgré tout cela, très beau, il chauffait, au soleil, sa carcasse décriée… Un officier passa, qui traînait sur la chaussée un grand sabre. Voyant le juif, il s’arrêta près de lui et, sans aucune provocation de celui-ci, par une simple distraction de brute, il se mit à l’insulter… Le vieux juif ne semblait pas l’entendre. Furieux de cette inertie qui n’était pas de la peur, pas même du dédain, l’officier souffleta le vieillard, de sa main gantée, avec une telle force que le pauvre diable fut projeté de sa borne sur le sol où il gigota, ainsi qu’un lièvre atteint d’un coup de feu. Quelques passants, bientôt une foule, s’étaient attroupés, heureux de l’aventure, autour du juif tombé, et ils disaient : « Hou ! hou ! », et ils lui donnaient des coups de pied, et ils lui crachaient dans sa barbe, ignoblement. Le juif se releva avec beaucoup de peine, étant très vieux, plus débile qu’un petit enfant, et, sans nulle colère dans ses yeux qui n’exprimaient que de la stupéfaction devant un acte d’une si inexplicable, d’une si illogique brutalité, il dit : « Pourquoi me bats-tu ?… T’ai-je fait tort en quelque chose ? As-tu à te plaindre de moi ?… Me connais-tu, seulement ?… Cela n’a pas le sens commun de me battre… Tu es donc fou ? » L’officier haussa les épaules et continua son chemin, suivi de toute la foule qui l’acclamait comme un héros… Quant au vieux juif, il reprit tranquillement sa place sur la borne… Je m’entretins avec lui : « Ils sont tous comme ça, me dit-il… Ils nous battent sans raison. Cet officier ne sait pas ce qu’il fait. Mais ce n’est pas un mauvais diable, après tout… Il pourrait me tuer… Personne ne lui dirait rien… au contraire, tout le monde le féliciterait. Et il aurait sans doute de l’avancement… Non, en vérité, ce n’est pas un mauvais diable… »

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… « À mesure que l’on pénètre plus avant, dans le pays, loin des grands centres, des activités industrielles, on ne voit plus rien que de la misère, que de la détresse. Cela vous fait froid au cœur. Partout des figures hâves, des dos courbés, des échines dolentes et serviles. Quelque chose d’inexprimablement douloureux pèse sur la terre en friche, et sur l’homme aveuli par la faim. On dirait que, sur ces étendues désolées, souffle toujours un vent de mort. Les bois sombres où dorment les loups sont sinistres à regarder, et les petites villes silencieuses et mornes comme des cimetières. Nulle part on n’aperçoit plus de brillants uniformes, ni des chevaux valseurs ; les cavaliers aux voltiges clownesques ont disparu. Je demande : « Et l’armée ? .. Où donc est-elle, cette armée formidable ? » Alors, on me montre des êtres déguenillés, sans armes, sans bottes, la plupart ivres d’eau-de-vie ; ils errent par les chemins et, la nuit, rançonnent le paysan, dévalisent les isbas, mendiants farouches, vagabonds des crépuscules meurtriers. Et l’on me dit tout bas : « Voilà l’armée. Il n’y en a pas d’autre. On garde dans les villes, çà et là, de beaux régiments qui dansent et jouent de la musique, mais l’armée, c’est ces pauvres diables… Il ne faut pas trop leur en vouloir d’être ainsi… Car ils ne sont pas heureux, et on ne leur donne pas toujours à manger ». Un autre m’a confessé : « Il n’y a pas d’armes, pas de munitions, pas d’approvisionnements dans les arsenaux et les magasins… On vend tout cela, le diable sait à qui, par exemple… on vend tout… ici ». J’en ai fait, d’ailleurs, l’expérience, comme tu verras. »

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… « Depuis quelques semaines, je suis l’hôte du prince Karaguine… Son château est admirable. C’est une suite de monuments imposants, de cours d’honneur, de terrasses royales et de merveilleux jardins. La vie y est active, brillante, bruyante et nombreuse comme dans une ville. Il y a des écuries pour cent chevaux, une domesticité militairement disciplinée et chamarrée ainsi que des figurants de théâtre. La cuisine y est exquise, les vins rares, les femmes charmantes et qui ne pensent qu’à l’amour. Les terres qui dépendent du château s’étendent, plaines et forêts, sur un espace grand comme un petit royaume. Nous chassons beaucoup, et je ne crois pas qu’il existe, quelque part en France, même chez nos plus fastueux financiers, des chasses aussi bien peuplées de tous les gibiers connus. Chaque jour, c’est un véritable massacre, une émulation de destruction, des empilements rouges de bêtes tuées. Le soir, bals, comédies, flirts enragés, fêtes nocturnes dans les parcs et dans les jardins incendiés de clartés féeriques… Et cependant, je suis triste, triste, affreusement triste. Je ne puis me faire à cette folie d’élégance, de luxe, de plaisirs continus ; elle contraste si amèrement avec cette folie de misère qui est là, à deux pas de nous. Malgré la gaieté, les griseries qui m’arrachent si violemment à moi-même, il me semble que j’entends toujours quelque chose pleurer, autour de moi… Je ne puis chasser ce remords que je sens là, sans cesse, ce remords de participer à ces ivresses faites de la torture de tout un peuple… Hier, durant la chasse, trois paysans ont été tués maladroitement : incident banal, d’ailleurs, et qui ne compte pas. On les a laissés sur place. Tandis qu’une armée de domestiques enlevaient soigneusement le gibier mort, les cadavres des trois paysans sont demeurés sur la mousse, dans la position tragique où le plomb des chasseurs les coucha. Ils ne seront pas ensevelis. « À quoi bon ? m’a dit le prince… sur une question que je jugeai à propos de lui faire. Les loups viendront les prendre, cette nuit… Quelle meilleure sépulture pour de telles gens ? » Et personne n’a plus parlé de cela… »

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… « Le jour où je suis arrivé au château, après avoir traversé des cours triomphales, passé sous des portiques, longé des colonnades, des bassins de marbre, je remarquai près du perron d’honneur – escaliers monumentaux, ornés de statues de porphyre rouge, de balustrades de malachite – je remarquai une échoppe hideuse, faite de planches mal jointes et couverte, en guise de toit, de bourrées de bouleau. Elle était, sur la beauté de cette façade, comme un chancre sur un frais visage de femme. Voyant que je m’étonnais, le prince me dit : « Mais cette échoppe, c’est le plus clair de ma fortune… C’est là que je vends l’eau-de-vie à mes paysans… Tout le blé, toutes les pommes de terre de mon domaine passent là, transformés en alcool… » Et gaiement il ajouta : « Ah ! vous venez dans un pays d’ivrognes… Il n’y a pas de pires pochards que mes paysans… il y a des jours où tout le monde est saoul, sur mes terres… C’est curieux, vraiment, curieux à voir… Et puis, qu’est-ce que vous voulez ?… Plus ils boivent, plus je suis riche. » Or, le prince passe pour le plus libéral des seigneurs… Non, vraiment, il a beaucoup fait pour les paysans… Il est même, en haut lieu, suspect d’être un révolutionnaire… Alors, que peuvent bien être ceux qui ne le sont pas ? »

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… « Une fois, nous nous aperçûmes qu’il n’y avait plus une seule cartouche dans la maison ; découverte d’autant plus fâcheuse qu’il devait y avoir, le lendemain, une grande chasse. Envoyer chercher de la poudre à la ville, très éloignée du château, il n’y fallait pas songer, car un violent orage avait défoncé les routes la veille. Et tout le monde se désolait.

» – Ma foi, dit le prince, allons jusqu’à l’arsenal… Nous y trouverons peut-être de la poudre…

» – Comment ? m’écriai-je, légèrement ahuri, l’arsenal vend de la poudre ?

» – Mais certainement, mon cher… de la poudre, des fusils, des canons, tout ce qu’on veut.

« L’arsenal était à quelques kilomètres du château. Après le déjeuner nous nous y rendîmes, en flânant.

« L’officier de garde nous reçut fort gracieusement. Sur la question du prince :

» – Que je suis donc désolé ! s’excusa-t-il. Nous avons vendu, ce matin, le peu qui nous restait.

» – Mais les gargousses ?… les obus ?…

» – Vides, prince… absolument vides…

» – Ah ! comme c’est ennuyeux !

« L’officier réfléchit un instant.

» – Ma foi ! fit-il… les hommes ont peut-être encore quelques cartouches dans leurs gibernes.

» – Voyez donc cela, monsieur, pria le prince…

« L’officier sortit. Au bout de quelques minutes, il revint, suivi d’un soldat qui portait une sorte de panier au fond duquel il avait réuni une centaine de cartouches, à peu près…

» – C’est tout ce qui reste… dit l’officier… excusez-moi.

« Le prince demanda :

» – Combien, monsieur ?

» – Dix roubles, prince.

» – Bigre ! c’est un peu cher.

» – Ah ! dame ! minauda l’officier… on n’a rien pour rien, ici…

« Et s’adressant au soldat, il ordonna :

» – Porte ces cartouches au château du prince Karaguine.

« Comme nous revenions, le prince me confia :

» – Charmant pays, n’est-ce pas ? Mais mon cher, vous auriez de quoi payer toute l’artillerie de notre petit père le Tsar… vous pourriez fort bien la remporter en France…

« Je souris :

» – Ce serait sans doute très cher.

« Et le prince résuma flegmatiquement :

» – Oh ! ça dépend des jours. »

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… « La princesse Karaguine est une femme ardente et souple, avec des yeux sauvages très beaux, et singulièrement passionnée pour les animaux. Elle passe une partie de son temps à l’écurie, parmi les étalons, dont elle caresse les reins flexibles et la robe luisante de frissons. Elle a toujours, qui la suivent, six énormes molosses blancs, forts et grondants comme des tigres… ce matin, je l’ai vue descendre de cheval, au retour de sa promenade coutumière. Aussitôt à terre, relevant d’un geste vif les pans de sa jupe, et la cravache à l’aisselle, elle a embrassé les museaux fumants de l’étalon. Et comme un peu d’écume de la bête lui était resté, dans ce baiser, près des lèvres, elle l’a avalé, d’un coup de langue, avec une sorte de gourmandise voluptueuse. Et j’ai cru voir passer, dans son œil clair, les farouches désirs de Pasiphaé… »


Le soir, je dînais au Casino, invité par Clara Fistule. Il y avait parmi les convives un comédien russe, du nom de Lubelski. Naturellement, nous parlâmes de son pays. Et comme j’avais l’esprit tout chaud encore de la lettre de mon ami Ulric Barrière, je crus devoir poser à l’homme bien informé, et je contai mille anecdotes. M. Lubelski ne disait rien. De temps en temps, il approuvait ce que je disais, par de légers mouvements de tête. Après le dîner, comme il avait beaucoup bu, sur une interpellation de Clara Fistule, voici ce qu’il dit :

« J’ai beaucoup connu l’empereur Alexandre III. C’ était un excellent homme, si tant est qu’on puisse dire d’un empereur qu’il soit un homme, un simple homme, comme vous, moi, et tout le monde. Diable ! je n’ai pas cette hardiesse. Enfin, c’était un excellent empereur, le vrai père de son peuple, et je ne suis pas fâché que votre République ait donné son nom à un pont de France. Voilà un pont qui doit, il me semble, relier l’une à l’autre des choses extraordinaires et mystérieuses. Prétendre que l’empereur Alexandre III fut mon ami, ce serait sans doute beaucoup dire. Il m’honora de sa bienveillance, telle est la vérité, et, dans bien des circonstances, il se montra généreux envers moi. J’ai de lui, non une tabatière, mais un porte-cigarettes en argent, à mon chiffre, incrusté de pierres bizarres, comme on en trouve dans les mines, près du pôle… Cela ne vaut pas grand-chose, et n’est guère beau. Je possède aussi, ma foi ! une boîte d’allumettes, d’un métal inconnu qui sent le pétrole, et sur lequel il est impossible d’allumer quoi que ce soit. Mais la beauté de ces souvenirs impériaux ne réside pas dans leur plus ou moins de richesse, dans leur plus ou moins de valeur marchande ; elle est tout entière dans le souvenir même, n’est-ce pas ?

« En Russie, j’occupais alors – je parle de six ans – une situation analogue, mais inférieure, s’entend, car il n’est qu’un Febvre au monde – à celle que votre grand Frédéric occupa glorieusement, sous la monarchie de Napoléon III. C’est vous dire clairement que j’étais comédien. L’empereur Alexandre goûtait fort mon talent, fait d’élégance hautaine et de belle tenue, même dans l’émotion : quelque chose comme un Laffont russe, si vous voulez. Il venait souvent m’entendre en mes meilleurs rôles et, quoiqu’il ne prodiguât pas les démonstrations, il daignait m’applaudir aux bons endroits. C’était un esprit cultivé, et je le dis sans courtisanerie, dans les ouvrages dramatiques que je jouais, il prenait goût aux belles scènes, sans avoir besoin de recourir au protocole, lequel, d’ailleurs, n’existe pas chez nous. Que de fois Sa Majesté me fit appeler auprès d’elle, et me félicita avec cet enthousiasme spécial et glacé que peut se permettre un empereur absolu, qui est tenu à beaucoup de réserves en toutes sortes de choses. En Russie, vous savez, on n’est pas du Midi, et le soleil ne rit pas plus dans les âmes que sur les bois de pins neigeux, hantés des loups. Il n’importe. L’empereur m’aimait au point que, non content de m’applaudir en public, il voulait bien aussi me consulter, dans les grandes occasions, et seulement en ce qui regardait mon art, cela va de soi. Car, je l’ai déjà dit, il n’est qu’un Febvre au monde. C’est moi qui étais chargé d’organiser les représentations au Palais d’Hiver, et dans les autres résidences impériales, chaque fois que l’empereur y donnait des fêtes. Et mon crédit était tel que M. Raoul Gunzbourg commençait à me voir d’un mauvais œil, et me débinait perfidement auprès de votre défunt Sarcey, en prévision que l’idée me vînt, quelque jour, de risquer, moi aussi, une tournée franco-russe en France.

« J’étais donc heureux, riche d’argent, de renommée, de relations, influent même, ou passant pour tel, ce qui vaut mieux que de l’être réellement, et, tous les soirs, avant de me coucher, je demandais aux saintes Images que ma vie continuât de la sorte, ayant su borner mes ambitions, et ne souhaitant pas d’autres biens que ceux dont je jouissais – ah ! si complètement ! »

Ici, la voix du narrateur devint grave, ses yeux devinrent tristes et, après s’être tu pendant quelques secondes, il continua :

« Orphelin et célibataire, je vivais avec ma sœur, une adorable gamine de quinze ans, qui était la joie de mon cœur, le soleil de ma maison. Je l’aimais au-delà de tout. Et comment ne pas aimer ce délicieux petit être, turbulent et joli, spirituel et tendre, enthousiaste et généreux, qui, sous le rire sonnant sans cesse à ses lèvres, vibrait à tout ce qui est beau, à tout ce qui est grand. En cette enveloppe frêle de rieuse gamine, on sentait battre une âme ardente, profonde et libre. Ces éclosions de l’héroïsme national ne sont pas rares, chez nous. Dans le silence étouffant qui pèse sur notre pays, dans l’immense soupçon policier qui l’enserre, le génie choisit parfois, pour y abriter, y dissimuler sa couvée, l’inviolable asile que doit être le cœur d’un enfant ou d’une petite fille. Ma sœur était vraiment de ces élues. Une seule chose me chagrinait en elle : l’extrême franchise de sa parole et l’indépendance frondeuse de son esprit qu’elle ne savait taire et cacher devant personne, même devant ceux-là en présence de qui il faut rester la bouche bien muette et l’âme bien close. Mais je me rassurais en me disant qu’à son âge ces petits écarts sont sans conséquence, bien que, chez nous, il n’y ait point d’âge pour la justice et pour le malheur.

« Un jour, rentrant de Moscou où j’étais allé donner quelques représentations, je trouvai la maison vide. Mes deux vieux serviteurs se lamentaient, sur une banquette, dans l’antichambre.

» – Où donc est ma sœur ? demandai-je.

» – Hélas ! fit l’un d’eux, car l’autre ne parlait jamais, ils sont venus… et ils l’ont emmenée avec la nourrice… Dieu l’ait en pitié !

» – Tu es fou, je pense ? criai-je… ou tu as trop bu ?… ou bien quoi ?… Sais-tu seulement ce que tu dis ?… Allons, dis-moi où est ma sœur ?

« Le vieux leva vers le plafond sa triste face barbue :

» – Je te l’ai dit, marmonna-t-il. Ils sont venus… et ils l’ont emmenée… le diable sait où !…

« Je crus que j’allais m’évanouir de douleur. Pourtant, j’eus la force de me cramponner à une portière, et, violemment, j’articulai :

» – Mais pourquoi ?… Voyons, pourquoi ? .. Ils ont dit quelque chose ?… Ils ne l’ont pas emmenée comme ça, sans raison ?… Ils ont dit pourquoi ?…

« Et le vieux, ayant secoué la tête, répliqua :

» – Ils n’ont rien dit… ils ne disent jamais rien… Ils viennent, comme des diables, on ne sait d’où… Et puis, quand ils sont partis, il n’y a plus qu’à se frapper la tête contre les murs et à pleurer…

» – Mais elle ? insistai-je… elle ?… Elle a bien dit quelque chose ? Voyons… elle a protesté ?… Elle les a menacés de moi, de l’empereur, qui est mon ami ?… Elle a bien dit quelque chose ?…

» – Que veux-tu donc qu’elle ait dit, la chère âme ?… Et qu’est-ce qu’elle aurait pu dire ? Elle a joint ses deux petites mains, comme devant les saintes Images… Et puis voilà… Maintenant, toi, et nous deux, à qui elle était comme la vie… nous n’avons plus qu’à pleurer, tant que nous vivrons… Car elle est partie pour là d’où l’on ne revient jamais… Dieu et notre père le Tsar soient bénis !

« Je compris que je ne tirerais pas d’autres renseignements de ces résignées et fidèles brutes, et je sortis, dans la rue, courant aux informations. Je fus renvoyé d’administration en administration, de bureaux en bureaux, de guichets en guichets, et, partout, je me heurtai à des visages muets, à des âmes verrouillées, à des yeux cadenassés, comme des portes de prison… On ne savait pas… ou ne savait rien… on ne pouvait me dire quoi que ce soit… Quelques-uns m’engageaient à parler tout bas, à ne pas parler du tout, à rentrer chez moi, gaiement… Dans ma détresse, je pensai à solliciter une audience de l’empereur… Il était bon, il m’aimait. je me jetterais à ses pieds, j’implorerais sa clémence… Et puis, qui sait ?… cette sombre justice accomplie en son nom, il l’ignorait peut-être, il l’ignorait sûrement !…

« Des officiers de mes amis, à qui j’allai demander conseil, me détournèrent vivement de cette idée :

» – Il ne faut pas parler de ça… il ne faut pas parler de ça… Cela arrive à tout le monde. Nous aussi, nous avons des sœurs, des amies, qui sont là-bas… Il ne faut pas parler de ça…

« Afin de me distraire de ma douleur, ils m’invitaient à souper, pour le soir… On se griserait de champagne, on jetterait des garçons de restaurant par les fenêtres… On déshabillerait des filles…

» – Venez donc… mon cher, venez donc…

« Braves amis !…

« Ce n’est que le surlendemain que je pus joindre le directeur de la police. Je le connaissais beaucoup. Souvent, il me faisait l’honneur de me visiter, au théâtre, dans ma loge. C’était un homme charmant et dont j’admirais les manières affables, la conversation spirituelle. Aux premiers mots que je lâchai :

» – Chut ! fitil d’un air contrarié… ne pensez plus à ça… Il y a des choses auxquelles il ne faut, auxquelles on ne doit jamais songer.

« Et, brusquement, il me demanda force détails intimes sur une chanteuse française, acclamée, la veille, à l’Opéra, et qu’il trouvait très jolie.

« Enfin, huit jours après ces terribles événements – un siècle, je vous assure… ah ! oui un siècle d’angoisses, de mortelles souffrances, d’inexprimables tournures où je pensai devenir fou –, le théâtre donnait une représentation de gala. L’empereur me fit appeler par un officier de sa suite. Il était comme d’habitude, il était comme toujours, grave et un peu triste, d’une majesté un peu lasse, d’une bienveillance un peu glacée. Je ne sais pourquoi, de voir ainsi ce colosse – était-ce le respect, la peur, la notion enfin précisée de sa redoutable toute-puissance ? – il me fut impossible d’articuler un mot, un seul mot, ce simple mot de “grâce ! ” qui, tout à l’heure, emplissait ma poitrine d’espoirs, frémissait à ma gorge, brûlait mes lèvres. J’étais véritablement paralysé, et comme vide, et comme mort…

» – Mes compliments, monsieur… me dit-il… vous avez joué, ce soir, comme M. Guitry…

« Après quoi, m’ayant tendu sa main à baiser, il me congédia gracieusement. »

Le narrateur regarda sa montre, et compara l’heure qu’elle marquait avec celle de la pendule qui tictaquait, sur un petit meuble, près de lui, et il reprit :

« J’achève… Aussi bien, il n’est que temps, et ces souvenirs me dévorent le cœur… Deux années passèrent. Je ne savais toujours rien ; je n’avais toujours pu rien apprendre de cet effroyable mystère qui m’avait, tout d’un coup, enlevé ce que j’aimais le mieux dans le monde. Chaque fois que j’interrogeais un fonctionnaire, je ne tirais de lui que ce « chut ! » vraiment terrifiant, avec quoi, au moment même de l’événement, partout, on avait accueilli mes supplications les plus pressantes. Toutes les influences que je tentai de mettre en campagne ne servirent qu’à rendre plus lourdes mes angoisses, et plus épaisses les ténèbres par où avait si tragiquement sombré la vie de la pauvre et adorable enfant que je pleurais… Vous devez penser si j’avais le cœur au théâtre, à mes rôles, à cette existence émouvante où je me passionnais tant, autrefois. Mais je ne songeai pas un instant, si pénible qu’elle fût, à la quitter. Grâce à mon métier, j’étais en rapports quotidiens avec d’importants personnages de l’Empire que, peut-être, un jour, je pourrais intéresser utilement à mon affreux malheur. Et je m’y acharnai, en raison des espérances possibles, lointaines, dont, par eux, j’entrevoyais la lueur trouble et confuse. Quant à l’empereur, il me conservait la même bienveillance, glaciale. Lui aussi, on voyait qu’il souffrait d’un mal inconnu, avec un admirable courage silencieux. En examinant ses yeux, je sentais… ah ! je sentais fraternellement qu’il ne savait pas, qu’il ne savait rien, lui non plus, qu’il était triste de toute la tristesse infinie de son peuple, et que la mort rongeait, affaissait, peu à peu, vers la terre, sa puissante carrure d’impérial et mélancolique géant. Et une immense pitié montait de mon cœur vers le sien… Alors, pourquoi n’ai-je pas osé pousser le cri qui, peut-être, eût sauvé ma sœur ?… Pourquoi ?… Hélas ! je ne sais pas.

» Après des jours et des nuits d’indicibles souffrances, ne pouvant plus vivre ainsi et décidé à tout risquer, j’allai chez le directeur de la police.

» – Écoutez, déclarai-je fermement… je ne viens point vous apporter d’inutiles paroles… je ne vous demande pas la grâce de ma sœur, je ne vous demande même pas où elle est… Je veux seulement savoir si elle vit ou si elle est morte…

« Le directeur eut un geste d’ennui.

» – Encore !… fit-il… Et pourquoi toujours penser à cela, mon cher ?… Vous n’êtes guère raisonnable, en vérité… et vous vous donnez bien du mal inutilement… Voyons !… tout cela est loin, déjà… Faites comme si elle était morte…

» – C’est précisément ce que je veux savoir… insistai-je… Ce doute me tue… Est-elle morte, ou vit-elle encore ?… Dites-le moi…

» – Vous êtes étonnant, mon cher… Mais je n’ en sais rien… Comment voulez-vous que je le sache ?…

» – Informez-vous… après tout, c’est mon droit…

» – Vous le voulez ?

» – Oui, oui, oui, je le veux, criai-je…

» – Eh bien, soit !… je m’informerai, je vous le promets…

« Et il ajouta négligemment, en jouant avec un porte-plume d’or :

» – Seulement, je vous engage, pour l’avenir, à concevoir de vos droits, mon cher, une idée un peu moins familière…

« Six mois après cette conversation, un soir, au théâtre, dans ma loge, tandis que je m’habillais pour entrer en scène, un homme de la police me remettait un pli cacheté… Je le rompis fiévreusement. Le pli ne portait ni date, ni signature, et contenait ces mots tracés au crayon rouge :

» – Votre sœur existe, mais elle a les cheveux tout blancs. »

« Je vis les murs de la loge et les lumières et la glace tourner, tourner, puis disparaître… et je m’abattis, comme une masse inerte, sur le tapis… »

Le narrateur se leva. Il était un peu plus pâle, et courbé comme un malade… Et il chancelait… étourdi par la douleur, et peut-être aussi par le champagne, car rien ne pousse à boire comme l’émotion.

— Voilà cinq ans de cela !… dit-il encore… Et aujourd’ hui la pauvre petite a juste vingt-trois ans… Et l’empereur est mort… Et il y a un autre empereur… Et rien n’est changé…

Après quoi, nous ayant serré la main, il prit congé de nous…


Nous avions l’âme étreinte par l’émotion, et la soirée eût pris fin d’une façon trop triste, si le père Plançon, régisseur du théâtre, qui avait dîné avec nous, n’avait eu l’idée de nous dérider un peu, en nous chantant quelques vieilles chansons de sa jeunesse… Il était de la bonne école dramatique… et il ne voulait point que le rideau tombât, au théâtre, comme dans la vie, sur les dénouements trop douloureux… Pauvre père Plançon !… Durant qu’il chantait, d’une voix chevrotante, avec des gestes comme doivent en avoir les squelettes… le directeur du Casino me raconta sur lui l’histoire suivante :

« Un jour, le père Plançon fut solennellement mandé dans le cabinet de son directeur.

» – Asseyez-vous, père Plançon, lui dit celui-ci… Et causons un peu, hein ?

« Le père Plançon était un petit bonhomme ratatiné, ridé, chauve, glabre de visage, dont les vêtements trop larges flottaient sur un corps trop maigre, comme une draperie sur du vide. Il avait l’air fort misérable, mais l’habitude de la scène lui donnait une sorte de dignité caricaturale, de dérisoire importance qui s’harmonisait le mieux du monde avec toute sa personne et relevait d’une pointe de comique douloureux l’aspect de sa pauvreté. Comme il était fort peu rétribué à son théâtre, il avait, pendant longtemps, adjoint à ses nobles fonctions de figurant le métier de fabricant de perruques, dans lequel, jadis, il se montrait habile et d’une impeccable honnêteté. Malheureusement, ce métier lui étant devenu trop difficile et pas assez lucratif, il l’avait abandonné.

» – C’est dégoûtant, disait-il… On ne trouve plus que des cheveux noirs, et des cheveux de juive, encore… Il n’y a plus, nulle part, de cheveux blonds… et vraiment français… Et, vous savez, les cheveux noirs, décolorés, et les cheveux étrangers, ça se travaille mal… ça n’est pas mousseux… ça n’est pas souple… ça n’est pas ça, quoi !… Les dames ne veulent plus de mes perruques, et, ma foi, elles ont raison… Ça n’est plus des perruques…

« Il faut dire aussi que sa main commençait à trembler ; ses doigts s’engourdissaient sur les têtes de carton. Il ratait toutes ses perruques, lesquelles lui restaient pour compte. Alors, il s’était fait agent d’assurances. Mais il n’assurait pas grand-chose, le pauvre vieux Plançon… Et c’était toujours la misère.

« Le père Plançon s’assit en face de son directeur, selon les règles de la plus stricte mise en scène. Le corps penché en avant, les jambes écartées à l’angle voulu, le coude droit un peu relevé, la main à plat sur sa cuisse, il demanda :

» – Suis-je bien ainsi, monsieur le directeur ? Suis-je dans la tradition ?

» – Parfait… approuva le directeur.

» – Alors, monsieur le directeur, je vous écoute.

« Et le directeur parla ainsi :

» – Père Plançon, il y a juste aujourd’hui quarante-deux ans que vous appartenez au théâtre de l’Athenaeum Dramatique. Ça ne vous rajeunit pas, mon pauvre vieux… ni moi non plus, d’ailleurs, ni le théâtre… mais qu’est-ce que vous voulez ?… c’est la vie… Vous êtes un excellent brave homme, ça oui !… Vous avez toujours tenu votre emploi avec honneur… Tout le monde vous estime ici… Enfin, vous êtes une conscience, mon père Plançon… Est-ce vrai, ça ?…

» – J’ai travaillé, monsieur le directeur, déclara le bonhomme.

« Et ce « j’ai travaillé » prit dans sa bouche un extraordinaire accent lyrique.

« Le directeur acquiesça :

» – Ah ! si vous avez travaillé !… Je crois bien… Pour dire : « Madame est servie… » il n’y avait pas, il n’y aura jamais votre pareil… C’est évident… Toute la critique est d’accord… Même quand vous n’aviez rien à dire, que vous n’aviez qu’à porter un plateau, éteindre une lampe, épousseter un fauteuil, introduire le petit vicomte dans la chambre de la marquise, c’était épatant… c’ c’était composé… c’était ça, quoi ! Un grand artiste, mon père Plançon, tout simplement… Des rôles modestes, c’est possible… mais un grand artiste, vous étiez un grand artiste… Pas d’erreur là-dessus…

— La nature, monsieur le directeur… j’ai étudié la nature… expliqua le vieux figurant qui, se rengorgeant à ce compliment, tenta de redresser sa taille un peu voûtée.

Et il ajouta :

— La nature et la tradition… tel fut mon secret…

— Mais oui, mais oui !… Ah ! des domestiques comme vous, on n’en fait plus, aujourd’hui… La graine en est perdue, au théâtre, comme à la ville, d’ailleurs. Allez donc demander ça à des jeunes gens de maintenant !… Ah ! bien, oui… Donc, voici ce que j’ai décidé… On donnera, le mois prochain, votre représentation de retraite… On jouera : Gloire et Patrie, votre meilleur rôle… Ça vous va, hein ?… Ça vous chatouille dans votre amour-propre ?…

Sur un geste dont il ne voulut pas comprendre l’expression douloureuse :

— Mais si… mais si… insista le directeur… et c’est tout naturel !… Sacré père Plançon ! Quand, au deux, vous ouvrez les portes du salon, et que vous lancez votre : « Madame la comtesse est servie ! » c’est rudement empoignant, vous savez… c’est une page… ça vous prend là, il n’y a pas à dire… ça vous prend là…

« Et le directeur se frappait la poitrine, violemment, à la place du cœur.

« Mais, en dépit de ces souvenirs glorieux, le père Plançon était devenu tout triste. Il n’avait pas prévu qu’un jour viendrait où il serait obligé d’abandonner le théâtre, comme il avait abandonné les perruques. Et cette idée le bouleversait, non point à cause de la misère noire où il allait entrer désormais, mais parce que le théâtre était sa vraie vie, et qu’au-delà du théâtre il ne voyait nul horizon, il ne voyait que ténèbres et mort. Il bégaya, atterré par les paroles de son directeur, mais avec des gestes scéniques et conformes à la situation :

» – Alors… le mois prochain ? Rêvé-je ?… Déjà !…

» – Comment, déjà ?… Après quarante-deux ans de travail, de bons et loyaux services, vous appelez ça déjà ? Voyons, voyons, mon père Plançon… vous aurez deux cents francs sur la représentation… deux cents francs… Ah ! ah ! c’est gentil, ça ?… Et puis, après, bonsoir les amis… la liberté, le repos, la campagne… Vous irez planter vos choux.

« Et gaiement :

» – En a-t-il de la veine, ce sacré père Plançon !… Et dans Gloire et Patrie, encore… c’est-à-dire le triomphe… Disparaître dans le triomphe, avec deux cents balles… Et il n’a pas l’air content !… Mais qu’est-ce qu’il vous faut, nom d’un chien ?

« Le directeur marchait dans la pièce en agitant les bras, et répétant :

» – Qu’est-ce qu’il lui faut ?… Non, mais le voilà buté… Ah ! ces sacrés grands artistes !… tous les mêmes…

« Après quelques secondes de silence émouvant, pendant lesquelles l’angoisse lui serrait la gorge, le père Plançon dit d’une voix douce et résignée :

» – Eh bien, soit, monsieur le directeur… Seulement, voilà… Je vais vous demander une grâce, une toute petite grâce que vous ne pouvez pas me refuser.. Le jour de ma représentation de retraite… je voudrais, eh bien oui, là… je voudrais jouer le petit vicomte…

« Le directeur sursauta :

» – Vous êtes fou, archifou, s’écria-t-il. Mais c’est impossible… Le petit vicomte ?… Un sale rôle, une panne, indigne de votre talent… Non pas… jamais je ne permettrai ça… Je veux que vous fassiez dans le public une impression inoubliable, mon père Plançon, entendez-vous ?… Je veux que dans cinquante, cent, trois cents ans, on dise : « Il n’y avait que le père Plançon pour lancer : “Madame la comtesse est servie ! ” » Mais c’est votre gloire que je défends contre vous-même… Oh ! les cabots, les cabots, les sales cabots !… On leur apporte le succès évident, l’acclamation certaine, dix, quinze, vingt rappels… et la fortune par-dessus le marché… Et ils aiment mieux courir je ne sais quelles stupides aventures… Le petit vicomte ! Non !… non, c’est trop bête…

» – Monsieur le directeur !…

» – Non…

» – Monsieur le directeur, écoutez-moi, supplia le vieux figurant, qui s’était levé, lui aussi, et tendait vers son directeur des bras rythmiques… Je vous fais juge de ma situation, monsieur le directeur, je remets entre vos mains mon honneur professionnel… Mais écoutez-moi, au nom du ciel… Il faut que je vous confie ça… Le petit vicomte, il y a plus de dix ans que je l’étudie, que je le compose, que je le vis, chez moi, en cachette, tous les soirs… ce rôle n’a que dix lignes… Mais il est admirable, et j’ai trouvé des effets, des effets !… Ah ! si vous vouliez !… Ce serait le couronnement de ma carrière. Le public verrait là un des côtés inconnus de mon talent… Monsieur le directeur, laissez-moi jouer le petit vicomte…

» – Non… non… et non !… Est-ce clair ?

» – Monsieur le directeur, je vous en supplie !…

» – Non, vous dis-je !… C’est inutile…

» – Monsieur le directeur, j’abandonnerais plutôt mes deux cents francs…

» – Ah ! fichez-moi la paix, père Plançon… vous me rasez, à la fin… Allons, ouste, ouste !…

« Et, brutalement, il le congédia.

« Le père Plançon était infiniment malheureux. Chaque jour, il venait au théâtre, rôdait sur la scène et dans les couloirs, inquiet, silencieux, hamlétique, presque. Lorsque ses camarades lui adressaient la parole, à peine s’il leur répondait. Et il monologuait en lui-même :

» – Le petit vicomte !… C’est à n’y rien comprendre… Me refuser une chose si simple, et qui eût été si belle, une chose qui, pour moi, serait la gloire, qui, pour le public et pour Sarcey, serait une révélation !… Qu’est-ce que cela pourrait bien lui faire à cette canaille, à cette grosse canaille, qui s’est engraissée de mon talent, de mes veilles ?… Ah ! je n’ai pas eu de chance !… Et personne ne saura jamais ce qu’il y avait en moi, ce qu’il avait, là, sous ce crâne…

« Il croyait à une cabale, à une conspiration, et il regardait tout le monde d’un regard méfiant, d’un regard où, vainement, il cherchait à insinuer une expression méchante et vengeresse, le lamentable et doux bonhomme.

« Enfin, le grand jour arriva. Jusqu’au dernier moment, le père Plançon avait espéré, au fond de lui-même, un miracle. Et ce fut le cœur bourrelé, les larmes dans les yeux, qu’il vit la toile se lever, lentement, implacablement, sur le premier acte de Gloire et Patrie.

« Le vieux bonhomme n’apparaissait qu’à la fin du deuxième acte. Le moment venu, il entra sur la scène, avec majesté, perruque blanche et bas noirs, ouvrit noblement les deux battants de la porte, par où la salle à manger s’éclaira des lumières de ses cristaux et des reflets de son argenterie, et, de ce ton solennel et chevrotant qu’il avait, il annonça :

» – Madame la comtesse est servie !

« Tout à coup, rêves refoulés, ambitions étouffées, tout cela dont l’amertume avait empoisonné sa vie, se leva, gronda dans son âme. En une seule fois, dans une minute d’exaltation suprême, il voulut protester contre son passé de rôles humbles, et muets, apparaître enfin, éloquent, dominateur, terrible, apothéotique. Des lambeaux de drames, des répliques violentes, des apostrophes éperdues, d’angoissants trémolos, et des prisons, et des palais, et des souterrains, et des dagues, et des arquebuses lui revinrent au souvenir, en foule, pêle-mêle, enflammés et torrentueux comme des laves. Il sentit rugir et bondir dans son âme les rugissantes et fraternelles âmes des Frédérick Lemaître, des Mélingue, des Dumaine, des Mounet-Sully, des Coquelin. L’ivresse le saisit, l’affola, le poussa aux héroïsmes les plus extravagants. Et, redressant sa taille courbée de vieux serviteur, rejetant en arrière sa tête sur laquelle la perruque blanche s’horrifia, ainsi qu’un feutre vengeur, la poitrine haletante et sifflante, la main gauche battant sur son cœur, la droite tendue comme une loyale épée, vers les invités, il clama d’une voix rauque, d’une voix cassée par l’émotion de se révéler, enfin, devant les foules, un héros :

» – Oui, madame la comtesse est servie !… Mais, auparavant, général, laissez-moi vous le dire en face… Celui qui insulte une femme est… un lâche !

« Puis il s’effaça pour laisser passer les invités consternés.

« Un tonnerre d’applaudissements éclata dans la salle. Les spectateurs, exaltés par cette sortie vigoureuse et sublime, rappelèrent le père Plançon, frénétiquement. Mais le rideau resta obstinément baissé, malgré les cris, le trépignements, les enthousiastes bravos qui se prolongèrent durant une partie de l’entracte.

« Quant au père Plançon, ses camarades l’entouraient, l’accablaient de reproches.

» – Que vous est-il donc arrivé, père Plançon ? disait la grande coquette… Mais vous êtes donc devenu fou ?… Ou bien êtes-vous malade ?…

» – Non, madame la marquise, répondit noblement le père Plançon… Et ne me parlez plus jamais de votre honneur… Il n’y a pas deux honneurs… il n’y a que de braves gens…

« Puis, ayant levé vers les frises un doigt attestateur, il disparut à travers les ténèbres des décors… »


Et le père Plançon chantait toujours…