Les Vrais Plaisirs

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Les Vrais Plaisirs, ou les Amours de Vénus et d’Adonis
Traduction par Élie-Catherine Fréron et Colbert d’Estouteville.
(p. np-78).

LES

VRAIS PLAISIRS

OU

LES AMOURS

DE VENUS ET D’ADONIS,


A PAPHOS.


M. DCC. XLVIIII.

AVERTISSEMENT.


CEtte bagatelle eſt une imitation du Chant huitiéme
de l’Adone du Cavalier Marin, intitulé I. TRASTULLI, c’eſt-à-dire, les Vrais Plaiſirs. On a tâché d’y mettre une ſuite & des liaiſons, qu’on chercheroit vainement dans l’Original. On a même eu la hardieſſe d’y ajoûter pluſieurs idées. Mais quelques changemens, quelques tranſpoſitions qu’on ait été obligé de faire, les Lecteurs (s’il s’en trouve) y reconnoîtront ſans peine le génie Italien. Un Etranger, habillé à la Françoiſe, conſerve toujours l’air & les manieres de ſon Pays.

Tout ce qu’on ſouhaite, c’est que ceux qui jetteront les yeux sur cet Eaſſi, prennent autant de plaiſir à le lire, qu’on en a eu à le compoſer.

LES

VRAIS PLAISIRS.



JEunes Cœurs, qui brûlez des feux de l’Amour, vous dont les déſirs s’enflâment avec tant de rapidité, c’eſt pour vous que j’écris, c’eſt pour vous que je chante. Les ſons de ma Lyre ne peuvent réjouir la triſte vieilleſſe, qui, pour ſon bonheur même, doit refuſer ſes regards à des peintures, pour elle inutiles, quelque agréables qu’elles ſoient. Tout homme qui n’eſt plus fait pour aimer, eſt ordinairement ennemi de l’Amour & de ſes leçons.

Loin d’ici ces cœurs durs & ſéveres, qui donnent le nom de vertu aux noirs accès d’une ſombre triſteſſe. Ils peuvent dédaigner ma molle & tendre Muſe. Que ces rigides Cenſeurs, qui empoiſonnent les choſes les plus innocentes, ne viennent point verſer ſur ce que j’écris l’amertume de leur critique.

Que l’Hypocriſie, qui affiche l’auſtérité, ne s’attende pas à un Poëme grave & moral : ce Monſtre, dont l’œil farouche n’apperçoit que les défauts, & dont la main cruelle ne cueille que les épines. Tout eſprit raiſonnable verra d’un regard indulgent ce tableau des délices amoureuſes.

Eh ! doit-on trouver mauvais, quand l’Auteur eſt modeſte, que ce qu’il écrit le ſoit un peu moins ? Quel mal y a-t-il de tracer l’image des plaiſirs ? Si c’eſt un crime, le crime eſt léger.

L’Abeille & la Vipere ſuçent les mêmes fleurs dans les prairies du Mont Hybla ; &, selon leur inſtinct, les convertiſſent, l’une en miel, l’autre en poiſon. Si mes Chants produiſent dans quelques uns le fiel & l’amertume, d’autres y recueilleront un fruit plus doux.

Les jours d’Adonis couloient dans la paix & dans l’innocence. Loin du faſte bruyant des Villes, il occupoit son loiſir à pourſuivre les hôtes des forêts ſur les montagnes d’Idalie. Dès le lever de l’Aurore, il prenoit ſon javelot, ſon arc & ſes flêches, & franchiſſoit d’un pied léger les collines & les guérets. Dans cet équipage on l’eût pris pour l’Amour. Ses yeux lançoient plus de traits ſur les cœurs qu’il n’en décochoit ſur les vils Animaux. Il ſembloit que la Nature l’eût exprès formé pour la volupté des regards. Mais il ne ſe doutoit pas des chaînes qu’il faiſoit porter. Les Nymphes & les Bergers venoient l’attendre aux détours des Bois, pour le voir, & pour en être vûes. Il penſoit que le ſimple amuſement de la chaſſe les attiroit ſur ſes pas. Lui ſeul enfin méconnoiſſoit l’empire de ſa beauté, dont cette ignorance peu commune relevoit l’éclat.

Tant d’attraits ne furent pas long-tems enſevelis dans les Forêts du Mont Idalus. La Renommée, pour les divulguer, prit ſa trompette, & fit retentir le nom d’Adonis aux quatre coins de l’Univers. Elle ſe fit un jeu cruel d’enflammer par ſes récits les cœurs des Mortelles & des Déeſſes.

Déjà l’on en parle à Paphos ; le bruit en vient juſqu’aux oreilles de Venus. Son cœur s’émeut. Elle apperçoit un jour le Héros, en traverſant les airs, pour aller à Cythère. Cette vûe acheve ſa défaite. Une ardeur violente embraſe tous ſes ſens ; l’image d’Adonis eſt ſans ceſſe préſente à ſon eſprit. Eh ! quoi, s’écria t-elle, j’aimerois un Mortel ! Hélas ! je ne le ſens que trop : oui, je l’adore. Qu’on renverſe mes Autels ; qu’on ne m’adreſſe plus de vœux. Adonis eſt le ſeul Dieu de cet Empire.

Le ſéjour de Paphos n’a plus rien qui l’amuſe : tout lui déplaît, tout l’importune. Inquiéte & rêveuſe, elle écarte loin d’elle les Ris & les Jeux, & ne garde que les Amours. Enfin, réſolue d’aller trouver l’objet de ſa tendreſſe, elle invoque ſon fils ; elle lui demande ſes traits. Elle appelle les Graces pour la parer. Jamais elles ne la trouvèrent ſi difficile. Elle conſulte mille fois ſon miroir. Elle eſſaye cent Robes différentes ; comme ſi Venus avoit beſoin, pour plaire, d’ornemens empruntés. Amour, tu inſpires plus de défiance que d’orgueil : Tu fis douter ta Mere du pouvoir de ſes charmes.

Dès que les Graces eurent mis la derniere main à ſa parure, elle monte ſur ſon Char, traîné par des Cignes, & vole vers les Bois d’Idalie. Les parfums de Flore embaument les airs ſur ſa route. Le Char s’abbat mollement ſur les bords d’un ruiſſeau, où, fatigué de la Chaſſe, Adonis ſe repoſoit dans les bras du ſommeil.

Venus le conſidere longtems. Elle ne peut aſſez admirer les traits charmants de ſon viſage, embellis par la fraîcheur qu’y répand un doux repos. Elle craint de l’éveiller : elle interdit aux vents leurs haleines, aux ondes leur murmure, aux oiſeaux leurs chants. Aſſiſe prés de lui ſur le gazon, elle attend avec impatience que ſes yeux ſe r’ouvrent à la lumiere. Morphée, ſecondant les deſirs de la Déeſſe, abandonne les paupieres de ſon Amant. Quel réveil pour lui ! Tout ce que la beauté, la jeuneſſe, & ce charme divin qui leur communique le don de plaire ; tout ce qu’un objet enchanteur peur cauſer aux yeux de plaiſir & de raviſſement à l’eſprit, Venus en ce moment le fit ſentir au bel Adonis. Il héſite, il tremble à ſa vûe : il la regarde avec une ſurpriſe muette, plus flatteuſe encore que l’éloge.

La Déeſſe, après avoir joui quelque tems de ſon admiration, le raſſure par ces mots : Trop aimable mortel, ne craignez point ma préſence, que rien ne vous ſoit ſuſpect de la part de l’Amour & de ſa Mere, C’eſt lui ſeul qui m’améne dans ces lieux écartés. Le Ciel eſt ma patrie, & je tiens ma Cour à Paphos. Refuſeriez-vous de m’y ſuivre & de m’aimer ? N’eſt-ce point une illuſion, s’écrie Adonis ! Quoi ! il me ſeroit permis d’aimer une Immortelle ! L’égalité regne, dit Venus, dans l’empire de mon fils : Venez, & fiez-vous à moi du ſoin de votre bonheur. Les Cignes déployent leurs aîles ; le char vole, & traverſe en un inſtant les plaines azurées. Ils arrivent à Paphos.

Les Amours rougiſſent de s’en voir effacés ; les Graces s’empreſſent autour d’Adonis, ſe diſputent l’honneur de lui donner la main, pour le conduire au Palais de leur Souveraine. Il n’y fut pas plutôt entré, qu’il éprouva ce doux ſaiſiſſement, qu’il faut avoir ſenti, pour le comprendre. Frappé des merveilles que raſſemble ce beau ſéjour, il reſte immobile. Il n’eſt point d’objet ſi ſéduiſant, d’attitude ſi voluptueuſe, qui ne vienne charmer ſes yeux agréablement égarés. Il les promène curieuſement ſur toutes les Statues parlantes qu’il rencontre. De quelque côté qu’il les tourne, les Tableaux du Plaiſir, préſenté ſous mille formes différentes, s’offrent en foule à ſes regards ſatisfaits.

Ce lieu de délices lui ſemble un Paradis terreſtre, où les Anges veulent donner une fête. La Flaterie eſt ſur le ſeuil de la porte, & attire les Pelerins. La Promeſſe les invite d’entrer, & les prend ſous ſa garde. La Gayeté au viſage riant les accompagne, & badine avec eux. La Vanité leur fait un accueil gracieux. La Confiance encourage les plus timides. La Richeſſe, vétue d’un habit de pourpre, étale tous ſes tréſors.

Les Soupirs y ſont des haleines de feu. Le Regard eſt coquet ; le Sourire enchanteur : les Jeux courent embraſſer les Plaiſirs ; les Charmes ſe jettent dans les bras des Amuſemens : la Joye chaſſe loin d’elle les ſoins incommodes, & folâtre ſans ceſſe.

L’amoureuſe Penſée, le front baiſſé & le regard à terre, ſe ronge les doigts. La Priere à genoux demande du relâche à la Douleur, & la Paix à la Guerre. Le Geſte, meſſager muet du déſir, ſe fait entendre. Le Baiſer préſente ſes lévres & ſe fond dans un baiſer.

La Langueur ſe repoſe à chaque pas. Le Sommeil la ſuit avec un front appeſanti & ſe ſoutenant à peine ; la troupe des Songes voltige autour de lui, les uns parés de fleurs, les autres couverts de cyprès.

Le Myſtere eſt enveloppé d’un voile preſque impénétrable. On ne peut l’apercevoir que dans l’ombre de la nuit ou des forêts. Chaque jour il s’enrichit des pertes de l’Indiſcrétion. La Complaiſance facile prévient les gouts ; les Soins obligeans compoſent ſon cortége.

La Jeuneſſe fait des couronnes de lys, & treſſe avec des roſes les boucles de ſes cheveux. La Beauté, les Graces, les Agrémens & les Charmes ſe tiennent par la main. L’aimable Folie danſe au milieu d’eux. L’Eſpérance flatteuſe & perfide les fuit avec le déſir plein d’agitation. L’Occaſion ne fait que ſe montrer & diſparoître : elle a peur qu’on ne lui ſaiſiſſe le toupet de cheveux qu’elle a ſur le front.

L’Audace tremble elle-même au premier larcin qu’elle fait. La Licence porte ſes mains témeraires ſur tout ce qui ſe préſente.

La fine Tromperie & l’ingenieux Menſonge, tous deux maſqués ſe, promènent enſemble. La Fraude ruſée couvre de fleurs les ſerpens de ſon horrible chevelure. Une voix douce, un ſourire agréable cachent le cruel venin de ſa langue.

Les Sermens faux pu infidéles s’envolent avec des aîles legeres, & ſont répandus dans les airs. Les Soupirs, les Sanglots entrecoupés, la Crainte au regard abattu marchent ſur les pas de la Colere, ſi facile à s’appaiſer.

La terre rit, les oiſeaux chantent, les arbres réſonnent, l’air ſoupire, les ruiſſeaux gazouillent, & l’écho répete leur different langage. Les bêtes les plus féroces ſe careſſent à travers les arbriſſeaux ; les poiſſons brûlent au milieu des eaux ; les pierres mêmes & les ombrages reſpirent un ſouffle enflammé.

L’adroit Meſſager de Jupiter qui juſques-là n’avoit point perdu de vue le bel Adonis, ſe montra tout à coup à ſes regards : Vous êtes, lui dit-il, dans le ſeul pays, où la félicité du cœur augmente celle des ſens. Voici le trône du tendre ſentiment, ſi ſuperieur aux autres paſſions, ſouvent trompées par de faux objets. L’Amour ne peut jamais l’être : il eſt le fidèle miniſtre de la verité & le pere du plaiſir. Les autres ſentimens qui ne ſoumettent pas la nature entiere à leurs loix ne peuvent être parfaits. Celui-ci s’étend partout. Son empire eſt l’univers.

Je voudrois vous en parler plus au long : je me flatte que je viendrois à bout de réſoudre tous les doutes qu’on propoſe dans mes écoles. Mais je renonce, malgré moi, à des éclairciſſemens qui ſont de mon reſſort : je m’attirerois le courroux de votre Souveraine, ſi j’allois lui ôter le plaiſir ſi flatteur d’inſtruire ce qu’on aime. Je vous quitte, & ne reſte dans ces beaux lieux qu’autant de tems qu’il en faut pour faire à ma Bergere une guirlande de myrthe & de violette. Vous, Adonis, volez au ſein des Amours qui vous tendent les bras. Toute compagnie, quelle qu’elle fût, vous y ſeroit importune. En achevant ces mots, il ſe retourna du côté de Venus avec un ſourire malin.

La Déeſſe commençoit à s’impatienter des propos de Mercure. Il lui tardoit qu’il partît. Lorſqu’il les eût quittés, elle invita ſon Amant à ſe promener dans les jardins qui embeliſſoient ſon Palais. Ils s’approcherent d’une fontaine, l’ouvrage de la ſimple Nature. Venus prit plaiſir à ſe contempler dans ce liquide miroir. Le déſir de ſe plaire à ſoi même eſt auſſi puiſſant ſur le cœur d’une Belle, que celui de charmer d’autres yeux.

Cette Fontaine produit un ruiſſeau qui ſerpente mollement dans un lit tortueux. Vous prendriez ſes paiſibles flots pour des nappes d’argent, ſi vous n’entendiez par leur doux murmure. Son ſable eſt d’or ; & c’eſt ce ſable que le Dieu d’Amour ramaſſe avec ſoin, pour fabriquer les fléches dont il bleſſe les malheureux mortels.

Ce ruiſſeau ſe partage bientôt en deux. L’un de miel eſt rempli d’autant de douceur que le goût en peut déſirer. L’autre, quoique ſorti de la même ſource, n’eſt que de fiel. C’eſt dans ce dernier que l’on dit que Cupidon trempe la pointe de ſes traits : cet enfant ſi tendre & ſi cruel, qui fut aſſez dénaturé pour percer le ſein de ſa Mére, & faire couler dans ſon ſang le poiſon le plus ſubtil.

Le Ruiſſeau de miel ſuit ſon cours, ſans jamais mêler la douceur de ſes eaux aux ondes améres de ſon rival. Il diviſe ſes flots dorés en pluſieurs canaux, qui raſraîchiſſent la verdure des Prés émaillés, & qui ſe rendent tous dans un Bain délicieux, pratiqué au milieu d’un Boſquet. Le plaiſir & la volupté ont les clefs de ce Bain, dont les charmes invitent à s’y plonger.

Le Plaiſir eſt aſſis à la porte, & folâtre avec ſa Compagne. Il a des aîles de mille couleurs ; ſon viſage eſt riant ; ſes yeux vifs & étincelans. Son bouclier d’or & ſon corſelet étoient à ſes pieds. Ce Guerrier pacifique avoit placé ſon caſque au milieu des fleurs.

Son Luth étoit pendu près de lui à une branche d’arbre, & les zéphirs badins en faiſoient leur jouet. Sa blonde chevelure, parfumée d’ambroſie, voltigeoit au gré des vents qui la careſſoient. On voyoit autour de lui des filets. & des hameçons. Il étoit paré de Guirlandes de roſes naiſſantes & de mirthe fleuri. Iris formoit autour de ſa tête une Couronne de ſes nuances les plus brillantes.

La flateuſe Volupté n’a pas un viſage moins beau, ni moins ſatisfait. Ses cheveux ſont entrelaſſés de pampre & de lierre. Elle gardoit un Troupeau d’hermines d’une blancheur éblouiſſante. De ſa main droite elle careſſoit un petit Chevreau : de l’autre elle ſoutenoit un Miroir.

Adonis & Venus ſe rendirent dans cet heureux azile, où l’on arrive par cent détours agréables. Ils s’aſſirent ſur un tapis de verdure. Venus, par cette habitude que donne la coquetterie, arrangea les ornemens qui compoſoient ſa parure. Elle gardoit le ſilence ; ſes regards étoient incertains : ils ſe fixerent pour un moment ſur deux Moineaux, qui par le frémiſſement de leurs aîles exprimoient la vivacité de leurs tranſports.

Un feu ſubit monta au viſage de la Déeſſe : le coloris du deſir ſe répandit ſur ſes joues délicates. : les ſentimens de ſon cœur ſe peignirent dans ſes yeux. Elle ſe ſervit envain de ſon éventail, pour appaiſer l’ardeur qui l’embraſoit. Elle ceſſa de s’amuſer avec les ris & les amours qui jouoient autour d’elle. Elle donna la main à ſon Amant, pour la lever de deſſus le gazon, & le prit par-deſſous le bras.

Sa Robe ouverte, extrêmement courte, laiſſoit voir deux jambes, qui ſeules auroient fait la réputation d’une autre Déeſſe. Cette robe, qu’elle avoit miſe par préférence, étoit d’une étoffe ſi légere, qu’elle diſparoiſſoit à tout moment. Les folâtres enfans du vague Eole prenoient plaiſir à la faire voltiger, à s’y engouffrer. Un d’eux, ſe mutinant contre l’importun vêtement, eut la témérité de le ſoulever, & découvrit pour trop peu d’inſtans des genoux plus blancs que l’albâtre.

C’eſt ainſi que Venus tend ſes filets au bel Adonis. Tous ſes mouvemens ſont de nouveaux piéges ; toutes ſes paroles de nouvelles fléches. Tantôt elle s’arrête au milieu de ſon diſcours : elle tombe dans une tendre rêverie, interrompue par un ſoupir ou par un ſourire : tantôt elle lorgne avec tant d’art, que ſes regards pénétreroient le Diamant le plus dur ; à plus forte raiſon un verre auſſi fragile que le cœur d’Adonis.

Si vous trouvez quelques beautés dans mes traits, lui dit-elle, je renferme encore plus de tendreſſe dans mon ame. Mes yeux, ſi vous les entendez, l’expliquent aſſez.

Apprenez que les faveurs que l’on accorde pour prix de l’amour, ſont le ſeul bien qui puiſſe faire la vraye félicité. Elle eſt le but où tendent les humains ; mais on parvient difficilement à mettre le pied dans ce ſéjour enchanté ; & l’amour ne ſe trouve que dans mon cœur.

Peu de tems après que ce Dieu fut ſorti de la Boëte fatale, où il étoit renfermé avec tous les Maux, pour leur ſervir d’adouciſſement, les Dieux le rappellerent dans l’Olympe. Avant que d’y remonter, il fut obligé de quitter l’écharpe qui le couvroit. Il va depuis tout nud & ſans aucun voile. Il deſcend quelquefois des céleſtes demeures, pour ſe placer ſur ce Trône ; mais je le dérobe à tous les yeux indignes de le voir ; je le cache avec un ſoin extrême, & ne le montre qu’à mes Favoris.

Depuis que l’Amour s’eſt envolé dans les cieux, ſon départ a cauſé ſur la terre une mépriſe funeſte. Son ennemi s’eſt revêtu de la parure qu’il a laiſſée. Cet ennemi eſt la Douleur. Elle ſe montre ſous ce déguiſement qui la fait méconnoître. Les mortels s’y laiſſent tous les jours tromper, & trouvent la douleur où ils cherchoient le plaiſir.

Je ſuis la compagne du véritable Amour. Il habite avec moi. Par lui je tourne l’occupation en amuſement, la triſteſſe en joye. C’eſt nous qui vous ferons connoître la vie de la vie, le plaiſir des plaiſirs, & le ſeul qui mérite ce nom.

Mais ce riant ſéjour & la chaleur de la ſaiſon nous invitent à nous baigner. Une des Loix de mon Empire l’exige. Cet amuſement eſt digne de votre âge, & ne peut qu’embellir vos attraits. Pour tout dire enfin, l’ardeur que je ſens de m’unir à vous, heureux mortel, vous le preſcrit.

Adonis confus & interdit ne répondoit rien. Ses oreilles, accoutumées au ſon bruyant des Cors, étoient peu faites à un ſi doux langage. Il tenoit la tête & les yeux baiſſés. Dans l’inſtant une troupe de Nymphes l’entourent : Elles forment un cercle autour de lui, & ne veulent point ſouffrir qu’il en ſorte. Celle-ci détache ſon carquois, celle-là ſa ceinture ; les autres le deshabillent.

Il eſt contraint de céder à la foule importune qui l’environne : Ce n’eſt pas ſans honte qu’il ſe voit tout nud, excepté une gaze légere qui voile à peine ce que le préjugé ne permet pas d’expoſer aux yeux. Ses regards embarraſſés cherchent la Déeſſe, & craignent de la rencontrer : il l’apperçoit dans le même état.

Elle s’étoit un peu, enfoncée dans le boſquet, comme par modeſtie ; de maniere cependant qu’on pouvoit la remarquer à travers le feuillage. Qui connoît mieux que Venus l’art d’irriter les yeux ? Elle ſe montre & ſe cache tour à tour. On la voit même rougir. Tous ſes geſtes, toutes ſes attitudes, formées à deſſein, ſemblent l’ouvrage de la timide retenue. Cette pudeur enfantine, cet embarras qui paroît ingénu, lui prêtent de nouveaux charmes.

Tous les arbriſſeaux empreſſés ſe diſputent l’avantage de l’ombrager. Ils étendent, ils baiſſent leurs rameaux à l’envi, moins pour la parer des rayons curieux du ſoleil, que pour s’en aprocher de plus près, l’embraſſer & la careſſer. Leur ſéve, autrefois vagabonde, ſe précipite aux extrémités des branches qui touchent la Déeſſe. On vit même un jeune Hêtre, qui ne pouvant renfermer le plaiſir qu’il reſſentoit, pouſſa pluſieurs boutons & devint plus touffu.

Venus, affectant toujours de voiler des appas, qu’elle n’avoit point fait de difficulté d’expoſer aux regards du Berger Troyen, délie en hâte ſes longues treſſes. On eût crû voir tomber une pluye agréable qui couvrit dans l’inſtant la blancheur de ſon corps. Elle feint de ſe dérober ſous ce brillant nuage ; elle ſait trop bien que ſes cheveux indociles s’acquitteront mal de cet emploi ; & que, quelques efforts qu’elle faſſe pour receler ſes tréſors, un Zéphire galant, de concert avec elle, aura ſoin de les découvrir.

Il eſt tems de décrire les charmes du Bain, où les deux Amans vont entrer.

La forme du bâtiment eſt un quarré parfait, entouré de Pavillons. Au milieu de l’édifice s’élève un obéliſque de jaſpe, qui renferme les tuyaux de chaque fontaine. L’eau ſort de ces tuyaux par douze robinets d’argent, & tombe en caſcades dans des réſervoirs d’agathe & d’albâtre. Toutes les eaux ſe réuniſſent dans un grand baſſin, autour duquel regne une galerie ſoutenue par deux rangs de Colonnes. Ses murs ſont incruſtés de marbres de differentes couleurs. On y voit des Canapés & des Chaiſes longues, placés dans des niches obſcures.

L’induſtrie humaine ne peut atteindre à l’art infini qui décore la voûte. Des émaux & de la mozaïque en lames d’or en forment le plafond, enrichi de diamans, de ſaphirs, d’émeraudes & de rubis, qui par leur arrangement repréſentent, ici un ciel d’azur, là un gazon fleuri, plus loin l’ardeur des flammes.

L’eau raſſemblée dans le Baſſin, claire & tranſparente, répéte les merveilles de ce lieu. Diane en eût peut-être moins voulu au téméraire Actéon, s’il l’eût ſurpriſe au milieu de ces eaux pures & vives. Narciſſe les eût ſans doute préférées à toute autre, pour y venir admirer ſa beauté. Auſſi la Nymphe Echo, jadis épriſe de ſes charmes, ſe plaît-elle dans ce ſéjour, depuis qu’elle eſt métamorphoſée en voix. Elle s’y divertit à répéter tout ce que ſe diſent les Amants heureux.

Adonis & Venus, arrivés dans ce Bain délicieux, en parcourent les aimables réduits. Un murmure agréable de ſoupirs & de baiſers donnés & rendus, frappe d’abord leurs oreilles. Adonis ſe tourne du côté d’où vient le bruit. Il s’approche pour voir de plus près : il voit tout, & baiſſe les yeux.

Il avoit apperçu une jeune Nymphe, renverſée ſur un Sopha, ſe défendant contre les fureurs d’un impétueux Satyre, qui d’une main avide preſſoit l’yvoire vivant de ſa belle gorge : ſon autre main étoit occupée plus voluptueuſement encore.

La Nymphe ſe débat entre les bras nerveux de ce robuſte Athlete. La langueur eſt dans ſes yeux, la colere ſur ſon front. On la croiroit irritée. Elle détourne ſon viſage des baiſers brûlans du Satyre tant de fois répétés. Elle refuſe la douceur des ſiens, & en les refuſant, elle en donne plus d’envie. Elle diſpute quelque tems la victoire ; mais tous les mouvemens, qu’elle fait ne ſervent qu’à hâter ſa défaite ; elle s’enchaîne enfin dans les bras du vainqueur, & paye l’uſure des baiſers qu’elle feignoit de ne pas vouloir accorder. Elle l’embraſſe, elle le ſerre : le Liérre amoureux n’eſt pas plus étroitement uni à l’ormeau.

Le cœur le plus inſenſible ne tient pas longtems contre les forces magiques de l’Amour. Adonis, ému de ce ſpectacle, conçut la premiere idée d’un bonheur qui lui étoit inconnu. La nature l’attendoit là pour l’éclairer ; le bandeau de ſon ignorance ſe déchira. Il ſentit des mouvemens qu’il n’avoit pas encore découverts. Il jette ſur la Déeſſe un de ces regards, où l’âme attendrie offre le tableau le plus expreſſif de ſes paſſions. Qu’il goute de plaiſir à la contempler ! Cependant il n’eſt pas entierement ſatisfait : il déſire, & n’oſe prendre le Satyre pour modéle.

Venus déméle avec joie tout ce qui ſe paſſe dans le cœur de ſon Amant. Elle s’applaudit des progrès viſibles que l’Amour fait ſur lui. Elle l’anime encore par des diſcours pleins d’art & de feu ; elle lui ſourit, elle le careſſe en cauſant avec lui. Elle ſe diſoit à elle-même : L’inſtant approche, où je jouirai du fruit de mes tendres ſoupirs. Ah ! que les Amours ſont heureux ! mais les Amans le ſont encore plus.

La Volupté, qui les voit d’un œil content, attiſe le feu qui les dévore. Elle s’attache ſurtout au jeune Adonis ; elle fait couler un braſier dans ſes veines. La vivacité du déſir, les rayons de l’eſpérance, la pâleur de la crainte, peignent tout à la fois ſon viſage de leurs couleurs. Plein d’agitation & tout hors de lui, ſon ardeur s’irrite : Tel un courſier belliqueux veut s’élancer dans la carriere ; il reſpire les combats ; il eſt près de rompre ſon frein.

Adonis dépouille enfin les reſtes de ſa timidité : il n’en devient que plus aimable aux yeux de la Déeſſe. Je me meurs ; c’eſt fait de moi, lui dit-il, ſi votre pitié ne me ſoulage par un prompt ſecours. Je touche à ma derniere heure : ſerez-vous aſſez barbare pour me le refuſer ? C’eſt votre beauté qui me fait mourir ; c’eſt elle cependant qui me fait ſentir que je jouis de la vie. Dès que le cruel Amour eſt venu avec toutes ſes armes me propoſer un défi, je me ſuis mis en défenſe ; j’ai pris mon arc, mais je crains qu’il ne ſe rompe par la violence dont il eſt tendu. O Déeſſe, ne mépriſez point votre eſclave ; pardonnez lui ſon audace. Hélas ! il aſpire ſans doute à trop de felicité.

Le ſeul voile qu’on lui avoit laiſſé, exprima encore mieux, en ſe dérangeant un peu, toute la force de ſon amour. Vous pouvez, lui dit Venus, eſperer d’être heureux : je vois que vous le méritez. Mais attendez que la Commodité, ma fidele Suivante, nous ait préparé un appartement. Souffrez ce delai, il augmentera le plaiſir. Qu’il vous ſuffiſe que mes déſirs ſont d’intelligence avec les vôtres. Dès que la nuit nous aura prêté ſon ombre, je me rendrai avec vous dans un lieu plus ſecret. Elle le baiſe, elle le conſole, puis avec ſa belle main elle le repouſſe doucement.

C’eſt ainſi qu’un habile Chaſſeur refuſe la liberté à ſon fier Limier, lorſque la proye vient à paſſer devant lui. Il l’arrête, impatient de fondre ſur elle : il le retient pour échauffer de plus en plus ſon ardeur.

Amour, dépeins-nous maintenant la volupté que reſſentit la nature entiere à l’aſpect de la Déeſſe toute nue dans le bain. Les belles Néreïdes ne firent rien voir d’auſſi charmant au chef des Argonautes, la premiere fois que la mer permit à l’Avarice de fendre ſon humide ſein. L’Etoile qui porte le nom de la Déeſſe n’eſt pas plus brillante, quand elle éclaire l’Océan. Son viſage reſſemble au ſoleil naiſſant ; ſa gorge eſt l’aube du jour, & les eaux de ce bain les flots tranquilles de Neptune, lorſqu’ils lui donnèrent la naiſſance.

Vous avez vû quelque Statue de Nimphe, chef-d’œuvre du ciſeau Créateur, placée au milieu d’une piéce d’eau. Venus l’égale par ſa blancheur & les juſtes proportions de ſa taille. Elle la ſurpaſſe par l’action & la vie, répandue dans tous ſes membres.

L’Onde amoureuſe ſemble ſe fondre de plaiſir ; elle s’échauffe, elle s’embraſe, & paroît une nape de feu. Ses flots s’entrepouſſent pour toucher la Déeſſe. Elle lui baiſe les pieds & les mains : elle ſe fait un lit du vallon qui ſépare deux globes d’une fermeté déſirable : elle aime à couler entre cette double colline. Avare & jalouſe du bien qu’elle poſſede, elle l’embraſſe, elle l’enveloppe : quelquefois elle ſe ſouleve pour la mieux cacher : elle voudroit ſe durcir pour retenir tant de charmes : mais Venus brille à travers cette humide glace, comme une lumiére dans un criſtal.

Adonis ne peut voir ſans de nouveaux tranſports les attraits qu’on lui découvre. Ses yeux errent avec une délicieuſe rapidité ſur toutes les parties d’un ſi beau corps, & ne peuvent s’en raſſaſier : il n’y en a pas une, ſur laquelle ſon imagination n’imprime mille baiſers enflâmés.

Tantôt la Déeſſe s’enfonce, & mouille juſqu’à ſes lévres vermeilles ; tantôt ſe ſoulevant un peu, elle ne ſe montre qu’à demi. Elle ſe panche, elle ſe redreſſe : elle tourne ſur elle-même, comme ſi elle vouloit ſe jouer des regards de ſon Amant. Tantôt, avec ſes doigts délicats, elle ſe divertit à lui faire jaillir l’eau au viſage.

Où ſuis je ? s’écrie-t-il ? Quels éclairs viennent m’éblouir ! Quel ſpectacle enchanteur ! Quelle Divinité peut être comparée à celle que j’adore ! Le Ciel a pris la place de la Terre.

Elle n’apparut point avec tant d’avantage au Berger Troyen, dans la vallée qu’arroſe le Xante. Il ne brûla jamais d’une pareille ardeur pour la Grecque célebre qui fit ſes infortunes. Je me ſens dévorer par une flamme vive. Le feu qui réduiſit Ilion en cendres étoit moins violent que celui dont je ſuis conſumé.

Dis-moi, pere Neptune, lorſqu’elle ſortit de ton écume, vis-tu ſur ſon beau corps autant d’éclat & de lumiére ? Soleil, n’eſt-elle pas plus belle aujourd’hui, que lorſque ta jalouſie la découvrit aux autres Dieux dans l’Olympe ?

Et toi, timide Endimion, tu fus bien moins fortuné que je ne le ſuis, lorſque la ſœur d’Apollon quitta pour toi ſon cercle d’argent, & deſcendit des cieux. Céde moi, céde moi, malheureux Actéon : Notre ſort eſt bien différent : on me donne la vie, & tu reçûs la mort.

Mais, Déeſſe, pourquoi vous baignez-vous dans ces ondes ? Elles ſont moins pures que vous ; vous les embelliſſez. Ah ! puiſque j’ai le bonheur de vous plaire, c’eſt à moi de vous laver avec mes pleurs, & de vous ſécher avec mes brûlans ſoupirs.

S’il eſt vrai que les rivieres n’éteignent point le flambeau de l’amour, faites qu’à l’exemple d’Acis je me conſume au milieu des eaux ; que comme Alphée je me transforme en liquide élément. Métamorphoſé en Fleuve, peut-être ſerois-je aſſez heureux un jour, pour que la beauté qui m’enchante vînt ſe mirer dans mes flots, & fût tentée de ſe gliſſer dans mes bras.

Le Soleil, fatigué de ſa cour ſe, ne lançoit plus qu’une lumiére foible & tremblante. Thétis ſe diſpoſoit à le recevoir dans ſon Palais de Nacre. Déja les ombres légeres & les pavots de Morphée eſcortoient le Char du ſilence. La nuit s’enveloppoit d’un crêpe noir, ſans eſpérance de voir diminuer ſon épaiſſe obſcurité par le doux éclat de l’étoile de Venus, qui depuis qu’elle brûle dans les terreſtres lieux, ne ſe montre point dans le ciel.

L’Amour, pour triompher, attendoit avec impatience ces ténébres propices. Il arrive, & lie les cœurs de nos deux Amans. Les baiſers ſont les nœuds dont il les attache. Il leur ouvre une chambre écartée, dont lui ſeul a la clef. Elle étoit ornée avec encore plus de goût que de magnificence. Tout ce qu’on y voyoit charmoit les yeux, échauffoit l’imagination, & enflammoit les deſirs. Le plafond & les murs, couverts de glaces, multiplioient les Amours & leurs jeux.

Un Lit voluptueux ſe préſentoit dans un enfoncement, l’azile du miſtére. Celui que les Bacchantes avoient autrefois travaillé pour Ariane & le fils de Seméle, quoiqu’elles euſſent employé toutes les dépouilles des Indes ; celui que les Nereïdes avoient fait de Corail & de Saphirs, pour les nôces de Thetis & de Pelée, auroient perdu tout leur luſtre auprès de celui-ci, que les Graces elles-mêmes avoient pris ſoin de dreſſer.

La Baluſtrade étoit d’or. Les Rideaux de pourpre attachés en feſtons, laiſſoient voir le ciel du Lit parſemé de Diamans. Les Draps, embaumés de l’eſprit des fleurs, & dont la blancheur contraſtoit avec la pourpre & les pierreries, inſpiroient la tendreſſe. Quatre colonnes d’Emeraudes, en forme d’arbres, ſoutenoient le pavillon. Une troupe de petits oiſeaux, nichés dans leurs feuilles, s’y étoient fait une priſon volontaire de verdure. Pour peu que le lit fût agité ils applaudiſſoient par le battement de leurs aîles & le ramage de leurs goſiers harmonieux.

Ce fut là le Port tranquile, où ce couple heureux fut reçû au ſortir des eaux. Ils y recueillirent la moiſſon de leurs ſoupirs. Les Oiſeaux firent entendre leurs concerts à pluſieurs repriſes.

Depuis que la Nuit, cette diſcrete confidente des Amours, eût répandu ſon ombre ſur la Terre, juſqu’à ce que l’Aurore en eût déchiré le voile épais, Vénus ne s’occupa que de ſon cher Adonis, dont les regards pleins de feu remplaçoient les rayons de l’aſtre du jour. Elle n’eût jamais déſiré d’autre flambeau que celui qu’elle poſſédoit dans les ténébres.

Elle le vit à regret s’éteindre. Les yeux d’Adonis ne lançoient plus que des regards mourans. Il ſe ſentit accablé, & céda, malgré lui, à la tyrannie du ſommeil jaloux. La Déeſſe plaça elle-même la tête de ſon amant ſur ſon ſein, & ſe contenta de le regarder.

Le Soleil avoit fourni la moitié de ſa carriére. Adonis ſe réveille : Venus lui ſourit. Tout ce qu’il y a de plus agréable dans l’empire amoureux ; ſoupirs, interprêtes des beſoins du cœur ſaiſiſſemens tranſports, fureurs, extaſes : tout eſt de nouveau mis en uſage par ces amans fortunés leurs déſirs s’irritent & s’apaiſent, leurs yeux s’ouvrent & ſe referment.

Le plaiſir même a beſoin de relâche. Adonis & Vénus s’habillent. Ils ſortent enſemble, & vont errer à l’avanture dans les champs voiſins, ornés de myrthes & d’orangers. Tantôt elle s’arrête à l’ombre d’un bois, ſur le bord d’un ruiſſeau, pour lui donner mille baiſers dont le murmure égale celui des eaux : tantôt elle ſe laiſſe tomber ſur l’herbe, l’entraine & folâtre avec lui. Elle l’acompagne même à la chaſſe : elle porte ſon arc dans ſa main, & ſon carquois ſur ſes épaules. Les Faunes & les Driades accourent pour les voir paſſer. Ils les prennent pour Apollon & pour Diane.

Au bas d’une colline, dans une vallée ſolitaire, eſt une Grotte taillée dans un rocher par les ſeules mains de la Nature. Elle eſt tapiſſée de jaſmins & de roſes en dedans & en dehors. On reſpire tout à l’entour un air embaumé : un charme univerſel ſe répand ſur tous les ſens, & ſuſpend leur uſage. Le ſentier, qui y conduit, eſt peu frayé, quoique parſemé de fleurs. Il n’eſt fréquenté que par les plaiſirs, le ſilence & le ſommeil. Des myrthes entrelaſſés forment à l’entrée une paliſſade, dont l’ombre ſacrée imprime une ſainte horreur aux Bergers & même aux bêtes ſauvages.

Tous les environs ſont peuplés d’arbres élevés. Ils ſervent de bouclier contre les rayons jaloux du blond Phébus, qui s’efforce envain de pénétrer ce temple champêtre de la volupté. Tout y annonce les myſtéres qu’on y célébre : tout y parle d’amour. Les Hêtres mêmes & les Sapins, agités par les vents, ſemblent executer entre eux un concert tendre & paſſionné. On diroit qu’ils répetent ce refrain :

L’Amour anime tout, les airs, la terre & l’onde ;
Lui ſeul fait des heureux : il eſt le Dieu du monde.

C’eſt dans cet aimable réduit qu’Adonis & Venus ſe retiroient le plus ſouvent, pour gouter la fraîcheur & le repos. C’eſt là que dans un doux loiſir, oubliant l’univers, ils avoient de ces entretiens délicieux, dont l’Amour ſeul peut ſentir & concevoir le prix. Ils n’avoient là pour témoins que les Chantres des bois, pour confidens que leurs amours. Mollement étendus ſur un lit de mouſſe, ils regrettoient les momens qu’ils étoient forcés de donner à l’imperieux Morphée. Ils ſe reveilloient occupés l’un de l’autre. Leurs yeux en ſe r’ouvrant ſe cherchoient & ſe rencontroient. Les Heures, ſi lentes pour la triſte indifférence, s’envoloient pour eux avec legereté. Ils ſe plaignoient de la rapidité de leur char. Ils s’en prenoient à la nuit qui venoit les arracher trop tôt de cette charmante retraite.

Cependant le bonheur de la Déeſſe n’eſt pas ſans mélange. La beauté d’Adonis lui cauſe mille inquiétudes. L’imagination, ſi ingénieuſe à nous tourmenter, réaliſe dans ſon eſprit ſes chimériques allarmes. Elle craint que l’Amour ne s’en laiſſe charmer ; que Borée dans un tourbillon ne l’enléve ; que Jupiter changé en pluye d’or ne veuille le ſéduire. Si le ciel ſe couvre ou s’éclaircit, ſi la nuit étend ou replie ſes voiles, elle ſe figure que l’Aurore en eſt épriſe ; que la Lune épie le moment de le ravir. Le ſouffle du Zéphire eſt un rival pour elle. Les oiſeaux, les arbres & les fleurs la font trembler. Elle eſt preſque jalouſe de ſes propres baiſers & de ſes avides regards.

Elle n’aime, ne voit, n’entend & ne connoît qu’Adonis. Si ſes yeux ſont un inſtant privés d’une ſi chere vue, ſes craintes redoublent ; elle s’en croit abandonnée ; elle pleure ſa perte. Un jour, pour éviter l’exceſſive chaleur, la Déeſſe l’avoit quitté à la Chaſſe ; elle étoit venu l’attendre dans la Grotte, qu’elle fit bientôt retentir de ſes gémiſſemens. L’abſence déchiroit ſon cœur des traits du déſeſpoir. Il arrive enfin tout hors d’haleine. Elle ſe précipite au devant de lui avec une joye mêlée de douleur. Elle eſſuye les boucles de ſa chevelure, ſouillées de pouſſiere & de ſueur, & les raccommode triſtement avec ſa belle main. Ses regards s’attachent ſur les ſiens ; elle le fixe, comme l’aigle fixe le Soleil : elle le dévore, & reſte quelque tems ſans lui rien dire. Des pleurs, qu’envain elle vouloit retenir, s’échappent de ſes yeux. A chaque goutte d’eau qui tombe du viſage de ſon Amant elle mêle une de ſes larmes.

Enfin elle s’écrie : par quelle fatalité prenez vous plaiſir à vous éloigner de moi, vous qui occupez toutes mes penſées ? Quel amuſement ſi vif peut vous faire oublier mon amour ? Non, vous ne brûlez pas d un feu égal au mien. Devois-je m’y attendre ? Vos tranſports ſont changés en de ſimples careſſes. Les Bois ſi favorables aux amours, ne ſont témoins que de vos exploits dans l’art de Diane.

Quel nuage obſcurcit votre beauté, dit Adonis ? Faites tarir la ſource de ces pleurs qui me deſeſpérent : Ceſſez pour jamais vos craintes injurieuſes. Vous verrez mes cheveux blanchir & les rides ſilloner mon front, avant que mon cœur change. Le feu qui me brûle eſt immortel comme celle que j’adore. Je jure par vos beaux yeux, qui allument le flambeau de l’amour, qu’Adonis ne ſera jamais qu’à vous : ſi mon ſerment eſt faux, que je devienne la proye d’un ſanglier furieux.

Ah ! ſi vous ſentiez, dit-elle, la douceur d’être aimé, quand on aime ; ſi vous pouviez comprendre le tourment d’un cœur éloigné de ce qu’il idolâtre, vous me donneriez, en reſtant avec moi, des preuves plus touchantes de vos ſentimens. Nous ſerions tous deux amans & aimés, vous content, moi trop heureuſe.

Je ne ſuis tranquille que lorſque je ne perds peint de vûe l’objet de ma tendreſſe. Je ſçai que dans cieux ames liées par une chaîne fidele, l’amour n’a rien à craindre de l’abſence, quand même les ſables de Lybie, le profond Océan, & les Alpes inacceſſibles les ſépareroient. Mais quand on peut voir ce qu’on aime, il eſt affreux d’en deſirer la préſence.

Voyons-nous ſans ceſſe ; aimons-nous. L’amour eſt la récompenſe de l’amour. Quand on s’eſt donné une foy mutuelle, deux cœurs n’en forment qu’un ; c’eſt un échange de cœurs : on ne vit plus en ſoi ni pour ſoi. L’âme s’envole pour animer l’objet aimé, & vivre en lui.

C’eſt alors qu’elle éprouve cette douce langueur qui la conduit par dégrés à une mort délicieuſe. Mais ce n’eſt pas une mort. C’eſt le jour de ſa naiſſance. O charme inexprimable, yvreſſe voluptueuſe, union parfaite, c’eſt en vous ſeule que l’âme rencontre tout à la fois, comme le Phénix, ſon tombeau & ſon berceau !

Je ſoupire, & je voudrois que chaque ſoupir fût une nouvelle ame à vous donner. S’il eſt vrai que nous formions les mêmes vœux ; ſi nous n’avons qu’une ame à nous deux, pouvons-nous vivre un inſtant ſeparés l’un de l’autre ?

Vous donc, qui faites ſeul ma félicité, vous que j’aime mille fois mieux que moi-même, tournez ſur moi ces yeux, les miroirs des miens ; ces yeux, où je crois voir la volupté briller avec la tendreſſe. Prêtez-moi cette bouche vermeille, ſur laquelle le ſort ordonne que j’expire.

Quel ſtile, quelles expreſſions pourroient rendre les tranſports de Venus ? Elle parle ſans ceſſe, & ne croit jamais en avoir aſſez dit. Elle donne mille baiſers à ſon Amant ; elle preſſe ſon ſein contre ſon ſein, ſon viſage contre ſon viſage. Elle admire les beautés qu’elle a baiſées, & les rebaiſe.

Mais, Déeſſe, pardonnez : vos baiſers partent-ils du cœur comme des lévres ? C’eſt mon cœur, reprit-elle, qui baiſe vos lévres ; c’eſt l’amour qui forme ces baiſers. Le cœur les envoye, la bouche les imprime ; mais le plaiſir de l’Ame eſt mille fois plus vif. Nos cœurs enflammés ſe répondent : ils parlent entre eux un langage qu’eux ſeuls peuvent entendre.

Nulle félicité n’eſt comparable à la mienne, répond Adonis ! Mais voyez-vous l’Amour qui, tandis que je cueille des fleurs ſur votre beau teint, voltige autour de moi avec cent de ſes fréres folâtres ? Il ne veut pas que je m’en raſſaſie : je le croirois jaloux de mon bonheur. Je ne puis prendre un baiſer, que ſur le champ il ne me décoche un trait. Je me fauve ſur les Lis de votre ſein ; je m’y crois en fureté : le cruel m’y bleſſe encore : enfin je vole ſur votre bouche : c’eſt-là qu’il m’enyvre d’un plus doux nectar que celui que l’on ſert aux Dieux. Votre haleine eſt un Zéphire parfumé qui m’embrâſe & me conſume. Je m’affoiblis ; j’expire : mais de nouveaux baiſers me ramenent à la vie.

Non, dit Venus, on n’a point dans les cieux les plaiſirs que je goûte ſur la terre. Je me ſoumets à vous, comme à mon Vainqueur. Régnez ſur moi, qui regne ſur toute la nature : ſoyez l’arbitre de ma deſtinée, la ſource chérie de mon bonheur, & l’ame de mon ame. Faites-moi naître, vivre, mourir, & renaître auſſi-tôt pour mourir encore. Partagez dans mes bras ces anéantiſſemens ſi doux, ſans leſquels l’éxiſtence n’eſt rien. Mais lorſque vous vous ſentirez près de mourir, ſuſpendez l’inſtant de votre mort, juſqu’à ce que nous puiſſions mourir enſemble.

Oui, c’eſt vous, c’eſt Vous ſeule que j’adore : Vous êtes ma vie : ah ! Déeſſe… « Adonis tranſporté alloit en dire davantage, quand elle lui coupa la parole par un baiſer. Leurs ames errantes ſur le bord de leurs lévres s’y réuniſſent & ſe confondent. Je ſuis comblé de délices, s’écrie Adonis. Quel enchantement, dit Venus ! je ſuis immortelle, & je me meurs.

En effet, la Volupté ne fait qu’un groupe des deux Amans. On n’entend plus que des ſons émus & tremblans, des mots ſans ſuite, entrecoupés par une reſpiration précipitée. L’Echo de la Grotte n’avoit jamais répondu à des accens ſi doux. L’oubli, l’abandon total de ſoi-même, s’empare de tous leurs ſens. Leurs viſages pâliſſent : leurs bras entrelaſſés ſe quittent ; leurs yeux s’égarent & ſe ferment : ils s’évanouiſſent enfin.

O ma Muſe, que n’as-tu des couleurs aſſez vives pour peindre ce choc amoureux ; la chaleur de la mêlée, l’animoſité des combattans, la ſoupleſſe & la rapidité de leurs mouvemens, l’épuiſement de leurs forces, les deux ennemis vainqueurs & vaincus tout à la fois ! Guerre charmante, où la défaite eſt un gage de la victoire.

C’eſt à vous, Myrthes verds, Pins élevés, Lauriers touffus, vous qui avez tous vû, tout entendu, c’eſt à vous qu’il appartient de décrire des plaiſirs, dont vous fûtes les ſeuls témoins.

Déjà la lumiere ſe dérobe à mes yeux : les ombres s’épaiſſiſſent : la Terre change ſon habit de verdure en un voile ténébreux ; & j’entends la plaintive Philomele, dont le chant mélodieux rappelle en vain les rayons fugitifs du Soleil.



FIN.