Les anciens couvents de Lyon/34. Verbe-Incarné

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Emmanuel Vitte (p. 565--).

LE VERBE-INCARNÉ



CET ordre, originaire du diocèse de Lyon, a eu pour fondatrice Jeanne-Marie Chezard de Matel. Naissant au moment même où tant de communautés religieuses s’établirent à Lyon, il eut mille difficultés à vaincre, et il est un exemple des tribulations que Dieu ne ménage guère à ceux qu’il conduit cependant par la main et qu’il mène malgré tout à l’accomplissement de ses volontés.

Celle qui devait fonder cet ordre nouveau naquit à Roanne, le 16 novembre 1596. Son père, Jean Chezard, seigneur de Matel, près de Roanne, était de Florence, et avait été gentilhomme de la chambre des rois Henri IV et Louis XIII, et capitaine des chevaux-légers pour le service de Leurs Majestés. Sa mère, appartenant à une riche et honnête famille de Roanne, était une personne très distinguée par son mérite et par sa vertu.

Le Père Boissieu, qui a écrit la vie de la pieuse fondatrice, raconte des merveilles de sa première enfance. Dès l’âge de sept ans, elle se serait livrée à des jeûnes austères et à des mortifications prolongées ; ses oraisons auraient été presque continuelles, et des extases les auraient accompagnées presque toujours. Quoi qu’il en soit, Jeanne-Marie Chezard de Matel avait un goût très vif pour la vie pénitente, et elle n’était plus une enfant quand elle résolut d’obéir aux ordres secrets de Dieu. Elle voulut d’abord se faire carmélite, mais le Père Jacquinot, son confesseur, prévoyant sans doute les desseins de Dieu dans cette belle âme, s’y opposa. En 1626, — elle avait alors trente ans — elle saisit l’occasion du jubilé pour commencer le nouvel institut. Le 2 juillet, elle quitta la maison paternelle et se retira avec deux compagnes, Catherine Fleurin et Marie Figent, dans une maison que les religieuses ursulines de Paris avaient abandonnée. Bientôt elles furent réduites à la misère. Jeanne de Matel partit alors pour Lyon, communiqua son dessein à Monseigneur l’archevêque, qui non seulement approuva la congrégation nouvelle, mais lui témoigna même le plaisir qu’il en ressentirait, si elle la commençait à Lyon. Elle obéit, et elle y vint demeurer avec ses compagnes. Il s’agissait de s’établir : elle reconnut, dans une maison du Gourguillon, le lieu que lui avait montré à Roanne le Verbe Incarné pour en faire sa demeure. C’est dans cette maison, dont plus bas nous dirons un mot, qu’elles se logèrent, locataires d’abord, propriétaires ensuite (1637). Sous la haute protection de Mgr Miron[1], l’ordre naissant allait prendre un heureux essor, quand cet archevêque, qui ne resta que deux ans sur le siège de Lyon, vint à mourir, et son successeur, le cardinal de Richelieu, ne voulut pas consentir, malgré l’appui du Père Milieu, jésuite, à la création d’une nouvelle institution religieuse. La situation devenait difficile et critique. Jeanne Chezard s’adressa à Rome, et en 1633, elle reçut la bulle d’érection donnée par Urbain VIII, dont nous possédons l’original aux archives de la ville. Mais le cardinal de Richelieu ne voulut pas la rendre exécutoire pour son diocèse ; ce ne fut qu’en 1655 que Mgr Camille de Neuville érigea la congrégation du Gourguillon en maison religieuse du Verbe-Incarné. Pendant cette longue attente, ce ne fut pour Jeanne Chezard qu’une longue suite de tribulations, de refus, d’interdictions, de calomnies. Toujours calme et confiante, elle poursuivit son œuvre, fondant à Avignon, Grenoble et Paris de nouveaux monastères. Parmi les premières religieuses, il faut citer : Catherine Fleurin, Marguerite de Jésus du Villar Gibalin, Thérèse de Jésus Gibalin, nièces toutes deux du R. P. Gibalin, jésuite, qui d’abord s’était prononcé contre cet ordre ; Marie du Saint-Esprit Nalard, Jeanne de la Passion Fiot, et Marie de Saint-Joseph Malarcher.

Pour des raisons que les supérieurs jugèrent convenables, Jeanne-Marie Chezard de Matel ne prit pas l’habit de son ordre et ne fut pas vraiment religieuse. Cette situation ne laissa pas que de lui créer des embarras, notamment à son dernier voyage à Paris, où la supérieure du monastère la chassa honteusement de la maison. Les incommodités qu’elle souffrit alors la mirent au bord du tombeau. On la ramena à son monastère ; là, elle demanda avec instance de faire ses vœux et de recevoir l’habit de son ordre, et elle mourut le 11 septembre 1670. Son corps fut ouvert après sa mort, et son cœur fut envoyé, par le ministère de l’abbé Colombet, curé de Saint-Étienne en Forez, au monastère de Lyon, qui a toujours été regardé comme la maison mère de l’ordre.

La fin de cet Institut est d’imiter plus particulièrement le Verbe Incarné, d’honorer d’un culte spécial sa divine personne et tous les mystères de sa vie, ses abaissements ineffables dans l’Incarnation, sa vie intérieure et cachée à Nazareth, les travaux de sa vie publique, les ignominies et les souffrances de sa douloureuse passion, et surtout sa vie d’immolation et d’anéantissement dans l’adorable sacrement de l’Eucharistie. Cet ordre doit encore embrasser avec un grand zèle la conversion des pécheurs, honorer le mystère de l’Immaculée Conception et se dévouer à l’éducation des jeunes personnes.

Le costume fut donné à la jeune de Matel, disent les historiens, par le divin Maître lui-même, qui lui apparut plusieurs fois revêtu d’une robe blanche et couvert d’un manteau de pourpre : « Voilà, lui dit-il, les livrées que je veux que tu donnes à mes épouses. » L’habillement, en effet, de la religieuse du Verbe-Incarné consiste en une robe blanche, un manteau et un scapulaire rouges ; la robe est ceinte d’une ceinture de laine rouge et sur le scapulaire, en broderie de soie bleue, est inscrit un nom de Jésus dans une couronne d’épines, et au-dessous du nom de Jésus un cœur surmonté de trois clous avec ces mots : amor meus. Leurs Constitutions ont été approuvées par le Pape Innocent X.

Le monastère du Verbe-Incarné, situé en haut du Gourguillon, avait son entrée, par un perron de quatre marches en figure ronde, sur la place Beauregard, où le Pape Clément V fut renversé de cheval lorsqu’il descendait en triomphe de l’église de Saint-Just, où il venait de recevoir la couronne pontificale. C’était une grande maison de vingt-sept mètres de façade, terminée au nord et au midi par deux pavillons qui servaient de parloirs et qui en relevaient un peu le caractère. Elle avait appartenu aux Orlandini, noble famille florentine, dont nous avons dit un mot quand nous avons parlé des Jacobins ; là aussi avaient habité, avant leur translation à Ainay, les religieuses Clarisses ; un simple particulier en était ensuite devenu propriétaire.

L’église était placée sous le vocable du mystère adorable de l’Incarnation du Fils de Dieu dans le sein immaculé de la très sainte Vierge Marie. On signalait, au retable du grand autel, deux bonnes figures par Lamoureux.

Autour de la maison s’étendait le jardin de la communauté. Devant la maison, au levant, s’étendait une terrasse qui était soutenue à son extrémité par un grand mur en arceaux. Ce mur fut dans la suite la cause de nombreux procès, parce que les propriétaires des terrains inférieurs ne tardèrent pas à en tirer parti à leur profit. Une partie de cette terrasse formait une plateforme cadettée de vingt-cinq mètres de longueur sur quatre mètres de largeur.

Les religieuses du Verbe-Incarné eurent une certaine popularité rite. Je le constate d’abord par le surnom que le peuple leur donna, ce qui est une preuve qu’il s’intéressait à elles. « Religieuses du Verbe-Incarné », cette expression était trop longue pour le peuple, elle fut simplifiée, et en l’honneur de la vénérée fondatrice, les religieuses du Verbe-Incarné furent appelées les Mères-Matel. Je le constate aussi par l’établissement, en 1669, d’une confrérie de cet ordre, en l’honneur du Verbe-Incarné. C’était à travers le monde comme une extension de l’ordre.

religieuse du verbe-incarné

Cette confrérie, établie au monastère de Lyon dans le but d’associer les âmes pieuses à l’esprit de l’ordre, à ses mérites, à ses pratiques, fut érigée par Mgr de Neuville, et l’abbé de Saint-Just, son frère, en dressa les constitutions ; puis elle fut approuvée et définitivement établie et enrichie d’indulgences par un bref de notre Saint-Père, le pape Clément X, en date du 20 juin 1670. Le signe extérieur de l’association est le petit habit ou scapulaire rouge, à l’imitation du scapulaire des religieuses. La confrérie existe encore. Une concession du 11 juin 1877 fait bénéficier celle qui a été érigée dans la chapelle du Verbe-Incarné, à Évaux (Creuse), des indulgences accordées à l’ancienne.

Il faut aussi citer ce détail caractéristique, qui indique l’empressement qu’on avait d’entrer au Verbe-Incarné : quand les jeunes filles manifestaient le désir d’être religieuses, et qu’elles n’avaient pas encore l’âge d’être novices, on leur donnait le petit habit de l’ordre, et elles prenaient le nom de petites sœurs de l’Enfant-Jésus, ou de petites filles de la Sainte-Vierge. N’est-ce pas là la première mise en pratique des juvénats de nos jours ?

Avec le temps, les religieuses du Verbe-Incarné parviennent à se créer quelques revenus. Elles étaient propriétaires d’un domaine à Écully, d’une maison dans la rue Saint-Jean, d’une maison dans la rue Bonnevaux, au port Charlet, d’une maison dans la rue Luizerne, de six maisons montée des Epies, d’une maison rue Tramassac. Cette dernière, où logea longtemps la maréchaussée, a conservé son ancienne dénomination, le Petit-Versailles.

Parmi les possessions des religieuses, il faut encore citer la recluserie de la Madeleine et la chapelle de Notre-Dame de Lorette. Nous avons dit ce qu’étaient les recluseries ; celle de la Madeleine était une recluserie de femmes et était située vers la place de Beauregard : les religieuses l’occupèrent. Quant à la chapelle de Notre-Dame de Lorette, en voici l’origine : vers 1658, quelques Lyonnais, qui avaient fait le pèlerinage de Lorette, en Italie, résolurent entre eux de former, avec la permission des supérieurs, une société de pénitents. Ils se cotisèrent à cet effet, et s’établirent d’abord sur la montée du Gourguillon. Plus tard, ils abandonnèrent le Gourguillon pour aller s’établir successivement sur les courtines du Rhône, vers le pont de la Guillotière, et enfin vers la Croix-Pâquet, derrière le couvent des Feuillants. Quand ils quittèrent la montée du Gourguillon, les religieuses du Verbe-Incarné devinrent propriétaires de leur maison.

Le Verbe-Incarné de Lyon fonda, en 1697, une maison à Anduze. Ce furent sans doute des préoccupations nouvelles, mais elles n’étaient pas de nature à troubler la vie paisible des pieuses religieuses. Notre monastère arriva dans le calme jusqu’aux jours de la Révolution. À cette époque, le Verbe-Incarné subit le sort de tous les couvents. Le 10 mai 1790, Claude Charmeton, Luc Candy, Louis Berthelet, officiers municipaux, se présentèrent au monastère pour lire aux religieuses le fameux décret qui les déclarait libres : toutes

déclarèrent qu’elles voulaient continuer la vie religieuse. Mais survinrent les menaces, puis les violences ; le couvent fut fermé, et les religieuses se dispersèrent.

Dans cette dispersion, quelques-unes se rendirent en Italie. L’une d’elles, la Mère du Saint-Esprit, Chinard-Durieux, eut pour directeur, à Ravenne, où elle s’était exilée, un prêtre du département de la Creuse, M. l’abbé Denis, qui avait, lui aussi, fui les jours mauvais. Bien souvent ensemble ils causèrent du Verbe-Incarné, du cher ordre qui n’existait plus, et dans ces conversations où l’ancienne religieuse faisait passer son âme, le bon prêtre apprenait à estimer et à aimer l’ordre disparu. Quand le calme revint, l’abbé Denis rentra en France et fut nommé curé d’Azerables, sa paroisse natale ; la mère du Saint-Esprit rentra dans sa famille à Lyon. Ces deux âmes se séparent, mais bientôt elles vont se rejoindre, Dieu sur elles a ses desseins.

Autour du curé d’Azerables il se rencontra de pieuses filles fort désireuses d’embrasser un état plus parfait. Les demoiselles Mollat Thérèse, Madeleine Gayant et Claire Jouannin furent les premières enrôlées par M. Denis. M. Denis leur fit faire d’abord des vœux simples, et les laissa quelques années dans cette situation modeste et calme. Mais en 1816, le nombre de ces sages personnes s’étant accru et leur ardeur grandissant, le curé d’Azerables appela près de lui la Mère du Saint-Esprit, Chinard-Durieux, qui se rendit aussitôt à cet appel. Elle forma ses nouvelles religieuses et reconstitua l’ancien Verbe-Incarné. À la nouvelle de cette renaissance, plusieurs anciennes religieuses des couvents supprimés jadis accoururent : Mme  Saint-Paul, ancienne religieuse de Lyon, qui fut élue supérieure après la Mère du Saint-Esprit ; Mme  de Quiqueran, en religion sœur Marie-Victoire Angélique, ancienne professe d’Avignon, qui enrichit la communauté d’Azerables des restes mortels de la Mère de Matel : le couvent d’Avignon les avait obtenus sur les vives instances de M. de Quiqueran, qui avait pu les garder pendant les années terribles de la Révolution. D’autre part la Mère Durieux avait porté au nouveau monastère une bonne partie des richesses de l’ancien monastère de Lyon : ornements, vases et linges sacrés, écrits divers de la mère fondatrice, règles, directoires, coutumiers, constitutions, etc., de sorte qu’on pouvait croire que l’ancien Verbe-Incarné de Lyon était ressuscité dans la Creuse.

On constate dès lors une vitalité prospère et féconde ; de nouvelles colonies se détachent d’Azerables pour fonder les monastères de Saint-Benoît, d’Évaux, de Saint-Junien, de Saint-Yrieix. Pour suffire aux œuvres extérieures, on demanda même, et on l’obtint, la permission de créer des sœurs auxiliaires du Verbe-Incarné, qui ne sont pas soumises à la clôture, et qui portent un costume de couleur noire. L’asile de Bron a été desservi, jusqu’en ces derniers temps, par ces sortes de religieuses.

Lyon cependant, berceau de l’ordre, restait privé d’un monastère du Verbe-Incarné. Quelques anciennes religieuses avaient tenté cette restauration, mais n’avaient pu réussir ; l’heure venait où l’ancien monastère du Gourguillon allait renaître. Dieu se servit d’une jeune religieuse hospitalière de Lyon pour accomplir ses desseins. Elle partit à Azerables, prit l’habit du Verbe-Incarné, et revint à Lyon en compagnie de la nièce de l’abbé Denis ; celle-ci s’appelait sœur Sainte-Colombe ; la nouvelle fondatrice, sœur Marie-Angélique. Elles arrivèrent à Lyon le 30 novembre 1832, et furent d’abord logées dans de vieilles masures attenantes à la chapelle de Fourvière. En 1833, elles furent installées dans le local qu’elles occupent aujourd’hui, rue du Juge-de-Paix. Aller plus loin serait faire de l’histoire contemporaine ; disons cependant, puisque ce détail se rattache au passé, que deux des anciennes religieuses du Verbe-Incarné de la maison de Lyon eurent l’heureuse fortune de voir cette renaissance, de rentrer dans le nouveau monastère et d’y mourir. Ce furent Mme  Savy, sœur Marie du Saint-Sacrement, et sœur Marguerite, tourière. Le Verbe-Incarné continue son œuvre de prière et de pénitence, et jette dans un des plateaux de la balance que tient en main la divine justice ses mérites et ses œuvres, pour servir de contre-poids sauveur à nos légèretés, nos indifférences, nos révoltes et nos crimes.

La Mère de Matel avait tracé les constitutions pour un ordre d’hommes du Verbe-Incarné. Le Père Combalot essaya de réaliser ce projet, mais la mort le surprit au début de sa tentative.

SOURCES

Le P. Hélyot : Dictionnaire des ordres monastiques.

Maillarguet : Miroir des ordres religieux.

Vie de Jeanne-Marie Chezard de Matel, par le père Boissieu.

Archives municipales.

Revue du Lyonnais, Juin 1844.




  1. La Revue du Lyonnais se trompe quand elle dit que Mgr Miron fut hostile à l’établissement nouveau. Mgr Miron était, en effet, personnellement très opposé à la création d’Instituts nouveaux, mais s’étant bientôt convaincu de la mission divine de Jeanne Matel, il l’approuva.